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Avant l'été, cette année-là, il y a eu beaucoup de changements. D'abord, je me suis présentée au bac littéraire, en candidate libre, et comme il était à prévoir, j'ai raté. J'ai rendu copie blanche en maths, en histoire. En français, à l'oral, l'examinatrice ne voulait pas croire que j'étais libre. Elle examinait mon passeport, elle regardait mon dossier, et elle disait: «Cessez de me mentir. Où avez-vous fait vos études?» Et puis: «Où est votre liste?» Enfin, comme si elle avait honte de s'être mise en colère, elle m'a dit: «Sur qui voulez-vous faire votre explication?» J'ai dit, sans hésiter: «Aimé Césaire.» Ça n'était pas au programme, mais elle était étonnée, elle m'a dit: «Eh bien, je vous écoute.» J'ai récité par cœur le passage de Cahiers d'un retour au pays natal cité par Frantz Fanon:


Et pour ce Seigneur aux dents blanches

Les hommes au cou frêle

reçois et perçois fatal calme triangulaire

et à moi mes danses

mes danses de mauvais nègre…

jusqu'à:

Lie, lie-moi fraternité âpre

puis m'étranglant de ton lasso d'étoiles

monte, colombe

monte

monte

monte

Je te suis, imprimée en mon ancestrale

cornée blanche

monte lécheur de ciel

et le grand trou noir où je voulais me noyer

Vautre lune

C'est là que je veux pêcher maintenant la langue maléfique

de la nuit en son immobile verrition!


En philo, le sujet, cette année-là, c'était l'homme et la liberté, quelque chose comme ça, et j'avais écrit fiévreusement un devoir fleuve de vingt pages, où je citais continuellement Frantz Fanon et Lénine, la phrase où il disait: «Quand il ne restera plus sur la terre aucune possibilité d'exploiter autrui, qu'il ne restera plus ni propriétaires fonciers, ni propriétaires de fabriques, qu'il n'y aura plus de gavés d'un côté et d'affamés de l'autre, quand tout cela sera devenu impossible, alors seulement, nous mettrons la machine de l'État à la ferraille.»

Voilà comment j'avais raté. J'avais écrit tout sans me reposer, sans me relire, comme une débâcle, puis j'avais jeté le tas de feuilles sur le bureau du surveillant, et j'étais partie sans me retourner. Je n'ai même pas cherché mon nom dans le journal, je savais d'avance qu'il n'y serait pas.

À Paris, tout était à la fois pareil, et différent. Chez Béatrice, il faisait doux, la grande fenêtre du salon brillait de belle lumière, et Johanna avait grandi, ses cheveux avaient poussé. Elle avait toujours ses yeux pareils à des agates, ce regard insistant, inquiet.

Je restais avec elle toute la matinée, pendant que Raymond était à son cabinet d'avocats, et Béatrice à son journal. Le lierre était plein d'oiseaux, je tenais Johanna près de la fenêtre ouverte, pour qu'elle entende leurs gazouillis.

J'avais décidé de partir. Grâce au professeur du Centre culturel, et à un colonel de l'Usis qui en pinçait pour moi, j'ai obtenu le visa d'échange, et l'hébergement chez Sara Libcap, à Boston. J'ai même inscrit mon nom sur la loterie qui distribue les cartes de résident aux États-Unis, puisque le quota des Africains était bon cette année-là. Il ne me manquait que l'argent. Plutôt que de vendre les croissants de lune de mes ancêtres, j'ai emprunté 25 000 à Béatrice. J'avais un peu honte, mais c'était question de vie ou de mort, ou à peu près. J'avais l'impression que Béatrice et Raymond m'avaient donné cet argent pour que je sorte de leur vie une fois pour toutes, pour qu'il n'y ait plus rien qui relie Johanna à sa vraie mère.

Je n'ai même pas eu vraiment à faire des adieux. La cave de la rue du Javelot était fermée. À son retour de Moorea, Yves, l'ami de Nono, avait donné des instructions et le syndic avait fait changer la serrure. Je suis passée devant en taxi, un après-midi, et ça m'a fait une impression bizarre de voir la porte en métal peinte en vert jardin, avec le numéro 28 écrit à la peinture noire sur les parpaings, comme si c'était un garage, ou un placard à compteurs, ou n'importe quoi de ce genre, et que personne n'y avait jamais vécu, et qu'il n'y avait jamais eu cette nuit où Pascale Malika était née. C'était étrange, tout avait l'air à l'envers. Sortis du tunnel, j'ai dit au taxi: «Retournez en arrière.» Il m'a regardée dans le rétroviseur. J'ai répété: «S'il vous plaît, je voudrais repasser par là.» On a roulé lentement, le taxi avait allumé ses veilleuses. J'ai regardé l'endroit où la Mercedes de Martial Joyeux avait attendu Simone presque toute la nuit. Il y avait des taches d'huile sur la chaussée, comme des taches de sang. Peut-être qu'elle était morte. Il lui criait toujours qu'il la tuerait, si elle voulait le quitter, il la tuerait. Mais elle était sa prisonnière. Jamais elle ne pourrait s'échapper. C'était pour ça qu'elle mettait de la poudre dans sa narine et qu'elle mangeait des cachets. C'était sa façon de s'en aller.

Le taxi m'a laissée boulevard Barbès, devant le gymnase de Nono. J'ai monté l'escalier entre le magasin de fripes et le vendeur de sonos. À l'étage, la porte du gymnase était fermée, mais il y avait un brouhaha de voix. J'ai frappé au carreau, longtemps, jusqu'à ce qu'on vienne. C'était un grand type en survêtement, un Arabe, que je ne connaissais pas. J'ai demandé: «Où est Nono?»

Il m'a fait répéter. Il a crié vers le fond du gymnase: «Tu connais Nono?» Il me barrait le passage, il m'empêchait de regarder. Un homme de quarante ans est venu. Il était grand, il avait le teint mat, un nez fort, les cheveux bouclés, grisonnants, il ressemblait à M. Delahaye. Je ne sais pas pourquoi, j'ai tout de suite deviné que c'était lui, Yves Le Guen, l'ami de Nono. Il m'a regardée un long moment sans rien dire. Il m'avait sûrement reconnue lui aussi. Mais il n'exprimait rien, ni sympathie ni dégoût, et pourtant j'avais partagé Nono avec lui. Il a fait un geste de la main pour dire que c'était fini, que tout était fini. J'ai lu sur ses lèvres, plus que je ne l'ai entendu, il parlait à voix presque basse. «Il n'est plus ici. Nono ne vient plus ici. Il a perdu son match, il est fini, il ne boxe plus ici, il ne boxera plus jamais.» J'ai crié presque: «Où est-il? Est-ce que vous savez où je peux le trouver?» L'homme a haussé les épaules. «Je n'en ai aucune idée. Peut-être qu'il est retourné en Afrique. Peut-être qu'on l'a expulsé. Il est foutu.»

Je n'arrivais pas à le croire. Je me haussais sur la pointe des pieds, bêtement, pour voir par-dessus leurs épaules, comme s'ils me cachaient quelque chose. J'ai vu la salle sordide, le ring de fortune, les garçons qui tapaient dans leurs sacs de sable, qui avaient l'air de danser. Il y avait des Noirs, tout maigres et jeunes, comme Nono, qui s'entraînaient. Puis, l'homme m'a tourné le dos, et l'Arabe m'a poussée du plat de la main pour pouvoir refermer la porte. Ça sentait une odeur acide, une odeur de sueur, de moisi, comme Nono quand il revenait de l'entraînement. Je me suis sentie très seule tout à coup. Comme si j'avais enfin compris que je m'en allais réellement, parce que, tous, ils étaient partis avant moi.

Je suis retournée à la place d'Italie, pour voir Houriya. M. Vu ne m'aimait pas bien, mais ça m'était égal. J'étais décidée à voir Houriya, et Pascale Malika, ne serait-ce qu'une minute. À ce moment, je n'étais pas encore sûre de ce que j'allais faire. Au restaurant Vu Thai To, la porte était déjà ouverte pour la soirée, mais la petite salle était vide. M. Vu a sorti la tête par la porte de l'office, il a dit de sa voix désagréable: «Qu'est-ce que vous voulez?» J'ai essayé de passer, mais il m'a barré le passage. Il était très fort pour un homme aussi petit et aussi maigre. Il criait: «Allez-vous-en! Allez-vous-en!» J'espérais que ses cris attireraient Houriya, mais elle n'est pas apparue. Peut-être qu'il la séquestrait. Ou peut-être qu'elle n'avait plus du tout envie de me voir. Peut-être que réellement c'était moi qui portais la poisse.

J'ai beaucoup tourné dans le métro ce soir-là, même du côté de Réaumur, ou de la gare de Lyon, jusqu'à Denfert-Rochereau. Il y avait des gens bizarres dans les wagons, sur les quais. Des soldats démobilisés qui chantaient en buvant du vin, des clochards, des femmes aux yeux transparents, des touristes perdus, des gens extraordinairement ordinaires, avec des cabas et des fichus, des chapeaux. Du côté d'Arts-et-Métiers, j'ai cherché mon vieux soldat d'Erythrée, qui a l'air d'un guerrier issa, enveloppé dans sa houppelande et les pieds bandés de guenilles. J'ai cherché mon Jésus qui mendie à genoux les bras en croix, et Marie-Madeleine aux yeux verts, aux cheveux défaits, la bouche sanglante comme si elle venait de mordre. C'était étrange, pour la première fois sans doute, les tambours s'étaient tus, et le silence résonnait dans les couloirs, du côté d'Austerlitz comme après un orage, comme après une volée de cloches. J'ai pris ça comme un augure.

Le dernier jour avant de prendre l'avion pour Boston, j'ai erré du côté de la rue Jean-Bouton, comme si réellement il y avait quelque chose à trouver là, hormis quelques filles perdues, les dealers à deux sous, et l'hôtel meublé de Mlle Mayer. J'espérais vaguement que Marie-Hélène allait sortir de l'immeuble, qu'elle viendrait vers moi et qu'elle me serrerait très fort, et qu'il y aurait Nono dans sa cuisine, tout nu en train déjouer son jumbé. Il pleuvait, les gouttes picotaient des mares noires, rien n'avait changé et, pourtant, c'était dans une autre vie, très loin. Un car de police est passé très lentement, et je suis repartie en me dépêchant, le visage tourné de côté, pour qu'on ne voie pas à quel point j'étais noire. Malgré le passeport de Marima et la lettre du service de l'immigration de l'ambassade des États-Unis qui m'annonçait que mon nom avait été tiré au sort, j'avais le cœur qui battait comme si on allait me jeter dehors. Alors je pensais qu'il n'y avait pas un seul endroit pour moi au monde, que partout où j'irais, on me dirait que je n'étais pas chez moi, qu'il faudrait songer à aller voir ailleurs.

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