La petite bonne aux jambes violacées venait me chercher. Cela faisait plus d’une heure que j’attendais dans le méchant salon. Plusieurs personnes s’y trouvaient avant moi. En arrivant, la fausse infirmière m’avait demandé, en me reconnaissant :
— C’est pourquoi ?
— Je viens prendre mon analyse.
— Je vais aller vous la chercher.
— Non, il faut que je demande des renseignements au docteur.
— Ça va vous obliger d’attendre, y a du monde.
— J’attendrai.
J’avais examiné depuis ma chaise toutes les photos du Japon mises sous verre par Danièle Carbonin. Le Fuji-Yama, les cerisiers en fleur, les ponts lilliputiens et les beautés en kimono n’avaient plus de secret pour moi.
— Monsieur !
La grosse fille me tirait d’une torpeur morose mais reposante. Je l’ai suivie en me demandant presque où elle me conduisait.
Ce qui m’entourait faisait partie d’un univers si différent du mien. Tout obéissait à d’autres rites, à d’autres mobiles moins obscurs que les miens.
Quand la porte s’est ouverte et que je suis entré dans son cabinet, elle se lavait les mains à un lavabo d’angle. Elle a pris une serviette blanche et s’est retournée. Riton avait raison : elle possédait bien deux petits creux de chaque côté de sa bouche. Ce n’était ni des plis ni des fossettes. Je ne sais si elle a été vraiment surprise en m’apercevant ; je pense sincèrement que oui. Elle a continué de s’essuyer les mains posément, en soutenant mon regard. Elle ne disait rien et je lui en étais reconnaissant. Moi non plus je n’avais pas envie de parler. Je me suis approché de son bureau, j’ai saisi son bloc d’ordonnances et pris un crayon à mine grasse dans ma poche. Je crois que de toute ma vie artistique, jamais je n’ai eu autant envie de tracer des lignes sur une feuille blanche que ce jour-là. Je ne sais pas si vous avez déjà vu ces esquisses mousseuses de Bonnard pareilles à des volutes de fumée à travers lesquelles on décèle une silhouette, voire simplement l’instantané d’une attitude. Eh bien, ce qui est né sur le rectangle de papier à en-tête du Dr Danièle Carbonin, c’était, non pas du Bonnard, bien sûr, mais une semblable émanation de la vie à travers la fulgurance d’un trait. Et cette vie avait le visage de la jeune femme intimidée qui se tenait en face de moi, sans oser dégager ses mains des plis du linge de toilette. L’exécution de ce croquis n’a pas duré plus d’une minute. Ç’a été comme un spasme. Cela fourmillait au bout de mes doigts, puis s’est répandu sur le papier. J’ai jeté le bloc à ordonnances sur son bureau. Tout s’est remis à vivre, à palpiter. Danièle a fait deux pas en avant en s’essuyant les mains. Elle s’est penchée sur le dessin. Je guettais les expressions de son visage. Elle a eu soudain l’air rassuré et heureux, et, d’un ton merveilleusement puéril, elle a dit ce que dit n’importe quelle bonniche qui se fait tirer le portrait :
— C’est bien moi !
Oui, c’était bien elle. Et c’était même plus qu’elle. C’était un peu moi aussi.
Elle a relevé la tête. Une larme venait de tomber à côté de mon dessin. L’autre brillait encore sur sa joue.
Elle m’a tendu la main par-dessus son bureau. Je l’ai saisie peureusement. C’est si grave, si important, une pression de main !
— Merci !
— C’est moi qui vous remercie.
Ce cabinet était le dernier endroit où échanger des choses définitives. Il racontait tellement le malheur du monde avec ses relents misérables, ses instruments à détecter la vulnérabilité des hommes et la blouse blanche de Danièle sur les pans de laquelle brunissaient des étoiles de sang. Et pourtant ce cabinet n’empêchait rien, ne troublait rien. Il ne pouvait pas exister de cadre plus idéal à l’instant surprenant que je vivais.
— Pourquoi êtes-vous venu ?
— Peut-être pour faire ce dessin.
— Je le trouve formidable, vous savez ?
— Question d’inspiration. Ce matin, après votre coup de fil, je me suis battu pendant deux heures avec la cathédrale de Chartres et elle a fini par gagner.
— Asseyez-vous…
— C’est-à-dire… Je pense que vous avez un horaire serré, non ?
— Mes clients sont partis. Il est presque midi…
— Justement ! Midi, ce n’est pas une heure pour des visites.
Elle a paru réfléchir, et, prenant une décision elle est sortie. J’ai entendu chuchoter dans le couloir. Lorsqu’elle est rentrée, elle paraissait contente d’elle.
— Je viens d’envoyer la bonne à la pharmacie. Elle a tout le pays à traverser, ça nous donne vingt bonnes minutes. L’essentiel est que vous ne soyez plus là à son retour.
— Pourquoi ?
Danièle a détourné les yeux.
— Elle m’espionne.
— Pour le compte de votre mari ?
— Oui. Il la paie afin d’avoir un rapport fidèle de mon emploi du temps.
— C’est insensé, me suis-je indigné, comment pouvez-vous tolérer une pareille situation ?
— Jérôme est ainsi…
Ça ne constituait pas une explication. Chose curieuse, le matin son cas ne m’intéressait pas et brusquement j’avais besoin de savoir.
— Racontez !
— Il a quinze ans de plus que moi.
— J’ai vu.
Elle a paru surprise, puis s’est souvenue de ce que je lui avais dit au sujet de mon guet près de la maison, la veille.
— Je suis une petite provinciale. J’ai fait mes études dans le Sud-Est d’abord, puis je suis venue à la Fac à Paris. J’ai loué une chambre meublée chez des particuliers : les Carbonin.
Je commençais à deviner. Mais je l’ai laissée aller.
— C’était lui et sa première femme. J’ai eu une période très studieuse, ensuite j’ai commencé à m’étourdir un peu. La femme de Jérôme me demandait de quitter les lieux, elle ne pouvait supporter la vie infernale que mes condisciples et moi menions chez elle. J’avoue qu’il fallait beaucoup de patience et de largeur d’esprit pour tolérer cette bacchanale. Chaque fois, Jérôme arrangeait le coup…
— Il était amoureux de vous ?
— De ma jeunesse surtout !
Par la fenêtre, j’ai vu la bonne qui s’éloignait dans la grand-rue, un manteau vert simplement jeté sur ses épaules, afin sans doute de laisser voir la blouse blanche dont elle paraissait si fière.
— Et alors ? ai-je murmuré…
Irrésistiblement je m’étais emparé de nouveau du bloc de papier et, tandis qu’elle poursuivait son histoire, je la croquais sous un nouvel angle.
— Mme Carbonin est morte pendant ma dernière année d’internat…
— Et le mari est devenu votre amant ?
— Pas tout de suite. C’est seulement une fois que j’ai eu mes diplômes qu’il m’a proposé le mariage. Je ne possédais pas d’argent et la vie que j’avais menée les dernières années m’avait donné envie de faire une fin avant d’avoir vécu vraiment.
— Bref, vous l’avez épousé à cause d’une crise de foie ?
Elle a ri.
— Presque. Sa jalousie a été instantanée. Il m’a installée ici parce que c’est un endroit peu folichon. En sortant de la mairie, j’ai compris que je ne m’appartenais plus. J’étais vraiment sa chose, comme l’on dit dans les romans bleus. Il m’avait vue à l’œuvre, vous comprenez, alors il a peur… J’ai fini par accepter cette férule qui vous paraît si odieuse. Je l’ai acceptée parce que je me suis dit que sa situation à lui était pire que la mienne. C’est effrayant de douter sans arrêt de quelqu’un, de le surveiller et s’abaisser jusqu’à le faire espionner par une gourde de bonniche. Il contrôle mes rendez-vous professionnels et il minute mon temps. Si je vous disais qu’il note le kilométrage au cadran de ma pauvre Vespa et veut que je lui rende compte des moindres distances qu’il enregistre ?
— Dites donc, c’est un cas, votre Jérôme !
— C’en est un !
Ma seconde esquisse était mieux que la première.
Je la lui ai montrée.
— Votre avis ?
— Si je ne servais pas de modèle, je dirais que c’est magnifique !
J’ai prélevé les deux feuillets dessinés et les ai glissés dans ma poche.
— Vous ne m’en laissez pas un ? a demandé Danièle.
— Non, plus tard. Pour l’instant j’en ai besoin.
— Besoin !
— Je veux faire votre portrait. J’ai d’ailleurs horreur de cette expression qui me fait penser à de la décalcomanie…
— Mon portrait !
— Ça vous choque ?
Elle a passé sa main dans ses cheveux, comme le fait une femme qu’on s’apprête à photographier.
— Je crois que oui, en effet, ça me choque. Vous êtes un si grand peintre…
— Non, ai-je objecté doucement, en pensant bien ce que je disais, je ne suis qu’un peintre en vogue, pas un grand peintre.
— … et moi, a-t-elle continué, juste un petit docteur de banlieue, sans avenir, ce qui est triste, et sans passé, ce qui est pire. Je ne suis pas belle, ni même jolie. Je n’ai pas de caractère et quand je me coiffe devant ma glace, c’est à peine si je me regarde, tellement je me trouve inintéressante.
Elle ne minaudait pas. Je me rendais bien compte qu’elle était on ne peut plus sincère. Elle s’expliquait mal l’intérêt que je lui portais, et moi je me l’expliquais plus mal encore.
Il fallait pourtant bien que je découvre le mobile secret qui m’avait amené dans son cabinet. J’ai ressorti mes deux croquis.
— Attendez, ça va me permettre de vous faire comprendre.
Je les ai longuement étudiés. Danièle gardait les bras croisés sur son sous-main, pareille à une écolière studieuse attendant le résultat de ses compositions.
— J’y suis.
— Oui ?
— Vous êtes un mystère !
— Un mystère, moi !
Elle trouvait la chose drôle. On eût dit que je venais de lui débiter une bonne blague.
— Un mystère, a-t-elle répété. Je vous jure bien que non ! Tout est si simple en moi.
« Ce mari hyper jaloux que je traîne constitue, je crois bien, tout mon pittoresque. »
Elle s’était levée et arpentait l’étroit local en désignant les éprouvettes, les flacons, les bassins de faïence, les seringues.
— Voici toute ma panoplie de femme mystérieuse. Des parcelles d’individu, des scories de toutes natures : excréments et crachats en tout genre.
Elle a pris un flacon.
— Voici l’urine de M. Varichon Joseph, diabétique !
Elle a cueilli une éprouvette étiquetée dans un cadre de bois.
— Crachat de Mlle Morins Juliette, B. K.
« Et permettez-moi de vous présenter maintenant le pipi de Mme Azanian avec tous ses entérocoques… »
Danièle a eu un brusque silence. Son persiflage l’avait déprimée. Elle est venue à moi.
— Où est le mystère, dans tout cela ? Dites-le-moi ?
— Et comme je ne répondais pas :
— Eh bien ! c’est moi qui vais vous l’apprendre. Mon mystère n’existe que pour vous seul. Car c’est seulement le mystère de la femme que vous découvrez en moi. Et ce mystère-là, nous sommes un bon milliard sur cette planète à le détenir.
Je me suis senti rougir. Pour donner le change, j’ai regardé ma montre.
— Je crois que votre Intelligence Service ne va plus tarder ; il faut que je me sauve.
— C’est le terme qui convient. Eh bien ! sauvez-vous !
— Quand pourrai-je vous revoir ?
— Me revoir !
— Pour peindre votre portrait, il faudra bien que je « potasse » votre visage, non ? Et je ne peux pas venir jouer les clients tous les jours !
— Mon geôlier ne me permet pas d’entretenir des relations extra-professionnelles.
— Puis-je vous poser une question ?
— Si je vous répondais que non, vous seriez bien embêté !
— Comptez-vous passer votre vie en compagnie de cette terreur ?
Elle n’a pas marqué l’ombre d’une hésitation.
— Oui.
— Vous êtes heureuse ?
— Bien des chemins conduisent au bonheur, ou du moins à la tranquillité qui en tient lieu. Le mien n’est pas plus mauvais qu’un autre et il comporte moins d’ornières que vous ne le croyez.
Elle a coulé un regard vers la fenêtre, exprimant ainsi son désir de voir s’achever cette étrange entrevue.
— Rassurez-vous, je m’en vais pour de bon.
Elle m’a tendu la main.
— C’est un adieu ? ai-je demandé d’une voix pâle.
— Quand on quitte quelqu’un que l’on… enfin quelqu’un comme vous, c’est toujours un adieu.
J’ai porté sa main à mes lèvres. Sa manche sentait la clinique. Mes lèvres ont effleuré sa peau délicate.
Elle m’a escorté jusqu’au perron, après avoir regardé une dernière fois les environs par crainte de voir surgir la fille aux jambes violettes.
— Adieu, docteur !
J’ai aimé son petit hochement de menton, son battement de paupières et l’espèce de frémissement qui a parcouru ses lèvres.
— Adieu, et à bientôt, m’a-t-elle répondu.