CHAPITRE PREMIER QUI S’ENCHAÎNE COMME TU VAS VOIR…

Les portes sont béantes. On voit trembler la lumière des chandelles sur les porte-cierges. Y a les bougies à 500 lires qui t’assurent des petits passe-droits gentils du Seigneur, et puis des à mille lires pour les grands coups de main en catastrophe.

Des gens s’offrent ainsi une aide céleste et, le cœur content, rassurés par la fonte de ce suif dont ils ont allumé la mèche, ils repartent dans la vie comme le skieur sur les pistes après un fartage de ses skis.

Des vieillardes noires sont en train de briquer leur bonheur éternel à grand renfort de Pater virgulés à toutes pompes entre leurs chicots branlants. Des touristes plus ou moins japonais flashent les saintsulpiceries en vigueur, tandis que d’autres adressent des souhaits au doux Jésus, comme quoi c’est la première fois qu’ils mettent les pinceaux dans cette église et que ça mérite un bonus.

Le Gros se dirige vers une porte basse, située à droite du chœur.

— Où vas-tu ? je lui demande.

Comme il le sait fermement, il n’a pas besoin de répondre. Sa décision vigoureuse est une affirmation tranchante en soi.

On pénètre dans une petite pièce neutre, sans autres meubles qu’un poster montrant l’Elévation, ce qu’est bien intéressant au plan technique parce que grimper verticalement juste à l’aide d’une auréole, ben mon vieux, si t’es pas Dieu, tu peux toujours y compter !

Cette pièce-couloir donne accès à la sacristie proprement dite. Et là, y a deux gentils curés qui sont en train de s’écluser une boutanche d’asti spumante comme deux papes en vacances.

En nous voyant survenir, ils nous sourient et le plus vieux se dresse :

— Non, messieurs, pas ici ! dit-il avec une fermeté tout ecclésiastique. C’est interdit au public.

En guise de réponse, Béru ouvre la porte d’une immense penderie. Des vêtements qui servent d’auto y sont suspendus. Il les décroche en vrac, par grandes brassées et les dépose sur un fauteuil tandis que les deux prêtres cessent de rigoler et se mettent à vitupérer.

— Messieurs les padres, déclare le Gros, va falloir la verrouiller, qu’autrement sinon, j’aurais honte, catholique à mon point, de baffer le museau à des curetons. Allez, oust, entrez dans ce grand placard et tâchez-moi bien de vous y tenir peinards pendant un quart d’heure.

Ayant déclaré, il pousse les deux curés dans la penderie dont il ferme la porte à clé. Ces messieurs, tu t’en doutes, font un ramdam du diable, si je puis dire. Ce que constatant, l’Ignoble rouvre en force et beugle.

— Non mais, va-t-il falloir que je vous ligote et que j’vous cloque un goupillon dans la margoule pour vous calmer, espèces de bohémiens ?

Son ton rugueux ramène le calme dans le clergé. Bérurier vide alors la boutanche d’asti, puis se choisit parmi les frocs une soutane à ses mesures.

— Tu vas bien trouver chaussure à pompier, toi z’aussi ? invite l’aimable personnage.

* * *

Et tu peux pas savoir, curé, comme t’es bien considéré en Italie, quand bien même les cocos montent en flèche. Y a plein de gens qui nous saluent le passage, d’autres qui s’écartent respectueusement. On avance lentement, la barrette inclinée sur le front, d’un double pas mesuré.

— J’ai les crochets, moi, grommelle l’Enflure culsoutanée, si je jaffe pas dans les immédiats, j’vas tomber en digue dondaine.

La terrasse fleurie d’un petit restaurant nous accueille. Le taulier nous propose sa meilleure table, dans un angle, près du ventilateur. On est juste à côté d’une grosse dame hollandaise, bien grasse et rose, dont le corsage est sur le point de tout envoyer promener tant qu’il contient de la bidoche surcomprimée, le malheureux ! Cette dame néerlandaise est convoyée par un mari du genre grosse tronche petit zob, tellement blond que s’il se payait une sieste dans un champ de blé tu le moissonnerais sans t’en apercevoir. C’est pas un causant. Mais qu’est-ce que tu veux dire en hollandais, merde !

On passe commande de spaghettis et de scalopinas de veau à la Milanaise. Plus la boutanche de chianti adéquate, faut comprendre. Et hardi petit.

Pendant qu’on tortore, Monseigneur Béru entreprend l’Hollandaise. J’ai beau le rappeler à ses apparences, il n’en a cure, c’est le cas d’y dire ou jamais. Lui, le jambon sur pied l’excite. Il en veut de la grosse babasse.

C’est son panard, le gras-double des Pays-Bas. Faut le voir balancer du sourire, des œillades, des bouchettes roulées, en enfournant ses pâtes. La Grosse en est époustouflée de tant d’audace. Elle savait les Ritals portés sur la chibrance, mais elle croyait pas que les curés s’alignaient aux asperges, eux aussi. Qu’ils chargeaient comme des Cosaques la touriste batave en lieux publics. Elle ose pas répondre, se garde également de rebuffer.

Elle respecte les mœurs, elle, Ninette Van des Moule. Touriste, ça te confère pas des droits, mais des devoirs. Tu te dois de respecter les suces et costumes des contrées visitées. T’as que le droit de traverser sur la pointe de tes pataugas, sans déranger.

La v’là qui sourit timide au père Bérurier. Elle rougirait si elle se payait pas déjà la couperose du siècle, des comme t’en trouves qu’en deçà de la frontière belgium côté nord. Elle a pas assez de jugeote pour se dire que le Béru, il fait plus curé bourguignon que prêtre vénitien. Mais cézigue, une Hollandaise, il lui fait prendre la Vénétie pour des lanternes, tu penses, y a rien de plus fastoche.

Au caoua, il invite nos voisins pour une grappa. Le Van der Plume, il est confus. Impressionné aussi, à ce point luthérien d’être convié à trinquer avec l’Eglise romaine. Alors on rapproche nos tables. Je sers d’interprète, pardon : d’interprêtres. Les z’Hollanduches, en dehors de leur dialecte décadent, tout ce qu’ils peuvent se permettre, c’est un brin d’allemand et quatre mots d’anglais. Lui il s’en sert pour se raconter, tout bien, comme quoi ils habitent Godeluroo, sa vieille et lui, où ils gèrent une entreprise de revêtements de sols. C’est passionnant. Et en plus ils ont un fils qui fait son service militaire au Quatorzième Tulipier de Ligne. Bravo.

Tout tandis qu’on cause, le Mastar envoie la paluche vers les intimités de la vieille qui s’en arrête d’opiner aux dires du mari et se met à baver du nord au sud. Au début, elle tente de refouler cette main investisseuse, sûre d’elle, plus conquérante que Guillaume le. Mais sa débatture pourrait attirer l’attention de l’époux, et qu’est-ce y a de plus nœud, dis voir, que d’attirer l’attention d’un mari dans ces cas-là ?

Fort heureusement, la terrasse n’est éclairée que par en dessus. Les grenouillements au-dessous du niveau de la table restent secrets. Et l’Hollandais se débite en tranches de vie. La vie, y a pas tellement de quoi s’y cramponner, franchement, mais alors une vie hollandaise, merci bien, je t’en fais cadeau. C’est la première fois qu’ils viennent en Italie, les Van der Plume. Jusque-là, leurs voyages, c’étaient Amsterdam, Rotterdam, La Haye, le Palais Royal et sa reine Juliénas, son prince Bernard de Tulipe que les firmes amerloques arrosent pour qu’il flétrisse pas trop vite, Fanfan. Le prince qu’on sort peu, mais qui rentre dans les combines, d’après les gazettes ; que cela dit, moi j’en sais rien après tout, et que dis, quand tu t’embourbes la mère Juliana, si t’as pas droit à des compensations, ben vaut mieux te faire naturaliser monégasque, qu’au moins, chez Rainier, y a du soleil et un musée océanographique où les poissons ressemblent pas à des maquereaux, mais à la reine Juliana, justement, le sceptre et le vélo en moins ! Bon, j’entraîne, qu’est-ce que je te disais : oh yes, Béru, sa main vadrouilleuse. La gêne de l’Hollandaise, tant si vive chez cette chère personne peu instruite des cochonneries de ce monde latin. Qu’à la fin, manquant d’air, elle se lève pour, dit-elle, aller se laver les mains, la malheureuse. Mais tu crois que le Messire Bérurier va se le tenir pour dix ? Qu’il va prendre cette fuite pour une fin de non-recevoir ? Ce serait le mal connaître ; illico, il se dresse idem, annonce qu’il va aller faire pleurer le gosse. Et poum ! les deux décarrent en direction des cuisines qui sentent bon la friture à l’huile de vidange, le poissecaille en pâmade et la vinasse aigrie. En plus que, ce soir, j’sais pas si c’est le temps qui veut changer, mais les canaux fouettent terrible.

Ces deux lards en moins, ça crée un vide. Faut meubler. M. Van der Plume (dans mes polars, sache : tous les Hollandais je les appelle Van der Plume, parce qu’à quoi bon j’irais me fatiguer les méninges pour des trucs épisodiques ?) m’esplique qu’ils sont descendus à l’hôtel Di Tiro a Volo près de l’église Saint-Lorenzo.

On est là, à bavasser. Je guigne le fond du restau, avec un pouce d’inquiétude. Fectivement, au bout d’un moment, je vois gesticuler un gros cuistot en sueur, dont la sudation éclabousse le présentoir à charcuterie ritale exposée à la voracité des foules.

Je prie Van der Plume de bien vouloir m’excuser et je vais vers le point chaud du conflit.

Le cuisinier rameute sa cuisinerie : la gravosse qui découpe de vieux pneus à flanc blanc pour les transformer en calamars, son marmiton branleur à boutons sur le point d’éclore, le serveur à tête de cheval de mine, la caissière impotente dont la robe imprimée représente des pivoines sur fond de choucroute, et le patron, enfin, un homme d’une amabilité très extrême, né à Castella Nove le 18 février 1920 et qui eut la scarlatine à seize mois. Tous ces gens font cercle, font presque foule tant ils gesticulent du fait de leur italianisme, n’est-ce pas ?

Des convives, plus cons que vifs, s’hasardent timidement. Touristes, ils osent peu. Leur curiosité fait antichambre. Ils craignent de se mêler. Redoutent qu’on les reconduise à la frontière.

Et bon, je te donne l’explication du ramdam, malgré que tu t’en doutes fortement, du moins dans les grandes lignes. Oui, bien sûr, Béru est à l’origine de l’émoi collectif.

Sans majoration du tarif, je vais t’espliquer sa mésaventure. Les chiottes du restaurant sont au nombre de une. Sur la même porte, figurent une silhouette d’homme et une de dame.

Mais j’y songe ; bonsenseux comme t’es, cartésien et tout, tu dois te demander pourquoi je te relate cet épisode folklorique de la vie sexuelle du Mammouth, à un moment que l’action devrait s’orienter sur du palpitant.

Je te dis : un homme comme l’Antonio, possédant son métier à fond, qu’est-ce y nous chambre avec des histoires de fesses hollandaises, l’apôtre, au lieu de vite nous entraîner chez le comte Fornicato retrouver de dangereux gaspards, que ça pète un grand coup, bordel ! Mais bouge pas. Tu penses que ces Hollandais de mes deux et des deux à Bérurier, je vais m’en resservir par la suite. Sinon est-ce que je me donnerais la peine de te les mentionner ? Hein, réponds ? Bon. Alors moule-moi avec tes objections stupides.

J’en reviens aux cagoinsses de l’établissement, minuscules, séparés de la cuisine par un simple galandage de planches disjointes à force de travailler (ici c’est le bois qui travaille le plus). Le révérend père Bérurier je le pige d’emblée, s’est bouclarès dans les chiches avec sa damen. Une conversion expresse, sans doute. Il l’a eue à l’esprit de décision, le Malin. A l’audace. Comme elle pénétrait dans les toilettes, il s’y est installé également, en force. Et alors là, dans l’obscurité rassurante, dans la solitude relative de l’endroit, du petit endroit qui vaut l’envers, il lui a déballé le grand jeu, mister Queue-d’âne. Trêve de soutane. Brèche de soutane. V’là l’objet. Le super-goupillon. En main, hop ! La mère cacao, jamais, tu penses bien, dans toute sa Hollande, elle n’avait manipulé un chibraque de cette majesté. Un engin qui, hors tout, mesure ses trente centimètres, elle a cru au miracle. Lourdes ! Il avait déjà réussi l’essentiel, Béru : la bousculade de l’esprit qui amène la reddition des sens.

Pas à tergi, ni à verser. Elle a plus qu’eu à se laisser téléguider le gougnouf, Mme Van de Chichoune. Le slip-montgolfière à dache. Le pied droit sur la cuvette. Et mon ami Alexandre-Benoît s’est filé sur sa rampe de lancement. Un peu en biais, mais debout tu dois composer, j’en sais quelque chose. Il s’est lancé à l’assaut du mont Palomar de Vénus. Son télescope géant braqué sur la face cachée de la lune. La mer des Félicités, en deux coups de reins, avec ses plages de sable fin. Le drame, au Gros, c’est sa force. Un taureau en rut, tu peux lui dire quoi pour calmer ses ardeurs ? Il s’est démené comme cent bougres, le Dodu. Faut dire que la pièce qu’il s’attaquait, c’tait pas un pt’it Sèvres, ni du biscuit de Saxe. Quand tu grimpes en ligne avec un tombereau de betteraves bataves, tu ne peux pas mijaurer. Les simagrances n’ont plus cours. C’est d’emblée la charge des Dragons de Villars. Alors il a fonctionné du bassin, l’artiste. Et vlan ! Vlan ! Vlan ! La touriste s’est retrouvée contre la cloison, en plein appui. Le Dinosaure a alors accentué son boutoir. La grande entreprise de démolition. Jamais on lui avait si foncièrement démantelé le trésor, Mme Van der Chatte. Dans leurs terrifics élans, mêlés de cris et de geignardises, ils ont pas entendu craquer la cloison. Et voilà qu’un coup de piaf plus monumental de la part de Bérurier a eu raison de ce frêle obstacle qui formait frontière entre les denrées comestibles et celles qui ne le sont pas. Le bulldozer humain a anéanti les parois de la pudeur. Tout a flanché, s’est disloqué, écroulé, et le merveilleux couple a chu dans des bassines de poissons pour le coït salvateur.

Voilà ! Et à présent, on vitupère. Le taulier né le 18 février 1920 à 8 heures 12 parle d’appeler la police. Le serveur à tête de cheval de mine prêt à l’équarrissage dit qu’il est fier d’appartenir au Parti Communisse. Le cuisinier, quant à lui, va s’y inscrire de ce pas, car tu voudrais assumer de la bouffe convenable, toi, dans une cuisine en prise directe avec les gogues et où un curé enfile une Hollandaise ? Il veut des photos, qu’on publiera à la une de l’Unita. Que le pape en chope la tiarée verte, qu’il en soit bouffé aux mitres, nom de Dieu ! Si c’est devenu ça, le clergé d’aujourd’hui, pardon ! Heureusement qu’il a fait sa première communion en un temps où Dieu existait encore et où ceux qui Le servaient se contentaient d’aller au bordel en rasant les murs, non pas de venir embroquer de grosses vaches néerlandaises dans des poissons morts. Et la mère Van der Chtouille s’arrache tant mal que bien au compotier de sauce tomate où son cul macérait partiellement. Tu verrais sa belle jupe blanche de cheftaine en vadrouille ! Moi, à coups de biftons répandus à la ronde, j’éponge l’incident. La monnaie, même italienne, est la meilleure des serpillières. Alors voilà, tenez pour vous, mon brave. Et ça pour vous, ma belle. Et mande pardon, faites escuse, ce curé, il sort d’un asile pour curetons détraqués. Je le convoie à Lourdes pour son traitement. On est juste de passage par la laguna. Faut lui pardonner, avoir de la charité chrétienne. La vieille Batave va se nettoyer la jupaille, se la détomater. Elle est restée en panne de panard, elle, pauvre génisse ; le fade dérapant comme sur une flaque d’olio, misère !

On va retrouver le mari. Lui, Hollandais à ne plus pouvoir, tu penses qu’il attendait tout son monde peinardos calmos. Laissait flotter les rubans. Je lui explique que sa rombière a glissé sur une écaille de morue et qu’elle a un petit incident de toilette. Elle va revenir. En attendant on se pompe quelques grappas qui nous allument sous la menteuse un arrière-goût d’alcool à brûler.

Et puis on se quitte lorsque la Poupette des polders est revenue, le cul trempé comme une autoroute sous la pluie (et il y passe à peu près autant de monde, selon ce que j’ai compris).

Moi, sur l’instant, qu’on se dise bye-bye, je crois pour de bon que c’est d’adieu qu’il s’agit. Je me doute pas une broque de seconde que d’ici quelques heures… Mais n’anticipons pas, comme disait Jules Verne.

Il est maintenant dix heures of the soir. Venise, c’est sa vraie apothéose cette heure-là. Le moment qu’elle se pare de ses plus doux atours comme on dit puis dans la littérature pour masturbé encéphalique. Les lumières, les pans d’ombres sur les canaux mystérieux, les lanternes… vénitiennes. Les gondoles noires avec juste un minuscule bout de loupiote à la proue et des amoureux quinquagénaires et kodakeux-flasheurs sur les sièges somptueux comme des fauteuils d’apparat, les barcarolles, les gondoles en troupeaux compacts qui passent lentement, tandis qu’un gonzier de service pousse la goualante en s’accompagnant à l’accordéon, oui, tout cela compose une espèce de féerie qui a la naïveté mais la vigueur aussi d’un chromo célèbre. Combien de bonnes ménagères, à Denain ou Pithiviers, soupirent en matant une vue de Venise piquée sur leur buffet de cuisine ?

Bérurier, tout enchiffronier de par son coup fourré trop tôt défourré me suit, l’oreille, la barrette et la queue basses en grattant des écailles accrochées à sa soutane.

Il grommelle « Où ça va, tout ça ? ». Ce soir, malgré Venezia et ses fastes de carte postale, il doute du devenir de l’homme, le Gros. L’humanité lui paraît mal arrimée et il craint des faillites plus précoces qu’annoncées.

— Alors on y va, chez ton comte ?

Yes, Father !

— On risque de se faire recevoir compagnons, tout curés qu’on soye déguisés…

— Oui : on risque. Mais notre boulot ne consiste-t-il pas à risquer ?

Il me répond que de tels arguments ressemblent à un constat de faillite et que la connerie humaine est indélébile, ce dont je me doutais déjà avant lui. Il était naguère partant pour un coup de force, mais son humeur a changé, comme tombe le vent atlantique devant les voiles flasques, contraignant les blancs barlus à des pantèlements négatifs. Voilà : il est devenu négatif.

Alors je raboue :

— Hé, dis, l’artiste, je force personne. J’irai seul chez le comte.

Et je presse le pas pour semer ce sac de grognes. Il ne se laisse pas prendre à mon humiliante riposte :

— Pauvre con ! laisse-t-il tomber dans la nuit vénitienne.

On cesse de s’arracher des plumes. La vie en commun, c’est toujours ainsi : des coups d’épingles, des égratignures, des pincées de sel sur de menues plaies. Et en temps opportun, on se réfugie dans le silence afin de se refaire une santé.

Je gagne un embarcadère où deux gondoliers se racontent avec les mains les mésaventures survenues à deux de leurs collègues quelques heures précédentes. On monte dans l’embarcation du premier en lui demandant de nous godiller jusqu’au palais du comte Fornicato. Il s’empresse, déférent devant nos belles robes noires.

Le clapotis de l’eau, si doux en cette nuit tiède, se répercute le long des façades obscures. J’admire la maestria du gars qui pilote son interminable barlu avec un art souverain, réunissant l’exploit de le faire virer d’un canal étroit dans un autre canal plus étroit encore, sans effleurer les angles des maisons ; se baissant pour passer sous les petits ponts pourtant très bas, et lançant aux carrefours ce cri destiné à prévenir de son arrivée fantomale : « Oh yé. » Deux syllabes graves, venues du fond des âges.

Au bout de quelques virées dans les rios obscurs, on débouche sur le Grand Canal triomphal, où ça chante et accordéone sous des guirlandes de lumières multicolores. Et j’ai la surprise de constater que nous voici pile devant le palais du comte. Deux lanternes éclairent son ponton. La lourde porte à double battant est close.

Je carme le piroguier, et on lui fait un grand geste terre-neuvesque pour lui prendre congé.

— Si on essayerait d’entrer sans frapper ? suggère Big Pomme, toujours à l’affût de la mode.

J’examine la lourde proposée à mes dons fricfraqueurs. Tu parles d’un morcif ! C’est pas avec une épingle à cheveux que tu risques de craquer une pareille tirelire. Mon sésame est dérisoire devant un tel monument. Faudrait une armada de pieds-de-biche et de crics.

Non, il n’est pas d’autre alternative que de jouer franc-jeu.

Alors j’empoigne le heurtoir de bronze que ça représente une tête de bélier sarcastique et « braoum braoummmmmmm » j’éveille les échos intérieurs du palais.

Un bon moment s’écoule avant qu’on se manifeste. Enfin, au premier, derrière une forte grille de fer forgé scellée en avancée devant une fenêtre à meneau, la tache pâle d’un visage se produit et une voix femelle demande ce qu’on veut.

Voix ancillaire. Voix servante. Voix soumise, mais seulement à son maître, et donc prête à s’interposer entre lui et l’importunité.

Moi, subtil si tu savais, je prends une intonation tellement onctueuse qu’elle te filerait une crise de foie.

— Nous sommes mandés par l’évêché pour rencontrer le comte Fornicato, il s’agit d’une affaire de la plus grande urgence et d’une importance capitale.

— Monsieur le comte est sorti.

— Il importe que nous attendions son retour.

— Mais… à cette heure.

— Si vous nourrissez quelque inquiétude, téléphonez à l’évêché, je suis le père Sanantonio et voici M. le chanoine Beruzzi de la congrégation des frères de la Sainte-Bouffe.

Mon ton tranquille, ma totale sérénité ont raison des doutes de la servante.

— Je descends vous ouvrir, promet-elle.

Et ainsi se termina donc le premier chapitre à injection directe de ce livre tellement remarquable qu’il te serait impossible de ne pas le remarquer.

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