Elle est descendue nous ouvrir, selon la promesse formelle qu’elle a faite depuis cette merveilleuse fenêtre grillagée du premier étage.
Elle nous a ouvert.
Et donc, nous pénétrons en ce palais du comte Fornicato où se trouvent rassemblées tant et tant et tant encore de richesses que pour toutes te les énumérer, il faudrait que je sollicite un catalogue de mon éditeur, lequel catalogue dépasserait en épaisseur celui de Manufrance, et alors tu juges un peu du prix de revient ? A combien faudrait te passer le prix de vente du Santantonio, dès lors ? Déjà qu’on barbote en pleine inflation, merde, ces cons ! Hein ? Tu vois pas, en annexe à « Remets ton slip, gondolier ! », un superbe catalogue sur couché, avec planches en couleurs et descriptif détaillé ? Yayaille, M. Fleuvenoir, ce qu’y me casserait ! Déjà qu’on travaille au knout dans la maison. Que si t’as un jour de retard dans la remise d’un manuscrit, on te retient tes droits sur les seize z’ouvrages suivants pour t’apprendre que l’exactitude c’est la politesse des imprimeurs ! C’est pas le mauvais homme, m’sieur Fleuvenoir, mais son vice, c’est qu’il bat les auteurs. Juste ça. Tous les jours, on perçoit des hurlements en provenance de son bureau, comme quoi il met un de ses bourrins au pli. Remarque, ensuite, t’as toujours une gentille escr’taire qui accompagne le gus à la pharmacie du coin, ou bien chez le docteur quand y a besoin de points de soudure, comme dit Béru. Et c’est la maison qui douille les frais d’hospitalisation quand y en a — ça arrive.
Bon, alors en gros, pas charger, je te dis que le palais à mon comte est aussi un musée, qu’il est tout en marbre à l’intérieur, et bourré à craquer de tout ce qui se fait de plus coté, de plus coûteux, de mieux doré. Des statues d’albâtre, de porphyre de genoux, de branque, d’humus, de proue, de soupe, de plâtre, d’asphyxie, d’éléphant, de cavalier équestre, de Sodome, de commode, de benêt, de queue, de caoutchouc, de praline, de bonze, de bronze, de bonze en bronze bronzé, de métacarpe, de sardine à l’huile d’olive et tout ça, encore plus, rien d’assez, tout en trop-beau authentique, garanti, séquestré, étiqueté, numide, persan, sexuel, galvanisé. Et des toiles, dis ! Des tableaux de peinture, comme exprime le Gros, non pas de maîtres, mais de génies : cent vingt Raphaël, douze Martini, cinquante-trois Fra Diavolo, douze Fra Angelico, un Fra Gonard, un Rubens dans les cheveux, un Van Dyck porteur du maillot jaune, six Léonard de Vinci en ordre de marche, un Titien tout frisé, huit Giotto en cour d’Assise, un David représentant Goliath, un magnum de Champaigne, un portrait en pied de Mussolini par Vélasquez, et j’en passe, et des meilleurs, et des plus rarissimes ! T’arrives, tu ne sais plus où mettre les yeux, les pieds, les mains, ton cul. T’es là, terrassé par cette fantastique accumulante de trésors. Tu passes d’une vitrine à un tableau, d’une statue à un bois polychrome. Les tapis sont si évidemment précieux que tu voudrais marcher sur les mains. Les tapisseries si sans aucun doute anciennes que t’as peur de les effilocher en les regardant trop fort.
Enfin t’imagines un peu, non ?
Mais bon, d’abord, que je te raconte la personne qui vient nous accueillir. Une brave dadame en longue chemise de nuit sur laquelle elle a enfilé un manteau de lainage. Elle porte, tiens-toi bien, un bonnet de dentelle. Il y a certains problos de dentier à résoudre au niveau de son clapoir, car ça branle au manche lorsqu’elle cause trop vite, comme si ses dominos arrivaient pas à lui suivre le débit, tu comprends ? Sa parole bascule par-dessus ses incisives quand elle abonde.
Elle nous regarde, se signe en deux exemplaires, ajoute un paraphe dans la marge et nous demande comment il se fait que, et pourquoi est-ce qu’on.
Je lui chuchote, dans la touffe de poils artichesques qui défendent son tympan, qu’il s’agit d’une affaire gravissime. C’est uniquement parce que le comte est comte que le clergé vénitien, dont l’épiscopat n’appartient pas au parti communiste, ce qui devient rare, nous a chargés de mission.
— Quelle mission ? veut savoir la vioque en branlant des mandibules.
— Secret d’Etat.
Elle baisse le ton.
— Oh mon Dieu, s’agirait-il des mœurs du comte ?
Tiens, on en apprend à toute heure. Quelles mœurs il se trimbale donc, monsieur le comte ? Il en chope ? Il en bouffe ? Il en donne ? Ou quoi ? Comment ? Par où ? Avec qui ?
Je rassure cette pauvre dame anxieuse. Elle doit servir chez les Fornicato depuis Marignan, et alors elle a ses racines furtives dans cette grande famille, fatalement.
— Non, non, ne craignez rien !
— Ah, bon…
Elle se signe et promet une chiée de Pater garnis d’Avé à sainte Caramelle, sa patronne, manière de la remercier.
— Est-ce à propos…
Là, elle hésite, prend peur, se retranche dans un mutisme farouche.
— Vous disiez, ma bonne femme ?
Pour l’encourager, créer des liens amitieux entre nous, je la bénis à la va-vite. Ça ne peut pas lui faire de mal. Et d’abord pourquoi un simple quidam n’aurait-il pas le droit de bénir son prochain ? Pourquoi ma bénédiction n’aurait-elle point en haut lieu les mêmes vertus que celle de Sa Sainteté, par exemple ? Lui, il les file à la chaîne, ses bénédictions, avec un porte-clés de Saint-Pierre et un poster géant du Saint-Esprit. Elles peuvent pas être empreintes d’ondes protectrices réelles. C’est son salut militaire, le pape, toc en long, toc en travers et passons la monnaie !
Tandis que mes bénédictions, mézigue, elles me partent du cœur, des tripes. M’arrive, parfois, ma Félicie, que je la bénisse. Sans qu’elle s’en gaffe. Tiens, tandis qu’elle tourne un roux devant son fourneau ou qu’elle cueille des roses pompons à notre tonnelle pour décorer la table. Poum ! l’envie me chope. Je la bénis à la sauvette, dans son dos. Note que j’sus con de me cacher, ça lui ferait plaisir au contraire de voir ça. Mais c’est toujours ce sale orgueil, qu’on appelle le respect humain pour se donner des raisons d’être lâche dans ses hardiesses spirituelles.
Là, ma bénédiction est motivée, comme ils disent, ces cons. Tiens, y a également « sophistiqué » comme mot à la mode : tout est sophistiqué : les avions, les moulins à légumes, les installations de climatiseurs. Sophistiqué ! Mon transistor japonouille l’est. Mes chemises d’été. Y a que mon paf qui reste simple et sans détour.
Cette croix tracée dans sa direction la met en émoi, la vieille vestale.
Je n’ai plus qu’à insister :
— Vous disiez, ma chère enfant ?
Mon enfant ! A elle qui pourrait être ma mère-grand. Elle n’hésite plus :
— Ce n’est pas à propos des étrangers ?
Je joins les mains, baisse les yeux. Récite tout bas des choses.
Elle s’enflamme :
— C’est à cause d’eux, n’est-ce pas ?
— Si nous trouvions un endroit discret pour causer, ma chère fille ?
Et comment !
Elle cramponne le bas de sa limouille, assure ses deux paquets de varices dans ses mules papales.
— Suivez-moi ! Suivez-moi !
On lui file le train, ce qu’est pas duraille (la bataille duraille, comme dirait Clément) car elle trottinoche, Mémé, sur les grandes dalles marmoréennes.
Le hall est grand comme le Petit Palais, et le petit salon qui lui succède comme le Grand. Les statues deviennent de plus en plus gigantesques. Y en a une, surtout, superbe, taillée en haut-relief, qui représente François Ier attrapant la vérole à Naples, et dont on ne peut s’empêcher d’admirer la perfection.
Mme Caramella nous conduit à l’office. C’est l’endroit le moins prestigieux du palais, mais c’est le sien. Enfoncé, quasiment au-dessous du niveau de la mer, avec juste deux œils-de-beuf au ras du plaftard. On dirait plutôt des chiottes publiques en pleine négligence. Les murs sont couleur de merde, et le sol aux carreaux brisés, incertain sous les pas, ressemble à celui d’une demeure abandonnée. Une immense table pour réfectoire de couvent occupe le centre du local. Des bancs la longent.
— Asseyez-vous donc, mes bons pères.
Les bons pères obtempèrent.
— Vous boirez bien quelque chose ?
Oui, ils. En l’occurrence, elle nous sert une dégueulasserie de sa fabrication, à base d’écorce d’orange, de marc, d’essence de térébenthine.
Elle est radieuse quand on lui dit que nous n’avons jamais rien bu de semblable, ce qui est la plus stricte vérité. Aussi démarre-t-elle sans se faire prier. Et alors pour ne pas te faire languir par trop, je te vas résumer l’essentiel d’un récit cahotique, à ricochets, riche en pointillés et soupirs de toute nature.
Caramella, c’est la vieille nounou du comte, lequel, contrairement à ce que j’imaginais, est un tout jeune homme. Cézigue, au travers des mots tendres de la vieillarde, m’apparaît comme étant une vigoureuse pédale, nantie d’aminches plus ou moins douteux, et menant une existence que la comtesse de Ségur affirmerait dissolue si, au lieu d’écrire ses conneries, elle avait rédigé les miennes.
Au début de l’année, le palais prenant de la gîte, des travaux de réfection furent entrepris. Il s’agissait d’injecter des soutènements de béton dans ses fondations lacustres. Au cours du travail, l’entreprise fit une découverte étrange ; en l’eau cul rance, un coffre-fort très ancien, aux dimensions impressionnantes.
L’énorme caisson d’acier gisait, à demi immergé dans les vases vénitiennes, encroûté d’une gangue épaisse. A l’aide de palans et de chaînes, on le hissa au sec.
Le comte Fornicato, qui est dans le fond un romantique, bien qu’il se fasse miser comme le zéro à la roulette et te pompe un escadron de bersagliers en deux temps trois mouvements (de langue), le comte, disais-je donc, fut ravi par cette découverte. Il y vit l’aventure, telle qu’on la trouvait dans les récits anciens. Ce coffre englouti devait, selon lui, receler un trésor fabuleux, et il se perdait en conjectures sur la nature de son contenu.
Il manda des spécialistes pour procéder à l’ouverture du coffiot, mais vite dut déchanter. Onc ne parvint à violer ce coffre de fabrication extrêmement « sophistiquée » comme ils diraient, ces cons. Véritable chambre forte, il est considéré comme pratiquement inexpugnable. Fabriqué dans un métal spécial, composé d’acier trempé, de fonte renforcée, d’harmonium survasté, de plantagenet injecté et de camouflard, il se rit des chalumeaux oxhydriques, se gausse des scies à métaux les plus mordantes et pouffe dès qu’on essaie de lui bricoler la combinaison. Attends, bouge pas, je t’explique mieux : cette merveille de résistance n’a été tirée qu’à un nombre très restreint d’exemplaires because son fabuleux prix de revient. Elle date du début du siècle et a été bien entendu inventée par des Allemands, ces cons. Les serrures sont au nombre de quatre. Deux s’actionnent avec des clés (et ici, elles sont absentes, tu penses !), deux autres sont à combinaison. Les pênes sont à hérisson, c’est-à-dire qu’en pénétrant dans leurs gâches, ils s’ouvrent comme se déboule un hérisson et chaque pointe d’acier jaillie du pêne pénètre dans des alvéoles destinées à les héberger. En outre, côté des gonds, des ergots énormes s’enfoncent dans le chambranle quand la porte est fermée. Tout ça pour te bien faire comprendre qu’il n’y a rien à faire.
Le comte Fornicato, lui, il devient dingue près de son monument arraché aux abysses. Il veut l’ouvrir. Ne pense plus qu’à ça. A quoi sert de vivre au siècle des voyages cosmiques si on n’est pas foutu de craquer une lourde, nom de Bleu ! Alors, depuis des mois, il bat le rappel des techniciens. Il paie à prix d’or des malfrats que des gens de la pègre lui ont indiqués. Tout ça en vain. Personne ne parvient à ouvrir ce damné coffre. Et puis, récemment, une nouvelle lui parvient. Selon la petite histoire du crime, un seul homme, entre les deux guerres, a pu délourder un « Flagenstaub » (c’est le nom de la marque). Et cet homme, c’est Carlo Spontinini. Il opéra dans une banque de Berlin en 1928. Il était alors aux débuts de sa carrière. Avec le produit de son vol, il gagna les U.S.A. où il fit la brillante carrière que l’on sait. Fin de citation. Tu commences à entraver le topo, Loulou ?
Apprenant la chose, Fornicato s’est mis en quête du vieux malfrat retiré du circuit. Il lui écrivit pour lui proposer une collaboration. Fifty-fifty s’il arrivait à ouvrir le coffre, et un gros dédommagement acquis de toute manière pour le cas où ce dernier ne recèlerait aucune valeur. Corrèque, non ?
Le vieux Spontinini, sa première réac ç’a été de l’envoyer chez Plume, le perruquier des bersagliers, le jeune comte. Paralysé à demi, bourré d’osier, il en avait que tchi à branlocher du coffre mystérieux. Qu’il contienne des lingots ou des pois cassés, ça lui faisait une guibolle grande comme ça, Spontinini.
Mais Fornicato est un obstiné dans son genre, malgré qu’il prenne des paratonnerres à moustache tout plein l’oigne.
Il a récrit, et récrit encore. Trouvé des arguments formides. Causé de la chère Italie. Lancé un défi aux capacités du vieux forban. Eh quoi, il avait donc une mentalité de retraité désormais ? Ne pensait plus qu’à ses bouillottes et à ses toasts de saumon fumé ? Y avait plus que les cours de la Bourse qui l’intéressaient, le fameux gredin qui avait défrayé les chroniques ? C’était donc ainsi une fin de carrière ? La retraite du Parrain, Pont-aux-Dames ? Le Rondon ? Ils étaient donc devenus pattemouille, ces julots terribles dont l’Italie se chuchotait encore les américains exploits ? Finito, le goût de l’aventure ? Pépé gâteau ? Papa gâteux ? Merci bien.
Il lui en a tellement bonni, à Spontinini, que le vieux a eu le sursaut escompté. Il a biché sa bouffée d’orgueil. O.K., j’arrive, merdeux ! Et tu vas voir ce que je vais en faire de ta tirelire, hé, freluque !
Et voilà l’histoire.
Alors Spontinini est ici. Depuis qu’il s’est pointé, il a juste pris un bain, bouffé des plates-côtes à la polenta et il est prostré auprès du coffre, dans la crypte. Quelle crypte ? Celle qui, jadis, servait de chapelle au palais, avant que l’eau de la lagune n’ait monté. Mais à présent, y a juste le chœur qui soit hors d’eau car il est surélevé. Et c’est là qu’on a déposé le « Flagenstaub ».
Moi, j’sais pas si tu partages mon sentiment, mais je la trouve passionnante, cette histoire de coffre repêché. Et la venue de l’autre continent de ce rentier du crime piqué au jeu. Ouvrira, ouvrira pas ?
Maintenant Caramella, elle aimerait être payée de retour. Savoir, mine de rien, en quoi le haut clergé se mêle de cette affaire.
Comme j’ai un peu plus d’imagination qu’une tortue naturalisée (même si elle est naturalisée française) je lui déballe de quoi éteindre sa curiosité.
Le cardinal a su l’histoire du coffre. Par ces chaleurs, tout transpire, n’est-il pas ? Or, l’un de ses péones, vieux rat de bibliothèque, s’est souvenu que le palais voisin a été, au début de ce siècle, habitué par un cardinal allemand retiré à Venise. Caramella m’assure qu’elle n’a jamais entendu causer de la chose, je lui rétorque que pas étonnant vu que personne ne l’a jamais sue. Et bon, je lui continue de cardinal chleuh, cousin par alliance du kaiser, lequel cardinal détenait des documents archi-et-pisse-copeaux terribles concernant le Vatican, comme quoi le pape de l’époque était en réalité franc-maçon, et que tu te rends compte, même avec le recul si on apprenait une chose pareille, au moment de la poussée rouge en Italie, le désastre de Pavie que ça représenterait pour les Démocrates Chrétiens ? Or, un gangster, même retiré des affaires, n’a pas de scrupules, et s’il déverrouille le coffiot, Spontinini va exercer un terrible chantage sur la Sainte Eglise Catholique Romaine. Il faut absolument empêcher cela.
La vieille est déjà à genoux avant la fin de mon exposé et prie en larmoyant. Puis, calmée par ce bain spirituel, elle reprend contact avec moi pour me dire que notre démarche auprès du comte Fornicato sera stérile. Rien ne saurait le fléchir. Il veut ouvrir ce coffre, n’importe les conséquences, et il finira par l’ouvrir.
Je réveille Bérurier, ses ronflements risquant d’attirer l’attention.
— A quelle heure rentre le comte, madame ? Elle branle son sous-chef (car elle est voûtée).
— Oh, mon bon père, guère avant l’aube. Il doit être au Verre Filé cette maudite boîte de la calte Edonie où il passe le plus sombre de ses nuits et le plus clair de son temps.
Je lui file une nouvelle bénédiction express, de soutien moral, car faut toujours porter aide et assistance à son prochain, quand bien même il n’est pas en danger de mort.
Elle me remercie en se signant une fois de plus, comme on signe un bordereau de dépôt.
— Il est évident, dis-je, que nous ne saurions attendre votre pauvre petit comte jusqu’aux autores, ma bien chère fille. Aussi, voilà ce que je vous propose : montrez-moi l’endroit où se trouve le coffre et j’irai réciter sur sa porte si réticente les actions de grâce et de rainier à l’adresse de saint Nicodème-le-meloneux, case postale 813-91, Rome, afin que ces vilaines gens ne puissent l’ouvrir. Pendant que je dirai mes prières, préparez donc un café au père Beruzzi qui a grand mal à rester éveillé.
Elle est d’accord sur tout. Sa seule objection c’est que Spontinini doit probablement être au chevet du « Flagenstaub ». Qu’à cela ne tienne, dis-je, je réciterai mes oraisons depuis la pièce voisine.
Et d’accord, elle m’entraîne dans les arcanes souricières du palais Fornicato. On longe des couloirs dégoulinants de limon et de salpêtre. De la lumière filtre sous une vieille, très vieille porte démantelée. Il n’est point difficile de voir, non au travers, bien sûr, mais entre ses planches vétustes. Et qu’aperçois-je ? Ne me le donne pas en cent, c’est moi qui te le donne en mille : le père Spontinini dans sa chaise roulante, avec un stéthoscope dans les manettes, penché sur une sorte de mausolée géométrique, de couleur verdâtre, dont il actionne avec minutie les systèmes de sécurité. Il écoute sa serrure comme un praticien ausculte son malade. Près de lui, son secrétaire à tête de névropathe, habillé d’une combinaison blanche, manipule des instruments impressionnants, parce que bizarres, car rien n’intimide autant que ce dont on ne comprend pas l’usage.
La môme Marika est là aussi, assise jambes croisées sur un siège pliant pareil à ceux qui portent le nom du metteur en scène et de Jean Gabin sur les plateaux de cinématographe.
— Eloignez-vous, ma chère fille, recommandé-je à la vieillarde si merveilleusement crédule.
Là-dessus, je tombe à genoux, les bras en croix, éperdu d’une ferveur à la graisse de cheval mécanique que même à Fatima, quand le soleil s’est mis à jouer au con, t’aurais pas pu trouver la pareille.
Caramella se barre. Lorsque ses pas ont décru, sans perdre un instant, je m’élance dans les escaliers.
Négligeant le rez-de-chaussée consacré aux pièces d’apparat, je continue à trajecter jusqu’au premier, mais dans ces palais à la mords-moi le nœud (mais pas trop fort) tu sais ce que c’est ? Y a rien d’assez majestueux, aussi le premier est-il une réplique de l’étage inférieur, avec d’immenses salles aux fenêtres comme les portes de la gare de Lyon, des cheminées où tu pourrais loger une famille calabraise et encore des statues, toutes plus équestres et grandeur nature l’une que les autres, merde, ce qu’ils pouvaient être bêcheurs en ce temps-là !
Alors, l’infatigable Sana poursuit son investigation au deuxième. Enfin, voici les chambres. Je déboucle les lourdes. Par veine, je tombe d’emblée sur celle à la môme Foumela, reconnaissable aux mille conneries féminines qu’une gonzesse se doit d’emporter dans ses bagages. Le Santonio, tu pourras dire de lui ce que tu voudras (et tu ne t’en prives pas) mais tu ne peux pas lui enlever son flair. Il a le nez creux, cézigue. Un sens inné des planques. Quel bon goret-chercheur-de-truffes j’eusse fait !
Si je te disais qu’à peine un coup d’œil circulaire me suffit. Je retapisse une Samsonite carrée sur le fronton d’une armoire. Je me hisse à l’aide d’une chaise, la descends, l’ouvre, constate qu’elle est vide, mais n’en glisse pas moins quatre doigts et un pouce préhensiles dans la pochette de soie à soufflet fixée à l’intérieur de son couvercle. J’en ramène mon passeport et ma brème de royco. Merci saint Antoine, on voit que Padoue est toute proche ! On a beau dire que la langouste est aussi chère en Bretagne qu’à Paris, il n’en reste pas moins (pas davantage non plus) que les saints sont plus efficaces quand tu les mobilises sur leur propre terrain de manœuvre plutôt qu’à dache. Et ça se comprend. Moi, je serais saint, si tu me fais appel à Saint-Cloud, je te serai plus profitable que si tu me carillonnes depuis Tokyo.
Avec une joie indescriptible — alors pourquoi te perdre mon temps à te la raconter ? — j’enfouille mes petits trésors. Ensuite de quoi je remets la valoche en place.
Maintenant, du temps que j’y suis, je cherche la turne à Spontinini. Une mignonne inspection s’impose. Pourquoi ? Pour dire. Comme ça. S’il fallait toujours apporter des arguments d’airain pour justifier ses moindres faits et gestes, on décyclerait de la gamberge.
Sa turne est contiguë à celle de Marika. Me v’là à l’explorer minutieusement. Ses valises sont vides, à l’exception de l’une d’elles qui est pourvue d’un double fond. Dans la cache se trouvent deux revolvers extra-plats, identiques comme jadis une paire de pistolets d’arçon. Ils offrent une particularité par rapport aux autres armes de cette nature, c’est qu’un fil du diamètre de celui d’un rasoir électrique sort de sa crosse et plonge au bout d’un mètre cinquante de tortillon dans une boîte grise en plastique grosse elle aussi comme un rasoir électrique (tu vas dire que j’y tiens, hein ?). Moi qu’ai la passion des gadgets, je me dis que Spontinini peut bien m’offrir un de ses deux feux, en dédommagement des tracas qu’il m’a infligés et je cramponne l’une des armes (si arme il y a, car enfin t’as des pistolets qui font briquet, porte-cigarettes ou taille-crayon).
Non content de ça, tout comme les trois orfèvres après que s’étant rendus chez un bon bourgeois et ayant baisé toute la famille, ils crurent bon de monter sur le toit pour infliger au chat l’aiguillon de leur luxure, je continue d’explorer, sans rien négliger. Ouvrant penderie et tiroirs, examinant tout : les effets comme les objets. Et tombant enfin sur quelque chose que tout autre que moi n’aurait pas remarqué, seulement, dis, Santonio, pousse pas : c’est quelqu’un ! Et ce quelque chose m’ouvre des perspectives, ce qui est toujours très bon pour la santé morale d’un grand policier. Ce dont il s’agit, tu peux toujours aller te faire mettre par les Grecs : je ne te le dirai pas encore. Je suis romancier à suce-pince, et si les romanciers à suce-pince se ménagent pas des coups de théâtre, dis, y n’ont plus qu’à aller vendre des esquimaux au pôle Nord. C’est comme un chasseur qui ferait macérer ses cartouches dans son lavabo avant de débouler dans les halliers solognots. Sache seulement que ma découverte est des plus simples, innocente, quoi. Pas de quoi fouetter une chatte avec un chat à neuf queues ! Une bricole. Mais qu’a des répercussions quand tu y penses bien. Car enfin… Hein ? Bon.
Cette fois, je pars.
La cuisine. Béru qui a un regain d’appétit mange de la mortadelle en lichetrognant du vino rosso.
— Voilà, dis-je à Caramella, mes actions de coordination sont dites. Ce brigand ne pourra pas ouvrir le coffre du cardinal allemand et donc notre Sainte Eglise continuera de rayonner extra. Ne parlez pas de notre visite au comte, surtout. Il est sous la coupe de ces vilaines gens et il risquerait de perdre son salut éternel connement par une réaction inconsidérée auprès de l’évêché. Ah ! qu’il a donc de la chance, madame, d’avoir pour le protéger un ange gardien tel que vous. Je vais vous donner la grande bénédiction sérénitissime, celle qu’on n’accorde généralement qu’aux hommes d’Etat et aux vainqueurs du Giro.
Elle pleure de bonheur.
La bouille du gondolier, tu la verrais au clair de lune, quand un curé soutané lui demande de le conduire, lui et son compagnon, au Verre Filé, la boîte de pédoques la plus olé olé de Venise.
Il me fait répéter.
— Vous avez dit « au Verre Filé », padre ?
— Oui, mon ami. Nous entreprenons l’action Rédemption destinée à sauver les âmes en perdition dans les lieux de débauche.
Le gondolier soupire en touillant la merde du Grand Canal de son immense cuiller à pot (de chambre) :
— Vous allez avoir du travail, padre !
On débarque derrière la place Saint-Marc, à un ponton de pierre où d’autres gondoles piaffent. Notre homme nous indique le chemin pour gagner le Verre Filé et nous souhaite bonne chance.
Moi, je vais te dire une chose : à partir de très vite, on va en avoir singulièrement besoin.
Nous abandonnons nos soutanes sous un porche aussi obscur que pestilentiel. Et puis, zoup : au Verre Filé ! Pourquoi le « Verre Filé », ce nom baroque ? Je suppose que c’est là un rappel de Murano où chaque jour se fignolent tant de chefs-d’œuvre sur lesquels tout homme doté d’un sens artistique moyen souhaiterait pouvoir faire des cartons. Oui, je suppose… Encore que l’imagination des gens est une chose mystérieuse, qui ne répond à aucun critère. Il suffit de lire les noms des maisons et des bateaux pour s’en persuader. Ceux-ci sont très révélateurs de la personnalité des parrains. On devine ici la prétention, là la connerie crasse, et là encore la poésie dérapante. Mais ce sont toujours les cons qui l’emportent, étant donné leur surnombre.
On pousse la lourde garnie de gros clous à tête forgée qui n’évoquent en rien le gracile verre filé évoqué par l’enseigne. Un vacarme que je te vas qualifier d’assourdissant, manière de souscrire aux clichés reçus, nous agresse. Et puis la fumée. Et encore la pénombre. Cette taule, c’est comme qui dirait un bouillon de culture. Ça macère dans du turpide. Les gars rassemblés là s’échangent leurs microbes par pleins paniers. Ils se frottent, se respirent à bout portant, entre-suent de concert. La musique vociférante ne peut, à ce point d’intensité, n’être subie que par des tympans débiles. Faut avoir du foin dans la tronche pour supporter, ne pas se gaufrer les baffles et se mettre à crier grâce, en tombant à genoux.
Béru a un recul que je contrôle d’un coup de coude au creux des cerceaux. Alors, courageusement, on entre dans le flot et on se met à nager en direction du bar.
Tu les verrais, ces messieurs-dames !
Internationaux, qu’ils sont. Toujours, si t’auras remarqué ? La pédalerie c’est comme le golf : ça te regroupe une élite, sauf que là y a plus de dix-huit trous ! Des blonds radinés de Scandinavie, le pot béant, des noirpiots venus des Amériques, des frisés, des chauves, des grosses fiotes briocheuses qui doivent se faire miser à l’aide d’un chausse-pied ou de démonte-pneu, des élégants, des négligés, des Latins disserts, des Anglais, ces cons, anglais ; des Allemands, merde, avec des mines de gestapettes ! Tout, quoi ! Et nous pour en finir. Amortir le tableau.
On aperçoit bien deçà et delà quelques gonzesses, mais même en leur coulant la dextre à l’ogne, tu parviendrais pas à déterminer s’il s’agit de travelos ou de véritables mégères. Moi, je me gafferais de grimper une de ces souris et de l’embroquer à la levrette afghane, comme tantôt la Marika, que j’aurais trop peur de me retrouver le Mister Pollux dans les steppes de l’Asie centrale !
Ça danse en essaim au centre de la taule. Avec ces rythmes à la gomme, tu sais pas qui gambille avec qui. C’est tout bon. Tu te fous en piste comme dans une piscine et t’as plus qu’à remuer les jambes et les épaules en gardant aux lèvres ce sourire béatement niais des gens qui dansent et qui ont l’air d’en être fiers, alors qu’ils devraient en ressentir de la honte ; car qu’y a-t-il de plus honteux que de trémousser comme un con, en face d’un autre con ? Que même les animaux, à part un macaque peut-être s’il veut jouer à l’homme, même les animaux ne dansent pas. Ou alors dans un cirque, quand ils sont ours, bourrin ou toutou et ceux-là on les traite d’animaux « savants ». J’adore l’expresion : « savants » ! Savants pour les avoir emmédiocrés, ridiculisés à coups de fouet et de susucres. Ah ! le vandalisme du citoyen terrien est incommensurable. Faut qu’il souille, arsouille, vasouille, gadouille : les autres et la nature. Vitement que ça change !
On trouve un créneau au rade, entre une vieille pédale décharnée et un bel éphèbe tout de blanc vêtu. On se commande un remontant. Béru est complètement éteint ce soir. Depuis son coup du restau avec la Hollandaise, y a quelque chose qui s’est vermoulu en lui. On dirait maintenant qu’il vit tout ce bigntz sans s’y intéresser. Peut-être vient-ce du sommeil ?
Le loufiat est une gazelle blonde, toute bouclée, avec de grands yeux bleus humides comme des frifris de collégiennes en train de feuilleter l’album porno de la surveillante.
— Dis voir, belle envapée, je l’interpelle, connais-tu le comte Fornicato ?
La gazelle me considère avec complaisance. Elle tire une langue capable d’encoller les enveloppes des lettres de licenciement de toute la maison Lipp.
— Qu’est-ce que tu lui veux, à Dino ? elle me demande effrontément.
Je crois, Béru, que son apathie vient de ce qu’il pige pas l’italien. Et également qu’il a trop bouffé dans la cuistance à Caramella, pendant que je visitais le palais. L’apathie vient en mangeant, comme je dirais si je ne me cramponnais pas aussi farouchement à un reliquat de dignité.
— Faire son bonheur, peut-être, réponds-je au loufiat.
Frisotton sourit. Jolies chailles, éclatantes, lèvres z’humides, haleine fraîche.
Mon charme opère. Il me désigne une sorte de loggia, au fond de la salle.
— Il est à sa table habituelle.
— Merci.
Je repars à travers le bruit et la trémousse générale. De temps à autre, une paluche s’égare, que je déjoue d’une bourrade, soucieux de ne pas créer d’esclandre.
Cette loggia, on croirait une alcôve. Dino Fornicato est en train d’y mimer la Cène.
Assis sur la banquette du fond, au milieu de ses tristes apôtres, il lève sa coupe en prononçant des mots, comme un qui se mêlerait de réinventer l’eucharistie.
Et alors j’ai un : tressaillement, sursaut, frémissement, choc (rayer la mention inutile).
Car le comte Fornicato n’est autre que le jeune homme qui nous a permis de nous évader du palais de police, celui à la vedette fracassante.
Et pour lors, je pige le circus. C’était à notre propos qu’il était venu rendre visite au gros poulet.
Sans doute a-t-il des accointances avec ce pachyderme et lui a-t-il demandé de nous détenir un bon bout de moment avant de nous déférer devant un magistrat instructeur.
Marika avait justifié notre arrestation en me fauchant mes fafs et me glissant de la came dans le veston ; lui, il se chargeait de faire prolonger notre garde à vue. Et c’est avec son propre bateau qu’on a mis les voiles, si je puis dire.
Pour l’instant, il paraît avoir oublié nos frasques. Son lot de crémières surexcitées compose une espèce de cour piaillante dont il est le monarque vénéré.
Embusqué derrière un pilier, heurté sans trêve par le flot des danseurs, comme un rocher par l’océan, je l’observe. C’est le dandy moderne. Il doit balancer son fric par les fenêtres grillagées de son palais et tenir table ouverte pour ses petits follingues.
Mince, je l’imaginais autrement. Ça ne va pas avec l’idée qu’on peut se faire d’un homme faisant appel à un gangster célèbre.
Il passe sa coupe de champagne à la ronde, et toutes les guêpes y trempent leurs lèvres à tour de rôle ; mais il ne reste plus suffisamment de champagne pour permettre à la tablée entière d’accomplir cette parodie de communion. Alors Fornicato récupère la coupe vide, l’emplit à demi et se livre à une obscénité qui remplit de joie l’assistance : il se dresse à sa place, dégage son sexe et le trempe dans le champagne. On applaudit à la ronde. La coupe repart pour circuler à nouveau, de main en main, de lèvres en lèvres.
Ce que c’est drôle ! Quel humour ! Quel bonheur d’appartenir à la même espèce que ce beau jeune homme ! Dire que j’aurais pu n’être qu’un escargot ! Merci, mon Dieu !
Ecœuré, je vais pour m’esbigner, lorsqu’un fracas terrible retentit.
Je te le laisse écouter et cours t’attendre au chapitre suivant !