— J’espère qu’il ne nous fera pas d’arnaque, dis-je à Johnny au moment où la vedette-taxi (à moins qu’il ne s’agisse d’un taxi-vedette, j’ai pas regardé son sexe, sous le gouvernail) aponte (aux Dames) devant le palais de Fornicato.
— Je l’espère autant que toi, ma jolie, ricane Perruchieri.
Et sais-tu pourquoi il m’appelle « ma jolie » ? Parce que je me suis travesti en gonzesse pour revenir chez le comte. Je tiens à cacher ma résurrection le plus longtemps possible, une idée à moi. Alors j’ai fait l’emplette d’une perruque blonde et d’une robe blanche, ainsi que de sandales à laçage montant, mordorées (sur tranche) que tu me prendrais pour une danseuse d’opéra en villégiature. J’ai une démarche ailée, avec ces machins aux nougats. Du rouge à lèvres éclatant, du vert aux châsses (notre vert qu’êtes z’aux yeux, brillez pour nous !) m’achèvent l’apparence d’une fort jolie dame un peu platounette du poitrail, mais infiniment comestible, et j’en ai la preuve à cause des véhémentes œillades que me distille le pilote de la vedette.
De loin, bien avant que nous n’abordions, John m’a désigné le linge blanc accroché à la fenêtre du premier. Selon les conventions établies avec le comte, ce chiftir immaculé signifie que tout est O.K., et qu’on peut carillonner à la grille du parc sans appréhension.
John casque le taxi, lequel ne cesse de me faire fonctionner ses charmeuses, comme un qui trouverait ce moyen de faire du morse. Il est tellement bêta, Césarin, que je voudrais l’emplâtrer d’un taquet au bouc, manière de lui montrer ce qu’une faible gerce peut accomplir lorsque sa vertu branle au manche (à couilles).
— De toute manière, murmure mon chose-frère, il se doute bien que j’ai fait un rapport de la situation à mes supérieurs et que toute fausse manœuvre se retournerait immédiatement contre lui. Non, crois-moi, y aura pas de bobo.
C’est un optimiste, Perruchieri. Il voit la vie de son côté.
Là-dessus, il signale notre venue à grands coups de heurtoir qui répercutent dans la noble demeure. La mère Caramella vient pour. On.
Il est à l’entrée du grand salon, ce salonard de Fornicato. Il porte une veste d’intérieur en velours noir à brandebourgs (lui ce serait plus volontiers à branle-bourres) et il a un foulard de soie jaune pâle au cou. Il possède une certaine allure dans la grâce, le comtesse. Tu le croirais sorti du siècle dernier, tel qu’il se montre.
Il tique en me découvrant. Un instant, je redoute qu’il m’ait reconnu, mais non, c’est au contraire parce que j’sus une dame qu’il intrigue. Il se tourne vers Johnny, mondain, attendant d’être présenté.
— Miss Pamela Ford, balance au hasard mon camarade.
J’évite de tendre la main, pas que concomte soye surpris par le format de ma paluche d’adolescente pubère.
Une inclinaison du chef (car je ne suis pas un branleur) suffit.
— Eh bien ? demande Perruchieri.
— C’est fait ! répond le noble preneur de rond. Si vous voulez me suivre.
Et il nous emmène au petit salon où se perpétra l’assassinat de Bérurier. T’as déjà lu jadis, étant chiare, ou bien tu as lu récemment pour des chiares l’affaire de la Belle au Bois Pionçant ?
Eh ben ça !
En plus saisissant.
Spontinini à la renverse dans son fauteuil roulant. Marika au travers d’un canapé d’où pendent sa tête et ses bras. Steve, carrément sur le plancher, face au sol (faut dire qu’il n’est que secrétaire, lui).
Sur la table une bouteille de champagne entamée. Deux verres brisés à terre. La scène est éloquente.
— Votre produit est foudroyant, déclare Fornicato d’une voix blette. Une gorgée a suffi. Heureusement que j’ai eu l’idée de leur faire porter un toast sinon ils n’auraient pas été neutralisés simultanément et l’opération aurait raté.
Perruchieri approuve d’un hochement de menton.
— Conduisez-nous à la chambre de Spontinini, dit-il.
J’sais où qu’elle est, mais j’sus pas censé, comprends-tu ?
— Venez…
On vient.
Les bagages se trouvent à la place qu’ils occupaient quand je les ai fouillés. Je vais à la valoche dotée d’un double fond. Fais jouer icelui.
Malédiction !
Vide !
Un fébrilisme terrible me biche. Qu’est-ce que ce fumelard a fait de ses pétoires nucléaires ? Où les a-t-il planquées ?
Est-ce que, impressionné par l’emprunt que j’ai fait de l’une d’elles (c’est pas une phrase bien tournée, mais dis, tu sais le prix de ce polar, hein ?) il aurait déménagé sa camelote pour la filer en lieu sûr ?
John a pigé qu’on était marron. Il fouille avec ardeur, tu parles ! Si près de la gagne. Moi qui lui faisais miroiter le gros lot. Et il s’imaginait déjà gouverneur du Mâche-ta-Sucette, en remerciement, la bonne crème ! Ah ! je te jure : quand ça se met à pas tourner rond… Je me compose une voix fluette pour interpeller le comte :
— Dites donc, Fornica…
J’ai pas le courage de lui livrer la dernière syllabe de son blaze blasonneux ; elle me reste coincée entre deux molaires.
Il est toujours dans l’encadrement de la porte, monseigneur Prendurond, mais pas seul.
Spontinini s’y trouve également, pile derrière lui. Il lui tient un charmant pistolet appuyé contre la nuque.
Et il est debout, le vieux truand.
T’entends bien ? De-bout !
Seulement, ça, pour tout te dire, c’est ce qui m’épate le moins, car la première fois que j’ai perquisitionné ici, tu te souviens qu’un truc m’a fait tiquer ?
Il s’agissait d’une paire de mocassins aux semelles éraflées. Or, un pauvre monsieur rivé dans son fauteuil d’infirme use davantage sa patience que ses souliers.
Exact ?
Le moment qui succède est riche d’enseignement. Pour moi du moins.
Et aussi, probable, pour mon pote Perruchieri, puisqu’il nous révèle qu’on ne doit pas considérer comme endormi un tigre aux yeux fermés.
Là, chapeau, il nous a possédés, tout grands malins-super-cracks que nous sommes.
Et il le dit d’ailleurs, avec ambage :
— Alors, on me prend pour un enfant ?
Sa protestation. Sa rebuffade d’homme fort qui n’admet pas qu’on puisse croire à son affaiblissement.
— Commencez par lever les mains, madame et monsieur ! nous lance-t-il.
Il vient de m’appeler « madame ». Donc, tout fortiche qu’il soit, il ne se doute pas de ce que je trimbale dans mon Eminence. Toujours ça d’acquis. Tu verras l’avantage de cette supercherie tout à l’heure : j’ai mon plan. Mais mollo, chaque rose en son champ.
John se résigne à choper les nuages. J’agis pareillement. Ça donne un peu de satisfaction à Spontinini. Il s’avance en traînant tout de même la patte, poussant le terrifié Fornicato devant lui de la pointe de son feu. Il a dû bouffer des flageolets, le seigneur comte, la manière qu’il trembille sur ses fondations. La tour de Pise, il interprète ; au cours d’un séisme. Il parcourt deux mètres. Puis le gangster s’assoit. Et Fornicato reste planté devant lui, tout pendant, breloqueux, mort et vif à la fois, fou de navrance, se pleurant déjà, sachant qu’il aura du mal à admirer le clair de lune, ce soir, dans les eaux des canaux vénitiens.
— Vous êtes d’une naïveté touchante, mon cher comte, attaque le forban. Votre insistance à nous offrir du champagne, à vouloir que nous portions un toast au succès de notre entreprise « tous ensemble ! » préconisiez-vous. C’est d’une sottise, d’un infantilisme. Bien entendu j’ai seulement fait semblant de boire. Et, quand j’ai vu s’écrouler Marika et Steve, je me suis hâté de faire comme eux. Idiot ! Cher jeune idiot ! Vous n’êtes décidément qu’un bricoleur, mon pauvre ami. Une lamentable pédale.
« Déjà je n’ai pas aimé ce coup de téléphone mystérieux qui vous a fait quitter précipitamment la maison. Non plus que votre faux enjouement lorsque vous y êtes revenu. Mon Dieu, si je n’avais pas eu plus de self-control que vous au cours de ma vie, comme je serais mort depuis longtemps, si vous saviez ! Bien, éclaircissons un peu la situation ; qui sont ces gens, Fornicato ? »
Le bon comte (qui fait les bons salamis) glapit :
— Des agents de la C.I.A., monsieur Spontinini, ils savent tout à propos du coffre et de… San-Antonio. Ils m’ont forcé à vous administrer un soporifique pour…
Carlo Spontinini sourit. C’est cette même expression miséricordieuse qu’il m’a adressée sur le barlu, naguère. Cet éclat de bonté sadique, annonciateur de funestes décisions.
— Comme si l’on pouvait forcer quelqu’un à droguer quelqu’un d’autre. Passez-moi votre briquet, minable déchet !
— Oui, oui…
Et le comte s’empresse, tend fébrilement au truand un Dunhill en jonc mastar. Son geste traduirait son délabrement moral s’il en était besoin.
— Venez vous agenouiller devant moi, monsieur le comte.
L’autre cesse de respirer. Il ne pensait pas que « cela allait être pour tout de suite ». Il n’était pas prêt. D’ailleurs est trop froussard pour l’être jamais…
Le gangster insiste d’une brève mimique. On ne résiste pas à cette injonction de coordination, surtout lorsqu’on est une chiffe molle. Aussi, le comte obtempère-t-il, ma chère dame, tel que je vous le cause. Il se place à genoux, face à Spontinini.
— Je vous demande de ne pas bouger, dit celui-ci. Sinon, mon bon ami, au plus léger mouvement, je vous logerai une balle ici.
Il appuie un point précis du ventre de Fornicato, entre foie et estomac.
— Vous mettriez des heures à mourir. D’une seule balle à bout portant. Dans les premières minutes on n’éprouve pas grand-chose, mais cela devient vite extrêmement pénible, puis intolérable. Et il est terrible de subir pendant des heures l’intolérable. Compris ?
Un castagnettage de dents lui répond.
De sa main gauche, la droite nous braquant, il bat le briquet et approche la flamme de la belle chevelure ondulée (les vaches aussi) du comte. Ça se met à puer le cramé, le cochon brûlé. Un comte ! Si c’est pas malheureux, dis ! Les tifs à Fornicato flambent comme de la paille. Avec la laque qu’il se vaporise dessus, ça les rend particulièrement inflammables. Tu verrais ce brasier. Le comte porte les deux mains à son ex-tignasse pour se calmer l’incendie de pinède.
— Ah ! vous avez bougé ! fait Spontinini. Et il lui loge une praline dans le baquet.
Et alors le spectacle devient vraiment navrant, je te conjure de le croire. Ce beau jeune homme dont la tête est couronnée de flammes, et qui reste assis sur ses talons avec son pauvre ventre éclaté, plein de sang déjà, et de tripaille en baguenaude, oh, Seigneur, quelle misère !
Spontinini a empoché le briquet.
S’est levé pour changer de siège. Il opte pour un fauteuil plus confortable. S’y installe, croise ses jambes peu fiables malgré tout et nous considère avec une grande gravité.
— Eh bien, dit-il, il va falloir que nous nous expliquions, n’est-ce pas ? Pour quelle raison la C.I.A. me fait-elle l’honneur de s’intéresser à moi ?
Perruchieri est l’homme des situations chaudes. Il ne s’émeut pas. Ne jette même pas un regard apitoyé à Fornicato qui vient de s’abattre sur le côté et qui gémit à fendre l’âme d’une bûche en cœur de chêne.
— Vous ne vous en doutez pas un peu, Spontinini ? se contente-t-il de répondre.
Le vieux misérable a un haussement d’épaules.
— Ma vie est riche, dit-il.
— Le docteur Funchmeiner.
— Ah bon !
C’est tout. Il a pigé. Rien à ajouter. Il s’agit d’un sommaire échange entre deux parties agissantes.
— La C.I.A. tient tellement à cette arme ? questionne Spontinini.
— A preuve.
— Moi aussi.
Perruchieri fait la moue.
— Il va pourtant bien falloir trouver une solution.
— Je crois l’avoir trouvée, assure l’Italo-Américain à l’Américano-Italien.
C’est crevant, dans le fond : ces deux mecs ont la même origine et font des carrières presque semblables, sauf que l’un est gangster et l’autre policier, mais existe-t-il une tant grande différence entre ces deux professions ? Ne sont-elles pas admirablement complémentaires au contraire ?
— Ah oui ? interroge Perruchieri.
Spontinini avance son arme de quelques centimètres dans notre direction.
— Ça.
Mon pote Johnny ne se démonte pas.
— Allons, voyons, Spontinini, vous vous doutez bien que la maison mère ne lâcherait pas le morceau pour autant. Votre addition n’en serait que plus salée.
— Pas sûr. Vos patrons ne sont pas des sentimentaux. Quelle que soit l’estime en laquelle ils vous tiennent, ils se rangeront toujours sous la bannière du réalisme. Comprenez deux choses, vieux : primo, pour l’instant vous m’encombrez et je vous élimine ; secundo, j’ai une monnaie d’échange qui me permettra, le moment venu, d’acheter ma tranquillité.
Ce qui signifie notre arrêt de mort quand on commence à connaître les mœurs de ce vilain corbeau. Je sais qu’il n’y a pas d’espoir à caresser. Cet homme implacable au-delà de toute limite, il vient encore de nous le prouver sur la personne de Fornicato, va nous buter, simplement pour avoir sa liberté de mouvement. Comme on écrase un moustique sur sa joue, d’une tape impatientée.
Ce qui me fait de la peine, dans tout ça — tu vas dire que je suis bête, hein ? — c’est surtout pour la ravissante statue polychrome, clou de la collection du futur défunt comte. Elle représente une madone Renaissance espagnole tenant dans ses bras un enfant Jésus. Cette œuvre forte et noble se trouve admirablement mise en valeur sur un tabouret de chantre éclairé par deux spots aux faisceaux croisés. La perspective d’endommager cette pièce exceptionnelle ravage mon âme d’artiste. Et pourtant ! Quelle de ma vie ou de la sienne est la plus importante ? Elle vient de se payer plusieurs siècles, la madone. C’est déjà pas mal pour une dame vermoulue.
Ce qui la condamne, c’t pauv’ femme et son divin enfant, c’est la certitude qui me prend que Spontinini va nous flinguer ici même, sur place, à l’instant. Comprends-le, cet homme : il est seul, pas très ingambe, et ne peut donc se permettre de nous véhiculer vivants en des lieux plus propices à l’équarrissage. D’autant qu’il a affaire à des agents de la C.I.A., c’est-à-dire pas à des mazettes.
Oui, il va défourailler d’une seconde à l’autre. On est arrivé à terme.
Moi, je n’ai qu’un atout pour le biter : l’élément de surprise. J’entends par là que mon seul espoir, c’est de l’étonner, histoire de freiner d’un poil ses réflexes. Et mettre à profit cet infime et problématique temps de surprise pour lui catapulter la magnifique madone espago dans la bouille.
Bon, on y va ?