KAPITEL SECHS

Je dénombre les victimes de cette cruelle affaire : mon adorable Béru ; Johnny, mon sauveur ; l’abominable Spontinini, et, d’ici extrêmement bientôt, le jeune comte Fornicato. Mince d’hécatombe !

La Marika s’est affalée dans un fauteuil, elle tient sa tête à deux mains. Pas moyen de lui tirer une broque. Le décès de Spontinini la ravage pis que s’il s’agissait de çui d’son vieux papa. Elle est anéantie, perdue, éperdue, abîmée, dans le plus noir coltar. Je la laisse récupérer et me penche sur le Mystérieux, l’un des derniers interlocuteurs valables qui me reste, à condition toutefois de le réparer un peu. Histoire de le ranimer, je lui entifle un goulot de scotch à travers ses tuméfiances. L’alcool le propulse hors des comatages où il macérait. Ses belles paupières batraciennes, d’un noir violacé, se soulèvent un tantisoit et son regard couleur de rubis bien taillé se remet à me concevoir. Y a pas mal de crainte dans cette prunelle boxée. C’est visiblement un intellectuel, et nombreux sont les intellectuels qui ne supportent pas plus les gnons que le gras-double frit et servi avec une béarnaise.

— Qui êtes-vous ? je lui demande ex abrupto, grâce à mes connaissances d’italien.

Il essaie de regrouper ses muscles faciaux un peu dispersés par ma séance et de les coordonner avec ses cordes vocales. Cette réparation expresse ne donne pas des résultats probants, toujours est-il qu’il crapatouille, comme un qui causerait à travers une paille :

— M’nom est ’rnesto M’serere.

— Pardon ?

— ’rnesto M’serere…

— Wiliou ripite slolé, plize.

Il tente de lécher les deux tronçons de boudin qui lui servent provisoirement de lèvres et parvient à préciser :

— Ernesto Miserere…

Je marque une rédaction, je veux dire une réaction (thermidorienne).

— L’un des chefs néo-fascistes ? Celui qui a créé en Italie les brigades d’épuration et que la police recherche ?

Il branche son chef de chef.

Et juste comme il, v’là que des coups retentissent à la porte du bas. Mais véhéments. Pas du toc-toc d’amoureux venu calcer la maîtresse de maison pendant le sommeil de ce dernier. Du gros badaboum péremptoire, légal, et pour tout dire : policier.

Je cours à la fenêtre, essaie de mater à travers les barreaux en fer forgé. En me cisaillant la bouille, je parviens à distinguer un chouette patacaisse : le palais est plus cerné que les yeux d’une jeune mariée au lendemain matin de sa nuit de noces. Des vedettes de la police, projecteurs braqués, composent une sarabande assez joyeuse, mais qui ne m’amuse pas. Et le ponton est noir de flics. Et ça jacasse, ordonne, vitupère, enjoint, suppute, exige à qui mieux mieux. Tu parles que les coups de feu ont donné l’alerte. Et maintenant c’est l’assaut qui est donné, à titre de prime.

Je sens que je vais la sentir souffler, mécolle, avec tous ces cadavres, brigands, agent secret, chef facho et consort.

Et ce pauvre comte Embanque qui n’a presque plus d’oxygène à son crédit ! Sa nounou-panthère, la Caramella qui fera des dépositions sauvages…

Il aura droit au Pont des Soupirs à perpète, le beau Santantonio, malgré l’édition de ses zœuvres chez Mondadori (mon adoré). Le Cuba de Fosse (sur-Mer) il va toucher. Messieurs les archers vont te l’emporter droit dans leurs geôles humides comme des frifris de collégiennes.

C’est alors que le signore Miserere se relève en geignant.

Il a pigé la situation.

— Partons, vite !

— Vous en avez de bonnes : le palais est cerné.

— Il existe une issue secrète derrière la crypte ! C’est par là que j’entre ici sans être remarqué.

* * *

On dévale silencieusement les escadrins, Marika, le néo-facho et ma pomme.

Dehors, ça impatiente et v’là qu’on commence d’enfoncer la lourde. Mais heureusement, cette vaillante porte n’est pas née d’hier et pour la faire sortir de ses gonds, celle-là, faut pas pleurer l’huile d’épaule.

On continue de descendre. On emprunte le couloir conduisant à la chapelle, et je me rends compte qu’à son arrivée, tout à l’heure, Ernesto est passé à pas deux mètres de moi.

Au moment où nous allons longer la crypte, il aperçoit le coffiot et se cabre.

— Mon Dieu ! je l’entends — ou plutôt le devine — chuchoter.

— Vous avez une idée de ce qu’il contient ?

— Oui.

— Dites…

Et comme il ne moufte pas, je murmure :

— Je le sais, j’ai vu…

Alors comprenant qu’effectivement j’ai vu, puisque la boîte est décapsulée, il chuchote un nom à mon oreille. En moi, c’est la brutale illumination. Je savais, mais sans savoir. Ça trémoussait dans mes entendements profonds. Une idée me démangeait que je me refusais à formuler, pas qu’elle devienne réelle.

— C’est le comte Fornicato qui l’a tué ?

— Je le crains.

— Et qui a enfermé le corps dans ce coffre, puis immergé celui-ci avant de s’enfuir en Suisse ?

— Hélas !

Il se signe, tête basse, en trois exemplaires.

Mais ça ne fait pas mon beurre.

— Alors, cette sortie secrète ?

Il me désigne une niche, au fond du couloir, dans laquelle subsistent les restes d’une statue de marbre fortement endommagée.

— La statue bascule. Allez !Vous ne venez pas ?

— Pas tout de suite…

Il nous quitte pour s’approcher du coffre ex-fort. Bon, qu’il se fasse gauler si ça lui chante, je ne demande que ça. Lui préfère être le dernier du culte.

On les met avec Marika.

Oui, la statue bascule.

Le boyau étroit qu’elle nous découvre s’enfonce dans un noir tellement dense qu’il en paraît quasiment blanc. Je remets la statue debout, ce qui est treize zézé. Puis on s’en va en se heurtant aux parois, comme deux suppositoires aveugles dans le rectum d’Amin Dada.

* * *

Tu parles d’un cadeau !

J’espérais ressortir à l’autre bout de la ville, moi.

Et au lieu de ça, on débouche niaisement dans l’immeuble voisin, qui est un petit palais croulant.

Juste au point que j’en émane, sur un étroit trottoir qui longe le Rio Evviva, je télescope un individu coiffé d’un chapeau affaissé, lequel tient un walkie-talkie. Ce mec est plus que gros, plus qu’obèse, il est positivement énorme, et j’en passe.

Comme je lui vrang le bide, il se fout en pétard et m’enguirlande. Et alors je reconnais tu devines qui ?

Le flic-mammouth auquel on nous conduisit au début de cet admirable récit.

Tu sais, y a un proverbe flahutin qui dit : « Qui tu vois t’a vu ». Eh ben c’est vrai pour ce pachyderme déguisé en cétacé. Comme je porte une robe, il met une bricole de temps à me souviendre, et puis, pousse un barrissement de cachalot touché par le harpon du terre-neuvien. Et il égosille dans son walkie comme quoi c’est moi, et que je suis là, et qu’il faut se rabattre d’urgence, fermer le quartier à double tour, ne laisser passer personne, arrêter tout le monde, même la fuite du temps, le progrès, la musique, les femmes, les enfants, les vieillards, les curés, le pape s’il s’aventure.

Je prends Marika d’une main, je flanque de l’autre mon pied dans le ventre de ce gros bavard, et puis pour finir c’est les jambes à mon cou. Tu te rends compte ? Tout ça avec juste deux mains qui ne sont même pas deux mains droites, s’y faut être doué ?

On cavale. Mais on n’ira pas loin.

Nous sommes à Venise, t’es au courant ? Quand on y marche dans cette fabuleuse ville, c’est toujours sur un îlot. Pour passer sur un autre îlot tu dois absolument traverser un pont.

Or, les ponts minuscules, en dos-d’âne, si romantiques, sont gardés. Y a des matuches à chaque, tonnerre de bonsoir. Non : pas mèche, comme disait un vilebrequin que j’ai beaucoup aimé. Nous sommes là comme deux rats dans une, etc. (ici, je place un « etc. » pour t’épargner le cliché de la nasse qui me pue au nez).

Et ça se pointe d’un peu partout, la flicaille. On se réfugie sous un porche très bas, espèce d’entrée à bateaux fermée par une grille. Des rats se sauvent de notre vue. Des gaspards gros comme ma cuisse, cré bon gu ! Je secoue la grille. Plus exactement je feins, vu qu’elle est insecouable, étant scellée comme une lettre de Louis XIV au gardien du Masque de Fer.

Pris.

Question d’une minute, de deux au plus.

C’est alors que le glabouillis frileux d’une gondole glissant sur l’eau sombre…

* * *

— Embarquez fissa ! ordonne Bérurier.

J’ai dit Bérurier ? T’es sûr ? Je ne me goure pas ?

Alexandre-Benoît Bérurier, dit Béru, dit le Gros, dit le Mastar, dit le Mammouth, dit Sa Majesté, dit l’Enflure ?

Lui ! Ici ! Vivant ! En chair et en os ! En graisse ! Opportun plus que jamais jamais.

Il est au volant d’une gondole, c’est-à-dire à la rame.

En maillot de corps à grille (celui qu’il change en mai-qu’on-peut-faire-ce-qu’il-te-plaît, et ne troque contre un en laine que le 1er octobre).

Rien que son maillot de corps.

Le reste est à l’air. Dieu merci il y a l’obscurité… Mais on devine une ombre gigantesque devant lui, une sorte de deuxième rame qui, pour l’instant, suit les caprices du courant.

— Remuez-vous le cul, quoi, bordel !

Oui, c’est bien le Gros, plus d’erreur. J’ai reconnu sa silhouette, son sexe, sa voix et son vocabulaire.

— Faut que vous vous étreindiez, sur le banc d’la pirogue, avoir l’air d’amoureux.

On obéit.

Le Mastar se met alors à ramer, ce qui n’est pas rien, car le tour de main touilleur des gondoliers, j’sais pas si t’es au courant, mais faut le choper !

Et tout en ramant, il se met à chanter à pleine voix. Brave Béru ! Comme il est psychologue. Comme il sait qu’un fuyard doit faire du raffut pour avoir des chances de passer inaperçu ! Il met toute la gomme, façon donneur de sérénade. L’heure esquisse qui nous grise, il y va plein tube, Pine-au-vent. Une canzonetta de sa composition, sur l’air de Retour à Sorrente.

O la bella zifoletta

Qué zé té fous dans lé frifri

Car tou mé fé dressé la couetta

Dou matino jusqu’à midi

Et on passe…

Sous un pont garni de flics.

Je roule des pelles sauvages à la mère Marika. Béru invente d’autres couplets.

On passe.

Au fil de l’eau…

On vire dans un autre rio, se cognant parfois aux berges cimentées, car notre gondolier n’a pas son permis A, mais on passe.

Et passer, repasser, c’est s’éloigner, t’es bien d’accord.

Le Mastar brame toujours. Sa grosse biroute brimbale comme le bourdon de Notre-Dame un jour où l’on sert le Te deum à la cathédrale.

Il chante, et sa belle voix de mélécasse-noble monte le long des canaux, escalade les façades des maisons pour, ensuite, filer jusqu’aux étoiles d’Italie. Maintenant, c’est sur l’air de O sole mio qu’il laisse aller sa verve romantique :

La bella bita

Qu’oun chibro commako

Je continue d’embrasser Marika, d’abord parce que c’est plus agréable que de cirer des godasses de facteur rural, et aussi parce que ça m’empêche de poser d’ardentes, d’impétueuses questions au Gros.

Voilà, on a largué la zone dangereuse. On dépasse la gare. Ça devient banlieusard… Enroué, Sa Majesté se tait.

— Putain d’elle, je dois z’avoir dans les pattounes des ampoules grosses comme des ampoules de projo ! grommelle l’Efficient en s’arrêtant également de godiller. Ces pommes, avec cette cuiller à pot pour manœuvrer leur cayatte, je te jure ! Quand tu penses qu’avec un petit Johnson de 3 CV ils pourraient se les rouler ! Y a z’encore des choses qui clochent en Italie.

Je m’interromps :

— Mais comment se fait-il, Gros ? Comment…

L’émotion me noue le corgnolon.

Il pige, mister Bastringue. Il est comme les gros toutous qui salopent ton salon en s’ébrouant, mais te font des caresses solides comme aucun roquet à trois cent mille francs la saillie.

— T’as cru qu’j’étais mort ? Moui, j’l’avoue, ce coup de ya m’a évanoui à cause qu’y m’a t’atteint un musc’ du dos. Les aut’ bœufs aussi, on cru. Y m’ont coltiné en bas, dans la flotte. Et l’eau m’a réanimosité. J’m’ai sorti de la baille. Et puis juste peu après, y a z’eu un bruit de pas : c’tait le barbu à lunettes noires qui descendait. Je m’ai dimissulé. A ma grande stupéfiance, ce con est sorti par une hirsute secrète consécutive à une estatue dont il suffisait de pousser pour qu’é bascule.

« J’ai pris le même chemin.

« S’l’ment j’avais pas un pion pour moi. Et malgré tout, ma blessure me chicanait.

« Alors une sœur d’charité hollandaise qui passait à promiscuité m’a constaté la défaillance. S’est approchée. E causait un peu de français, moi j’cause un brin d’hollandais pisque j’sais dire cacao, tulipe, moulin à vent, tout ça, bref on a pu faire un bout de conservation. J’y ai bonni que des voillioux véniteux m’avaient poignardé et retroussé. Ça l’a fait pitié, alors é m’a conduit à son hôtel, cette sainte femme, qui s’appelle, pas la religieuse, mais l’hôtel, l’Albergo Alfredo Royal. Elle m’a soigné avec un dévotionnement digne des doges, rapport qu’elle est infirmière dans un hosto de Watterman en n’Hollandie. Moi, pour la remercier, j’l’ai déberlinguée en camarade, ma bien chère sœur. Au début, elle refoulait, mais j’y ai espliqué qu’soigner un homme en nécessité, c’est pas seulement y faire un pans’ment, y a d’aut’ soins à lui donner. A force d’persuadion ell’ a fini par admettre et j’y ai émietté l’tympan chaglatteur. Un vrai régal.

« Ces tarderies qu’ont le con finé, au plus é bouillavent tardivement, au mieux qu’é reluisent. Elles ont les appas rances, alors, du fait, mettent les tringlées doubles. J’l’ai appris à limer papa, pour débuter, et puis j’lai entrepris les rudimentaires de la l’vrette coulée. Si j’v’ s’aurais pas aperçus, les deux, en cavale, avec des volées de perdreaux su’ l’poil, j’allais l’enseigner la pipe parisienne à Gertrude, c’est son blaze. Mais, m’approchant par un n’hasard inouï de la croisée pour renifler un grand bol d’air, voilage-t-il pas que j’te reconnais ! Alors, j’fais ni uni-deux, je mets mes fringues en boule sous mon hanche et j’saute par la f’nêt’e du premier. Une pirogue s’trouvait à l’amarre. Hop ! A moi l’navire Caisse v’s’avez maquillé, les deux, pour tremper dans une béchamel aussi noirâtre ?

— Trop long, dis-je. Beaucoup trop long. On se prendra huit jours de vacances quand on aura passé la frontière et j’essayerai de te résumer.

— Merci d’l’effort, rouscaille le Gravos. Je plaque une religieuse hollandaise en plein panard, juste au moment qu’elle allait, pour la première fois de sa vie de moustique[5] ent’prendre l’opération calumet, et tout le r’merciement, c’est « va te faire voir » !

— Ronchonne pas, Gros. Si tu savais mon bonheur de te voir vivant après t’avoir cru mort…

Je dois avoir une espèce de sorte de début de larme car il fond aussitôt, mon gentil bovin.

— C’est vrai, gars ? Ça te filait l’masque ?

— Pire, Béru.

Il essuie les larmes que je n’arrive pas à verser carrément sur sa belle trogne de gondolier d’occasion. Puis, pour réagir, car un homme fort ne s’attarde pas longtemps dans la super-émotivité :

— Comment il se fait-il que cette dame t’accompagne ?

— Mon grand cœur : je n’aime pas abandonner les orphelines…

— Ah bon ?

— Hélas…

— Spontinini ?

— Eteint à la fleur de son grand âge.

— Son escr’taire ?

— Héritera du fauteuil à roulettes car il n’a plus de plante de pied.

— Le comte ?

— Coliques de plomb, m’étonnerait qu’il en réchappe.

Bérurier siffle, faussement commisératif. Puis, poursuivant sa check-list à la façon d’un commandant de bord pointant les bitougnous de son bohinge, il enchaîne :

— Le vilain barbu ?

— Tuméfié, mais de plus en plus fasciste. Doit être présentement en transe devant la dépouille mortelle de Martin Bormann, comme Godefroy de Bouillon (Kub) devant le Saint Sépulcre.

— Martin Bormann ? demande Bérurier dont la mémoire ne comporte pas le compartiment historique à l’instar (de cinéma) du Larousse.

— Martin Bormann ! égosille Marika, sur un tout autre ton.

— Encore un peu en chair, mais surtout en os, ma belle amie.

— C’était sa dépouille que contenait le coffre ?

— Selon l’affirmation d’Ernesto Miserere, il semblerait. D’ailleurs, ce cadavre momifié me rappelait quelqu’un. Il est possible qu’au moment de la débâcle, Bormann soit venu se réfugier chez le comte Fornicato, père de l’actuel. Ce qui s’est produit alors, nous ne pouvons que l’imaginer. Peut-être est-ce le comte qui a abattu Bormann, voire l’un de ses familiers. Miserere en sait sûrement plus long que moi à ce sujet. Lorsque Martin a été mort, on a placé son corps dans le coffre évidé de ses rayonnages, après quoi on a brouillé la combinaison et immergé le coffre au pied du palais. Il aurait pu y séjourner beaucoup de décades. Spontini se doutait de quelque chose ?

Marika hocha la tête.

— Non. Et il se moquait de ce que pouvait contenir ce coffre. Celui-ci ne lui a fourni qu’un bon prétexte pour venir en Italie.

Sont-ce mes baisers fougueux (malgré leur caractère camoufleur) qui l’ont amollie ? Ou bien la mort du vieux truand ? Est-ce le danger qui nous cerne ? Le remords de m’avoir tant nui ? Toujours est-il qu’elle paraît avoir renversé la vapeur, cette belle chérie. Elle est pour moi, à présent. A moi. Cadeau Bonux de grand style que je n’échangerais même pas contre un paquet d’Ariel.

— Pourquoi lui fallait-il un prétexte ?

— Parce qu’il se savait surveillé par la C.I.A. depuis qu’il avait traité avec le docteur Funchmeiner. Or, il voulait venir en Europe sans que son voyage parût trop suspect.

— Négocier la vente des pistolets nucléaires ?

— Evidemment. Mais, d’entrée de jeu, ou presque, vous avez ruiné ses plans en vous emparant de l’un d’eux et en le faisant fonctionner. Le premier devait servir de démonstration pour assurer la vente de l’autre, comprenez-le. Or, si Spontinini prouvait l’efficacité de l’invention grâce au second subsistant, il ne lui restait plus que des armes sans munitions à vendre. Et les dégâts causés par cette découverte ne se racontent pas, il faut les prouver. Son intention était d’ouvrir le coffre pour opérer sa démonstration, ce qui solutionnait les deux affaires simultanément.

On a contourné la gare, à présent.

— Où vas-tu, gondolier ? demandé-je au Gros.

— Vers les parkinges, mec, répond le Docile.

— Tu ne crois pas qu’il est risqué de récupérer notre chignole ?

— On va en piquer une autre, celle d’un z’Hollandais, par exemp’, c’est c’qu’attire l’moins l’attention. Les z’Hollandais, remarque-le, une fois sortis de l’Hollande, c’est comme si s’exist’raient plus.

Et il se remet à ramer.

Et moi, je biche la Marika par son épaule frissonnante. Rebelote, je lui fignole une pelle roulée !

— Vous avez l’air de deux gougnes, rigole Bérurier dont la rame continue de tâtouiller l’eau sombre, et le big zob d’aller et venir au rythme de notre noir esquif.

— Marika, j’soupire.

— Oui ?

— Vous sembliez ivre de rage tout à l’heure, en constatant le décès de Spontinini, et pourtant, dans votre colère, vous m’avez affirmé le détester…

— Je le haïssais. Ce n’était qu’un monstre sanguinaire, un vieux maniaque avide, jamais assez riche, jamais satisfait des autres non plus d’ailleurs que de lui-même, l’une de ces bêtes malfaisantes comme l’humanité en invente parfois pour faire croire aux hommes que le diable existe.

Beau, non ?

Bien dit. Le Gravos s’en arrête un instant de ramoner la vase pour poser sur ma compagne un regard admiratif, plus appuyé qu’une ventouse de caoutchouc à déboucher les éviers.

— Alors ? demandé-je, doucement, susurreusement, du bout de mes lèvres compuctueuses, toujours prêtes aux baisers les plus rares, les plus profonds, les plus naninanères ; alors, ma jolie, que foutiez-vous, des mois durant (et même Dupont) auprès de ce requin faisandé ?

Elle reste sans répondre. Et pourtant quelque chose m’avertit qu’elle répondra à ma question. Et comme j’ai ce sentiment bien ancré, je ne bouscule rien. Je sais qu’elle répondra à cause de cet instant particulier à bord de cette gondole glissant sur l’onde de la nuit. Elle me répondra car c’est un moment à part. Un moment comme ça, tel qu’il en existe fort peu dans la vie. Un moment où plus rien n’a d’importance : ni toi, ni les autres, ni qu’il y ait un Dieu ou rien du tout. Un vrai moment, quoi.

— Ecoutez, San-Antonio, mais que ça reste entre nous…

— Tout restera entre nous, mon cœur, y compris nous deux.

— J’appartiens à la section politique des Services Secrets américains.

— Voyez-vous !

— Vous savez que nous allons avoir dans quelque temps de nouvelles élections présidentielles ?

— Comment l’ignorerais-je, on nous en rebat les oreilles !

— Les candidats, le républicain et le démocrate sont pratiquement connus, bien que leurs conventions ne les aient pas encore officiellement désignés.

— Je sais.

— Nos services ont, comme il se doit, épluché leur passé à l’un et à l’autre. Ils n’ont rien découvert de marquant ; pourtant, aux dires d’un ancien gouverneur qui a fait ces confidences sur son lit de mort, l’un des deux candidats à la présidence aurait, comme on dit chez nous : un cadavre dans son placard. Et le sénateur en question a déclaré que Carlo Spontinini qui régnait sur la Mafia au moment où la chose se serait produite, était au courant de tout.

Je frappe mon poing dans le creux de ma main (pas de la même, bien entendévidemment).

— Bon Dieu, Marika, et vous vous êtes introduite dans la vie de ce forban pour, au fil des semaines, gagner sa confiance et lui arracher les vers du nez ?

— Voilà !

— Vous avez obtenu du positif ?

— Pas encore, car le bougre était plus méfiant que cent chacals, mais enfin ça se dessinait un peu, et sans doute serais-je parvenue à un résultat…

Elle hausse les épaules, soupire sur son échec.

— Duquel des deux candidats s’agit-il, ma chérie ?

Elle tourne vivement vers moi son beau visage plein d’une farouche énergie. Cette gonzesse, elle me l’a prouvé, ne recule devant rien quand elle a une mission à accomplir.

— Ah non ! s’écrie-t-elle, regrettant déjà d’avoir parlé : dans notre job, les confidences ont des limites !

— Et toc ! rigole l’Enflure ; à une aut’ fois, soyez moins rare ! D’abord, qu’est-ce ça pourrait nous branler, leurs histoires de Président, j’te demande. On a les flot’, non ?

Un flamboiement de fureur m’anime. Je voudrais foutre au jus cet être que je pleurais encore quelques minutes plus tôt. Mais la vue de ce gros bide poilu, de ce paf monumental qui bat le temps, de ce sourire assoiffé, de ce regard de toutou revenant de repêcher ta casquette me déconnecte la rogne. Au lieu d’exploser, je me contente de lui lancer sèchement :

— Remets ton slip, gondolier !

FIN
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