Ma vie au fondouk s'organisa de façon remarquablement calme, et je peux dire sans exagérer que ce fut la période la plus heureuse de mon existence. Je n'avais aucune astreinte, aucun souci, et je trouvais dans la personne de Mme Jamila et des princesses tout l'agrément et toute l'affection dont j'avais été privée jusque-là.
Quand j'avais faim, je mangeais, quand j'avais sommeil, je dormais, et quand je voulais sortir (ce qui arrivait presque constamment), je sortais, sans avoir à demander quoi que ce soit. La liberté parfaite dont je jouissais au fondouk était celle des femmes dont je partageais l'existence. Elles n'avaient pas d'heures, donc elles étaient heureuses. Elles m'avaient adoptée comme si j'étais leur fille, ou plutôt une poupée, une très jeune sœur, et d'ailleurs c'est comme cela qu'elles m'appelaient. Mme Jamila disait: «Ma fille.» Fatima, Zoubeïda, Aïcha, Selima, Houriya et Tagadirt disaient: «Petite sœur.» Mais Tagadirt disait parfois aussi «Ma fille» parce que, en vérité, elle avait l'âge d'être ma mère. Je dormais tour à tour dans chaque chambre occupée par deux princesses, sauf Tagadirt qui avait la grande chambre sans fenêtre où j'avais dormi la première fois. Mme Jamila avait un appartement de l'autre côté de la galerie, avec une fenêtre sur la rue. Je dormais là aussi quelque-fois, mais plus rarement, à cause des occupations de Mme Jamila et de son cabinet de consultations où elle hébergeait des femmes qui avaient un problème de bébé. Quand elle avait des patientes, je savais qu'il ne fallait pas aller frapper chez elle. Ces soirs-là, elle fermait la porte avec un loquet, et je voyais à travers les tentures le falot qu'elle laissait allumé dans le cabinet. C'était un signal que j'avais vite compris.
Les princesses m'aimaient bien. Elles me chargeaient de leurs commissions, de leurs affaires. J'allais leur chercher du thé dans la cour, ou bien je leur achetais des gâteaux au marché, des cigarettes. Je portais leur courrier à la poste. Quelquefois elles m'emmenaient avec elles faire des courses en ville, non pas pour porter leurs sacs (pour cela elles avaient toujours des petits garçons), mais pour que je les aide à acheter, que je discute les prix. Lalla Asma m'avait appris à acheter, en marchandant avec les colporteurs qui frappaient à sa porte, et j'avais bien retenu les leçons.
Zoubeïda aimait bien aller avec moi au marché des tissus. Elle choisissait des cotonnades pour une robe, pour un dessus-de-lit. Elle était grande et mince, avec une peau couleur de lait et des cheveux d'un noir de jais. Elle se drapait dans le tissu, elle avançait dans la lumière: «Comment tu me trouves?» Je prenais mon temps pour répondre. Je disais sérieusement: «C'est bien, mais un bleu sombre t'irait mieux.»
Les marchands me connaissaient. Ils savaient que je discutais âprement, comme si c'était moi qui payais. Ils ne pouvaient pas me tromper sur la qualité, cela aussi, je l'avais appris de Lalla Asma. Un jour, j'ai empêché Fatima d'acheter une breloque en or et turquoise.
«Regarde, Fatima, ce n'est pas une vraie pierre, c'est un bout de métal peint.» Je l'ai fait tinter contre mes dents. «Tu vois? Il n'y a rien dedans.» Le marchand était furieux, mais Fatima l'a mouché: «Tais-toi. Ma petite sœur dit toujours la vérité. Estime-toi heureux que je ne t'envoie pas devant le juge.»
À partir de ce jour-là, les princesses ont redoublé d'attentions envers moi. Elles racontaient mes exploits à tout le monde, et maintenant même les marchands ambulants du fondouk me saluaient avec respect. Ils venaient auprès de moi pour me demander d'intervenir auprès de telle ou telle, ils essayaient de m'acheter en me faisant des cadeaux, mais je n'étais pas dupe. Je prenais les bonbons et les gâteaux, et je disais à Fatima ou à Zoubeïda: «Méfie-toi de lui, il est certainement malhonnête.»
Mme Jamila savait tout ce qui se passait. Elle n'en parlait pas, mais je voyais bien qu'elle n'était pas satisfaite. Quand je partais faire une course, ou quand une des princesses m'emmenait dehors, elle me suivait du regard. Elle disait à Fatima: «Tu l'emmènes là-bas?» Comme un reproche. Ou bien elle essayait de me retenir, elle me donnait des devoirs à faire, des pages d'écriture, du calcul, des sciences naturelles. Elle voulait m'apprendre à écrire en arabe, elle avait des ambitions pour moi.
Mais je ne faisais pas très attention à ce qu'elle voulait me dire. J'étais ivre de liberté, j'avais vécu enfermée trop longtemps. J'étais prête à me sauver si quelqu'un avait voulu me retenir.
Encore aujourd'hui j'ai du mal à croire que les princesses n'étaient pas des princesses. Je m'amusais avec elles. Il y avait surtout Zoubeïda et Selima qui étaient jeunes. Elles étaient insouciantes, elles riaient tout le temps. Elles venaient de villages de la montagne, elles s'étaient échappées. Elles vivaient entourées d'un tourbillon d'hommes, elles montaient dans de belles voitures américaines qui venaient les chercher à la porte du fondouk. Je me souviens, un soir, d'une longue auto noire avec des vitres teintées, qui portait deux drapeaux sur les ailes, des dra peaux vert, blanc et rouge, avec du noir aussi. Tagadirt m'a dit: «C'est un homme puissant et riche.» J'essayais de voir à l'intérieur de l'auto, mais les vitres noires ne laissaient rien filtrer. «C'est un roi?» Tagadirt a répondu sans se moquer de moi: «C'est quelqu'un d'important comme un roi.»
J'aimais bien le visage de Tagadirt. Elle n'était plus très jeune, elle avait des rides bien marquées au coin de l'œil, comme si elle souriait, et elle avait la peau très brune, comme moi, presque noire, avec de petits tatouages marqués sur le front. Avec elle, j'allais aux bains deux fois par semaine. C'était au bord de l'estuaire, près de l'embarcadère. Tagadirt me donnait une grande serviette, elle prenait un sac avec des affaires propres, et nous partions ensemble. Du temps de Lalla Asma, je n'avais pas l'idée qu'un endroit pareil puisse exister, et je n'aurais jamais imaginé me mettre toute nue devant d'autres femmes.
Tagadirt n'avait aucune pudeur. Elle allait et venait devant moi sans vêtements, elle frottait son corps avec des pierres ponces, elle se frictionnait avec des gants de crin. Elle avait des seins lourds aux mamelons violets, et sur ses hanches et sur son ventre sa peau faisait des replis. Elle s'épilait avec soin le pubis, les aisselles, les jambes. À côté d'elle je paraissais une négrillonne malingre, et malgré tout, je ne pouvais pas m'empêcher de cacher mon bas-ventre avec une serviette.
Tagadirt voulait que je lui masse le dos et la nuque avec de l'huile de coprah qu'elle achetait au marché, qui répandait un parfum écœurant de vanille. Dans la grande salle de bains commune, les nuages de vapeur glissaient au-dessus des corps, il y avait un bruit de voix, des cris, des exclamations. Des petits garçons tout nus couraient le long de la vasque d'eau chaude en glapissant. Tout cela me faisait tourner la tête, me donnait la nausée.
«Continue, Laïla. Tu as les mains dures, ça me fait du bien.»
Je ne savais pas si j'aimais cela. Je continuais à faire pénétrer l'huile dans la peau du dos de Tagadirt, je respirais l'odeur de la vanille et de la sueur. Puis, pour me réveiller, Tagadirt m'aspergeait d'eau froide, elle riait quand je m'échappais, mes poils hérissés sur tout mon corps.
J'étais devenue la mascotte du fondouk. C'était peut-être pour cela que Mme Jamila n'était pas contente. Elle devait penser que j'étais trop caressée et flattée par les princesses, et que cela risquait de gâter mon caractère.
À force d'entendre ces femmes s'extasier sur moi à longueur de journée: «Ah! qu'elle est jolie!», et me déguiser selon leur fantaisie, je finissais par les croire. Je me prêtais avec vanité à leurs caprices. Elles m'attifaient de robes longues, elles peignaient mes ongles en vermillon, mes lèvres en carmin, elles me maquillaient, dessinaient mes yeux au khôl. Selima, qui avait du sang soudanais, s'occupait de ma coiffure. Elle divisait mes cheveux par petits carrés, elle les tressait avec du fil rouge ou avec des perles de couleur. Ou bien elle les lavait avec du savon de coco pour les rendre plus secs et gonflés qu'une crinière de lion. Elle me disait que ce que j'avais de mieux, c'étaient mon front et mes sourcils merveilleusement longs et arqués, et mes yeux en amande. Peut-être qu'elle me disait cela parce que je lui ressemblais.
Tagadirt dessinait mes mains avec du henné, ou bien elle traçait sur mon front et sur mes joues les mêmes signes qu'elle portait, en utilisant un brin de paille trempé dans du noir de lampe. Elle m'apprenait à jouer de la darbouka, en dansant au milieu de sa chambre. Quand elles entendaient le bruit des petits tambours, les autres femmes arrivaient, et je dansais pour elles, pieds nus sur le carrelage, en tournant sur moi-même jusqu'au vertige.
C'était à ces enfantillages que je passais la plus grande partie de l'après-midi. Le soir, les princesses me congédiaient pour recevoir leurs visites, ou bien j'allais dans la chambre de celles qui sortaient en auto. Mme Jamila me débarbouillait avec un coin de serviette mouillé: «Qu'est-ce qu'elles t'ont encore fait! Elles sont folles.» Avec mes cheveux hérissés, le khôl qui avait coulé et le rouge à lèvres qui débordait, je devais ressembler à une poupée ratée, et Mme Jamila ne pouvait pas s'empêcher de rire de moi. Je m'endormais bercée par le tourbillon des souvenirs de ces journées si longues, si longues que je ne parvenais plus à me souvenir comment elles avaient commencé.
Celle qui avait ma préférence, c'était Houriya. C'était la plus jeune, la dernière venue au fondouk. Elle était arrivée juste quelques jours avant moi. Elle venait d'un village berbère éloigné, du Sud. Elle avait été mariée à un homme riche de Tanger qui la battait et la prenait de force. Un jour, elle avait préparé une petite valise, et elle s'était sauvée. C'est Tagadirt qui l'avait ramassée dans une rue près de la gare et l'avait ramenée ici, pour qu'elle puisse se cacher et échapper aux envoyés de son mari. Mme Jamila se méfiait. Elle avait dit oui, mais à condition que Houriya s'en aille dès que le danger serait passé. Elle ne voulait pas d'ennuis avec la police.
Houriya était petite et mince, elle avait presque l'air d'une enfant. Nous sommes vite devenues amies, et elle m'emmenait partout avec elle, même le soir dans les restaurants et les boîtes. Elle me présentait à ses amis comme sa petite sœur. «C'est Oukhti, ma sœur. N'est-ce pas qu'elle me ressemble?»
Elle avait un joli visage régulier, des sourcils bien dessinés et les plus beaux yeux verts que j'aie jamais vus. Je ne lui posais pas de questions sur sa façon de gagner de l'argent. Je pensais qu'elle recevait des cadeaux parce qu'elle savait danser et chanter, parce qu'elle était jolie. Je n'avais aucune idée de ce que c'était qu'un métier, de ce qui était bien et de ce qui était mal. Je vivais comme un petit animal domestique, je trouvais bien ce qui me flattait et me caressait, et mal tout ce qui était dangereux et me faisait peur, comme Abel qui me regardait comme s'il voulait me manger, ou Zohra qui me faisait rechercher par la police en racontant que j'avais volé sa belle-mère.
Ce qui me faisait le plus peur, c'était la solitude. Quelquefois, dans mon sommeil, je revivais ce qui s'était passé il y a très longtemps, quand on m'avait volée. Je voyais la lumière sur une rue très blanche, j'entendais le cri féroce de l'oiseau noir. Ou bien j'entendais le bruit de l'os qui craquait dans ma tête quand le camion m'avait cognée.
Alors je me glissais dans le lit de Houriya, et je me serrais très fort contre elle, je m'accrochais à son dos comme si j'allais m'évanouir. C'est elle qui m'a parlé la première fois de mes origines. Quand je lui ai raconté les boucles d'oreilles que Zohra m'avait volées, elle m'a dit qu'elle savait où étaient les gens de ma tribu, les Hilal, les gens du croissant de lune, de l'autre côté des montagnes, au bord d'un grand fleuve asséché. Et moi je rêvais que j'allais là-bas, dans ce village, que j'entrais dans la rue, et au bout de la rue, il y avait ma mère qui m'attendait.
Mais Houriya n'est pas restée longtemps au fondouk. Un matin, elle était partie. Mais ce n'est pas arrivé à cause de son mari. C'est arrivé à cause de moi.
Un soir, j'étais allée dans un restaurant du bord de mer, avec Houriya et ses amis. On avait roulé longtemps dans la nuit, jusqu'à une grande plage vide. J'étais à l'arrière de la Mercedes, contre la portière, et Houriya au milieu, avec un homme. Il y avait aussi deux hommes à l'avant, et une femme blonde. Ils parlaient fort, une langue que je ne comprenais pas, j'ai pensé que ça devait être du russe. Je me souviens bien de l'homme qui conduisait, grand et fort comme Abel, avec beaucoup de cheveux et une barbe noire. Je me souviens aussi qu'il avait un œil bleu et un œil noir. Nous sommes restés un bon moment au restaurant, il devait être près de minuit. C'était un restaurant luxueux, avec des sortes de flambeaux qui éclairaient le sable de la plage, et les garçons en costume blanc. J'ai passé la soirée à regarder la mer noire, les lumières des bateaux de pêche qui rentraient et l'éclat d'un phare au loin. La femme blonde parlait et riait fort, et les hommes entouraient Houriya. Le vent qui entrait par une fenêtre ouverte emportait la fumée des cigarettes. J'avais bu du vin en cachette, c'était le chauffeur de la Mercedes qui m'avait fait boire dans son verre, un vin très doux et sucré qui mettait du feu dans la gorge. Il me parlait en français, avec un drôle d'accent un peu lourd, qui traînait sur les mots. J'étais si fatiguée que je me suis endormie sur une banquette, près de la fenêtre.
Ensuite je me suis réveillée dans la voiture. J'étais toute seule à l'arrière. Le chauffeur était penché sur moi, je voyais ses cheveux bouclés éclairés par la lumière du restaurant. Je n'ai pas compris tout de suite, mais quand il a mis la main sous ma robe, je me suis vraiment réveillée. J'étais saoule, j'avais envie de vomir. Malgré moi, je me suis mise à hurler. J'avais peur, et comme le chauffeur voulait mettre sa main sur ma bouche, je l'ai mordu. Je hurlais, je griffaiset je mordais.
Houriya est arrivée tout de suite. Elle était encore plus enragée que moi, elle a tiré l'homme en arrière, elle le frappait à coups de poing. Elle criait des injures. L'homme essayait de répondre, il reculait sur la plage, et Houriya a ramassé une grosse pierre et elle l'aurait tué si les autres n'étaient pas arrivés. Elle continuait à injurier le chauffeur, elle pleurait, et moi aussi je pleurais. Le chauffeur s'est réfugié de l'autre côté de la voiture, il a allumé une cigarette comme s'il ne s'était rien passé. Au bout d'un instant, Houriya s'est calmée, et on a pu repartir en voiture. Le chauffeur conduisait sans nous regarder, sa cigarette au bec, et plus personne ne disait rien, même la Russe était silencieuse.
La Mercedes nous a déposées au Souikha, et nous avons marché jusqu'au fondouk. Il y avait encore beaucoup de monde dehors, ça devait être un samedi soir. Le boulevard des amoureux devait être comble, avec un couple sous chaque magnolia. Dans la rue, Houriya a acheté deux verres de thé et des gâteaux. Nous étions faibles, nous tremblions toutes les deux, comme après un accident. Elle n'a pas parlé de ce qui était arrivé, sauf qu'elle a dit une seule fois: «Ce fils de chien, il m'avait dit: laisse-la dormir, je vais veiller sur elle comme un père.»
Mme Jamila a appris ce qui s'était passé à la plage. Mais ce n'est pas elle qui lui a demandé de s'en aller. Le lendemain matin, Houriya a pris sa valise, celle qu'elle avait quand Tagadirt l'avait rencontrée errant près de la gare. Elle est partie sans explications. Peut-être qu'elle est retournée chez son mari, à Tanger. Je n'ai plus rien su d'elle pendant des mois, mais son départ m'a laissée bien triste, parce qu'elle était vraiment un peu comme ma sœur.
Après cela, Mme Jamila a bien essayé de m'empêcher de sortir avec les autres princesses, mais avec Houriya j'avais pris l'habitude de la liberté, et je n'en faisais plus qu'à ma tête. Avec Aïcha et Selima, j'ai pris une autre habitude: je me suis mise à voler.
C'est avec Selima que j'ai commencé. Quand elle recevait son ami au fondouk, ou quand elle allait au restaurant, je l'accompagnais. Je me mettais dans un coin, recroquevillée contre une porte comme un animal, et j'attendais le moment. L'ami de Selima était français, professeur de géographie dans un lycée, quelque chose comme ça, de bien. C'était un monsieur bien habillé, complet de flanelle grise, gilet, et chaussures noires bien cirées.
Il avait ses habitudes avec Selima, il l'emmenait d'abord déjeuner dans un restaurant de la vieille ville, puis il la ramenait au fondouk et il s'installait dans la chambre sans fenêtre. Il m'apportait des bonbons, quelquefois il me donnait quelques pièces. Moi je restais assise devant la chambre, comme un chien de garde. En fait, j'attendais un long moment qu'ils soient bien occupés, et j'entrais dans la chambre à quatre pattes. Je me faufilais dans la pénombre jusqu'au lit. Je ne m'intéressais pas à ce que Selima faisait avec le Français. Je cherchais les habits. Le professeur était un homme soigneux. Il pliait son pantalon et mettait sa veste et son gilet sur le dossier d'une chaise. Alors mes doigts se glissaient dans les poches, comme un petit animal agile, et rapportaient tout ce qu'ils trouvaient: une montre-oignon, une alliance en or, un porte-monnaie tapissé de billets de banque et gonflé de pièces, ou un joli stylo bleu incrusté d'or. Je ramenais mon butin sur la galerie, pour l'examiner à la lumière du jour, je choisissais quelques billets, quelques pièces, et de temps en temps je gardais un objet qui me plaisait, des boutons de manchette en nacre, ou bien le petit stylo bleu.
Je crois que le professeur a fini par se douter de quelque chose, parce qu'un jour, il m'a fait un cadeau, un joli bracelet en argent dans une petite boîte, et, en me le donnant, il m'a dit: «Celui-ci est vraiment à toi.» C'était un homme gentil, j'ai eu honte de ce que j'avais fait, et en même temps je ne pouvais pas m'empêcher de recommencer. Je ne faisais pas cela par esprit malfaisant, plutôt comme un jeu. Je n'avais pas besoin d'argent. Sauf pour acheter des cadeaux à Selima, à Aïcha, ou aux autres princesses, l'argent ne me servait à rien.
Avec Aïcha j'ai continué à voler dans les magasins. Je l'accompagnais dans le centre de la ville, j'entrais avec elle et, pendant qu'elle était occupée à acheter des sucreries, je remplissais mes poches avec tout ce que je trouvais, des chocolats, des boîtes de sardines, des biscuits, des raisins secs. Dès que j'étais dehors, je furetais à la recherche d'une occasion. Je n'avais même plus besoin de sa compagnie. J'étais petite et noire, je savais que les gens ne s'occupaient pas de moi. J'étais invisible. Mais au marché il n'y avait rien à faire. Les marchands m'avaient repérée, je sentais leurs yeux qui suivaient chacun de mes gestes.
Alors j'allais avec Aïcha très loin, jusqu'au quartier de l'Océan, là où il y avait de belles villas, des immeubles tout neufs et des jardins. Aïcha aimait bien se promener dans les centres commerciaux, et pendant ce temps, j'allais au cimetière pour regarder la mer.
Là, je me sentais en sécurité. C'était calme et silencieux, on ne voyait pas l'agitation de la ville. Il me semblait que c'était mon domaine, depuis toujours. Je m'asseyais sur les monticules des tombes, je respirais l'odeur du miel des petites plantes grasses à fleurs roses. Je touchais la terre du plat de la main, autour des tombes.
Dans cet endroit, je pouvais parler avec Lalla Asma. Je n'ai jamais su où elle avait été enterrée. Elle était juive, et pour cela elle n'avait pas dû finir au milieu des musulmans. Mais ça n'avait pas d'importance, je sentais que dans ce cimetière j'étais tout près d'elle, qu'elle pouvait m'entendre. Je lui racontais ma vie. Pas tout, juste des morceaux, je ne voulais pas entrer dans les détails. «Grand-mère, vous ne seriez pas fière de moi. Vous qui m'avez toujours dit qu'il faut respecter le bien d'autrui et dire la vérité, voilà que maintenant je suis la plus grande voleuse et la plus grande menteuse de la terre.»
Cela me rendait triste de parler ainsi à Lalla Asma à travers la terre. Je versais une larme, mais le vent la séchait aussitôt. Tout était tellement beau dans cet endroit, les monticules cou verts de petites fleurs roses, les pierres blanches des tombes sans noms, où s'effaçaient les versets du Coran, et au loin la mer bleue, les mouettes suspendues dans le ciel, glissant sur le vent, dardant sur moi un œil rouge et méchant. Il y avait beaucoup d'écureuils dans le cimetière. Ils semblaient sortir des tombes. Ils vivaient avec les morts, peut-être qu'ils croquaient leurs dents comme des noix.
Je n'avais pas du tout peur de la mort. D'avoir vu Lalla Asma tombée sur le carreau de la salle, ronflant et gargouillant, ça m'avait donné l'idée que la mort est comme un sommeil profond. Ce n'étaient pas les morts qui étaient à craindre au cimetière.
Un jour, un noble vieillard avec une barbe blanche est apparu. Il avait dû m'espionner depuis longtemps, et il se tenait droit à côté d'une tombe, comme s'il en était sorti. Comme je le regardais, il a passé sa main sous sa robe, il l'a soulevée et il a montré son sexe, avec un gland brillant et violacé comme une aubergine. Il pensait peut-être que j'aurais peur et que je partirais en criant. Mais au fondouk, je voyais des hommes nus presque chaque jour, et j'entendais les plaisanteries des princesses à propos du sexe des hommes, qu'elles jugeaient en général un peu insuffisant.
Je me suis contentée de jeter un caillou au vieux, et je me suis sauvée entre les tombes, tandis qu'il m'insultait et emmêlait ses babouches en essayant de me suivre.
«Petite sorcière! – Vieux chien î»
C'est ce jour-là que j'ai compris qu'il ne faut pas se fier aux apparences, et qu'un vieil homme avec une robe blanche et une belle barbe peut très bien n'être qu'un vieux chien vicieux.
Le quartier de l'Océan était bien pour voler. Il y avait de beaux magasins, avec seulement des choses pour les gens riches, comme on n'en trouvait pas du côté du marché de la vieille ville. Au Souikha, il n'y avait qu'une sorte de biscuit, une sorte de chewing-gum, et comme boisson, seulement du Fanta à l'orange ou du Pepsi. Dans les magasins de l'Océan, on trouvait des boîtes de jus avec des noms écrits en japonais, en chinois, en allemand, avec des goûts nouveaux, inconnus, tamarins, tangerine, fruit de la Passion, goyave. On trouvait des cigarettes de tous les pays, même de longues noires avec un bout doré que j'achetais pour Aïcha, et du chocolat suisse que je fauchais à l'étalage.
J'entrais dans les magasins derrière Aïcha, je faisais un tour, je repartais les poches pleines. Les gens ne me connaissaient pas, ils ne se méfiaient pas de moi. J'avais l'air d'une petite fille sage, avec ma robe bleue à col blanc, un ruban blanc dans ma tignasse, et mes yeux candides. Ils croyaient que j'étais nouvelle dans le quartier, que j'accompagnais ma mère qui travaillait dans les villas. J'ai remarqué que beaucoup de gens sont simples, ils n'ont pas appris la leçon aussi vite que moi, ils croient d'abord ce qu'ils voient, ce qu'on leur dit, ce qu'on leur fait croire. Moi, j'avais quatorze ans, j'en paraissais douze, et déjà j'étais aussi savante qu'un démon. C'est Tagadirt qui m'a dit cela. Peut-être qu'elle avait raison. Elle se querellait avec Selima, avec Aïcha, elle les traitait d!alcahuetes, de mères maquerelles.
Je crois que je n'avais plus aucun sens de la mesure ou de l'autorité. Je risquais les pires ennuis. C'est durant cette époque de ma vie que j'ai formé mon caractère, que je suis devenue inapte à toute forme de discipline, encline à ne suivre que mes désirs, et que j'ai acquis un regard endurci.
Mme Jamila se rendait bien compte que ça n'allait pas. Mais elle n'avait pas l'habitude des enfants, encore que, dans un sens, les princesses fussent un peu ses enfants. Pour tenter de corriger la mauvaise pente où je me laissais porter, elle voulut m'inscrire à l'école. Je ne parlais pas suffisamment l'arabe pour entrer dans une école communale, et j'étais trop âgée pour entrer dans une école étrangère. De plus, je n'avais pas le moindre papier d'identité. Elle opta pour un cours, une sorte de pension où une femme sèche et revêche appelée Mlle Rose avait la responsabilité d'une douzaine de jeunes filles difficiles. En réalité, c'était plutôt une maison de correction. Mlle Rose était une religieuse française défroquée, qui vivait avec un homme plus jeune qui s'occupait de la gestion et de l'économat.
La plupart des filles avaient un passé plus chargé que le mien. Elles s'étaient enfuies de chez elles, ou bien elles avaient eu des amants, ou elles avaient été promises en mariage et leurs familles les avaient enfermées pour être sûres du dénouement. À côté d'elles, j'étais libre, insouciante, je n'avais peur de rien. Je ne suis restée que quelques mois chez Mlle Rose.
L'essentiel de l'éducation à la pension consistait à occuper les filles à des travaux de couture, de repassage, et à lire des livres de morale. Mlle Rose dispensait quelques cours de français, et son beau gestionnaire, avec plus d'avarice encore, des notions d'arithmétique et de géométrie.
Quand je décrivais aux princesses l'esclavage des filles astreintes à balayer et à laver le sol du pensionnat, ou bien se brûlant les doigts avec des fers à repasser et des manches de casserole, elles s'indignaient. Quant à moi, il n'était pas question que je brode quoi que ce soit, ou que je fasse des travaux de ménage. J'avais fait tout cela autrefois pour Lalla Asma, parce qu'elle était ma grand-mère et que je lui devais la vie. Il n'était pas question que je recommence pour plaire à une vieille fille qui, en plus, se faisait payer. Je me contentais de rester assise sur ma chaise, à écouter les leçons de Mlle Rose, qui lisait de sa voix enrouée La Cigale et la Fourmi ou Le Rêve du jaguar. Je n'ai pas appris grand-chose chez Mlle Rose, mais j'ai appris à apprécier ma liberté, et je me suis promis alors, quoi qu'il advienne, de ne jamais me laisser priver de cette liberté.
Au terme de ce semestre à la pension, Mlle Rose est venue en personne au fondouk, sans doute pour se rendre compte du milieu qui avait fabriqué un monstre comme moi. Mme Jamila était en tournée, et c'est Selima, Aïcha et Zoubeïda qui l'ont reçue, dans la galerie, habillées de leurs longues robes de chambre en mousseline pastel, leurs yeux charbonnés au khôl. «Nous sommes ses tantes», ont-elles dit. Et devant Mlle Rose qui n'en croyait pas ses oreilles ni ses yeux, elles m'ont accablée de griefs: j'étais menteuse, voleuse, répondeuse, paresseuse, et si je restais chez elle, je risquais de faire enfuir toutes ses pensionnaires, ou de mettre le feu à la pension avec un fer à repasser. C'est comme cela que j'ai été mise à la porte. Ça m'a fait un peu de peine, à cause de tout l'argent que Mme Jamila avait consacré à mon éducation, mais je ne pouvais pas être condamnée au bagne juste pour lui plaire.
Ainsi, après des mois d'interruption, je retrouvais ma vie libre, les balades dans le Souikha, le quartier riche de l'Océan et le grand cimetière au-dessus de la mer. Mais mon bonheur fut de courte durée. Un midi que je revenais d'une expédition les poches pleines de babioles pour mes princesses, je fus saisie à l'entrée du fondouk par deux hommes en complet gris. Je n'eus pas le temps de crier, ni d'appeler au secours. Ils m'empoignèrent chacun par un bras, me soulevèrent et me firent retomber dans une camionnette bleue aux fenêtres grillées. C'était comme si tout recommençait, j'étais à nouveau paralysée par la peur. Je voyais la rue blanche qui se refermait et le ciel qui disparaissait. J'étais en boule au fond de la camionnette, les genoux remontés contre mon ventre, les mains appuyées sur mes oreilles, les yeux fermés, j'étais à nouveau dans le grand sac noir qui m'engouffrait.