CHAPITRE X

Il savait ce qu’il faisait et toute sa vie ce serait ainsi : il aurait ce petit éclair de génie de la dernière seconde. La trouvaille de Riton, ç’a été de mettre pour partir le vieil imper troué avec lequel il s’était présenté chez moi lors de sa première visite, de prendre sa valise de carton ravagée et non la mallette en peau de porc que je lui avais offerte ; enfin, d’ébouriffer ses cheveux. J’étais dans mon atelier, vautré sur le divan tandis que mon chevalet sans toile ressemblait aux arbres sans feuilles du jardin. Il est resté à l’entrée de la tour, l’air contrit. Il avait des larmes sur les joues. Je savais qu’il trichait et que tout ça faisait partie de sa panoplie de tricheur ; pourtant j’ai senti mon cœur serré.

S’il m’avait appelé François, je pense que j’aurais réagi ; mais non, il était aussi habile pour savoir quel vocabulaire employer.

— Salut, vieille cloche… Je regrette que ça n’ait pas collé, nous deux. Je t’avais à la chouette, toi et ta barbouille pour snob. Je sais que j’ai envoyé le bouchon un peu trop loin… Je m’suis pas rendu compte… Qu’est-ce que tu veux, j’ai pas été élevé aux Oiseaux ! Avant de les mettre, je voulais te dire que…

Je songeais :

« C’est ça, fais ton numéro, mon bonhomme ! »

Mais malgré tout, sa mine composée, ses mots bredouillés, ses larmes artificielles me poignaient.

— Je voulais te dire que je regrettais, François. Vois-tu, je me fais penser au mec qui joue au c.. avec un pétard. Y croit que le magasin est vide, mais y reste une praline dedans, le coup part et le mec se retrouve tout ballot avec un zig étalé à ses pieds. Tu comprends, j’savais pas que le pétard était chargé.

— Laisse, ai-je soupiré.

— Oui, t’as raison, François, y vaut mieux rien ajouter. Seulement c’est trop bête, qu’est-ce tu veux !

Il a attendu. Je n’ai pas bronché.

— Bon, eh bien, adieu, hein ?

Ce n’était pas une prise de congé mais bel et bien une question.

— Non, reste !

— Qu’est-ce que tu dis ?

— Reste ! Ton départ ne changerait rien, puisque le mal est fait !

Il a posé la valise et s’est avancé.

— T’as un cœur fantastique, François, je crois rêver !

Tout de même, il n’a pas osé s’approcher de trop près. Il était arrêté à la hauteur du bar, les bras ballants, plus gauche que jamais ; ne sachant s’il devait arrêter là sa représentation ou poursuivre sa grande scène des remords.

— Tu veux que j’nous serve un glass, François ?

Alors, j’ai dit « Oui » en songeant que j’étais le plus méprisable des hommes.

* * *

Ç’a été une soirée de deuil. Nous parlions bas, sans nous regarder, et j’avais le poids affreux de cette gigantesque absence sur les épaules. Ce tableau me manquait comme un organe essentiel. Avec lui, c’était, me semblait-il, ma carrière tout entière que Carbonin avait saccagée. Riton me faisait songer à un funambule aux yeux bandés. Le petit malin comprenait que sa position chez moi n’était qu’une question d’équilibre. Il n’osait pas se manifester car il se rendait parfaitement compte qu’un rien : un mot de trop, un regard mal venu pouvait faire repartir ma colère. Elle croupissait en moi comme le feu dans sa forge, il suffisait d’un peu d’oxygène pour la raviver.

Je suis allé me coucher tôt tandis que Riton regardait la « Vie des Animaux » à la Télé. Lorsque j’ai eu refermé la porte de ma chambre, la peur s’est emparée de mon être. Non pas une peur rétrospective, mais une peur réelle, vivante, présente. La peur de moi-même, la peur de cet univers dans lequel je m’étais enfermé. Je n’avais plus rien à espérer de mon talent, plus rien à espérer des autres. À cet instant, il existait des milliers de gens de par le monde qui m’admiraient, qui me jalousaient et qui auraient donné dix ans de leur vie pour être à ma place vingt-quatre heures. M’auraient-ils cru si je leur avais avoué l’étendue de mon désespoir ? Existait-il une issue ? Je ne croyais plus au lendemain. Demain deviendrait le même présent vide, c’était un escalier roulant dont les marches s’aplanissent avant de devenir des degrés descendants.

La solitude, MA solitude, m’étouffait. On m’avait raconté qu’avant Pasteur, lorsqu’une personne contractait la rage, on l’étouffait entre deux matelas. Cette image m’avait toujours poursuivi, j’avais longtemps imaginé cet être maudit, isolé dans son mal, dont la société ne voulait plus et qu’elle tuait avec ce qu’elle a inventé peut-être de plus étonnant : un matelas.

N’y tenant plus, j’ai fini par appeler Riton. Sa vue n’avait rien de très réconfortant après le sale tour qu’il venait de me jouer, pourtant il constituait une présence.

Il est venu, plein d’espoir, avec les yeux rongés par la lumière laiteuse de la télévision.

— Qu’est-ce que t’as, vieille cloche ?

Il avait repris de l’assurance.

— Reste un moment auprès de moi.

— Tu te sens mal ?

— Oui.

— En effet, t’as les joues en feu et les yeux qui brillent. Je parie que t’as au moins 40 !

— C’est possible.

— Tu devrais prendre ta temp’, François.

— À quoi bon !

— Tu veux que j’appelle le toubib ?

— Non.

Riton ne se trompait pas : j’étais très malade.

— Couche-toi, je vais dire à Achille de te préparer une tisane et de l’aspirine.

Je l’ai laissé faire, mais je savais que l’aspirine ne pouvait rien contre ce que j’avais. Ce n’était pas un mal ordinaire.

— Tu sais ce que je pense, François ? T’auras pris froid dans le jardin, t’t’ à l’heure. T’étais en bras de chemise et y faisait au moins dix au-dessous !

— Peut-être…

Je me suis laissé soigner. Mais la tisane m’a flanqué mal au cœur. Je percevais des drôles de sons pareils à des paroles inaudibles sur un fond de musique synthétique.

— Tu entends, Riton ? ai-je balbutié.

— Quoi donc, bonhomme ?

— Ces bruits ?

— Quels bruits ?

— Justement, je ne sais pas d’où ils viennent. Ça fait comme lorsqu’on attend la fin de la représentation dans le hall d’un cinéma, tu ne trouves pas ?

J’ai tout de même eu la force de lire l’incrédulité et l’inquiétude sur son visage chiffonné.

— Je te jure que je vais appeler le docteur…

— Mais non, demain. Alors, tu n’entends pas les bruits ?

— Non, François. Y a pas de bruits, c’est la fièvre !

— Oh ! oh !

J’ai fermé les yeux, mais mes paupières me brûlaient et j’ai été obligé de les rouvrir presque tout de suite. Mes six autoportraits tournaient autour de la chambre en une ronde lente et saccadée sur un air de boîte à musique.

— Arrête-les, Riton.

— Qui !

— Mes portraits. Ils me donnent mal au cœur à force de tourniquer de la sorte.

Riton a fixé les portraits. Puis il a quitté la chambre et, un instant plus tard, j’ai entendu le timbre du téléphone en bas. Lorsqu’il est revenu il a annoncé :

— Le docteur radine !

— Non !

Mes portraits poursuivaient leur valse lente, s’arrêtant une fraction de seconde pour se faire admirer. J’abominais celui de ma période grise. Là-dessus, j’avais l’air d’un mort exhumé après plusieurs mois de cimetière. Un autre me faisait également peur : celui que j’avais traité dans les jaune-vert ; là-dessus aussi j’avais l’air d’un mort.

— Riton ! Prends ces deux toiles, là !

— Lesquelles ?

— La grise et la jaune.

— Pour quoi faire ?

— Brûle-les !

— T’es complètement frappadingue, François !

— Je ne peux plus les regarder, elles me font peur !

— Si elles te font peur, je vais les mettre ailleurs !

— Non, je veux savoir qu’elles n’existent plus.

Il a décroché les deux tableaux sans mot dire et il les a emportés dans une autre pièce. Un peu plus tard, le docteur Mathias est venu. C’était un grand gaillard en complet sport avec lequel j’entretenais quelque relation d’amitié.

— Et alors, qu’est-ce qui ne va pas ?

En l’accueillant, Riton avait dû le mettre au courant, car il me parlait comme on parle à un enfant qu’on veut apprivoiser. Il a pris ma température et m’a examiné les yeux avec une lampe électrique en tenant mes paupières soulevées.

— Je vais vous faire une piqûre.

— Qu’est-ce que j’ai ?

— Rien de grave, rassurez-vous !

Je n’avais pas peur. Tout ce que je souhaitais, c’était de ne plus entendre ces bruits bizarres. Il y avait des rires, surtout, qui me déchiraient le tympan. Des rires comme on en fait parfois en chambre d’écho à la radio pour créer une impression de surnaturel.

— Vous me la faites quand, cette piqûre, docteur ?

— Qu’est-ce que tu dis ? m’a demandé Riton.

J’ai tourné les yeux vers lui. Il était seul dans la pièce.

— Et le docteur ?

— Ben il est parti. Voyons, vieille cloche, même que tu lui as dit au revoir !

— C’est vrai ?

— Allons, François !

— Et ma piqûre, il ne l’a pas faite ?

— Mais si ! Paraît que tu vas en écraser comme un petit pape ! T’agite pas !

— Tu n’entends toujours rien, Riton ?

— Non. T’as des cloches dans le crâne à cause de la fièvre, dis-toi que c’est rien, et dors !

J’ai dormi.

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