CHAPITRE XIV

Je l’attendais. La maison était silencieuse. Son vide me pesait et jamais cette tour ne m’avait paru aussi menaçante. L’impression de gésir au fond d’un puits était plus forte que d’ordinaire. Riton s’en était allé, le matin, très tôt, sans bagage, les mains aux poches en sifflotant. Je redoutais cette séparation. En somme je le chassais un peu de chez moi. Il est toujours pénible de dire « va-t’en », même à Riton. Pourtant la séparation s’était effectuée avec un maximum de dignité. Il était entré dans mon atelier où je m’efforçais de barbouiller une toile pour me refaire la main. Il portait des blue-jeans neufs, son blouson de cuir, sa chemise noire. Il avait chaussé des souliers normaux au lieu de ses invraisemblables bottes texanes.

Il m’avait regardé un bon moment. L’instant était pour lui, et quand Riton avait l’avantage d’une situation, il la jouait toujours jusqu’au bout.

Enfin il s’était décidé.

— Sur ce, mon cher maître, je te tire ma révérence.

Il avait « travaillé » sa voix pour lui donner des inflexions émouvantes. Les graves surtout lui avaient semblé de circonstance. Mais sa gorge était trop serrée et il y a eu des petits couacs.

— Au revoir, Riton, à après-demain !

— Je te souhaite bonne chance, François.

— Merci.

— C’est curieux, c’est comme si t’entrerais en clinique… Tu peux pas savoir.

Je savais d’autant mieux que je pensais la même chose.

Il ne se décidait pas à partir. Qu’espérait-il ? Un revirement de ma part à la dernière seconde ? Oui, il guettait un mot. Un tout petit mot que j’avais déjà prononcé une fois : « reste ». Mais je n’avais pas envie de le lui dire et je ne l’ai pas dit.

— Tu as tout ce qu’il te faut ?

— Si c’est du fric que tu veux causer, tu m’en as donné hier soir.

Il a souri.

— J’te demande pardon pour le « causer » ; c’est dur de se faire aux bonnes manières. Allez ! « Gode baille ! »

Il crânait en descendant l’allée conduisant au portillon parce qu’il savait que je le regardais partir. Ensuite il y a eu le tintement de la cloche, un glas ! Puis j’ai été seul dans ma grande baraque car Achille l’avait quittée la veille. Je me suis jeté sur le divan. Quand je dis que la maison était silencieuse, c’est inexact. Il n’y avait plus de « bruits humains », mais elle continuait à vivre pour son propre compte. C’était plein de menus craquements dispersés. Cette vieille bâtisse soupirait d’aise. Ça lui faisait plaisir de se retrouver seule. Et ma présence ne l’affectait pas… À moi aussi la solitude apportait une détente malgré l’obscure angoisse que me causait la tour. J’avais besoin de ce temps mort, avant d’accueillir Danièle.

* * *

Elle m’avait dit, la veille, au téléphone :

— C’est toujours « oui », François ?

— C’est terriblement oui, Danièle.

— Alors à demain soir, vers six heures. Je vais me mettre en dérangement.

— À demain.

Nous avions eu peur de nous en dire plus, car nous voulions conserver intacts nos sentiments pour le lendemain. C’étaient d’étranges réserves affectives qu’il nous fallait rationner.

J’ai laissé couler les minutes en regardant ma montre de plus en plus fréquemment. Il faisait grand-nuit et je n’ai pas éclairé ma terreur du noir. L’obscurité allait bien au vide de la maison. C’était du vrai néant que je traversais. Un néant fluide et tiède.

Six heures ont sonné à la pendule de la salle à manger. Cette pendule sonnait toutes les heures (deux fois même) ainsi que les demies et depuis belle lurette je ne l’entendais plus ; mais là j’ai été surpris par ces six coups assenés sur mes nerfs. « Elle va venir, me disais-je. Sa Vespa tourne dans le chemin de la Seine… Elle roule à petite allure à cause des ornières pleines d’eau. Elle stoppe devant le portillon. Elle actionne la cloche ! »

Ça n’allait plus être un glas, mais un angélus. Je me suis dressé sur un coude, mes sens aux aguets. Non, on n’avait pas sonné. Par les baies immenses de l’atelier je contemplais la nuit d’hiver, son ciel malade, ses étoiles exsangues, les branchages dressés comme des poings revendicatifs…

Du temps a passé. Un temps mou, sans consistance. Que faisait Riton dans Paris, en ce moment ? Sans doute traînassait-il sur les grands boulevards à la recherche d’un vieux Laurel et Hardy. Car il raffolait de ces anciens films comiques et quand l’un deux était programmé à la T.V. il en parlait deux jours avant et huit jours après. Laurel et Hardy, les albums de Tintin, les westerns dessinés, constituaient le merveilleux de sa vie végétative. J’ai pensé au lampadaire biscornu qu’il m’avait fabriqué et mon cœur s’est serré.

La demie de six heures a retenti, furtivement. Pourquoi n’arrivait-elle pas ? Je redoutais sa venue, depuis plusieurs jours, mais je m’apercevais que si Danièle ne venait pas, ce serait pour moi une désillusion monstrueuse.

J’avais besoin d’elle. Elle allait me sauver. Me sauver ! Un vers me revenait en mémoire, insistant, fascinant comme ces serpentins qui tournent sans trêve, nous donnant une idée de l’infini.

Tends-moi la main, et sauve-moi !

Que Danièle me tende sa main ferme, sa main fraîche ! Qu’elle me tende son corps ! Qu’elle me tende sa volonté ! Qu’elle me tende enfin la possibilité d’une autre vie !

Tends-moi la main, et sauve-moi !

Le phare de cyclope de la Vespa devait promener son faisceau flottant le long du chemin. Le tintement fêlé de la cloche allait déchirer le silence gelé. Ce serait le signal d’un départ pour l’inconnu ; d’un rush éperdu vers je ne savais quel sommet. Mais ce bruit tant attendu ne venait pas.

Sept coups espacés se sont plantés dans ma peau comme des fléchettes acérées. Je me suis levé. J’ai couru au téléphone en butant dans des sièges. Je voulais savoir. Il s’était produit quelque chose. Peut-être Carbonin avait-il remis son voyage ? Peut-être que la bonne…

Téléphoner était d’une grande imprudence. Mais je m’en moquais, je devais savoir.

— Donnez-moi le 414 !

J’entendais la standardiste rire avec ses collègues. J’ai saisi au vol des bribes de conversation. « … alors je lui dis comme ça… »

Puis la voix morne, indifférente, de la dame du téléphone :

— Le 414 est en dérangement !

Je ne m’en souvenais plus ! En dérangement ! Donc le plan prévu s’accomplissait normalement ? Il fallait attendre. Pour réagir j’ai donné la lumière, tiré les rideaux et mis la radio en marche.

Au moment où je me servais un whisky, la fameuse cloche a résonné. J’ai éclairé le perron et couru ouvrir. Danièle se tenait debout dans le chemin. Derrière elle, la Seine charriait paresseusement des reflets zigzagants.

— Enfin !

Elle s’est avancée sans parler. J’ai tiré le verrou et lui ai pris le bras pour la conduire jusque chez moi. Elle tremblait, son bras était agité de soubresauts.

— Vous avez froid ?

— Oui. Très froid.

Pourtant la température s’était un peu radoucie et l’on recommençait à patauger dans de la boue visqueuse.

— Venez vite.

J’ai essayé de plaisanter :

— Il y a du feu chez moi !

Elle n’a pas réagi. Elle marchait sans s’en rendre compte et je l’ai vue, à ma grande surprise, gravir le perron comme l’aurait fait une personne ayant les yeux bandés.

— Je commençais à être terriblement inquiet, Danièle, pas d’anicroches ?

— Non.

— Ça a pris, le coup du téléphone en dérangement ?

— Très bien.

— Et la bonne ?

— Je n’ai même pas eu besoin de la renvoyer.

— Comment cela ?

— Une de ses amies se marie demain ; je lui ai donné congé en lui recommandant de ne pas en parler à mon mari…

— Donc tout va bien ?

— Oui, François.

J’aurais voulu pouvoir maîtriser l’affolement de mon cœur. Maintenant ça y était : nous étions seuls pour une nuit et un jour dans la maison. Seuls avec nous-mêmes ; seuls avec notre problème.

— Quelle pièce adoptons-nous ?

— Celle que vous voudrez.

— Vous haïssez mon atelier, n’est-ce pas ?

— Mais non.

Elle est allée s’asseoir sur le divan. Jamais il ne m’a semblé aussi immense. Danièle avait pris place sur le bord et se tenait bien droite, comme une provinciale en visite. Provinciale, elle l’était plus que d’ordinaire dans son manteau. Je voulais lui proposer de l’ôter, mais je n’osais pas. Il me semblait que notre isolement donnait une valeur particulière à chaque mot que nous proférions.

— Mon Dieu, comme vous êtes pâle !

— C’est le froid… Et puis aussi l’émotion, sans doute. Vous n’êtes pas ému, vous, François ?

Je n’étais pas ému, par contre, j’avais peur. Toute ma vie j’avais tremblé pour pas grand-chose. L’existence m’effrayait. Elle comporte tant de rues à traverser, tant de gens à braver, tant de nuits à franchir et tant de vinaigre à boire !

— Dites, François, je pourrais avoir un peu d’alcool ?

— Vous ! La sobriété personnifiée ! ai-je plaisanté.

— Je pense en avoir grand besoin.

— Voulez-vous du whisky, du cognac, de la vodka ?

— Peu importe : le moins mauvais et le plus fort.

Je lui ai servi un scotch et je m’en suis versé un carabiné par la même occasion, car j’en avais au moins autant besoin qu’elle. Danièle a fait la grimace en avalant le breuvage. Mais elle le prenait comme un remède et, comme un remède, elle l’a bu d’un trait. Deux petites taches rouges sont apparues sur ses joues blêmes.

— Ça va mieux, Danièle ?

— Ça brûle.

— Vous savez que vous ressemblez à une petite fille ?

— Parce que j’en suis une ; de même que vous êtes un petit garçon ! Venez vous asseoir près de moi, François !

J’ai obéi. Ma peur changeait de qualité.

— Comment étiez-vous quand vous étiez réellement petit garçon ?

— Eh bien… Comme maintenant. En moins hypocrite, en moins froussard.

— Vous étiez amoureux ?

— De ma mère, oui, terriblement.

— Elle est morte ?

— Oh ! Je ne pense pas… Pour l’état civil peut-être, oui. Mais tant que je respirerai elle vivra. Je la continue comme je peux.

— François…

Elle a pris ma main et l’a posée sur son genou. Du bout de ses doigts Danièle s’est mise à caresser mon poignet.

— François, vous n’avez jamais été amoureux d’aucune petite fille ?

— À part vous, non.

— Pourquoi, ces filles vous faisaient peur ?

— Elles me dégoûtaient surtout.

— Comment cela ?

— À cause d’une bonne que nous avions eue quand j’atteignais ma dixième année. Elle me donnait mon bain, chaque matin, et elle y prenait un plaisir malsain. Elle avait une façon de me sécher pas très normale. Ma confusion la ravissait ; de jour en jour elle devenait plus hardie. Un jeudi elle a eu son vrai coup de folie. Elle s’est troussée jusqu’à la ceinture. J’ai été terrorisé par ce geste effroyable. Je n’arrivais pas à détacher mes yeux de ses cuisses velues de grosse femelle.

Je me suis versé un second scotch. J’ignorais si l’alcool avait eu raison de l’émotion de Danièle, en tout cas il me dopait convenablement.

— Vous voyez, Danièle, que tout s’explique ? Depuis cet incident, les femmes m’ont toujours épouvanté. Un autre whisky ?

— Non, cela suffit.

Il y a eu une période de long silence, troublée par les aboiements lointains d’un chien perdu au cœur de l’hiver. Je ne savais pas comment le rompre. J’aurais voulu me manifester, je ne trouvais rien à dire. Les trente-six heures pouvaient fort bien s’écouler de la sorte, dans cette demi-anesthésie.

— Dites-moi quelque chose, Danièle, n’importe quoi !

— Vous croyez que nous sommes obligés de parler ?

— Ça n’est pas votre avis ? J’ai peur que le silence…

— Il ne faut plus avoir peur, François, de rien ! Ni des femmes ni du silence ! Vous ne voulez pas éteindre ces rampes lumineuses de la tour ? Cette masse de lumière est pénible !

J’ai actionné l’interrupteur. Seul un lampadaire de fer forgé (qui n’était pas signé Riton) a continué de nous dispenser une lumière tiède, orangée.

— Vous ne pensez pas que c’est mieux ainsi ?

— Sûrement !

Elle s’est renversée sur le divan. Il y avait des perles d’eau sur son col de fourrure. Le manteau sentait le drap mouillé.

— Embrassez-moi ! a-t-elle murmuré.

Je me suis incliné au-dessus d’elle, comme « ils » le font dans les films. Combien de fois avais-je vu jouer la scène ? Des champs de blé dans lesquels s’abat un couple ? Des lits d’hôtel. Des plages sous la lune. Très bon la plage sous la lune, avec le sable qui prend le moulage des corps enlacés, le bruit de la mer et les vaguelettes mousseuses s’enhardissant jusqu’aux amants.

Elle gardait les yeux ouverts et étudiait les miens.

— À quoi pensez-vous, François ?

Je lui ai expliqué que je trouvais cela conventionnel, un homme au-dessus d’une femme et que ça n’était à mes yeux qu’un plan cinématographique.

— Vous n’avez jamais eu envie d’être acteur, François ?

— Si, comme tous les enfants !

— Alors jouez la scène des amours. Ce n’est que du cinéma, mon chéri. Rien que du cinéma. On s’embrasse, puis la scène s’arrête…

Je l’ai embrassée. La tête me tournait un peu. Danièle a saisi ma main et l’a glissée par l’ouverture de son manteau jusqu’à sa poitrine. Je n’osais l’appuyer sur ses seins drus dont je devinais le frémissement sous la touffeur du manteau.

— Je vous aime, François. Je vous aime plus que l’existence, plus que mon enfance, plus que mes souvenirs. Je suis heureuse.

Ma main s’est posée sur l’un de ses seins. Ce contact avait quelque chose de fabuleux. Je me suis abattu près d’elle, contre elle et je me suis soûlé de sa chaleur de femme, sans bouger. Je savais maintenant la volupté des reptiles engourdis dans le soleil. Sa gorge se soulevait et s’abaissait sur un rythme paisible. Nous devinions l’un et l’autre que cet instant-là suffisait à justifier notre vie, qu’il était prévu, unique et ineffaçable.

— Le téléphone, François !

La tête enfouie dans le creux de son épaule je n’entendais rien. Depuis un bon moment la sonnerie devait jeter son appel chevrotant dans le silence capiteux de la maison. Tous ses spasmes sonores étaient rigoureusement identiques et pourtant, l’accumulation les modifiait.

Oui, c’était le téléphone. Je ne m’attendais pas à ce trouble-fête. J’avais pensé à tout sauf à lui.

— Vous n’allez pas répondre ?

— Non.

Le charme était, non pas rompu, mais suspendu. Cette sonnerie ne s’arrêterait donc jamais ? Il m’arrivait assez fréquemment de ne pas répondre. Dans ces cas-là au bout de quatre ou cinq appels la standardiste cessait de me sonner. Pourquoi insistait-elle ainsi, ce soir-là ?

— Je vous en supplie, François, allez répondre.

J’en avais très envie. J’ai couru à l’appareil. Lorsque j’ai eu décroché, j’ai cru qu’il était trop tard car un silence chimique dévastait l’écouteur.

— Allô ?

Personne n’a répondu. Comme je m’apprêtais à raccrocher, la voix de Riton m’est parvenue, faible et enrouée.

— C’est moi, vieille cloche !

Si je l’avais eu à portée de la main, je pense que je lui aurais arraché les yeux.

— Ça marche, l’extase ?

J’ai raccroché. N’était-ce pas la meilleure réponse à lui faire ?

Je me tenais foudroyé près du téléphone. Je n’avais plus envie de retourner auprès de Danièle. Maintenant, c’était fini, Riton venait de tuer quelque chose ; et le plus fort, c’est que j’ignorais au juste quoi.

— Que se passe-t-il ?

Danièle venait d’apparaître. Elle avait l’œil trouble et sa pâleur du début avait de nouveau envahi son visage.

— Rien !

Comme pour me donner un démenti, la sonnerie a repris, aussi décidée qu’auparavant. J’ai arraché le combiné de son support.

— Oui ? ai-je hurlé.

— Écoute, m’a dit Riton, je te préviens que c’est pas la peine de raccrocher, autrement je te sonne toute la nuit et tu pourras vous foutre des boules quiès dans les manettes !

Danièle avait compris l’identité de mon interlocuteur. Elle tenait la tête baissée dans une pose d’impuissance.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Seulement te dire une chose, François. Je suis revenu de Paris et je te tube depuis le bistrot de la Gare.

— Ça n’est pas possible !

— Qu’est-ce que tu veux, j’ai pas eu la force de sortir de Saint-Lazare.

« Rien que de voir la triste gueule de Paname du haut du perron, ça m’a chaviré, vieille cloche. Faut dire que j’avais le moral délabré. »

Pourquoi me racontait-il cela ? Pour me troubler ? Pour gâcher ma joie ? En ce cas il jouait gagnant. Je me sentais triste à vomir en écoutant sa voix de pleutre avantageux. Il s’y entendait à merveille, Riton, pour glisser des vers dans les fruits les plus sains.

— Allô ! a-t-il fait précipitamment en ne m’entendant plus.

Comme il redevenait simplement lâche avec cet « Allô ! » inquiet.

— Oui, Riton ?

— J’ai réfléchi. Tu sais ce que je vais faire ?

— Non.

— Le mur.

— Quel mur ?

— Celui de ta propriété, cher Maître. J’ai un coin pépère dans mon pigeonnier, où que je me repose quand j’ai marné trop fort. J’y dormirai au poil ! Te tracasse pas, je dérangerai personne, on m’entendra même pas. Tu peux pas savoir ce que je suis discret.

— C’est ridicule !

— Mais non. Et t’en fais pas, j’ai mon Godin pour me chauffer les plumes.

— Je ne veux pas !

— Et moi je veux.

— Riton, je te défends !

Cette fois, c’est lui qui a raccroché.

— Des complications ? m’a demandé Danièle.

— Non.

— Le bon petit jeune homme qui rue dans les brancards ?

— Riton est un enfant terrible…

— Auquel vous tenez beaucoup, n’est-ce pas ?

— J’y tiens tellement que je lui tordrais volontiers le cou.

Huit heures ont sonné.

— Voulez-vous que nous passions à table, Danièle ? J’ai un repas froid tout près dans la salle à manger !

— C’est-à-dire…

— Vous n’avez pas faim ?

— Non, pas très. Mais ça ne fait rien, allons-y.

Elle se rendait parfaitement compte que nous ne pouvions pas retourner sur le divan après cette communication téléphonique. C’était trop tôt. Ou trop tard !

Achille avait commandé un saumon à la charcuterie. Le poisson était beau comme un Braque, sur son plat d’argent, avec sa gelée et les crevettes roses qui l’entouraient. J’ai pris une bouteille de champagne dans le réfrigérateur. Du Mumm Cordon rouge.

— Vous ne vous êtes jamais enivrée, Danièle ?

— Jamais depuis mon mariage.

— Ça vous ennuierait que nous ramassions une cuite ? ai-je demandé, assez piteux de faire appel à pareil expédient pour recréer l’ambiance.

— Il me semble que c’est une bonne idée.

— Après le saumon il y a du poulet froid ; ça vous va ?

— C’est magnifique !

— Vous dites cela d’un ton lugubre. Vous regrettez d’être venue ?

Elle s’est approchée tout contre moi et a noué ses bras autour de mon cou.

— Non, François, je ne regrette rien, mais il me semble que ça n’est pas possible, vous et moi.

— Taisez-vous ! Je vous aime !

— Répétez-le.

Le chien qui aboyait dans le voisinage a piqué une crise. J’aurais parié n’importe quoi que c’était à cause de Riton en train d’escalader le mur. Mes mains se sont mises à trembler.

— Vous ne voulez pas répéter, François ?

— Je vous aime, Danièle !

J’ai couru à la fenêtre et l’ai ouverte en grand. Le froid humide s’est plaqué sur ma figure comme une éponge mouillée.

— J’aime Danièle ! ai-je hurlé à pleins poumons.

Si Riton était de retour, il avait sûrement entendu. Je ne pouvais plus le ménager. Il me faisait horreur et pour la première fois de ma vie, j’avais sincèrement envie de tuer quelqu’un.

Danièle est venue m’écarter de la croisée, d’autorité, puis elle l’a refermée et a tiré le grand rideau de reps d’un geste énervé.

— Pourquoi avez-vous fait ça ?

— Parce que je vous aime et que j’avais besoin de le crier.

— « Il » est dans les parages, n’est-ce pas ?

Son regard ne permettait pas le mensonge.

— Oui, Danièle ! C’est une ordure ! Il tient absolument à me faire rater ma chance !

— Il est au fond de la maison ?

— Non, au fond du parc… Vous savez, le colombier ?

— Eh bien, qu’il y reste, a murmuré Danièle posément. Venez à table !

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