CHAPITRE RÉUSSI DANS LEQUEL C’EST PAS DE LA TARTE !

Je me souviendrai tout bien. Certaines choses, quand elles se produisent, tu sais immédiatement leur impact sur ta mémoire. L’à quel point elles feront partie intégrante de toi dans les désormais.

C’est juste comme on passe devant une boutique où l’on vent du cuir repoussé et même repoussant de par sa qualité ultra-médiocre. On éprouve comme une piqûre dans le dossard, Béru et moi. Je sais que nous la ressentons ensemble puisque c’est ensemble que nous sursautons. Ensemble qu’on rame en arrière avec la main comme pour essayer de s’arracher un aiguillon de la bidoche. Et puis notre main retombe. Ça oui, je sais que ma main est retombée en même temps que la pattoune du Gravos. On s’est arrêtés. Oui, on s’est arrêtés. On était brusquement tout chose. Un peu flottants de l’intérieur, mais euphoriques cependant, comme si nous avions remporté je ne sais quelle grande victoire sur je ne sais qui ou quoi, peut-être sur nous-mêmes ?

Et y a eu une sorte de dédoublement. C’est-à-dire, tu vois, que ce qui se passe présentement nous paraît s’être passé il y a longtemps. A preuve : j’en jacte au passé.

Bon, on est là, plantés, comme deux arbres sur un trottoir, en face de ce marchand de corneries en cuir. Du cuir vert, rouge, beige, tout mince, tout minable…

Et Bérurier éclate de rire, de son beau rire cuivré, si franc et loyal.

— Elle est bonne ! dit-il.

Moi je rigole aussi, en me demandant toutefois ce qui motive cette flambée de belle humeur que rien ne justifie. Alors quelqu’un se coule entre nous, nous saisit chacun par un bras. C’est la môme Marika, bioutifoule à pleurer dans une robe de soie bleue légère comme un kleenex.

— Eh bien, vous avez l’air en forme tous les deux, nous dit-elle gaiement.

Primesautière elle est. Ce mot qui me vient en la considérant : primesautière. Tu l’emploies pas souvent. Il est en réserve du vocabulaire avec un tas de copains mots.

Primesautière, donc, Marika nous entraîne. Et on la suit joyeusement, en se marrant de tout ce qu’elle nous dit : des trucs insignifiants, mais… primesautiers. On est contents. Il fait beau et faim. Elle promet qu’on va manger du melon-jambon, et aussi des spaghettis à la vongole en buvant un vin rital de la région de Florence. C’est chouette à elle, non ?

Son barlu est là tout près. La vedette du comte Fornicato, battant pavillon aux armes de Venise. Le pilote, c’est le Gustave qu’on a filé à la flotte hier. Il fait la gueule, on rigole rétrospectivement de sa plongette dans le caca vénitien.

Il fait une décarrade de première entre deux sillages d’écume presque blanche. Le moteur du barlu tourne impec, en produisant un bruit grave, presque caverneux.

On va pas loin. Dans le fond, si tu mates un plan de la ville, tu t’aperçois que rien n’est loin à Venise. Y a toujours un canalet de traverse pour te conduire là que tu te rends, à travers les palais en digue-digue.

On entre chez le comte.

J’avise au fond du hall Caramella, la vieille nounou, toute gringrin du tour de curés qu’on lui a joué et pour lequel elle a dû se faire tancer d’importance comme on disait à l’époque où la France parlait français.

Elle a un grand mouvement de menton pour exprimer la hauteur, l’indignation. Elle veut plus nous savoir, Caramella, feintée à mort comme elle le fut. Elle est épuisée d’indignation, de réprobation. Elle pourrait nous chier, elle se gaverait de pilules laxatives pour nous expulser plus vitement, et en totalité.

Marika continue de plaisanter.

Nous de la suivre en plein contentement.

On monte au deuxième par un ascenseur que j’avais pas vu lors de notre première visite, tellement qu’il est discret dans un repli de l’escadrin.

Un salon attenant à la chambre de Spontinini. Le vieux forban est laguche, en compagnie de Fornicato et d’un autre personnage qu’il m’est indispensable de te décrire, bien qu’il y ait pas grand-chose de lui qui soit visible. L’homme en question porte un imperméable beige très clair, boutonné jusqu’au menton, un chapeau Stetson à très large bord ombrage sa tête, et il protège sa frime avec des lunettes à verres bleus plus grands que des hublots. Je t’ai pas encore dit qu’il avait une barbe ? Ben, il. Elle est noire, taillée carrée, fournie, frisée. Le personnage se veut mystérieux jusqu’au bout des ongles et il se déguise exprès en mystérieux, comme s’il tenait à attirer l’attention sur ce point. Le côté : hé ! les gars, regardez comme je suis bien mystérieux !

T’as déjà vu des photos de Fernand Legros ? Ben voilà, comme on disait dans le village à papa : il lui donne de l’air, ce qui signifie qu’il cultive une certaine ressemblance avec le fameux personnage. Ces messieurs interrompent leur causerie pour nous regarder entrer.

— Ah, mais voilà qui est bien, ma chère Marika ! dit Spontinini en anglais.

Le jeune comte a une grimace maussade. L’autre, le chevalier Mystère, se contente de cracher dans son mouchoir un truc qu’il se met ensuite à admirer comme s’il n’en revenait pas d’avoir eu un si joli glave dans le larynx.

Je te parierais ce que tu sais contre ce que tu souhaites (mais tu peux toujours courir !), qu’on causait de nous au palais. On arrive en plein dans des phrases qui nous étaient consacrées, ça se devine au rapport qui se met à exister entre nous et leurs physionomies.

Spontinini fait claquer ses doigts, comme on faisait autrefois pour alerter les serviteurs. Son secrétaire, la grosse gonfle inaboutie, sort de l’ombre où elle se tenait embusquée, à manipuler de la paperasserie. Aucun clébard dressé ne saurait l’être mieux que ce type. Au doigt et à il obéit. Le gangster lui adresse un mouvement de menton et ce louche individu me prend aussitôt en charge. Il tire de sa poche une paire de menottes, comme s’il était naturel qu’il vécusse sa vie en trimbalant sur lui ce genre d’objet ; c’est un cabriolet de marque ricaine, à enclenchement fougnazé, alors que les nôtres sont à trifouillage molduc, je te le rappelle au passage. Poum ! il me les assujettit aux poignets, puis me pousse dans la chambre voisine qui se trouve être la sienne.

Ce mec, je l’avais pas regardé au fond des yeux encore. Brrr, mon euphorie s’en trouve altérée. Il appartient à l’espèce des reptiles à pattes, ce garçon, comme les sauriens. La dextérité avec laquelle il me fouille, tu ne peux pas savoir, yayaille ! Il a dû être piqueur à ses débuts, pas dans une chasse à courre, mais dans la foule de Broadway !

Le temps qu’un auto-stoppeur que tu dédaignes met à te tirer un bras d’honneur, lui l’emploie à me dévaster la fouillasse de la cave au grenier. Ce qui l’intéresse avant tout, c’est l’arme que j’ai empruntée à Spontinini. Il la prend vivement, dégage un vis qui bloque un menu trappon et paraît lire quelque chose, comme toi sur ton kodak lorsque tu veux te rendre compte de combien de photos tu disposes encore pour jouer au con devant tout le monde que j’en ai honte de tes simagrées, merde, ça t’avance à quoi d’emmagasiner des diapos dans des boîtes et de faire chier les aminches des soirées complètes à leur visionner tes chiares et ta morue sur fond de Parthénon, pauvre pomme !

Il frémit salement, Gugus.

Je l’appelle Gugus parce qu’il me fait songer à un clown anglais.

Il s’approche de moi, m’enfonce doucement son poing au creux de l’estomac, mais fortement, bien à bloc. Je suis obligé de reculer.

Jusqu’au mur. Alors il continue d’enfoncer son poing dans mes tripes, à m’en couper la respiration, puis il le tourne de gauche à droite, toujours aussi lentement, et j’ai l’impression désagréable qu’on passe mes organes à la moulinette.

— Tu t’en es servi, hé ? murmure-t-il en anglais.

— Oui, monsieur ; fallait pas ?

Il ramène son poing dans le sens contraire et pendant qu’il vrille ma boyasse lance un coup de genou dans mes chères burnes.

Fini de rire ! Je me crois découillé, soudain. Va falloir que j’adresse une circulaire aux ayants droit, leur expliquer, à ces belles et passionnées chéries, que j’affiche fermeture définitive pour cause de déchets.

Jamais plus je pourrai emmener Popaul au cirque, tu penses ! Mort de douleur, je tombe à genoux et des nausées atroces me poignent.

Le Gugus retourne vers son maître, lui cause à l’oreille. Malgré mes douleurs, spasmes, contractions et autres, je les entrevois par la porte ouverte. Spontinini semble consterné. Sa belle gueule de tragédien en retraite se crispe. Il me file, de loin, une œillade qui ferait mourir une forêt de baobabs géants, comme un pot de résédas exposé devant la bouche d’un haut-fourneau.

Je crois l’entendre murmurer :

— Bien, nous réglerons cela plus tard !

Bérurier vient me rejoindre, les poignets noués au dos par des liens efficaces. Il continue de se marrer, Pépère, seulement mézigue, les vives douleurs endurées plus haut ont en grande partie dissipé l’effet de la drogue émolliente et euphorisante administrée dans la calle, tout à l’heure, et qui nous rendit soudain plus dociles qu’un électeur dans une démocratie qui ne présente à ses suffrages qu’une liste unique.

Je sais maintenant que les choses partent en vilain dérapage pour nous. Qu’il va falloir jouer serré, et même…

Un ronron de converse reprend, de l’autre côté, en rital. Je me traîne jusqu’à la porte pour écouter. Ces vieilles lourdes princières ont l’avantage d’être disjointes, c’est ce qui les fait ressembler aux portes des H.L.M. Les premières ont été trop utilisées, les secondes sont inutilisables. N’importe : j’ouïs.

Et qu’entends-je ?

Ah ! célèbre ma magnanimité, homme de trop de foie ; puisque je te dis tout, à toi qui pourtant mérites si peu.

L’homme mystérieux a la voix basse et feutrée. Je le mate par une fente au niveau du gond inférieur.

Bene, dit-il, si on revenait à nos moutons, signor Spontinini ? Pensez-vous être en mesure d’ouvrir ce coffre ?

L’interpellé se recueille (de poésies) et laisse tomber en pesant bien ses mots (pour qu’ils tombent droit comme des fils à plomb) :

— Mon ami, je ne suis sûr de rien. Tant de temps s’est écoulé depuis mes prouesses de jeunesse… Le séjour prolongé du « Flagenstaub » dans l’eau l’a rendu vraiment inexpugnable et il faudrait des moyens techniques importants pour avoir raison de lui. Malheureusement, je ne dispose pas de ces moyens techniques.

Menteur !

Oh ! le vilain, l’abominable menteur. Et le pistolet extra-plat alors ? Cette arme fantastique qui anéantit la matière… Il suffirait de la braquer, selon un certain angle, sur l’une des extrémités du coffiot pour te vous le décapsuler comme une bouteille d’Evian. Quel jeu il joue, le forban ?

Un silence a suivi sa phrase défaitiste. Et l’homme à la barbe mystérieuse murmure :

— En somme, vous vous avouez pratiquement vaincu, signor Spontinini ?

— Le mot est dur et je le digère mal, riposte le vieux avec un petit rire que la basse chargée de chanter Méphisto dans Faust à l’Opéra-flottant de Paris lui rachèterait une fortune.

Il ajoute :

— Je n’ai pas, dans mon état, fait ce long voyage mouvementé pour donner une réponse négative, fait sèchement Spontinini.

— Alors ?

Le vecchio n’a pas peur des silences. Il sait qu’il est la béchamel des tractations, de quelque nature qu’elles fussent, et il en joue en virtuose.

— Alors ? s’impatiente l’autre.

— Voyez-vous, se décide le gangster, au début de ma maladie, lorsque j’ai été cloué dans un lit, moi homme d’action — ô combien ! — j’ai cru devenir fou. Pour me distraire, c’est peut-être idiot, mais je me suis converti aux mots croisés. Vous ne pouvez pas savoir combien c’est impressionnant, des mots croisés, pour un garçon qui a plus fréquenté les maisons de correction que l’école. Je n’y arrivais pas et j’allais droit à la solution. Et puis un jour j’ai eu honte de moi, alors j’ai arraché à mon livre de mots croisés les dernières pages comprenant les réponses à ce que je ne parvenais pas à trouver tout seul et j’ai décidé que je ne mangerais plus avant d’être parvenu à résoudre le mystère de ces vilains carrés. Il m’a fallu trois jours. Trois jours de diète absolue. Mais j’y suis parvenu…

Nouveau silence.

— Si je sais interpréter cette parabole, reprend le chevalier Mystère, elle laisse entendre que vous allez persévérer sur le coffre ?

— Qui, mon ami, mais ce, sous certaines conditions.

— Qui sont ?

— Si j’arrive jamais à déboucler cette maudite porte rouillée ce sera grâce à beaucoup de temps et à beaucoup de moyens. Je ne puis travailler ici dans des conditions satisfaisantes, ne serait-ce qu’à cause de la difficulté que j’ai à me déplacer.

— Où souhaiteriez-vous travailler ?

— Je vais louer une maison de plain-pied, sur la Côte, du côté de Ravenne ; me procurer l’outillage ad hoc et surtout, je vous le répète : prendre mon temps.

Fornicato qui parle peu et semble être sous la tutelle du barbu à lunettes s’exclame :

— Vous voudriez emporter le coffre hors d’ici !

— C’est à cette seule condition que je lui consacrerais l’énergie qui me reste, mon cher comte.

— Mais…

— Oui ?

Fornicato, qu’est-ce que tu veux, il a beau être une pédale dévoyée, il reste noble dans ses moelles. Un rien de délicatesse l’habite (au derrière) encore. Il est pénible de déclarer à un homme, cet homme fût-il l’un des plus fameux truands des Amériques, que l’on n’a pas confiance en lui.

Heureusement pour le comte, son barbu n’est pas gêné par des retours de sang bleu au carburo.

— Voyons, Spontinini, si vous vous trouviez dans la situation de notre ami, laisseriez-vous emporter le coffre ?

Le truand éclate de rire :

— Vous imaginez-vous qu’étant dans la mienne je ferais une proposition pareillement oiseuse sans proposer de contrepartie ?

— Et quelle est cette contrepartie, signore ?

Bérurier choisit cet instant pour entonner Les matelassiers. Je lui enjoins de verrouiller son claque-merde. Ce qui se dit me passionne énormément. J’en oublie la faiblesse de notre posture.

Le vieillard impotent murmure à Marika :

— Ma chère, je crois que vous avez forcé la charge de votre sarbacane ; entendez-vous brailler ce gros ahuri ?

— Dois-je aller le calmer, monsieur ? demande le secrétaire.

— Laissez, une chanson met toujours de la joie dans l’air, même lorsque c’est un homme qui doit mourir qui la chante.

Brrr, je frissonne.

Mourir ! Tu parles d’un client, ce Spontinini. Jusque-là il a seulement voulu nous mettre hors de circuit, d’abord en nous faisant accuser de trafic de drogue, ensuite, comme le coup avait foiré, en nous collant un double meurtre sur la coloquinte. Mais depuis qu’il sait que nous avons expérimenté son arme absolue, nous avons cessé d’être « viables » à ses yeux.

Là-dessus, impressionné par ma rogne, le Gros se tait.

— Vous n’avez pas répondu à ma question, fait observer le barbu ; quelle contrepartie proposez-vous ?

Spontinini toussote. Puis :

— Voyez-vous, mes amis, je suis vieux et riche et j’ai toujours aimé le poker ; ce coffre inexpugnable, si vous êtes d’accord, je vous l’achète.

La jeunesse conditionne généralement la vivacité.

— Nous l’acheter ! s’écrie Fornicato.

— C’est fou, n’est-ce pas ? dit le vieillard en souriant. Nous ignorons s’il contient quoi que ce soit. Je doute de parvenir à l’ouvrir, et pourtant je vous propose de l’acquérir. Et savez-vous pourquoi j’agis de façon aussi déraisonnable ? Par goût du jeu, mes bons amis. Ce que j’achète, c’est un mystère, en somme. Le plus coriace de tous les mots croisés. Surtout ne venez pas insinuer que j’ai une idée de derrière la tête. C’est vous qui m’avez contacté, harcelé, même, alors que je ne demandais rien à personne. Mais votre insistance m’a déclenché la curiosité. Mon goût des problèmes insolubles s’est exaspéré. Depuis mon arrivée, j’ai étudié ce coffre et mon diagnostic, vous le connaissez ? Impossible de l’ouvrir ailleurs que dans une aciérie à l’outillage formidable.

Le barbu va pour l’interrompre, mais Spontinini lui jugule l’objection d’un salut romain péremptoire.

— Je continue !

Oh, cette voix sans réplique ! Comment qu’il a dû flanquer les mouillettes à ses collaborateurs, le truand, au temps où il régnait sur la pègre. Un regard de lui, et on se bousculait devant les trous de souris pour se sauver de devant cézigue !

— Messieurs, vous pensez bien qu’avant de me décider à accepter votre offre, j’ai fait procéder à une étude approfondie de l’affaire. Une chose en effet m’intriguait : pourquoi aller chercher le vieux gangster que je suis au fond de sa retraite canadienne pour lui proposer cette opération fumeuse, alors que le comte pouvait, après les échecs des techniciens normaux, remettre le coffre à une usine pour l’application des grands moyens ? Hmmm, pourquoi ? Eh bien je vais vous le dire, messieurs, c’est parce que vous avez une idée de son contenu et que, pour rien au monde, vous ne voudriez que celui-ci soit divulgué.

Il rit. Puis à Marika :

— Mon cœur, donnez-moi donc une petite pilule, parler aussi longuement m’épuise. J’ai tellement pris l’habitude de me taire que le verbe est devenu pour moi un exercice physique.

La môme Sarbacane s’empresse. Par la fente de la porte où je plaque mon œil, je mate ses faits et gestes et je pige qu’elle a un béguin terrible pour le Vieux. Elle est sous sa coupe, ou, ce qui est pire : sous son charme. On essaie de se délivrer de « la coupe » de quelqu’un, alors qu’on ne se fatigue pas d’être sous son charme.

Il gobe une minuscule pilule blanche, sans avoir besoin de liquide pour la faire « passer ».

— Messieurs, le comte Fornicato, père de notre jeune ami, fut un grand dignitaire du fascisme. Bras gauche (au moins) de Mussolini, il mena bien des tractations secrètes pour le Duce. A l’écroulement de la dictature, il parvint à passer en Suisse, mais quelques partisans vindicatifs l’y poursuivirent, et on le trouva « suicidé » dans une chambre d’hôtel au bord du Léman. Mon sentiment est qu’avant de fuir, le comte fit immerger son coffre. Et je sais que telle est aussi votre conviction. Ce coffre contient donc des documents politiques. Vous tenez à ce que ceux-ci restent secrets, exact ?

Ni le barbu, ni Dino ne mouftent, ce qui constitue une sorte d’espèce d’assentiment tacite.

— Moi, mes amis, si je suis italien de sang, je suis devenu américain de cœur et je me fous autant de la politique de ce pays qui fut celui de mes aïeux que du premier type que j’ai refroidi, voici bien longtemps, près du pont de Brooklyn, à l’aide d’une bouteille brisée. Donc, quels que puissent être les documents en question, je m’en moque et suis d’accord pour vous les remettre. Aussi, voilà ce que je vous propose : je vais embarquer ce coffre contre une somme d’argent importante. Si je parviens à l’ouvrir et que j’y trouve des valeurs : bijoux, devises, or, etc. je garderai pour moi son contenu. Si j’y trouve des documents, je vous remettrai ceux-ci en échange de l’argent que je vous aurai versé. Réfléchissez bien à ma proposition : elle est correcte.

Il actionne sa chaise roulante, comme on marche pour se dérouiller les jambes. Il y a quelque chose de guilleret dans son attitude, visiblement, il a du mal à réprimer sa jubilation.

Et moi, je me demande ce que mijote ce vieux truandissime. Il avait la possibilité d’ouvrir immédiatement le coffiot grâce à ses pistolets désintégreurs. Il était seul avec Marika et son secrétaire quand je l’ai vu dans la crypte de la chapelle. Qui l’empêchait d’opérer ? Pourquoi ces tractations ?

— Et vous proposez combien ? demande l’homme au chapeau à grand bord.

Ça part sec :

— Cent mille dollars. Au cours actuel de la lire, c’est une jolie somme pour payer un point d’interrogation, non ? J’ai des caprices dispendieux.

Il soupire :

— Les méfaits de l’âge, sans doute. Qui m’aurait dit qu’un jour j’en arriverais à articuler des propositions pareilles, moi qui, d’un battement de cils, ordonnais la mort de six personnes !

L’homme au grand bitos et le comte se regardent, indécis. Ils paraissent manquer d’enthousiasme. Ils sont un peu désenchantés, malgré l’offre de Spontinini.

— Et si vous ne parveniez pas à ouvrir le coffre ? questionne Fornicato.

— Eh bien, lorsque je m’avouerai vaincu, je vous le rendrai et vous garderez les cent mille dollars. Je ne veux pas finir mes jours en Italie, malgré que j’y sois né. Par ailleurs, lorsque je regagnerai l’Amérique, je ne pourrai guère emmener une chose aussi encombrante. Vous me voyez, devant les douaniers, avec un coffre clos dont je ne pourrais préciser le contenu ? Curieuse situation, n’est-ce pas ?

L’homme qui ressemble à Fernand Legros gratte sa barbe comme si des poux l’occupaient, qu’il ne voudrait pas déranger. Il a des gestes mesurés, réfléchis. Ce mec possède du chou.

— J’aimerais avoir une conversation privée avec le comte, déclare-t-il, vous permettez ?

— Faites !

Fornicato et lui quittent la pièce.

Spontinini adresse un clin d’œil à Marika. Puis il soupire :

— Alors ces deux fâcheux se sont servis d’un de nos Double zéro ?

— Oui, répond le secrétaire aux affaires étranges.

— Contre qui ?

— Nous l’ignorons, mais comptez sur moi pour le leur faire dire.

— Voilà qui est grave, dit le truand. Très grave. Il va falloir agir vite. Mais auparavant, ils me le payeront.

Il caresse sa main gauche de sa main droite, comme s’il la massait pour prévenir un début d’engourdissement.

— Savez-vous que ça fait très longtemps que je n’ai pas eu à châtier quelqu’un, Marika ? A le châtier comme j’avais l’habitude de le faire au temps où je régnais sur le Milieu new-yorkais, c’est-à-dire de façon particulière. J’étais également célèbre pour mes vengeances. Elles ne ressemblaient jamais à celles de mes rivaux. La rafale de mitraillette, quelle pauvreté ! J’ai toujours voulu que mes ennemis, lorsque je les faisais disparaître, se rendissent bien compte du vilain tour que je leur jouais.

Tandis qu’il escrime, mézigue, j’ai des chandelles grosses comme des cierges qui me déboulent le long de la raie médiane. Spontinini, c’est le tout méchant Gaspard. Un gonzier implacable, plus vicelard qu’un bourreau chinois de l’époque Ming. Il doit s’offrir des inventeries carabinées lorsqu’il est en renaud. Des trucs auxquels on n’oserait pas penser. Alors, le fils unique et hautement préféré de Félicie se tient le langage suivant qui, pour être tout intérieur, ne manque pas de pertinence :

« Mon chéri (car j’ai mes moments de faiblesse), il n’est que temps de veiller à ta santé et à celle de l’Infamure béruréenne. Tu as des poucettes, mais l’usage de tes jambes. De plus, le secrétaire n’a pas jugé bon d’aller bouclarès le pistolet désintégreur. Il l’a déposé sur un meuble. Je n’ai que d’aller l’emparer, l’assurer dans mes deux belles mains jointes par l’acier des menottes et braquer ce beau monde le moment opportun. Comme Spontinini et ses deux collaborateurs connaissent la nature de cette arme, ils céderont à toutes nos exigences. Je ferai délivrer Béru qui, ensuite, me délivrera à mon tour. Et j’alerterai téléphoniquement la rédaction vénitienne du plus grand journal d’Italie en leur demandant de me dépêcher une armada de reporters auxquels je révélerai le poteau rose. Ainsi serons-nous blanchis comme des minotiers, la Gravaille et moi, et fournirai-je à la presse occidentale l’un de ses plus fracassants sujets depuis le raid des Israéliens en Ouganda (à propos d’icelui, souvent je me dis : « Et si Mme Claustre avait été israélienne ? »).

Tu vois que les cellules au gars Sana ne chôment pas !

Ah ! si tous les gars du monde voulaient me donner la main…

Aussitôt dit, aussitôt réalisé. Je vais au meuble « Renaissance italienne » (j’aime pas beaucoup, mais tout le monde peut pas être espagnol) sur lequel se trouve le feu extra-plat. Le plus duraille c’est de remiser le bloc générateur d’énergie dans ma limouille. Lorsque tes papattes ne sont écartées l’une de l’autre que de quinze centimètres, c’est fou le nombre d’occupations qui te sont interdites : la boxe, la pêche au lancer, l’aviron, et surtout le diabolo. Mais l’esprit de conservation prime celui d’Eloi. Quand ta peau est en jeu, tout te devient possible. Le danger crée la force, de même que le courage n’est, bien souvent, que l’élégance du désespoir. Alors je parviens à me munir du bloc, à assurer le revolver dans mes deux chères mains, les plus douées après celles de Mozart.

Voilà, il est prêt, le Sana.

Un coup de périscope à Béru. Une vraie boîte d’amorphes, Mister Mammouth. Je le trouve tout gnagna, ces jours-ci. Est-ce qu’il « me » couverait pas une fièvre éruptive, mine de rien ? Tu le vois pas se farcissant une scarlatine, à son âge ? Voire la rougeole ? Ou, qui sait : la vérole ? On lui a bien fait son B.C.G. au moins, à l’artiste ? Là, il dodeline comme un vieillard dans ses souvenirs. Il navigue dans de la crème fouettée, l’Attila des comptoirs. On dirait qu’il regrette son passé, p’t-être son futur. Ou bien qu’il a faim. Voilà : il meurt de faim, le pauvre porcelet.

Je lui adresse un clin d’œil. Il y répond par une moue miséreuse.

— T’as le coup de barre ? je lui demande.

Il exprime un rot tellement prolongé et riche d’intonations qu’il pourrait passer pour un dialecte.

— Cela va de soi, admets-je en m’approchant de la lourde.

Je bigloche à nouveau. Justement, le Mystérieux et son comte (courant postal) reviennent.

— Alors, messieurs ? demande allégrement Spontinini.

— Nous sommes enclins à accepter votre marché pour peu que vous vouliez bien y inclure une clause, dit le Barbu.

— Dites voir ?

— Eh bien, vous vous doutez que nous sommes anxieux de l’évolution de cette affaire, aussi nous voulons garder un contact permanent avec vous. Chaque jour nous passerons à votre domicile pour examiner le coffre.

Un éclair pas gentil noircit l’œil déjà très très noir du gangster.

— D’accord.

Ils se taisent un bout de moment, se laisser le temps, les uns les autres, d’enregistrer leurs acceptations réciproques. Un marché, quand il aboutit, c’est toujours commak : y a une espèce de bref accablement. Accepter c’est abandonner, même si les conditions te satisfont. L’homme qui vend est privé de sa marchandise et l’homme qui achète de son argent. Alors l’un et l’autre désemparent un chouïa, le temps d’admettre. C’est ça, le chiendent des hommes : ils s’usent à regimber. Comme ils s’économiseraient s’ils pouvaient tout admettre d’emblée !

— Parfait, dit enfin Spontinini ; mon secrétaire va vous verser la somme promise en dollars. Et, pour fêter cet accord, mes amis, je vous convie à un petit safari de ma façon.

— Quel safari ? interroge Fornicato.

— Mon cher comte, vous oubliez que deux témoins dangereux se sont immiscés dans cette affaire, il convient de s’en séparer définitivement, et ce d’une façon attractive…

— Pas tout de suite ! s’écrie le fougueux Santonio en ouvrant la porte d’un coup de savate. Que personne ne bronche !

Tu veux que je te dise, Victor Hugo ?

Eh ben, on n’a jamais rien trouvé de plus théâtral que « Bon appétit, messieurs » de Ruy Blas. Jamais, au grand never. Le gonzier qui intervient au moment où il est censé figurer la cinquième roue de secours du carrosse et qui prend immédiately la situation bien en pogne, c’est lui le vrai tout pur héros incontesté. « Que personne ne bronche ! » c’est plus moderne que « Bon appétit, messieurs ». Ça n’a pas son petit côté Quintonine. Ça inquiète d’entrée. Y a la mort qui se met à volplaner sur la scène, tu comprends ?

Eux tous, ils ont un sursaut, sauf Spontinini, mais lui il est paralysé, alors ses réflexes doivent vermoudre, fatal. Et puis y a le carat qui patine les nerfs. Sans compter son self-control congénital, naturliche.

Le comte à rebours (pédé à ce point, on peut y dire) lève déjà ses mains bagouzées. Marika blêmit. Mais le secrétaire j’sais plus son nom, est-ce que je l’ai su ? (Tu te rappelles que je l’eusse baptisé plus avant, técoinsse ?) Le secrétaire, reprends-je, paraît pas plus impressionné par ma pétoire anéantisseuse qu’un fabricant de hamacs par le soutien-gorge de Barbara.

Loin de n’obtempérer, il se penche sur son boss et lui vermicelle des chuchotis dans la feuille à poils.

Spontinini sourit et plisse ses deux yeux à la fois. Son sbire qui doit interpréter jusqu’aux éternuements de son patron opine (le cheval, puis-je ajouter, car j’sus resté au moins trois polars sans te le faire et j’en peux plus de rétention). Il coule sa dextre dans sa poche sinistre. Des mecs, la plupart, c’est un portefeuille qu’ils se trimbalent, avec leurs différentes cartes de membre et la photo de leurs avortures. Ben lui, non : il a, en guise de vade-mecum, une matraque-stylo. Tu savais que ça existait, toi ? Moi, c’est ma première. On dirait franc un stylo, parole, mais ça se désemboîte comme une antenne de transistor, quand tu veux raffiner sur la modulation de fréquence, et ça devient long de quarante centimètres. D’une flexibilité redoutable. C’est de la tige d’acier trempé (trempé dans quoi, je saurais pas te le dire) et gainée de peau de suède, ou de veau (je le vois mal depuis ici et je m’y connais pas des masses en bovins).

Le v’là qui me marche au-devant, ce nœud.

— Arrête, petit gars ! je lui lance, en anglais de wagons-lits Cook, arrête ou je te transforme en rien du tout.

Mais tu crois qu’il ? Mes fesses, moui ! Ce garçon, dans sa belle tête de névropathe surexposé, il se dit commak qu’un flic osera jamais l’anéantir. Même un flic français, pourtant entraîné à défourailler avant, pendant et après les sommations d’usage. Il y croit pas à mon instinct meurtrier, l’ami. Surtout anéantir complètement, à ne pas te laisser de cendres ! C’est redoutable comme décision à prendre. Il secoue sa matraque de poche. Le goumi de l’homme élégant qui ne déforme pas le costar. Il se pourlèche. Son regard fixe, un brin morbide, en est humecté de jubilance.

Alors, bibi, comprenant qu’il va déguster incessamment, tu sais quoi ? Je décide d’ouvrir une grande brèche dans le beau parquet Renaissance entre lui et moi. A titre d’avertissage. Je pique le nez de l’arme au sol, presse la détente. Ça fait un léger clac. La crosse ne chauffe pas, comme ce fut le cas à l’hôtel des deux z’Hollandais, ces cons ! Le secrétaire secoue la tête, doucement, afin de m’expliquer que je ne dois pas être surpris, que son arme est une sorte d’allumette qui ne peut servir qu’une fois, ou du moins être approvisionné en nouvelle recharge.

Je mesure la déconvenue de Spontinini quand il a su que je m’en étais servi. C’est comme si, disposant d’un fusil à deux coups pour un usage précis, je lui avais brûlé une cartouche.

Le gars est là, maintenant. Sa matraque siffle comme un serpent qui serait arbitre de foot. J’esquive, mal. Le gourmi me scalpe un brin de cuir chevelu et m’endolore violemment l’épaule. Si terriblement fort que je suis comme paralysé. Ne peux plus remuer mon torse.

Un nouveau coup : des étincelles me gerbent dans le cerveau. Pourtant je ne perds pas complètement conscience, non plus que confiance. J’ai assez de lucidité pour voir jaillir Bérurier, enfin arraché de ses torpeurs. Tu sais, en athlétisme, le triple saut en longueur, qu’a l’air si glandu à voir ? Que je me demande d’ailleurs pourquoi, trois pas, et pourquoi pas douze ? Et pourquoi pas cent du temps qu’ils y sont ! Trois pas, c’est un début de course à pied, non ? Mais enfin, si ça les amuse, moi j’m’en branle à mort.

Bon, je t’en reviens, Bérurier, le cher chéri. Il paraît exécuter un triple saut. Mais au lieu de se recevoir talons joints, ses deux pattounes finissent dans le bas-ventre au secrétaire. Pour une réussite, une acrobatie rare, un numéro inattendu, c’en sont (et Dalida). Le Ricain à bouille de dévié-sexuel-chrétien quitte le plancher de cinquante centimètres et sur une distance d’au moins trois mètres vingt-quatre. Il a jamais dû faire de catch, bébé rosse, car il se reçoit comme un chien dans un jeu de quilles. Hou youyouille, mon verre de montre ! Chplafff ! Va lui falloir un coussin pour se mettre à table. Ou alors qu’il briffe debout, façon snack. Il reste au sol, quasiment inanimé. Juste qu’il tente de petits efforts avec les mains pour prendre appui. Il est décoiffé, sa raie de démocrate a perdu le droit chemin. Son teint rose pâle est devenu vert oseille. Son regard fait songer à un appareil à sous de San Francisco, sa ville natale. Il aurait trois yeux qui tournicoteraient comme ses deux d’en ce moment, je te jure, au lieu de prunelles, il finirait par apparaître trois citrons verts et il lui sortirait une poignée de jetons du fouine, à ce Martien !

— Steve, voyons ! gronde Spontinini, vous avez fini vos simagrées !

Ses simagrées ! Tu parles, Aznavour ! Simagrées ma colonne, oui ! Il s’est drôlement voilé l’arête, ce vieux pélican. Les intellectuels, leur point faible c’est le manque d’exercice. Tu remarqueras, tous les grands esprits finissent par se péter la gueule en sortant de leur baignoire. Ils font des découvertes bouleversantes, et puis ils glissent comme des zobs sur une savonnette. Tu trouves pas que la vie est triste, toi, quand on l’examine au plus près ?

Epuisé par ses minuscules efforts, le gars retombe à la renverse. Et deux fauteuils à roulettes, deux ! Ils vont faire une belle paire de presses-livres, Spontinini et son âme damnée.

Bérurier qui s’est entièrement récupéré, marche au groupe. Il balance un coup de saton dans les meules du comte. L’autre hurle (de bonheur ?). Ensuite, Sa Majesté, toujours malgracieuse, administre une baffe à la Marika qui te couche mademoiselle sur les genoux de son protecteur. Il va pour s’occuper du faux Legros (un faux Legros, c’est bien le comble du comble, non ?) mais ce dernier a eu le temps de reprendre ses esprits et de prendre, par-dessus le marché, son couteau. Un joli ya nacré, long et courbe. La lame jaillit comme la zézette d’un militaire qui assisterait à un massage d’Alice Sapricht. Et rran ! La lame disparaît. A l’intérieur de Bérurier.

O mon Dieu ! Mon cher Dieu, pourquoi joues-Tu au con avec nous ?

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