CHAPITRE EXCEPTIONNEL DANS LEQUEL JE ME DIS QUE MAC-MAHON N’ÉTAIT PAS SI CON QUE ÇA !

C’est un grand bateau.

Enfin, pas le France tout de même, mais une forte embarcation qu’on peut y tenir douze dessus sans se gêner ni se noyer.

Or, nous ne sommes que sept (en anglais seven). Spontinini occupe la place d’honneur, au milieu du barlu, rivé à son fauteuil qu’on a attaché à un banc pour pas qu’il. Le secrétaire, un peu remis de sa chute arrière, a tenu à participer à la croisière. Il marche tout raide, les deux poings aux hanches pour bloquer ses reins qui débloquent. Enfin, à bord du canot, il ne marche pas, mais flotte de concert (dirigé par von Karajan). Marika est ravissante avec sa mousseuse écharpe blanche flottant au vent doux de la lagune. Le barbu a l’air de se barber et le comte de compter les miles. Le méchant rancuneux qui pilote la flotte de Fornicato est à la barre.

On pique, non des deux, mais sur le large. Ça sent la mer. Il fait beau. Des bruits de scène, au loin. Le floc de l’eau contre la proue… Le ronron diesélique du moteur, sur un rythme de valse (puisqu’il est à quatre temps, il peut se permettre !).

Je suis ligoté au fond de la barcasse, mort de peine. Tout cela s’est passé si vitement, si connement surtout…

Mon Béru qui se retourne, avec ce manche de nacre sortant de lui comme un portemanteau d’un mur. Et qui a l’air d’un taureau estoqué. Olé ! Estomaqué aussi. Un peu foudroyé. Il envoie une main en arrière pour vérifier le truc du chose, mais son geste ne s’achève pas et Dudule part aux quetsches. Ses jambes renoncent à supporter cette masse viandeuse plus longtemps. Elles fléchissent. Il tombe à genoux. Ce n’est qu’une courte transition. Mister Mastoc s’abat en avant, avec un grincement de chêne. Reste immobile.

Et moi, je lui crie :

« — Béru ! »

En mettant toute mon âme, ma tendresse, nos années de copinerie.

Je ne prête pas attention au vilain barbu qui s’est emparé de la matraque à Steve (c’est bien Steve que Spontinini lui a dit, quelques pages plus tôt, t’es sûr ?). Il est venu m’en flanquer un coup raide et sûr sur la nuque, mettant provisoirement fin à ma peine.

Et puis voilà qu’on est dans cette grande embarcation blanche qui pue plus ou moins le poisson et le cordage mouillé. Elle dodeline à peine sur le flot raisonnable de l’Adriatique. Pas de quoi flanquer le mal de mer à une vieille fille beauceronne.

La tête me fait mal, mais l’âme plus encore. Béru, mon Béru… Est-ce terminate pour lui ? Où est-il ? Qu’en est-il advenu, du cher Gros ?

Je repère un étrange attirail à l’arrière du canot. Des ballons de caoutchouc dégonflés, des gueuses de plomb, des cordes, une bouteille d’air comprimé de plongeur dont le jaune cru accapare tout le soleil, des carabines…

Je sais qu’ils vont au large pour en finir avec moi, et je sais que ce sera terrible, parce que signé Spontinini. Il a mijoté un « safari », selon son propre terme, démoniaque, le vieux truand. Du jamais vu, probable, son standing étant en course. C’est un scientifique de la cruauté, l’ancien malfrat. Et il a tellement de trucs à me faire payer, des avatars qui lui sont insupportables. Ne peut admettre qu’on lui tienne tête, cézigue. En plus, il a le souci de montrer ce dont il est encore capable au comte, à son pote et peut-être itou à la ravissante Marika.

On vogue, vogue… Une espèce de qualité de paix me fait comprendre que nous sommes très au large à présent. Loin de tout et de tous. La mer est devenue une alliée discrète.

Spontinini confirme mon sentiment.

— Ici ! dit-il.

— Stop ! répercute le comte à son pilote.

Le moteur cesse d’enrager, tousse et se tait. L’embarcation paraît désemparée de ce silence, soudain. Elle hoche de la proue, frétille de la poupe, balance… Et l’eau lui claque les miches à grands focs désordonnés.

— Préparez-le ! ordonne Spontinini.

Il est le chef incontesté. L’homme de fer de cette équipée barbare. Le pilote vient jusqu’à moi, me soulève et me hisse sur un banc. Je découvre la mer bien verte, infinie, sans rien en ses horizons qu’encore la mer. Elle constitue ses propres limites. Pas un point sombre ou clair, pas un panache blanc pour annoncer Henri IV. Seulement l’eau glauque, ses sillons mobiles, ses reflets ricocheurs, ses franges d’écume… Et ce demi-silence qui monte des profondeurs. Ce silence qui domine le bruit des vagues, l’annihile, le fait vite oublier.

Spontinini me regarde. Je vais te faire marrer : il a une expression de grande bonté sur le visage. Parfois, les paroxysmes modifient l’essence de ce qui les provoque. Repu de cruauté, il en devient comme miséricordieux, le misérable.

Il a un geste semi-circulaire pour me désigner la mer.

— Votre lit de mort, m’annonce-t-il.

Je suis bien décidé à ne pas lui donner la satisfaction de me faire peur. Et puis il y a Marika. Tu me vois pas mourir en glaglatant devant une jolie dame que j’eus l’honneur et le désavantage d’embroquer tout debout sous les yeux effarés d’une religieuse hollandaise ?

— Je préfère finir dans l’Adriatique qu’au plus profond d’une mine de charbon, réponds-je avec un sourire qui l’horripile (ou face).

Il se masse la joue, ce qui, chez lui, constitue un tic d’après ce que j’ai remarqué.

— Votre fin ne sera peut-être pas des plus joyeuses, mon bon ami, car vous vous verrez mourir, selon l’expression consacrée.

Et il se fait une complaisance de m’expliquer en grands détails la suite des réjouissances.

— On va vous attacher aux pieds les poids de plomb que voici ; puis, aux épaules, les ballons de caoutchouc que voilà, après les avoir gonflés, bien entendu, ce qui rétablira votre flottaison. En outre, vous serez doté de cette bouteille d’air comprimé qui vous assurera une survie de quinze minutes le moment voulu. Nous vous immergerons et prendrons quelque distance. Ensuite, à l’aide de ces carabines, nous tirerons sur les ballons. Chaque fois que l’un d’eux sera crevé, vous vous enfoncerez un peu plus dans l’eau. Lorsqu’il n’en restera plus un seul de gonflé, ce sera la descente irrémédiable dans les eaux qui doivent être extrêmement profondes à cet endroit ; vous me suivez ?

— Parfaitement, en regrettant toutefois que vous ne me suiviez pas vous-même, j’aurais beaucoup de plaisir à vous voir couler à bord de votre fauteuil, mon bon Spontinini.

Il rit.

— Navré de vous fausser compagnie. Lorsque vous serez descendu aux abysses, nous, nous rentrerons à Venise où nous sablerons le champagne à votre salut éternel.

— Merci, c’est une prière qui en vaut une autre.

— Vous coulerez, coulerez, tout en continuant de respirer. Peut-être que si vous descendez trop profond, la pression de l’eau vous fera éclater les poumons, ça, c’est ce qui peut vous arriver de mieux. Sinon vous continuerez de respirer dans les profondeurs et vous épuiserez votre petit stock d’oxygène sous le regard intéressé des poissons ; l’on dit qu’il en est de fort beaux.

— Je n’ai jamais été fasciné par les aquariums, mais il n’est pas impossible que je sois conquis par la faune marine au dernier moment. C’est tout ?

— Ce sera tout.

Il me désigne au vilain mataf qui se met en devoir de me harnacher selon les prescriptions de l’honorable Carlo Spontinini.

Je cherche Marika des yeux.

Elle a la pudeur de fuir mon regard.

* * *

Tout est prêt.

Je me sens d’une lourdeur infinie. De plomb, quoi, n’ayons pas peur des maux. Minéral presque, ce qu’est pire que de plomb. Un métal, c’est plus malléable qu’une roche. Et puis ça fond. Tandis qu’une roche, si t’es pas le Vésuve, va-t’en la caraméliser !

Ils me délient les bras pour me faire endosser une bouteille jaune. A cet instant, j’aimerais mieux endosser à l’ordre de n’importe qui un chèque représentant le montant intégral de mes économies !

Je me dis — l’espoir faisant survivre — qu’ils vont peut-être omettre de me lier les pattounes à nouveau. Mais je t’en fous. J’ai beau laisser mes bras plaqués le long de mon corps pour les faire oublier, ils me les ramènent vite dans le dos et les attachent véhémentement. Bon, que leur reste-t-il à me faire encore ? Ah, oui : l’embout. C’est le secrétaire qui se risque à me le fourrer dans le clapoir. Le marin dévisse l’arrivée d’air. Voilà, paré. Lui et le comte, ce petit salopiaud, me hissent devant le plat-bord. Une bourrade. Pouf ! A la tasse ! D’abord je me dis qu’ils m’ont trop lesté et que je vais aller m’abîmer (c’est le mot) sans escale. Eh ben non, je plonge jusqu’au cou, comme le bouchon rouge d’un goujonicide, mais les six gros ballons me sustentent et l’essentiel de ma personne, c’est-à-dire mon gracieux sourire, reste hors de flotte.

Le moteur ronronne.

Le barlu s’éloigne de moi. C’est fou ce qu’il est grand, ce canot. Une vraie baleinière dans son genre.

Je regarde le beau ciel d’Italie, particulièrement éclatant ce jour ; il y a des traînées vertes dans ce bleu intense. Et les nuages immobiles ont l’air d’avoir été peints. Le soleil explose sur ma droite… Il paraît ouvrir une tranchée d’argent dans la mer. Oh ! dis, ce qu’elle est bath, ma compofranc. Avec dix phrases de ce tonneau, en cinquième je fais premier !

Je me détronche au maxi pour tenter de regarder alentour, tous les horizons. Mais je ne vois rien. Ils sont venus me poser à l’écart des routes et des bancs de pêche, au grand large. C’est beau cette solitude, vrai. Et Félicie, que maquille-t-elle en ce moment ? Elle doit promener Antoine le long du champ de courses de Saint-Cloud. Avant qu’on recueille ce petit trouduc, elle ne sortait que pour faire ses comminches, m’man. Et fissa : l’épicemard, le louchébem, la boulange… Le laitier, lui, il passe, c’est un vaillant. Maintenant, ma Félochette, elle drive ce sagouin de Toinet dans une poussette anglaise et te le promène comme un Saint Sacrement. Y m’arrive d’en être jalmince, parfois, de ce gosse. De me sentir lésé. Dans un sens, ça lui fera une branche à quoi se raccrocher, m’man. J’espère qu’on ne retrouvera jamais mon corps. Que les poissons italoches me nettoieront de fond en comble. De la sorte, elle aura jusqu’à sa propre fin la ressource de m’espérer le retour, ma vieille chérie. Chaque fois qu’un pas fera frétiller les graviers de l’allée ou que la grille grincera, elle pensera que c’est moi. Elle a tellement confiance en son grand. Elle est tellement certaine que je suis un surhomme. Et pourtant elle tremble, comment t’expliques ça ? Elle tremble pour un garçon qu’elle juge invincible. Faut être mère pour comporter aussi bizarroïdement, hein ?


Là-bas, le barlu blanc s’est presque arrêté. Le moteur est au point mort, mais l’embarcation danse sur les vagues paisibles. On dirait un bateau sur son lieu de pêche.

J’attends.

Te dire que je n’ai pas la frousse aux tripes, si, évidemment. Je ne veux pas me faire plus caïd que je ne suis. Pourtant, malgré la hideur de ma situation, je me sens en paix. La paix des profondeurs, tu vas m’ajouter, pauvre noix vomique !

Je pense à Béru. Mon cher bon Gros qui n’est plus. Je me revois allant le chercher chez lui, un matin. Sa vachasse préparait le caoua. J’en accepte une tasse. On me présente le sucrier. Plein de sucre en poudre. J’en prends une cuillerée, une seconde, une troisième, car je raffole des douceurs. Si ces fumiers ne me coulaient pas à pic en Adriatique, j’aurais peut-être clamsé diabétique, ce qu’est un vrai chiendent pour la baisance à ce qu’on dit. Donc, tu vois, c’est mieux ainsi !

Bon, je te reviens chez les Bérurier. Je veux puiser une quatrième cuillerée de sucre lorsqu’en touillant le pot, je sens une résistance. Quelque chose de dur bloquait ma cuiller. Je fais part de ma surprise à mes hôtes.

« Oh, scuse, a dit le Mammouth ! »

Il a plongé ses doigts dans la blancheur scintillante et en a ramené, tu sais quoi ? Son dentier !

Il l’a secoué au-dessus du pot en me disant :

« J’aime mieux le mettre tremper la nuit dans le sucrier que dans un verre d’eau, c’est plus agréab’ pour le renfourner. »

C’était comme ça, Béru. Fou et irremplaçable. Vivant, quoi ! Avec ce qu’il faut de bestial pour ne pas se prendre pour autre chose qu’un homme.

Des vagues, les ballons qui tangotent me cachent par instants le barlu. Je distingue plus ce qui se passe à son bord.

Mais j’entends.

Tzzzziou !

Une balle siffle dans l’eau, au ras d’un ballon, sans le toucher. Mince, si parmi les tireurs il est un branque de cet acabit, je risque de périr d’une praline dans le cigare.

Tchouffff !

Touché !

La grosse boule orangée fait un bruit lamentable. La balle l’a mise en charpie et ses lambeaux flotaillent tristement près de ma tête, comme si un représentant de commerce venait de vider son cendrier plein de préservatifs usagés.

Rien ne se produit concernant ma sustentation. J’ai toujours la bouche hors de la baille, ce qui, dans l’immédiat, ne me sert de rien puisque je respire l’air de la boutanche.

Maintenant, ça canarde en duo :

Tchoufff, tzzziou, fchllliu…

Marrant, les différentes sonorités, selon l’impact. Une praline a cogné ma bouteille, tu te rends compte si je risque gros, moi ?

Un autre ballon crevé ! Mon visage s’enfonce entre deux eaux. Il y a une épaisseur glauque, d’un vert étrange. A travers cette flotte miroitante, je continue d’avoir la notion du soleil. Il est toujours là, lui. Et ce qu’il s’en tamponne de mes avatars, le mahomed ! Il en fout un rayon, le reste, fume !

Je ne perçois plus les détonations. A moins que ce ne soit ces grondements caverneux qui déchargent des chiées de décibels dans mes baffles, par instants ? Oui, probable…

D’autres ballons ont dû partir en sucette car, tout à coup, une force irrésistible m’entraîne vers les fonds insondables. Une descente lente et sûre. Je tente de me filer à l’horizontale pour freiner mon engloutissement, mais ne le puis. Le jour s’en va de moi. Une pénombre suave m’environne, peuplée de poissons à têtes cauchemardesques qui me regardent passer, comme les clients de grand magasin regardent passer devant eux un ascenseur bondé. Certains me font un brin de conduite. Pas longtemps. Je les désintéresse vite. Un San-Antonio qui coule, pour un congre, tu sais, y a pas de quoi se mettre la queue en trompette.

Je respire le plus calmement possible, mais la pression augmente et un poids formidable pèse sur mes cerceaux. Je lève la tête vers la clarté qui s’abîme, tout là-haut. J’aperçois une forme ronde au-dessus de ma tronche : c’est le dernier ballon qui n’a pas éclaté et que j’entraîne avec moi au pays des coraux.

Il a dit « un quart d’heure de survie », Spontinini. Ça fait bien trois ou quatre minutes que je tire sur ma réserve.

Je vois monter, rectilignes, des grappes de bulles. Les veinardes, elles vont aller crever au soleil, elles.

Il fait de plus en plus sombre et étouffant.

Alors je dis non à cette sotte fatalité. Je refuse cette mort atroce. Le caprice démentiel d’un vieux pervers, et je devrais me terminer dans une agonie pareille ? Merde ! Merde, merde et re-merde !

Putain, si au moins j’avais les mains libres, je pourrais tenter de me détacher. Dis, y a pas un poisson scie à proximité, des fois ?

Je cherche à séparer mes poignets. Je tire sur mes liens à m’en déchirer la viande. En vain ! La flotte les a gonflés et ils me compriment de plus en plus fortement.

Non : tu ne peux rien pour toi, Sana. Rien qu’une prière. Rien qu’une pensée à Félicie. Rien qu’un regret de ce qui fut et qui cesse, là, dans de l’eau de plus en plus froide. Au sein d’un univers de mort qui s’obscurcit.

A quelle profondeur me trouvé-je ? J’ai fait pas mal de plongées déjà, aux vacances. J’avais un fusil harpon, un profondimètre, tout un bastringue d’équipement de chiasse. Et là, pauvre homme démuni, privé de son propre secours, je sombre dans le néant. Ai-je déjà parcouru vingt mètres ? Trente ? La pression est si forte que ce ne serait pas impossible. Mes oreilles bourdonnent et saignent peut-être ?

Je tente de replier les genoux, mouvement dérisoire, comme si, en soulevant les gueuses de plomb, je pouvais enrayer leur pesanteur, la neutraliser. D’ailleurs je ne puis les remonter, au contraire : je m’enfonce un peu plus vite ! Des lueurs rouge foncé brouillent ma vue. Il va déclarer forfait, l’Antoine. Déposer son bilan, sa chique, son pedigree.

Mon thorax est sur le point d’éclater.

J’en peux plus de cette immensité qui me comprime.

Il avait raison, Mac-Mahon : que d’eau, que d’eau !

C’était un homme qui savait parler aux foules. Tiens : brusquement, je cesse de descendre.

Загрузка...