CHAPITRE PREMIER QUI SE POURSUIT DE LA SORTE…

— A la semaine ou au mois ? s’inquiète le signore Bellaquiquetta (son nom est gravé sur cuivre vert-de-grisé au-dessus de la caisse, à gauche de la photo coloriée de sa défunte mère).

Ce vieux forban maigrelet, mal rasé, loqué d’un costar épuisé et qui porte une chemise à col ouvert, manière de se pimpantiser, a très bien vu que nous survenions les mains vides.

— A l’instant, rétorqué-je.

L’autre plonge jusqu’à la garde son auriculaire dans sa trompe d’Eustache droite et l’agite fiévreusement, comme l’on agitait jadis la fourche d’un téléphone mural pour alerter des postières incertaines.

— Ici, dit-il sévèrement, c’est l’Albergo Alfredo Royal, monsieur.

— Ne soyez pas complexé pour si peu, cher monsieur, tout le monde ne peut pas diriger le Ritz, lui réponds-je, et donnez-nous votre meilleure chambre, si toutefois elle existe. Par meilleure chambre j’entends celle dont le lit n’imite pas le braiement de l’âne quand on s’y couche, et dont les robinets du lavabo ne vous restent pas dans les mains.

Tout en parlant je souris, et tout en souriant j’extrais de ma poche une liasse de billets de banque en provenance de différents pays à la solidité monétaire incontestable.

Le signore Bellaquiquetta soupire et, en échange de vingt francs extrêmement suisses, me tend la clé du 21.

A titre de prime, il nous souhaite d’y être heureux et d’y procéder à de nombreux enfants. Ce que nous lui promettons avec ferveur !


Il existe, m’a-t-on moultes fois affirmé, deux catégories de femmes. Alors je me demande à la suite de quoi je suis toujours tombé sur la troisième ! Je les attire. C’est bien le coup d’y dire, hein ? Tu vois ma gonzesse du moment ? Cette journaliste platoniquement séduite par un vieux forban en retraite ? La manière décidée qu’elle est venue parmi les pigeons de San-Marco me demander ce que je leur cherchais, à son équipe. Et aussi sa spontanéité, comme dit le Gros, pour me suivre jusqu’à cet Albergo Alfredo Royal, qui n’a de royal que l’air fumier du taulier. Et y a son aisance tandis qu’on grimpe un escalier d’amour plus troué que la conscience à Spontinini. On dirait qu’elle gravit l’escadrin d’honneur de l’Opéra un soir de gala. Pas du tout gênée, la gentille. Chez les gonzesses, d’ailleurs, la gêne passe après le fignedé.

Elle marche devant. Ça aussi : quand tu grimpes à la brosse, la nana ouvre la marche et pour redescendre, elle te file le train. C’est l’homme d’instinct qui décide. En se rendant au divin sacrifice, il s’excite sur les rondeurs de la proie. Pour en revenir, il se grouille de les oublier. L’homme est le mammifère le plus salopard qu’il m’ait été donné de rencontrer au cours de mes pérégrinations internationales à travers le Berry et la Franche-Comté.

Arrivés au premier, on cherche le 21. Ce qui nous induit à plonger jusqu’au fin bout d’un couloir tergiversant qui se termine dans des obscurités touffeuses et malodorantes. Parce que oui, y a ça, Venise : elle pue, la gueuse ! Ils virent doucement égouts, les romantiques canaux que se promenaient Marco Polo et Casanova. Ils sont pleins de fange et de limon, de bêtes mortes et de détritus. Y a rien de plus beau que l’eau, mais rien de plus dégueulasse aussi quand elle n’est pas propre. La terre absorbe la sanie, la transforme en enrichissements. L’eau s’en corrompt.

La terre purifie, la flotte contamine. Moi, même les pures sources montagnardes, bien drues, bien claires, je m’en gaffe. Elles me font peur. Je les devine chargées de bacilles et vermineries sous leur pureté apparente. Le microbe, la flotte, c’est son domaine. Voilà pourquoi je bois toujours le whisky sec.

Mais enfin quoi, bref, faut bien s’en accommoder, s’en incommoder aussi. Et là, pile, je te disais qu’on atteignait le fond extrême du libidineux couloir qui sent le canal pourri et le foutre mal déblayé. Dans ce secteur, y a une espèce de renfoncement encombré de balais qui ne doivent servir que pour la fête nationale du quartier, laquelle tombe hélas un 29 février. Et puis y a un bout de fenestron dont les carreaux sont remplacés par des cartons, ce qui garantit mieux du soleil. Alors la dame blonde a un : élan forcené. Elle se jette à mon cou. Se plaque à mon corps tel le lierre à son tronc pour les pauvres de la paroisse. Sa menteuse me vient. Sa chaleur m’investit. Elle peut plus attendre. C’est la fournaise sensorielle. Le débridage incompensé. Là que tout craque, que tu rattrapes ballepeau. Fini, faut ! Alors je fais. Vite et bien. Et fort, tu verrais cela, youyouille ! Le Chanel, qu’est-ce y déguste ! A ne plus pouvoir être remis, à moins un épouvantail, mais les épouvantaux sont toujours de sexe masculin, tu l’auras remarqué. Elle a une manière de soulever une jambe qu’est salement friponne, ma camarade. C’est ça, avoir la cuisse légère. Te présente sa boîte aux lettres aux meilleures conditions. Vrzaoum, poum ! Entrez vous êtes arrivé ! Y a emballement de la diligence. Le héron au long manche… La tringle farouche. Elle en déplace à cloche-peton, la gosse. Pirouette sur un talon. Me sert de moyeu, et moi donc à elle ! Gravitation unilatérale et verselle ! La friction des grandes retrouvailles impatientes. Pas le coup du départ, toujours langoureux, mais çui de l’arrivée, qui ne se discute pas. L’allumette craquée sur la mare d’essence. Et les sens prennent feu. Et puis fait et cause pour une solution d’urgence. On s’entrepollue à la cosaque. C’est la promenade queutarde dans le couloir. On se cogne aux portes. Se meurtrit la saillie à celles des murs. Chlac, chlac, chlac ! Même qu’une dame hollandaise (c’est le jour des Bataves, que je te dis !) ouvre pour essayer de constater. Tout de suite elle comprend pas : hollandaise comme elle est, tu parles ! Et puis, à force qu’on vire et volte, tournique, tout ça, elle a des soupçons. Elle écrie des trucs en pays-bassiste. Comme quoi c’est indignant des gens qui liment dans un couloir, et un couloir d’hôtel, elle te vous le fait remarquer, merde ! Qui suffirait qu’on ouvre le 21 avec la clé que je tiens en même temps que la fesse gauche de ma chérie, au point qu’elle s’y empreinte pour des meurtrissures vaticanes. Saint-Pierre et Miquelon, le coq gaulois chanta trois fois ! Mais non, clé en main, clé en cul, voilà qu’au lieu de cacher nos fornications on les déploie ouvertement, d’un galandage à l’autre, heurtant les murs, les portes, la morale chrétienne, la pudeur, les balais, tout ça bien… Misère, honte à nous.

Pour la déconcerter, je change de tactique, et par conséquent de côté. Je me paie une chouette levrette afghane. Demi-tour à droite, droite ! Le coup du photographe. Par ici la bonne soupe ! Penchez-vous un peu devantage en avant, chère maâme et vous apercevrez le Pont des Soupirs. Ça y est ? Merci ! Ouf qu’on est bien ! Un grand chez soi vaut mieux qu’un petit chez les autres ! Elle a la babasse aux dimensions de la norde Amérique, ma louloute. Continent sans frontière ! La pampa ! Batifolage sur le Lac Salé !

L’Hollandaise court se barricader. Elle a peur de passer à la casserole. Faut dire qu’elle est religieuse, en plus de batave, merde ! Venir en Italie pour se faire miser quand t’appartiens à l’ordre des Sœurs du Caramel ou des Petites Marie-couche-toi-là de l’Enfant Jésus, ce serait bien un comble, non ?

Les dames, tu les vois, bien pincées dans leurs bioutifouls tailleurs, fardées, minaudées, parées pour les grandes manœuvres de salon, tu croirais jamais à leurs prouesses fessières. Quand c’est l’heure de la gigue, de la digue du culte, de toute la grande branchée, bordel de Zeus ! ce qu’elles arrivent comme exploits physiques. Ces postures incroyables, que même dans les cirques de Moscou où qu’on envoie au goulag le gonzier qui rate son numéro, tu es sidéré de telles prouesses ! Là, une fille qui depuis dix-huit piges n’a plus tous les jours vingt ans, et qui bon, massages et frottailles électraques certes, je dis pas, mais le carat est laguche, non ? Eh ben, pouvoir se plier de la sorte. Prendre appui juste en se cramponnant à ses propres chevilles afin de rester corréqu’ment braquée, chapeau ! Par terre, le bitos vu la position, mais chapeau bongu de bois ! Et dis, un filet de basket pour ainsi dire, son fion. Un panier, quoi ! La main au panier, cherche pas, de là qu’elle résulte l’espression. Et mécole, à deux mains la drive, lui oriente le baba télescopique. La barre à gauche, à droite. Le gouvernail de profondeur. Cherche ce que je pourrais ajouter de mieux ; comment parachever en apothéose. Le hic, dans l’assouvissement, quand y se perpètre parfaitement, c’est cette volonté de se dépasser coûte que coûte. D’en rajouter. D’innover, tu comprends. Une force malingre, je veux dire maligne, qui te taraude. Les orgueils qui se mêlent au paf. Le goût d’accomplir du jamais ressenti. Que ton pied soit seulement le point de départ d’autre chose et non plus un aboutissement. Trouver la cinquième vitesse, comme Beethoven ! Pom pom pom pommmmm ! Le feu d’artifesse complet, superbe, jamais connu. Le genre humain mystifié. Le caniche ravalé plus bas que son étronc parsémateur. La fornication vaincue par l’accession à l’Inconnu. Crever les plafonds à coups de braques. Les azimuts ! Alors t’enfièvres, tu brodes. T’es débordant d’inventeries fécondes, faites con. Et comme ceci ? Et en f’sant ça ? Et si j’essayais un 180 degrés boulé ? Et si en même temps j’lui hasardais ces quatre doigts commako en complément de pogrome, je veux dire de programme ? Tout, quoi ! Ta bidoche et ton esprit unissonnent dans le supra. Pour une fois en plein accord, ils conjuguent toutes leurs possibilités afin de décrocher la lune. Mais quoi qu’ t’imagines, y a tes limites. Le fade, il est jamais tout à fait atteignable. Au moment de l’éblouissure tu te rends compte que c’est pas gagné, mais t’espères que ce sera la prochaine. Qu’alors t’auras dégauchi le petit bidule, le truc infime qui a manqué cette fois à ta décarade septimo-céleste. Et ainsi, d’inventions en frénésie, de renoncements en espoir, tu poursuis ta conquête de l’impossible jusqu’à tant que tu puisses plus goder et que tu trimbales pour le compte ton panais contre ta cuisse, kif la gaine vide d’un ya perdu. Misère d’homme qui ne se sera jamais rattrapé…

La Hollandaise religieuse, elle est garce malgré son mariage avec le Seigneur. N’appelle-t-elle point notre hôtelier par le téléphone intérieur qui, n’existant pas, est remplacé par un gong. C’est ça icigo, qui s’appelle donner « un coup » de téléphone.

Le signore Bellaquiquetta, alerté, se pointe.

Les pénombres couloirdiennes le méprennent. Voyant l’Argentino-Américano-Hongroise penchée bas, les mains aux chevilles, le monument au poilu d’Orient dressé en direction de la coupole du Palais des De Sono, pardon, des Dodges, il demande :

— Vous avez perdu quelque chose, signora ?

J’amorce un léger arc de cercle de manière à nous profiler par rapport à lui.

— Au contraire, lui dis-je, madame a trouvé. Voyez plutôt !

Il en reste trente secondes silencieux, terrassé par la stupeur, et nous mettons ce brin de mutisme à profit pour franchir Mach II et décélérer, notre mission de reconnaissance étant remplie.

— Mais c’est un scandale ! hurle le loueur d’instants.

— Je ne vous le fais pas dire, renchéris-je en remisant Coquette dans son habitat habituel.

Je lui rends sa clé :

— Tenez, vieux. Et dites-vous que si tous vos clients se comportaient comme nous, vous pourriez transformer votre albergo en polyclinique.

Il cueille la clé entre le pouce et l’index, comme Mme Barbe-Bleue huitième du nom, la clé du fâcheux placard où son mari soigneux rangeait ses épouses inutiles.

— Mais pourquoi n’êtes-vous pas allés faire « ça » dans la chambre ? il peut pas s’empêcher de questionner.

— Parce que madame est superstitieuse : le 13 lui fait peur.

— Mais…

— Oui, signore ?

— C’est pas le 13, d’ailleurs il n’y a pas de 13 ici, mais que des 12 bis, vous aviez le 21.

Je le biche par le revers :

— Etes-vous à ce point ignare en arithmétique pour ne pas comprendre, signore Bellaquiquetta ?

— Comprendre quoi ?

— Ce qui sauterait aux yeux d’un enfant de six ans, à savoir que si j’ôte le 2 de 21, il ne reste que le 1, et que si j’additionne ce 2 retiré et ce 1 qui subsiste, cela fournit un 3 de belle venue, lequel, placé à la suite du 1 restant nous donne inexorablement le nombre 13. Ah, monsieur Bellaquiquetta, je doute que vous dirigiez un jour la chaîne prestigieuse des Hilton. Pauvre chère Italie, comment serait-elle dirigée alors que ses plus modestes hôtels le sont en dépit du bon sens.

« Venez, ma chère amie, dis-je à la jeune femme, nous n’avons plus rien à faire dans cet établissement. »

Je l’entraîne sous la médusance éperdue de l’albergargotier.

* * *

Elle rit pendant trois minutes, montre en main, me déclare que je suis un type unique en son genre et un amant de grande classe (ce qui fait toujours plaisir), m’apprend qu’elle se prénomme Marika, ce dont je la remercie vivement, car rien n’est plus démoralisant que d’apprendre postérieurement aux joies du postérieur que ta conquête porte un prénom ridicule, dont je me garderai bien de donner des exemples ici, par crainte d’indisposer des lectrices potentielles qui en seraient affublées. Et puis je lui arrache la promesse qu’on va se retrouver demain à l’apéritif, sur la place, à la même terrasse que naguère. Et voilà un baiser pour sceller l’engagement. Sa silhouette claire se perd vite à travers la foule.

J’ai les cannes qui font bravo. La séance du couloir m’a flagadé.

Le crépuscule s’amorce dans un ciel indigo. Les pigeons commencent à prendre leurs quartiers de Hotte sur les corniches. Des marchands de yo-yos électriques paraissent jongler avec la lumière. Des jeunes gens en bras de chemise passent en se tenant par l’épaule. Ils chantent un truc communiste où ça raconte des promesses sur la liberté, le bonheur du peuple, le drapeau rouge et autres, tout ça bien, quoi.

Là-bas, de l’autre côté de la place, seulâbre à l’avant de la terrasse, Sa Majesté Béru, épanoui, plein de Cinzano, dodelinant, radieux d’être.

Je l’accoste en mollassant du geste. Le voyage, la monstre tringlée, j’suis fourbu.

— J’me demandais s’y fallait pas qu’ j’commande un sac de coucherie pour passer la nuit ici, me dit-il. Tout a bien boumé ?

— Magnifiquement.

— Tu leur as filé le train jusqu’au bout ?

Je souris.

— A fond, assuré-je pour ma satisfaction intime, la seule qui importe vraiment si tu y réfléchis.

— Y sont à quel hôtel ?

— Ils habitent un palais.

Je lui raconte tout.

Tout.

Le Gros renifle et murmure :

— Y en a qu’ont du bol. Si c’s’rait toi qu’aurais garé la tire, c’est M. Mézigue qui embourbait la déesse. E doit z’êt’ salingue, non, cette fumelle ?

— Pas mal, merci.

Il tète son verre vide :

— Et c’est d’autant regrettab’ que ça n’soye pas tombé sur moi qu’la bagnole m’échauffe les sangs. Moi, un long voiliage et j’ai le tricotin qui se déclenche.

— Que veux-tu, le destin a ses élus, murmuré-je, les autres doivent se soumettre avec bonne grasse, j’ajoute, songeant à l’épouse de mon plantureux coéquipier.

Le destin a tellement d’élus qu’il est obligé de faire appel à la main-d’œuvre étrangère pour les assumer. Comme nous décidons d’une dernière tournée avant d’aller dans un hôtel, deux messieurs s’arrêtent devant notre guéridon. Si t’es gai ris donc, comme on disait à la communale où on regorgeait d’esprit. Là, les deux gaziers ne sont pas gais et ne rient pas. Tu dirais presque deux frangins, ces messieurs. Pas très grands, mais assez baraqués des épaules, le cheveu noir, l’œil plus brillant qu’Aristide, des complets dans les gris clairs froissés, des chemises à col ouvert et des airs de te haïr qui t’inciteraient à demander un visa pour les îles de la Sonde.

Les duettistes ont un même mouvement admirablement réglé. Deux cartes me sont proposées. Seules les photos qui les agrémentent et les noms calligraphiés dessus diffèrent. Il s’agit de brèmes de la Sûreté vénérienne, je veux dire vénitienne.

On les examine, Béru et moi.

— Vous faites une collecte pour les œuvres de la police ? je leur demande.

Ça ne les amuse pas.

— Suivez-nous !

— En quel honneur ?

— Vérification d’identité.

— Elle peut s’opérer ici, pourquoi vous suivrait-on ? Tenez, voici mes pap…

Je n’achève pas. Ayant porté la main à mon veston, je constate que la poche intérieure est vide.

— Venez ! décide l’obstiné, à qui mon désarroi ne fait ni chaud, ni froid, ni chaude-pisse, ni chaud-froid de volaille, ni Godefroi de Bouillon, ni Geoffroy Saint-Hilaire.

C’est sans relique, je veux dire sans réplique.

— Montre tes fafs à ces messieurs. Gros !

— T’as paumé les tiens ? gouaille l’Enflure.

Il plonge dans sa vague, fait la grimace.

— Merde, y m’ont secoué mes fafs dans le vaporetto ! Ça y est, je me rappelle quand t’est-ce c’était. Un petit crevard à l’air pédoque dont j’croyais qu’y m’cherchait noise à la braguette, c’tait juste pour m’faire baisser ma garde. Ah, le fumarot !

On est là, un brin anéantis par ce coup du sort. Mais quoi, merde, on va pas se laisser démoraliser par si peu. Pas la première fois, les deux, qu’on a maille à partir avec des confrères étrangers. Au bout du compte tout s’arrange. Surtout quand il s’agit de poulets italoches. On serait aux fins fonds de l’Asie Minable, je veux dire Mineure, y aurait de quoi s’écrémer le cervelet, mais là, c’est un coup de turlu à filer à Paname. Dis, Venise, c’est quasiment français dans son genre.

Le plus simple c’est d’accompagner nos homologues, comme on dit puis. Moi, reusement, je place ma fraîche dans ma vague de futal, ça froisse les biftons, mais ils sont faits pour, les fafs, non ? C’est quoi la différence entre une banknote et du doublé-satiné pour se torchonner le dargif, quand on y pense ?

On respecte pas les hommes, et tu voudrais respecter du papier, toi ?

Bon, très bien : je cigle nos consos et nous accompagnons nos cosaques jusqu’à l’embarcadère le plus prochain où une vedette de la police dandine dans les remous de la circulation canale.

Je me songe que l’affaire est bizarre-bizarre vous avez dit bizarre quand on la considère attentivement. Serait-ce point la dame Marika, si tant jolie et bien baiseuse, qui m’aurait secoué mon porte-lasagne ? Mais dans quel but ? Elle devait bien se douter que je n’aurais pas grand mal à faire la preuve de mon identité. Venise n’est pas loin de Paris et les polices ont des liaisons rapides.

Le Gravos fulmine comme quoi il avait une photo de sa défunte maman dans son larfouillet, plus une touffe des poils de chatte à Berthe, prélevée au cours de leur voyage de noces à Courbevoie, et aussi une image de sa première communion, à lui Alexandre-Benoît, qu’il a toujours conservée et qui le protège des maléfices (elle l’assurait contre tout, sauf le vol). L’artiche, il s’en branle, Mister Bouledegomme. C’est comme les cheveux : ça repousse. Mais ces trésors du passé ? Bon, la photo de Mme Francine Bérurier, il s’en dégauchira une autre dans la boîte à chaussures où il remise son passé ; mais les poils de cul à Berthy, hein ? Certes, il lui en demeure énormément, à la chère dame, seulement ils n’ont plus le soyeux de jadis. A présent c’est du crin de jument. Et leur odeur aussi s’est altérée. A leur début, ses poils, à la Bérurière, possédaient de capiteuses senteurs, de troublants effluves verginaux, selon l’époux. Maintenant, tant et tant de burnes s’y sont frottées, en tant de lieux vénéneux que leur parfum a acquis une âcreté bestiale, il ne s’agit plus de frêles et comestibles pousses de bambou, mais de baobabs géants, de fromagers, défieurs de cieux ! Quant à l’image de sa prom’, il ne disposait que de cet unique exemplaire, Béru. Elle représentait un ange avec des ailes delta brandissant l’eucharistie, et ça lui donnait faim, le Gros, cette blanche galette proposée à ses appétits physiques comme spirituels, amen !

On enquille un canal, des canaux, des chacals, des shakos, tout bien.

Et c’est quand même pas commun de se laisser emballer ainsi, dans Venise la folle, en doublant des gondoles, en longeant de fastueux palais aux fastes mités, mais si altiers dans leur misère de temps, si tellement plus beaux de mourir ainsi, les pieds dans l’eau, comme un cerf à la noble ramure s’enlise dans le marécage.

On arrive.

Des flics font les cent et quelques pas sur un perron bordé par un ponton-parking bien achalandé en canots marqués polizia.

Un immense porche barbatif, où tourniquent des fraîcheurs de cave inondée. Des escaliers. Voilà, on raccroche avec l’habituel. On cesse d’être lacustre pour plonger dans l’administration traditionnelle. Des couloirs merdiques, des bancs luisants d’usure, des gens incertains entre des poulagas fringants, des portes avec des trucs peints au pochoir dessus. Des fenêtres poussiéreuses. Des odeurs d’humanité négligée. Partout c’est kif, ou presque. Même dans les bâtiments flambant neufs tu retrouves ces remugles et ces abandons, ces gens perdus ou fonctionnarisés, selon qu’ils sont flics ou malfrats.

Un bureau plein de gus en bras de chemise qui font un bousin de salle de rédaction un soir d’assassinat de Kennedy. Des qui tapent à la machine, ayant devant eux un type menotté, d’autres qui téléphonent en changeant à tout bout de phrase le combiné de main pour pouvoir parler à l’aide de l’autre, des en cercle qui conciliabulent à haute voix. Des qui vont et des qui viennent, et d’autres qui vont et viennent. Et puis, bien sûr, ceux qui lisent le journal, ceux qui mangent, ceux qui racontent la manière royale qu’ils ont limé la veille et celle, impériale, qu’ils limeront ce soir.

On nous convoie jusqu’à une sorte de box vitré, espèce d’îlot (vous en êtes un autre !), dont le Robinson est un énorme type à trois mentons dont chacun est deux fois gros comme çui à Béru, non mais tu te rends compte, mon gamin ? C’est plutôt rare que les Italiens soyent obèses. Leurs nanas, oui, quand elles bichent du carat, mais les julots se démaverdavent pour rester sveltes malgré les pâtes qu’ils s’entiflent.

Ben ce Rital-là, pour lui faire le tour de taille, faudrait qu’une bonne partie de tous les gars du monde se donnent la main, espère ! Ses joues, c’est comme une gigantesque barbe de chair qui lui tombe sur le poitrail. Il a des cheveux noirs, épais, coiffés par une raie médiane. Son pif, tu dirais une tomate, sa bouche deux entrecôtes superposées, avec un cigarillo pestilentiel (mon mari !) fiché entre.

L’un des sbires lui déclare que c’est nous.

Le gros nous détronche comme si on était deux vilaines mouches à merde en pleine noyade dans son minestrone. Puis il rote autour de son cigare et bredouille un truc qu’il faut drôlement être habitué à cézigue pour piger, en plus, bien sûr de savoir le vénitien sur le bout des doigts.

Son ordre — car c’en est un, et même plutôt deux qu’un — est bien reçu par nos escorteurs, lesquels nous enjoignent de plaquer nos mains contre la cloison.

Ce qu’on, après que j’eus traduit à Bérurier, lequel ne sait en italien que les mots : Campan, Cinzano, Martini, mortadelle et spaghettis.

Lorsque nous avons appliqué nos chères papattes au mur, on nous dit alors de reculer les jambes. Coup classique. Ainsi posturé, tu es obligé de maintenir ton équilibre avec les mains et donc tu ne peux rien entreprendre d’autre.

Dès lors, une fouille très scientifique s’opère. Elle porte ses fruits, juge-z’en plutôt, puisque ces bons messieurs déballent de la doublure de nos vestes plusieurs sachets de cocaïne.

* * *

Oh, y en a pas gros : une centaine de grammes, mais ça suffit amplement pour faire mauvais effet auprès de nos collègues. Naturliche je proteste. Je m’écrie qu’il s’agit d’une machination, d’un truc infâme destiné à me perdre. Que moi, l’Antonio, je suis un tout grand flic français. Je leur supplie d’appeler le Vieux à Paris.

Mais le gros lard au cigare en rote de plus en plus fort tellement qu’il me méprise et refuse de faire droit à ma moindre requête. On m’embastille ainsi que Béru dont on soupçonne qu’il est mon complice, entre guillemets, comme c’est la mode de dire ces temps-ci. « Entre guillemets », tu remarqueras : la téloche, radio, la presse, les nœuds volants dans les restaurants, à tout bout de champ ils s’en gargarisent de cet « entre guillemets ». Les formules naissent, sont adoptées, puis se périment. Un con en invente une autre. Je soupçonne des gonziers dans l’ombre, qui tissent des choses à snobiner du crachoir. Des humbles, des grammairiens, des obscurs décortiqueurs de langue. Ce sont les gagmen de la mode causée. Ils mettent au point un mot, un cliché. Un jour c’est « motivé », un autre « entre guillemets » ; demain ils risqueront un néologisme, le piqueront peut-être en loucedé dans un de mes books, pas la première fois qu’on me met à contribe. Mais moi, j’réclame rien. C’est cadeau. Le crottin de bourrin, dans la rue, il appartient plus au cheval, non plus qu’au charretier. Il est tombé dans la communauté (réduite au saké, comme disent les Japonouilles). Puisez, les mecs, mes poubelles débordent. Tout me tombe : le pognon, les idées, le foutre. Je suis le donneur type. Le pélican prodigue. Y a qu’à se baisser, y a qu’à demander, voire simplement faire semblant d’en vouloir et je donne… Tiens, prends ! Tiens, fume ! Tiens, suce ! Les premiers voulants sont les premiers comblés. Prenez et mangez car ceci est mon paf !

Et moi, dis, fulminant, le naseau en geyser islandais, je trépigne de m’être laissé repasser ainsi par la môme Marika. Pas étonnant qu’elle ait voulu baiser debout, la gueuse, dans le couloir. Ça lui permettait de m’agripper la fringasse à loisir. De craquer ma doublure pour y couler ses sachets. Oh, mince, comment j’vais me tirer d’une telle compote de merde maintenant ? T’as une idée, petit loup ? C’est dramatique comme situation.

On nous entraîne en nous bourrant de coups de coudes sournois dans le burlingue. Le Gros mugit qu’il a rien fait, lui. Qu’on n’a pas le droit. Il veut son consul, ou au moins la femme de ménage d’icelui. Se placer sous la protection bleu-blanc-rouge de ses natives autorités, le Bérurier Alexandre-Benoît.

Mais ses criminations ne font qu’attiser la hargnerie de nos sbires. On retraverse la vaste salle populeuse. Je vois dans l’encadrure de la lourde un très beau jeune homme aux manières tellement efféminées qu’il doit fatalement prendre sa température avec des braques. Un policier en uniforme lui désigne notre gros lardon au cigare. Le beau jeune dandy se dirige vers l’obèse, se fait connaître, et l’autre faille renverser son bureau à trop se hâter de se lever. Il est obséquieux, dégoulinant de servilité. On s’arrache à la pièce.

Le couloir encombré, sonore, voûté…

Le Gravos me dit :

— Du temps qu’on n’a pas encore les menottes, on pourrait p’t-êt’ bien s’envoler, non ?

Tiens, l’idée ne m’en venait seulement pas.

Du coup j’examine la situation d’un œil intéressé. Nous sommes au premier. Des flics en surnombre se pressent un peu partout. Dehors, il y a un perron ponctué d’un ponton. On ne va pas se tailler à la nage dans les canots !

— Trop risqué, dis-je au Gros. Ce serait compromettre nos chances de nous faire blanchir par Paris. Et Pépère d’annoncer :

— Qui ne risque rien n’a rien.

J’ignore si nos deux méchants comprennent la langue de Lecanuet, toujours est-il qu’on jacte en arguche de barrière, façon javanaise pour n’être pas compris d’eux.

Ils nous entraînent au bout du couloir, mais dans la direction opposée à celle de notre arrivée. Là un autre escadrin nous attend, qui va dans des profondeurs salpêtreuses. Le vrai cul-de-basse-fosse, comme le père Louis XI affectionnait, selon la croyance populaire.

Au tournant des marches, j’aperçois des grilles. Le tout est éclairé par des loupiotes implacables, très fortes, qui répandent une lumière de bloc opératoire.

Un flic galonné, blanchi sous le machin, lit la Stampa, à califourchon sur une chaise. Au-delà des grilles, des gens prostrés, que l’on vient d’encager pour une garde à vue, attendent que leurs destins suivent leur cours.

Le poulet qui me convoie siffle entre ses dents. Lors, le garde-chiourme quitte à regret sa chaise et son journal et empare une clé féroce fixée à un crochet de sa ceinture.

— Bien, m’annonce Bérurier, pour ce dont ce qu’est de ma part, j’vas leur prendre un congé de toute beauté. Arrange-toi avec ton julot, moi j’m’charge des deux aut’.

Il a de grands moments, Bérurier. Parfois, ses prouesses touchent au sublime. Une masse comme voilà lui, déguisée en tourbillon, c’est à peine croyable.

Tu sais, sur leurs dessins, les humoristes restituent le mouvement en s’abstenant de dessiner certaines parties du sujet.

Ici, kif. En une particule de seconde, le Gros n’a plus de bras droit ni de jambe gauche. Le v’là fugacement monobras et monojambe. Mais pas monolithique ! Son bras droit qui se termine par un énorme poing a tiré un crocheton au bouc de son escorteur, et sa jambe gauche qui s’achève par un pied à forte pointure a visé les burnes stagnantes du surveillant. Le tout donne deux mecs inanimés. Me reste plus que de frictionner le mien. Bon : un pas en arrière, une manchette en avant. Sur la nuque : tchloc ! Et tout est dit.

Dans les cages, les gonzes arquepincés, comme on dit puis dans Hugo, hurlent comme aux arrivées sur un champ de course. Ils passent leurs bras à travers les grilles, pour qu’on les délivre, mais dis, faut pas pousser, nous on est pour le parfait déroulement de la justice et on ne va pas se mêler de merdifier nos collègues transalpins.

Alors on rebrousse chemin. Quatre à quatre on retourne au grand couloir bourdonnant. Là, on se met à arquer d’une manière posée, pas attirer l’attention. Mais ce qu’on fourmille des cannes, si tu savais ! Faut absolument évoluer au ralenti, sans la moindre hâte, en devisant comme deux gens dont la conscience ferait de la publicité pour une lessive à la télé.

Mais Dieu qu’il est long, ce couloir. Je me dis que sur trois types mis k.-o. l’un d’eux ne va pas tarder à récupérer ses esprits. Et alors, ce foin !

Les secondes s’égrènent à chaque deux pas de nous. On arrive au monumental escadrin de l’entrée. Toujours rien. Mais je me dis que notre pain blanc va changer de couleur bientôt, car pour quitter cette honorable demeure, il nous faut une embarcation. Est-ce qu’on hèle les vedettes-taxis, à Venise ? Font-elles de la maraude ?

Y a bien les gondoles, seulement pour échapper à la Rousse, c’est p’t-être un peu gnagna, non ? Ça y est : la meute est lancée. Des cris s’élèvent dans les profondeurs de l’hôtel de police.

On se grouille.

Le perron, avec les badernes de service qui crachent dans l’eau pour précipiter le naufrage de Venise.

Juste comme on se pointe, une vedette ronronne et le beau dandy que nous avons croisé un moment plus tôt y prend place. Nous sautons dans la vedette presque en même temps que lui.

Il proteste.

— Ta gueule ! lui dit Béru en braquant sur cet éphèbe un regard beau comme deux rubis de cinquante carats chacun.

Le pilote se lève, mauvais, pour nous expulser. Un mec que j’ai pas le temps de bien visionner car Béru l’a déjà filé dans la citrouille d’un coup de boule. Tandis qu’il barbote parmi les chats crevés et les étrons en dérive, je m’installe au volant. Pleins gaz !

J’enquille le premier canal à gauche. Une voie étroite entre deux alignées d’immeubles. Un gondolier qui se la radinait dans le crépuscule, avec deux Hollandais en vacances, est pris de plein fouet. Son carrosse noir est éventré. La Hollande rejoint son élément zuiderzien naturel. Et le gondoleur reste comme un con, autour de sa longue rame, comme une cerise confite après son bâtonnet dans un Pim’s number ouane. On passe. En six secondes me v’là à l’extrémité de ce petit brimborion de canal.

« Oh hé ! » s’annonce un gondolier sur tribord. Je vire sur bâbord, toute. Merde, le son s’était mal répercuté, et il arrivait de la gauche, le deuxième gondolineur. A la pointe de sa pirogue, y a une superbe tronche de dada en cuivre. J’sais pas le hasard des télescopages, mais v’là que la tête de bourrin se retrouve dans notre vedette. Et le second gondolier va se ramer la prostate au sein de l’eau verdâtre, tandis que ses clients qui chantaient O sole mio pour faire plus voyage en Italie, regardent la tisane grimper le long de leurs chaussettes.

Mais ne nous attardons pas en de puériles constatations. Le temps presse ; que dis-je : il urge ! Je me rends bien compte qu’une telle balade en barlu ne nous mènera pas loin.

Alors j’enquille deux ou trois canaux, puis, parvenu à l’hauteur d’un pont, je coupe les gaz et aborde un escadrin conduisant à la calle du dessus. Béru qui a pigé aide à la manœuvre. Saute sur les marches de pierre verdies. Je le suis. Un coup de tatane dans la vedette et la v’là qui se file en travers du canal juste comme se pointe une autre. On s’attarde pas à admirer le télescopage. Dans la vie il faut savoir ce qu’on préfère de sa sécurité ou de la noyade d’un pédé.


Le chouette de Venise, c’est l’étroitesse des rues, leur grouillement sauvage, tous ces cons Kodak venus de multipart, si éblouis, si photographes, si tartemolles… Un vrai beurre ! On les bouscule sans seulement qu’ils s’en rendent compte. On les porte d’un magasin de droite à une vitrine de gauche et ils moulent une bijouterie-quincaillerie pour une chaussurerie sans seulement s’apercevoir de la différence.

— On a bien fait de les mettre, non ? soupire Bérurier.

— Je n’en suis pas si sûr ; il va y avoir chasse à l’homme !

— Chasse à l’homme ma bite, y z’ont d’aut’ chaglaglates à fouetter. Ici, tu penses. Et d’ailleurs, comme on n’avait pas nos brèmouzes y n’ont pas z’eu nos noms.

— Sans fafs, ça va être coton de s’installer dans un hôtel. A moins que…

— A moins que quoi ?

— A moins que je n’aille récupérer mes papiers auprès de l’aimable dame qui me les a secoués…

— La gonzesse au truand ?

— Qu’en penses-tu ?

Il résume assez bien le topo, Alexandrovitch.

— C’est pour ainsi dire téméraire, assure-t-il. Faut mieux prendre quéques précautions.

— Qu’entends-tu par là ?

Il me désigne une placette avec une église.

— Allons réciter un bout de prilière, si ça nous arrangera pas les bidons ça ne nous les défoncera pas davantage.

Il rit en coin, comme lorsqu’il tient une belle idée.

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