CHAPITRE QUATRE

— Eh ! Spontinini, regardez !

J’arrache ma perruque Grand Siècle.

Tout malin, fortiche, archi trempé qu’il fut, il a le sidèrement que j’escomptais.

Rends-toi compte…

Il m’a largué alors que je coulais en plein Adriatique avec des gueuses de plomb aux pinceaux. Et cependant me voilà. Trompe-la-Mort ! Lazare ! Jésus qui n’aurait pas eu la patience d’attendre le troisième jour…

L’esprit le plus fort, le cœur le plus sec, l’âme la plus froide, le bandit le plus cruel ne sauraient dominer son égarement, sa formidable doutance. Il ne pourrait s’empêcher de se dire : « C’est impossible. » Or, pour se dire « c’est impossible », et même pour se le dire très vite, il y faut deux à trois secondes, surtout si l’on fait précéder cette incrédulité d’une exclamation style : Quoi ! Voire : Seigneur ! Ou plus communément : Non !

La belle madone ! Combien de temps pour l’empoigner de ma main droite, alors que la gauche agite la perruque ? Et pour la virguler de toutes mes forces ?

Chère madone pleine de grâces, dont le Seigneur est avec elle, dans ses bras maternels ; bénie entre toutes les femmes (ces salopes), comme elle accomplit bien joliment sa mission salvatrice !

Sa trajectoire est fulgurante, son impact désastreux pour l’appareillage dentaire à Spontinini. Il la dérouille en plein clapoir, la gentille Sainte Vierge espanche. Pas tant vermoulue que ça, la bravoune. Poum ! Ça claque comme un coup de fouet de manège. Ses dominos partent à dame, le vieux Carlo. Les vrais, les faux, ses gencives, bridges et toutim.

Et moi, catholique-apostolique-romain comme me voilà, tu penses si je la marche sur les brisées (c’est le cas d’y dire), ma Vierge très sainte, bénie, vénérée ! Un plongeon formidus de goal en finale de Coupe du Monde. Une détente de trois mètres. La jaguar terrific. Yop ! D’accord, le forban réagit et crache son venin, mais ça me passe outre, sa bonne marchandise. Je sens mon crâne d’airain sur sa caboche de vieux bonze. Groonc ! Qu’est-ce que je lui brise encore dans la région des maxillaires pour que ça produise ce bruit de bois cassé ?

Le coup de tronche le plus sauvage de mon existence. Ça l’éteint, le féroce. Ça le neutralise pour de vrai. Il est dodelinant quand je m’écarte de him. Comme foudroyé. La gueule en sang, le regard retourné comme les manches de ton pyjama lorsque tu le poses en vitesse pour baiser.

Y a des moments, des folies homicidaires t’emparent. Moi, ce sale vieux charognard, son existence me démange. Je te voudrais la lui faire passer ! Le guérir de cette vérolerie funeste qu’est sa vie. Alors je lui satone la carcasse à coups de pompe redoublés. Pourtant, un vieillard, je me croyais pas capable. Mais une ordure de cette dimension, ça n’a pas d’âge, n’est-ce pas, docteur ? La sanie, qu’elle soit récente ou qu’elle date, c’est de la sanie.

Dans ma rage, je me tords le pied et la douleur ressentie me calme.

Alors, bien, je m’interromps. Me semble sortir d’un tunnel infinissable. Je suis en sueur de l’extérieur, mais glacial du dedans.

Je regarde : rien de beau à voir. Fornicato se tord sur son Chiraz ancien, avec une mousse verte sur ses lèvres vertes. Spontinini clapote dans l’inconscience avec dans la gueule un pâté de dents, de sang et de lèvres qui l’empêcherait de chanter La Traviata si d’hasard l’envie lui prenait (ou lui prendrait, ou lui prenne, ou lui prisse, car je peux tout me permettre, te considérant comme ce que tu es, n’est-ce pas ?).

— Ton avis, Johnny ? je demande.

Merde ! Il est blafard, Perruchieri. Que lui survient-il, à lui aussi ?

Je le questionne.

— J’ai pris une balle dans la cuisse, me dit-il. Bon Dieu de bois, j’ai sûrement un os brisé.

Nous voilà bien.

J’avise un coffre de l’époque Hermétique qui sert de présentoir à bouteille. J’empare d’une carafe ciselée, ornée d’une plaquette d’argent annonçant « whisky ».

— Tiens, bois !

Il ne se fait pas répéter. Là là, quelle descente ! Après lui, c’est à moi, fils unique et vachetement préféré de Félicie. M’efforce de faire aussi bien que mon collègue ; puis conforté, j’examine la situation si mal brillante. On est dans une purée de merde pas racontable : ces moribonds, ces bandits, ces secrets, ces machins. Et le temps qui presse. Et moi pourchassé par la police vénérienne, je veux dire vénitienne. Et la C.I.A. Et les armes disparues. Et le comte Monzob qui aurait tant besoin d’aspirine ! Et les autres, en bas… Et les larbins, la Caramella pouvant surgir d’un moment à une autre seconde. Oh ! la la ! classe ! Pouce ! J’joue plus ! Tu ferais quoi, à ma place ? T’appellerais qui ? Police Secours, le médecin de garde ? Le curé de la paroisse ?

Je me penche sur Perruchieri, je défais son futiau. La plaie est vilaine, mais je ne pense pas qu’il ait un montant brisé car elle se situe dans le gras de la viandasse. Ça raisine mochement. Bon, je déchire la limace à Johnny pour confectionner un tampon. J’attache fortement icelui sur la jambe au moyeu, je veux dire au moyen, d’une cordelière opportune (les plus belles !).

— Ecoute, Johnny, je lui gazouille, te sens-tu capable de poireauter un quart d’heure dans cet état ? Réponds-moi franchement. C’est le laps de temps dont je dois disposer pour essayer de retrouver ces putains de pistolets, car tu penses bien que si je réclame du secours, ça va déclencher le grandissime bordel et on sera marron à tout jamais.

Il est stoïque, mon pote. C’est un vrai coriace.

— Fais ! dit-il, et prends le temps qu’il te faudra.

— Je vais m’activer le cul, promets-je.

Je l’aide à s’allonger sur le canapé, non loin de Spontinini. Ensuite, je ficelle solidement le vieux salingue sur les dossiers de deux chaises couchées par terre à la renverse.

— Voilà son pétard, fais-je. S’il essaie de jouer au con, tu me le plombes !

— Avec plaisir, soupire mon ami.


Je les largue.

C’est malheureux, non ? Un type vient de te sauver la vie et tu l’abandonnes au lieu de lui accorder toute l’assistance qu’il est en droit d’attendre.

Juste comme je vais pour quitter la pièce, je me heurte à Caramella qui radinait. La vioque a eu le temps d’apercevoir son petit trou du comte au sol, et la v’là partie en égosilleries variées.

Le bouquet !

Pour l’anesthésier, je lui place une livre et demie d’osselets au bout de son menton, entre deux ravissantes verrues. Décidément, c’est mon jour des vieux ! Comment que je leur fête le jubilé, ce soir !

Nouveau ligotage.

Puis je vais rejoindre Marika et Steve au salon. Ils dorment toujours.

Ce qui ne fait pas mon blaud.

Je déteste cette odeur, mais on n’a pas toujours le temps de dorloter son sens olfactif. Les parfums de l’Arabie, y en a qui prônent, mais c’est pas non plus mon pied, au plan de la renifle. J’sus pour les senteurs champêtres, moi. Celle du foin sec, des fleurs sauvages, de l’herbe mouillée, celle de la terre d’orage, celle du noyer. En ce moment, hélas, je ne peux pas me les permettre. Alors je continue de maintenir un journal roulé serré avant d’avoir été enflammé, sous les pieds nus de Steve.

Et malgré le puissant soporifique à Perruchieri, ça le réveille, Steve. Pas l’odeur, mais plutôt cette véhémente sensation de chaleur. Je te parie les voiles à Tabarly contre la coque à Colas qu’ont ne pourrait subir ça et continuer de rêver à sa dulcinée.

C’est pourquoi il s’arrache, le masturbé encéphalique, et ouvre grande sa bouche pour une gueulée horrible. Ensuite, c’est son regard qu’il déverrouille et ses yeux, en me découvrant, gueulent encore plus fort que ses cordes irrévocables, je veux dire vocales. Je te jure ! Je me demande même si sa terreur n’est pas plus intense que sa douleur. Oui : à ce point.

Alors, mon Santonio joli, mets à profit.

Je jette le journal sur la moquette, le piétine pour l’éteindre.

Et j’ai ensuite mes deux mains sur les accoudoirs du fauteuil, mon nez à pas un centimètre de çuila à Steve. Et tu peux pas te figurer la voix qui me vient pour lui questionner ceci :

— Où as-tu mis les deux armes nucléaires, fleur de mes chères deux ? Je viens de l’autre monde pour te le demander.

Drôlement sépulcrale, mon intonation. Les voix d’outre-tombe, tiens donc ! Celle du fantôme de service, pas çui qu’a une jambe de bois, l’autre, le grand qui a une montre !

Il en revient pas de me regarder, le Steve.

Encore moins de me voir. Il se demande si, p’t-être, il serait pas mortibus lui, et ne ferait pas ma rencontre dans l’au-delà. Ce sont des combines qu’arrivent. Tu crois roupiller, et tu te réveilles mort en plein, entouré de beaux esprits ailés.

Seulement la douleur consécutive à ses ripatons carbonisés le ramène aux évidences terrestres. Il me défrime toujours avec autant de stupeur, certes, mais en comprenant que c’est moi qui suis ressuscité.

— Hé, dis, l’ami : les deux flingues, please !

Il se tait.

Moi, pas contrariant, je biche ce qui reste de baveux et l’allume. C’est un journal imprimé en italien, tu parles comme ça s’enflamme bien ! Les mots latins de racine, tu remarqueras, ils sont plus combustibles que les autres. Je te prends un canard scandinave, par exemple : t’es obligé de l’arroser d’essence pour pouvoir lui foutre le feu. Mais un baveux rital ou espago, voire françouze, rien que de le laisser au soleil, ou bien qu’une radasse ayant le feu au cul s’en torchonne le fignedé et il crame. C’est le miracle d’une langue extrêmement vivante puisque née d’une langue morte.

Je lui rejoue « Les chauffeurs de la Drôme », à César. Cette fois-ci c’est pas pour le réveiller mais pour le rendre loquace. Alors il gueule. La plupart des gens que tu veux faire mettre à table gueulent au lieu de parler, comme s’ils faisaient des vocalises préalables.

Moi, je lui pose plus de question. Je le brûle imperturbablement. Ça fouette le roussi à en dégobiller sa rate et son gésier. Quand il en aura classe de combustionner, il s’affalera. A moins que ce ne soit un héros. Pourtant j’en doute : les z’héros ne se recrutent pas particulièrement chez les malfrats.

Mon baveux y passe.

— Attends, dis-je à Steve, je suis à court de combustible, faut que j’aille chercher un autre canard.

Alors il plonge, ce bon gaillard. M’annonce qu’il est inutile que je me dérange et que les deux pistolets nucléaires se trouvent en bas, dans le tabernacle de l’ancienne chapelle, ce qui est très symptomatique de la foi chevillée au tempérament latin, non ?

— Merci du tuyau, vieux. Je voudrais également que tu me dises ce que vous avez fait du corps de mon ami.

Là, il ne se fait pas prier : la chapelle également. Tu juges l’à quel point mon cœur me cigogne tandis que je dévale l’escadrin ?

* * *

Oui, les deux flingues sont dans le tabernacle ; par contre, Alexandre-Benoît Bérurier est absent. Steve m’a-t-il menti, ou bien le comte Fornicato a-t-il fait déménager le cadavre à son insu, le jugeant, à juste titre (et à double) trop encombrant ?

Je me recueille, la gorge serrée, l’œil détrempé, dans cet ancien sanctuaire. Ah, mon Béru… Mon cher gros Béru de toujours. Comme déjà tu me manques ! Combien ton absence va amputer ma vie d’un bien précieux. Comme elle va être morose désormais, vide et grise, et silencieuse, sans ton gros rire plus gras qu’une patte à vaisselle de restaurant populaire.

Je m’apprête à remonter. Il s’agit de secourir mes blessés à présent. Et voilà qu’une idée subitus me bloque, comme quand tu glisses un bâton entre les rayons d’une roue de brouette (ou de vélo, ou encore de moto, enfin de tout ce que tu voudras, moi, qu’est-ce que tu veux que ça me foute, hmmm ?).

Cette idée, c’est une tentation.

Elle me prend en considérant le coffiot posé sur le dallage défoncé, pareil à un pachyderme géométrique, mort et partiellement décomposé.

Je me dis :

« L’un des deux revolvers est chargé, belle occasion d’ouvrir cette vilaine boîte à malice. »

Seulement voilà qu’une deuxième pensée tarabuste la première : mon copain Johnny compte ramener aux States l’arme en état de fonctionnement. Pour lui, c’est primordial. Y a son avenir à la C.I.A. qu’est concerné. Je lui dois bien ça, Perruchieri. Mince, et plus encore ! Oh ! la la ! quand je pense à l’endroit d’où il m’a arraché, ce vaillant !

Je balance.

Pas longtemps. On fait un métier difficile. Qui t’oblige, le plus souvent, à laisser ta conscience au vestiaire. Je me dis : « Si Perruchieri se trouvait à ta place, en ce moment, au lieu de grimacer de souffrance deux étages plus haut, que ferait-il ? »

La réponse est nette, carrée, immédiate.

Il ferait comme moi.

Voilà pourquoi je m’agenouille devant le coffre. J’examine le magasin des deux armes. Je constate un minuscule voyant dans un des angles des chargeurs d’énergie. L’un est bleu, l’autre rouge. Je décide que c’est le rouge qui est chargé. Cette couleur n’est-elle pas celle du danger ?

Bon, par quel bout vais-je entreprendre cette grosse boîte de sardines ? S’agit pas d’anéantir son contenu. Je dois la décapsuler proprement. Je décide de balayer le sommet du coffre, de manière à juste chplaouffer son dessus.

Très bien. Je me mets en position. Enfonce la détente. La chaleur intense que j’avais ressentie à l’hôtel se répète, preuve que j’ai bien choisi la bonne arme. Et le haut du coffiot s’anéantit, plus vite que si on le gommait sur un dessin au crayon. Tu parles d’une chouette découverte. Les services que c’est amené à rendre, un truc pareil, quand il sera vulgarisé, standardisé, en vente libre au Bazar de l’Hôtel de Ville, rayon quincaillerie.

Il est proprement scalpé, le formidable, l’inexpugnable coffre-fort (extra-fort). Aussi nettement qu’une boîte de petits pois qu’on a toujours besoin chez soi pour les improvisteurs.

C’est un moment impressionnant, tu sais, que je vis là. Ce coffre bouclardé depuis tant d’années ? Qui survoltait la curiosité et la convoitise. Ce coffre que Fornicato et son pote le barbu désespéraient de venir à bout[4] est à ma dispose à présent. Béant. Offert.

Je pose le revolver vide et m’approche.

Une épouvantable odeur émane de l’intérieur de l’énorme boîte d’acier. La lumière acerbe d’une grosse ampoule suspendue juste au-dessus de l’ouverture m’en révèle le contenu.

Pas de papiers, de documents, titres, bijoux, fric ou autre.

Simplement un cadavre.

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