CHAPITRE PREMIER QUI CONTINUE AINSI…

L’ambulance s’arrête en bordure du Grand Canal, face au garage où le touriste implore qu’on lui prenne sa tire en pension, qu’autrement sinon, bye-bye Venezia, il devra s’enfuir de la lagune pour retrouver les chères routes pétrolières.

Je déboule de ma pompe en souplesse.

— Va foutre la voiture au garage, enjoins-je au Gros. Le préposé te dira que c’est complet ; ne fais pas comme les frometons qui rebroussent chemin : donne-lui mille lires et il t’indiquera l’étage où la cloquer. Moi je continue ma filoche. Rendez-vous d’ici une plombe à la terrasse du grand bistrot à musique situé derrière le Campanile, place Saint-Marc. Si j’ai du retard attends-moi en biberonnant du Cinzano bianco.

L’ayant nanti de ce sage conseil, je fonce vers l’embarcadère où les vedettes-taxis se mettent en essaim. Spontinini et son brain-trust prennent place à bord de l’une d’elles, tandis que deux porteurs à casquette blanche chargent près du pilote de rutilants bagages. J’affrète à mon tour une embarcation magnifiquement drivée par un Tarzan en maillot de corps qui doit peser dans les deux cents livres non dévaluées.

Il me demande naturellement où je compte aller, et je lui réponds la vérité dans toute sa strictité, à savoir que je n’en sais fichtre (ou foutre si t’es mal embouché) rien. Les étonnements sont dissipables quand tu ne pleures pas trop la lire. Lui, il met le sien au ralenti, comme le moteur de son rafiot. Quand j’ l’ai expliqué que j’entends suivre la vedette de Spontinini, il murmure simplement :

Polizia ?

— Non, lui réponds-je : secours au noyé, je suis maître nageur et j’ai pour mission de repêcher ce pauvre infirme au cas où il tomberait à l’eau.

Le pilote se marre bien. Un cigare importé, puis ré-exporté, par mon cher Zino Davidoff achève de le mettre en condition. Tout, il est O.K., l’ami !

* * *

Moi, Venise me met toujours l’âme en fête. Je m’imagine être Casanova quand je longe ces vieux palais superbes et agoniques, pleins de limon, et si vasouillards que, pour un peu, voire pour beaucoup, tu galoperais chez le petit écureuil retirer ta fraîche de la Caisse d’Epargne pour la consacrer à des maçons vénitiens.

Le trafic est très intense en cette fin de journée. Les vaporettos se suivent et se ressemblent, chargés à couler d’une population rieuse qui trouve le moyen de gesticuler malgré sa compression.

Le gros vedettobiliste se fait un plaisir de filocher Spontinini à bonne distance.

Moi, dans ma jolie tronche pleine de pensées délicates, je me dis commak que le vieux truand va descendre dans l’un des deux magnifiques palaces de la ville : le Dante ou le Gritti.

Car ce gonzier a secoué assez de bas de laine pendant sa période ingambe pour s’offrir ce qu’il y a de mieux sans chicaner sur les tarifs.

On teuf-teufe gentiment, pavillon au vent. C’est féerique, Venise. Toujours nouveau, toujours surprenant. T’as beau connaître, tu la découvres inlassablement. C’est chaque fois une première.

Assis sur le plat-bord, je regarde défiler ces merveilles dont les frontons se mirent tant mal que bien dans l’eau verte. Les embarcadères avec leurs lanternes… vénitiennes, les fenêtres pourvues d’énormes grilles en fer forgé dûment rouillé, les portails à demi pourris du bas, et crépis de vase malodorante… Et ces toits qui tanguent, moutonnent, se séparent, se retrouvent, ces merveilleux toits ocre, chargés de tuiles romaines, ces toits sur lesquels on a aménagé des bouts de terrasse. Et ces espèces de jardins minuscules, bourrés de plantes exubérantes… Enfin merde, tu connais, pas besoin de te faire un dessin, ou alors il devrait être de Fra Angelico.

Le pont du Rialto surgit, après une large boucle. Notre passage fait dodeliner un troupeau de noires gondoles dont les chevaux de cuivre étincellent.

Soudain, la vedette de mon « homme » quitte le milieu du Grand Canal pour gagner un immense palais rose, un peu moins haillonneux que les autres. Elle aborde à son ponton. Le secrétaire aide le pilote à débarquer les bagages tandis que la femme blonde va sonner à l’opulente porte armoriée. Des domestiques en tenue d’esclave paraissent, qui s’empressent pour ramasser le père Spontinini et sa chaise roulante ; le hisser hors du barlu, lui gravir les marches du perron. Tu croirais un seigneur auquel tout le monde empresse[3].

— Et maintenant, signore ? me demande mon barlutier.

Le « signore » se frotte le menton pour se donner l’impression de réfléchir.

— Il est à qui, ce palazzo ?

— Au comte Fornicato.

— Merci. Place San-Marco !

* * *

L’orchestre très violonique joue des valses viennoises, ce qui est tout indiqué pour l’Italie. Il fait tendre. L’air est chargé de pigeons culottés (et qui se déculottent à tout-va). Ces téméraires volatiles se posent sur les épaules, voire dans les tifs, des bonnes âmes semeuses de graines. Des enfants ravis prennent un bain de picciones, les mains en avant, comme le cher de Gaulle prenait des bains de foule. Et les ramiers esquivent les caresses au dernier instant, soit d’un coup d’aile pareil à une passe de muletta, soit en patti-pattant très vite avec une gravité pressée de moine se rendant aux chiottes.

Un beau loufiat frisé comme le dessous d’un établi de menuisier vient se camper devant moi. Je lui commande un Cinzano blanc, non pour faire plaisir à mon éditeur qui aime bien cette honorable firme, mais parce que le Cinzano blanc ne me paraît buvable qu’à la terrasse située à droite de la place Saint-Marc quand tu regardes le Palais des Doges ; partout ailleurs, y compris à la terrasse de gauche, il me poisse la menteuse et me donne soif.

Je suis servi avec cette célérité tout italienne et je vide mon glass avec cette promptitude toute française. Et alors, tu sais quoi ? Pile à l’instant que je repose mon verre au fond duquel le glaçon est en train de faire ses besoins, oui, juste à cet instant, quelqu’un prend place sur la chaise qui coéquipe avec la mienne.

Je n’ai pas un haut-le-corps parce que je suis un garçon extrêmement bien élevé, mais, crois-moi, le cœur y est. Le quelqu’un en question est, en réalité, une quelqu’une. Il s’agit de la compagne de Spontinini ! T’as bien lu ? Bien entendu l’exclamation de ma pensée ? C’est reçu 5 sur 5, oui, on peut continuer ?

En plus qu’elle est jolie et d’une élégance de grande classe, cette personne, elle sent bon comme tu ne peux pas savoir, toi qui ne respires que des odeurs de chiottes bouchées et de friture peu renouvelée. Et ce qui me frappe aussi, c’est son regard intelligent, la dame. Ses yeux sombres, voilés de j’sais pas quoi d’humide, qui se posent pensivement sur toi et te décortiquent en une fraction d’instant.

— Vous permettez ? murmure-t-elle en me prenant place tout contre.

Je me lève à moitié, montrer qu’ j’sus d’une politesse bien extrême, et confirme du geste et du sourire.

— Avec joie, je trouve le moyen d’articuler malgré que.

Le louf est déjà là, plus empressé que jamais :

— Pour madame ?

L’arrivante esquisse une moue.

— Je ne sais pas trop, dit-elle, mais en mettant un fort point d’interrogation à la place de ma virgule.

Je fais montre d’une autorité spontanée :

— Deux Cinzano blancs.

Le serveur s’en va. L’orchestre en profite pour remplacer la Forêt Viennoise par Docteur Jivago, de la Faculté de Saint-Pétersbourg. On se défrime, la dame blonde et moi et force nous est de convenir dans nos in petto respectifs que nous sommes sympathiques l’un à l’autresse, comme l’une à l’autre.

— Pas trop fatiguée par ce voyage ? je questionne.

Elle soupire :

— Un peu défraîchie.

Son français, bien que parfait, contient des tas d’accents dont parmi lesquels l’accent américain.

Et moi, avec un brio de garçon coiffeur de village, je me lance à l’assaut du madrigal, comme Maurice Herzog à celui de l’Everest.

— La rose qui vient d’éclore est plus défraîchie que vous, madame.

La camarade de Spontinini hoche la tête :

— Laissez, dit-elle, ce n’est pas la peine. Je viens seulement vous demander pour quelle raison vous nous suivez depuis Paris.

Au lieu de décontenancer comme n’importe quel tocasson de ton espèce, moi, d’une aisance superbe, toujours, même quand y a branle-bas de combat dans mon sub’, je murmure :

— Depuis Paris ! Chapeau, vous avez un œil de lynx.

— Voyons, cher monsieur, Spontinini n’est pas un enfant de chœur, il sait reconnaître un flic au premier coup d’œil, comme vous, vous reconnaissez un Noir.

— C’est pour cela sans doute qu’un passager de votre avion a été pris de malaise avant le décollage ? Et poum !

Elle sourcille, sincèrement surprise. Là, je viens, me semble-t-il, de lui marquer un but dans la lucarne. Spontinini ne l’aurait-il pas mise au courant pour le gustave de la C.I.A. ?

— Je ne sais pas ! répond-elle sincèrement.

Le serveur nous apporte des Cinzano plus jauno que bianco. Elle cueille son verre délicatement (ah, que l’adverbe est donc la prise de conscience de la langue !) et le porte à ses lèvres avec une grâce infinie. Elle boit un millilitre d’apéro et repose le breuvage sans même avoir fait tinter le glaçon contre la paroi embuée.

Un silence, très relatif vu le docteur Machin qui un jour Lara, etc., à tout berzingue, nous place l’un comme l’autre sur des positions de repli mental.

Et puis, comme rassérénée, elle déclare :

— Vous n’avez pas répondu à ma question, monsieur le détective : pour quelle raison nous suivez-vous ?

Je moue :

— Beûh, à vrai dire, je n’en sais trop rien. L’ordre m’en a été donné par mon supérieur direct et j’obéis ; c’est aussi bête que cela.

Elle sent de plus en plus meilleur, la dame. Franchement, elle avoisine les trente-huit carats, mais si délicatement que personne ne s’en aperçoit, pas même elle. Y a des nanas qui savent vieillir, et d’autres qui ne savent pas se rajeunir, tu remarqueras. Elle, sa jeunesse est un état de grâce qui ne doit pas grand-chose aux produits de beauté ni aux instituts. C’est une jeunesse spirituelle. La vraie !

— M. Spontinini sait que vous êtes venue m’interviewer ?

— Oh, je ne fais rien sans le lui dire. Il était contre mon intervention, mais il sait que j’aime beaucoup les situations claires…

— Vous êtes sa… heu… compagne ?

— J’ignore le sens que vous attachez à ce mot. Pris littéralement, je suis effectivement sa compagne, mais sans être son épouse ni sa maîtresse.

Mon léger sourire l’importune comme t’importe la mouche à merde qui vient de faire un crash dans ta Chantilly.

— La chose peut vous sembler invraisemblable, à vous Français, pourtant c’est l’exacte vérité. D’ailleurs il n’est pas important que vous le croyiez ou non, n’est-ce pas ?

Et toc !

J’amorce une courbette pour montrer que sa réflexion a porté.

— M. Spontinini est un ami du comte Fornicato ?

— Non, ils sont en train de lier connaissance.

— Voyage d’affaires ?

Elle me décoche une moue taquine.

— C’est leur affaire ! Vous n’espérez pas que je vais vous raconter la vie de Spontinini ?

— Elle doit être pourtant passionnante ?

— Ah ça…

Bon, bien, parfait. Que se dire d’autre ? On est là, réunis sur cette fabuleuse place Saint-Marc reproduite à des milliards d’exemplaires de par le monde. Un orchestre langoureux nous fait croire à une douceur de vivre d’un autre âge. Des touristes à la con déferlent, en groupes compacts, Nikon ou Leica braqué, lestés de tout un attirail pesant qui les transforme en forçats de la pelloche. Il fait doux. A cet endroit précis de la planète j’apprécie le Cinzano blanc.

Cette femme me trouble à cause de sa beauté, bien sûr, de ce je ne sais quoi de capiteux qui émane d’elle, et également par son intelligence qu’on devine vigilante.

— Vous n’êtes pas américaine ?

— Cela se voit ?

— Non, cela se devine. Il y a chez vous un moelleux européen. Vous n’avez pas cette fougue un peu dure des femmes de là-bas.

— Quelles sont mes origines, selon vous ?

Sa question est une invite à la regarder, ce que je fais plus que volontiers. Elle est décidément envoûtante.

— Pas russe, soliloqué-je. Attendez, je devine un croisement assez bizarre. Il a fallu plusieurs races pour obtenir cette merveille. Ne bougez pas… Une grand-mère ricaine tout de même, ça oui. Mais qui a épousé un Latin. La résultante de ce couple s’est alliée avec un pur produit d’Europe centrale et vous voici…

Elle a un sourire content.

— Bravo. Effectivement, la mère de ma mère était de Boston. Elle s’est mariée à un Argentin. Leur fille a épousé un Hongrois. Vous êtes très fort, dites donc.

Je hausse les épaules.

— Disons que les hommes m’intéressent et que j’ai beaucoup voyagé.

« Je peux me permettre une question indiscrète ? »

— Voyons toujours…

— Si vous n’êtes ni l’épouse ni la maîtresse de Spontinini, qu’est-ce que vous fichez avec lui ? Vous jouez les gardes-malades ?

— Plus ou moins, mais il ne m’a pas engagée.

— Alors ?

— Vous ne me croirez peut-être pas.

— Quelle idée : je crois toujours ce qu’on me raconte, au début du moins.

— Je suis journaliste, de profession, ou plutôt « j’étais » car j’ai raccroché. Un jour, mon canard new-yorkais m’a chargée d’écrire un truc sur Spontinini, sur la manière dont il vivait au Canada, sa reconversion, ses souvenirs… Vous voyez le topo ?

— Très bien.

— J’ai eu pas mal de difficultés à obtenir un rendez-vous de lui. Mais comme je suis quelqu’un d’obstiné j’y suis parvenue. Notre contact a été aussitôt positif. Il m’a fascinée et je lui ai plu. L’interview a duré plusieurs jours. Et alors, au moment de le quitter, il m’a dit : « Puisque ma vie paraît tellement vous intéresser, vivez-la aussi ! » J’ai refusé. Mais de retour à New York l’existence m’a paru grise. J’ai pondu l’article et je suis retournée à Montréal le lui montrer. Simple prétexte : j’avais envie de le revoir. Il a lu mon papier en quatrième vitesse, a hoché la tête, et m’a demandé à quoi « ça rimait tout ça, ces mots, cette notion de lui dont tout le monde se foutait ». Et alors il a réitéré son offre en assurant : « Un homme ne pourra jamais être exprimé dans un article, il faut pour le cerner un gros livre. Restez, et peut-être qu’un jour vous l’écrirez. » Cette fois, je ne me le suis pas fait répéter.

Elle est grave en évoquant ce tournant de son existence.

— Et tout ça platonique ? je laisse tomber.

— Absolument.

— Faut-il que vous l’aimiez !

— Oh, non, c’est autre chose. Autre chose de mieux dans un sens.

— La foi, quoi ! ricané-je.

— Non : l’intérêt que revêt un homme d’exception pour un être curieux de ce qui est exceptionnel. Je le regarde exister, je l’écoute, et c’est un spectacle étonnant, de tous les instants.

— Formidable ! Mais l’amour dans tout ça, le vrai, l’horizontal ?

Elle a une roseur de bon ton.

— Pfff, il m’arrive de sortir et de faire des rencontres.

— Elles vous satisfont ?

— Parfois oui, la plupart du temps non. Mais ce qui m’importe le plus, c’est de vivre une vie hors série.

— Vous la menez depuis longtemps ?

— Deux ans.

— Pas de signes de lassitude ?

— Pensez-vous !

— Pourquoi Spontinini est-il paralysé ?

— Une balle de parabellum dans la colonne vertébrale à la sortie d’un night-club de New York.

Elle se lève brusquement. Sa main m’est présentée. Je la considère, surpris par la vivacité du mouvement, comme si j’avais à lui lire les lignes très fines que son destin y a tissées. Je me dresse à mon tour.

— Vous n’aimeriez pas considérer notre rencontre comme l’une de ces rencontres auxquelles vous venez de faire allusion ?

Je me perds dans son regard insondable. L’orchestre mouline Fascination, afin de ne pas laisser coaguler l’auditoire en pleine liquéfaction avec le docteur Allez j’y vas.

— Pourquoi pas ? dit-elle.

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