« Que d’eau, que d’eau ! » il exclamait, le Mahon, devant des inondations.
Ben, qu’aurait-il dit à ma place ?
Considérer l’eau lorsqu’on se trouve hors d’elle et la considérer quand on est in, c’est une autre paire de manches (à air), crois-me.
J’essaie de voir en haut, vers la vie, vers le jour, vers l’oxygène… Et mon Dieu que c’est beau, ce reste de clarté somptueuse, cette permanence du soleil tant bronzeur et vivifiant. Ah ! comme je préférerais me trouver dans un Sahara sans eau, perdu dans les morsures solaires ! Combien je voudrais être ailleurs, n’importe où pourvu que ce ne soit plus ici.
Ayant le torticolis, je baisse la tronche.
Et alors, ma peur s’accroît parce que l’effet ne se recule pas. Au-dessous de ma pomme est le néant gouffreur. Le noir décroissant (de lune). Le vertige des profondeurs insondables ; du moins pas sondables par moi ! C’est une espèce d’enfer épouvantable, louche, réduiseur. Je me trouve à la pointe d’un promotoire aigu. Mes deux pinceaux y reposent tout juste, y a à peine de la place pour eux, comme sur les semelles de ciment d’une chiotte à la turque. De part et d’autre la dévalade continue et les gueuses de plomb reposent en équilibre instable (ou en déséquilibre stable, au choix) sur les flancs de ce pic marin.
Un mouvement accentué et ça va continuer, la descente. L’anéantissement. De toute manière, canner pour canner, que ça soye un peu plus profondément ou non, la belle différence, hein ?
Pourtant, je me maintiens par un prodige de volonté. Et, pour ne pas perdre la raison, à force de trop d’horreur, je fais le bilan de ma triste situation. Le débit (celui de l’eau surtout) l’emporte puissamment sur le crédit. Dans cette dernière colonne, je ne puis inscrire que dix minutes au plus d’oxygène. La première, celle du débit, n’est pas assez grande pour héberger la somme des périls, avanies, maléfices et autres désespoirs qui m’accablent.
Mes liens ?
Je voudrais que tu les visses (et surtout les dévisses !). Mastars comme le pouce. Serrés. Implacables. Tu te déferais plus aisément d’une maîtresse avec qui tu vis à la colle depuis trente-cinq ans.
Mes bras coincés dans mon dos, sous la bouteille, me semblent détachés de mon individu. Ou pour le moins à moitié arrachés. J’ai les doigts déjà gourds et le froid des profondeurs me paralyse.
Je suis là, comme un con, à faire des bulles qui m’enfuient, et à ne pas broncher pour éviter de descendre plus bas.
Et alors, je m’adresse à mon lutin intérieur, ce petit gueux folâtre qui, parfois, dans les périodes difficiles, vient me chuchoter quelque judicieux conseil.
Je l’exhorte. « Mignon, lui dis-je, cela fait des années que je ne t’ai pas invoqué. Pendant tout ce laps de temps, je n’ai compté que sur moi-même. Mais maintenant, considère ma faiblesse, mon dénuement extrême. Tiens compte de ma bonne conduite. J’ai toujours respecté les grands principes, voté selon ma conscience et aidé mon prochain quand la chose ne me coûtait pas trop. Cela vaut bien une petit fleur, non ? Alors aide-moi, quoi, merde ! »
Seulement les petits lutins ne sont pas amphibies et le mien tait sa gueule.
Force m’est donc de ne compter que sur moi. C’est peu.
Dix minutes de vie ; ou plus exactement de survie. Faut en faire quelque chose, non ?
Je réexamine ma position.
Et, oublieux de son extrême horreur, voilà que mon naturel chassé au galop revient peinardos-calmos, comme le bourrin de course regagne le pesage après avoir désarçonné son cavalier (et du coup les parieurs qui lui ont fait confiance).
Un seul espoir.
Pas deux !
Et pratiquement pas un, mais un poil de cul d’un, voilà, pour être précis, concis, circoncis.
Je dois m’agenouiller au sommet de ce pic marin, en préservant mon équilibre. Vu ? Ensuite, si je parviens à adopter cette position, il va me falloir tenter, du bout des doigts, de dénouer le sac de nœuds maintenant le lestage à mes chevilles. Faire cela par-derrière, comme parfois avec ta petite amie, pour changer, te donner l’illuse qu’elle est une autre que tu ne connais pas ! Faire cela par-derrière et à l’aide de pauvres doigts engourdis. Faire cela avec des liens gorgés d’eau, dilatés à l’outrance. Faire cela en essayant de ne pas culbuter dans les noirs gouffres qui m’environnent.
Au boulot, Sana ! Te reste une huitaine de broquilles, tout au juste. Gaspille pas ta belle marchandise, mec. Respire mollo, déguste. Ça a un peu le goût de conserve, et c’est pas de l’oxygène trois étoiles, mais faut faire avec.
Comment je deviens pas dingue ? Mystère. Sans doute parce que l’exercice auquel je me livre mobilise toutes mes forces et l’entièrement de ma pensée. Je vais pour me baisser, d’autant plus lentement que la boutanche fait bouée et me tire vers le haut ainsi que le ballon restant ; mais tout ce que je parviens à exécuter, c’est une inclinaison du buste de quelque trois centimètres, pas mieux. Impossible d’obtenir davantage. Quand je dévalais, le plomb était le plus fort, mais ce palier précaire laisse jouer la force contraire. Jamais, non, jamais il me sera possible de m’agenouiller. All is foutu, fors l’honneur, comme disent les Anglais, ces cons.
Eh ben, tu vois, j’aurais au moins tenté l’impossible qui n’est pas français, ces cons !
Je ferme mes yeux brûlés par l’eau salée, écrasés par la pression. Résigne-toi, homme de faiblesse. Mets ton âme en paquet et confie-le à Dieu qui fera le tri. Satisfais-toi d’avoir été, ce qui, comme disait l’autre, n’est pas à la portée de tout le monde ! Tu fus un homme, San-Antonio, que cette notion t’aide à finir. Puisque l’avenir se dérobe, plonge ta tête dans ton passé, comme l’autruche dans ses plumes. « Y avait une petite fille dans notre rue, elle se prénommait Jeannette et jamais un être n’a pu en aimer un autre plus fortement que moi cette gamine constellée de taches de rousseur. »
« Un jour, il y a longtemps, grand-mère est venue habiter à la maison, c’était du vivant de papa. Elle tombait gentiment en enfance et passait des heures à feuilleter le catalogue de la Manufacture Française d’Armes et Cycles de Saint-Etienne (c’est ainsi que s’appelait Manufrance). Elle m’agaçait, alors je lui cachais ses lunettes, sale petit fumier ! Et tandis qu’elle les cherchait, je me disais : « Elle brûle ! Ah ! elle refroidit »…
Je reçois une brusque bourrade qui me fait tituber. Qu’est-ce à dire (ou à savon ?). Je rouvre les yeux. Un poisson ? Une ombre géométrique vient de passer près de moi. Non, pas un poisson : une ancre ! T’entends, fesse de rat chiareux ? Une ancre. Elle s’éloigne ! Oh ! misère du ciel ! Oh ! douleur extrême ! Oh !
Elle disparaît derrière moi après avoir décrit un large arc de cercle. Ainsi il y a donc quelqu’un là-haut, vers la vie ? Quelqu’un au-dessus de moi, qui pêche ? L’ancre réapparaît sur ma gauche. Elle est un peu plus bas qu’avant. Elle semble chercher un sol à quoi s’agripper. Tiens, là v’là qui me rapproche ! Mais je ne puis la saisir. Avec quoi, mes mains sont dans mon dos ? Que faire ? N’ai rien. Si : ma bouche. Un choix insensé à faire, désespéré, fou. Cracher l’embout de caoutchouc qui me permet de survivre encore quelques maigres minutes et tenter de mordre la chaîne au passage. Et après ? Qui me dit que le gonzier, là-haut, dans son barlu, remontera son ancre ? Et comment pourrais-je, privé d’oxygène, continuer de serrer mes mâchoires sur cette chaîne ? Combien de temps pour me ramener, si toutefois mes soubresauts l’alertaient ? La chaîne est au ras de mon visage. Tant pis. J’avale une goulée à en vider cul sec ma boutanche, expulse l’embout ; tords la tête pour saisir la chaîne avec ma bouche et m’élance loin du promontoire, tout de suite attirer l’attention du pêcheur en filant une secouée à son ancre, qu’au moins il croie avoir harponné un poisson ou un corps mort.
Ça y est : je tiens. Si l’on peut parler de tenir, verbe qui implique une notion de main. Je dois me briser les ratiches sur les maillons de cette chaîne, tellement je serre. Et je trémousse pour alerter. Et là-haut, dare-dare on se met à hisser. A hisser dru, à hisser vite.
Je remonte vers les lumières. Au début, c’est miracle, mon pote. Comme si, par une grâce infinie, j’étais dispensé de respirer, comme si on venait de décider que mes poumons ne servaient plus à rien.
Mais les réalités me reprennent, les nécessités devrais-je dire. J’étouffe. Je vais exploser, imploser. Tout est noir, moi que je croyais à plus de clarté. Ce réflexe con de vouloir ouvrir la bouche quand on étouffe, même si l’on a la tronche dans l’eau ! Ah, mais j’en peux plus, moi. Ah, mais je vais continuer à croquer de la ferraille alors que j’ai plus un pouce d’air à me filer dans les soufflets. Si c’est pas malheureux ! Penser qu’il m’en reste encore un chouille dans ma bouteille tyrolienne, merde ! Mais ce qui me permet de tenir, c’est La Fontaine, ce con. Le corbeau, pour vocaliser, il a largué son frometom’, tu te rappelles ? Et c’est messire renard qui se l’est clapé à sa santé. Alors tiens, tiens, tiens jusqu’à la mort, Sana, mon chéri. Dis-toi qu’un miracle commak, t’en trouveras plus sous le sabot d’un centaure. Si tu lâches, tu t’enfonces à jamais et dans une pincée de secondes, t’es défunté pour de bon. C’est pas un sous-marin autrichien qui te repêchera.
Je tiens. Ma poitrine se solidifie. Mon cerveau prend feu. Ah !
Que dis-je : Ooooh !
Et si j’étais une source ?
Pas seulement une source d’inspiration, mais une vraie source ruisselante, partant dans l’aventure de la pente pour rencontrer d’autres sources, composer des ruisseaux qui deviennent rivières ?
Je me sens non pas ruisseler, mais ruissellement, c’est-à-dire que je n’ai pas l’impression de « restituer » de l’eau mais de « l’engendrer ».
Des grondements me malmènent, des vomissements impétueux m’arrachent.
Toutes ces opacités se clarifient. Mac-Mahon me sourit à travers des incertances.
Il murmure, dans un drôle de français plein d’accent pas commode à définir :
— Ça ira ?
La Carmagnole ! Bien le moment !
Les aristocrates à la lanterne !
D’accord, s’ils sont tous comme le comte Fornicato, la basse ordure !
Je voudrais lui répondre que oui, ça ira, ça ira, ça ira… Mais je gargouille trop fort.
— Croyez-vous en Dieu ? me demande le président Mahon.
Mais s’agit-il de Mac-Mahon ? Il n’a pas de barbe, cézigue. Tout juste une fine moustache de faux jeune premier américain d’avant-guerre.
Je regarde le ciel avec ses nuages vaporeux, dans les tons rose pâle.
— Car si vous n’y croyez pas, il va falloir vous y mettre, mon vieux. J’avais une chance sur combien de millions de vous tirer de là ?
Comment, de me tirer de là ? Entend-il qu’il l’a fait exprès ? Comment aurait-il pu le faire exprès ? Il se fout de ma gueule après m’avoir sauvé ! Pas gentil !
— Votre veine, c’est que j’aie fait mon service dans les Marines, je sais me repérer sur la mer.
Un temps, je continue de jouer les sources intarissables, généreuses. De l’eau, il m’en sourd de partout : des yeux, des oreilles, de la bouche, du fion, et sans parler de mes fringues, bien of course !
— Vous devez vous demander qui je suis, hé ? John Perruchieri, de la C.I.A.
Poum ! la comprenette branche une fiche sur ma prise multiple. Cet homme n’est autre que le gussier que les Ricains devaient dépêcher pour prendre ma relève. Car, t’as peut-être omis de t’en souvenir, mais je ne suis intervenu dans cette affaire qu’au titre d’intérimaire.
J’essaie un acquiescement qui accroît mon débit de flotte.
— Je suis arrivé à Venise dans la nuit. Mais débarqué, me voici comme un âne sans maître. Comment aurai-je de vos nouvelles ? Où allez-vous me contacter ? Je descends à tout hasard au Danielli et appelle Paris. On me répond qu’on n’a rien de nouveau vous concernant. Alors j’entreprends la virée des hôtels. J’en fais dix, j’en fais vingt. Et puis comme je me rends au Tiro a Volo, j’assiste à un drôle de micmac…
Il aime parler, ce type. Curieux pour un homme dont le métier consiste avant tout à être discret. Sans doute tient-il à bien m’expliquer le cheminement de son intervention, pour me mettre en confiance. S’il agit de la sorte, c’est qu’il a besoin de moi.
— Des policiers pénètrent dans l’hôtel. Il y a du remue-ménage, poursuit Perruchieri…
Tiens, mais au fait, il a un nom italien, cécolle. Faut dire que l’Amérique est bourrée de gens made in Europa. C’est comme ça qu’on fignole les grandes nations nationalistes : avec des pèlerins surgis d’ailleurs. Un pays choisi est un pays vénéré.
— Voilà que vous débarquez d’une courette et pénétrez dans l’hôtel. Aussitôt, je vous reconnais, ayant eu l’occasion de compulser votre dossier.
Mon dossier !
J’ai un dossier chez les Ricains ! Le bouquet ! Y en a un peu classe de cet univers fiché dans lequel on vit. Tout est répertorié, catalogué. A peine au monde, les hommes sont plongés dans le bain redoutable des ordinateurs. On est programmés, les gars. On ne peut plus échapper au système. Finitas : la société t’a, te tient, te garde. Tu lui appartiens pour la consommation des siècles et des siècles. Moi, je vais te dire, si je procrée un jour, j’irai pas déclarer mon chiare à l’état civil. Je veux qu’il aura sa chance. Qu’il reste clandestin toute son existence. Qu’il se démerde à demeurer marginal, faux fafs afin qu’il puisse bouger, bouffer, baiser, mais inscrit pour de vrai nulle part. Pour pouvoir vivre à peu près normalement, s’agit de prendre le maquis. Seulement, au point de merde qu’on se trouve, y a qu’au niveau des parents que la chose est envisageable. Si ces cons t’ont fiché, tu l’as dans le babuche. Te reste juste le droit d’avoir des droits et des devoirs. Le droit de filer droit, de filer doux, de ne pas te défiler.
Bon, alors il m’a reconnu, et ensuite ?
Il poursuit peinardement. Son barlu danse sur l’onde crépusculaire comme… Comme quoi, t’aimerais ? Pas une coquille de noix, non, merde, j’ai ma dignité d’auteur ; disons pour varier, comme une coquille de cacahuète.
Est-ce ce mouvement ou bien l’eau que j’ai ingurgitée qui me flanque la nausée ?
Perruchieri a une tête hybride. Un peu latine, un peu yankee. Plus un air passe-partout qui doit l’aider dans son boulot. Il fait cadre moyen en vacances. Et j’imagine d’ici sa petite maison blanche sans étages, posée sur un bout de pelouse à côté d’autres maisons toutes pareilles.
— A peine veniez-vous d’entrer dans l’hôtel que j’ai aperçu Marika Way, la copine de Spontinini. Elle semblait attendre, guetter plutôt. J’étais content d’avoir recollé au peloton en un temps record. Faut dire que j’ai du pif, c’est ce qui m’a permis de me bricoler un bout de carrière honorable dans ce boulot à la manque. Bon, vous êtes sorti de l’hôtel en compagnie d’un gros lard et vous sembliez pressés d’aller autre part. La fille vous a emboîté le pas. Et alors, elle a mis entre ses lèvres un long fume-cigarette sans cigarette. Je l’ai vu souffler à deux reprises. Vous vous êtes arrêtés, tous les deux. Elle vous a rejoints et pris chacun par un bras. Ne me restait plus qu’à vous suivre.
« Ce qu’il y a de bien dans cette putain de ville, c’est qu’il n’est pas difficile de surveiller des suspects pour peu qu’on possède un bateau. Lorsque j’ai eu repéré le palais du comte Fornicato où l’on vous conduisit, je m’empressai d’en louer un, rapide, capable d’aller partout, y compris en haute mer si besoin était. Quand je vous dis que mon nez est plus creux que l’estomac d’un fakir ! »
Il se marre blanc. Un rire sans le rire, c’est-à-dire sans la joie jaillissante qui doit le motiver. Sa menteuse ne chôme pas, car il poursuit, sans tarir :
— Un bateau est venu chercher Spontinini et ses amis. Je les ai filés à distance. Le reste, vous le savez. De loin, de très loin, j’ai surveillé à la jumelle (j’en ai toujours sur moi, elles sont peu encombrantes mais très puissantes) les agissements de ce beau monde. Je les ai vus vous ficher à l’eau lesté de ce fourbi, puis faire des cartons et enfin partir. C’est là que mon sens de la mer m’a servi. J’ai retrouvé l’endroit sans trop de mal. Des débris de caoutchouc flottaient à la surface de l’eau. En outre, des bulles montaient des profondeurs. J’ai tenté de vous apercevoir à l’aide de mes jumelles, mais vous étiez déjà trop profond. Je n’ai pu cependant me résoudre à repartir, à cause de ces garceries de bulles. C’était votre souffle qui venait vers moi, et l’on ne quitte pas le souffle d’un collègue sans rien tenter. Alors j’ai baladé l’ancre de ce rafiot le plus profondément possible autour de vos belles bulles, mon vieux San-Antonio. Qu’est-ce que vous dites de ça ? Un sacré repêchage, non ? Je ne l’oublierai jamais.
Mes premiers mots me sortent :
— Moi non plus, John. Jamais. Jamais… Et je me mets à sangloter comme un môme. Toujours de la flotte, tu vois.
Sacré Mac-Mahon, va !