CHAPITRE III

J’aimais bien ma nouvelle maison et pour une foule de raisons. D’abord parce qu’elle possédait une tour, ainsi que je l’avais expliqué à la doctoresse ; ensuite parce qu’elle se trouvait en bordure de la Seine et enfin parce qu’un grand jardin l’entourait. Quelqu’un de plus prétentieux que moi aurait appelé ça un parc, car il comportait une bonne vingtaine d’arbres vénérables et de nombreux taillis. Tout au fond de la propriété un ancien colombier romantique semblait avoir été dessiné par Peynet.

J’aurais aimé « en faire quelque chose » dans le genre bar de jardin, mais Riton qui adorait la mécanique me l’avait demandé pour s’y aménager un atelier et je n’avais pas osé le lui refuser. En attendant ma voiture, il a accouru.

C’était un personnage inouï, follement attachant. Il s’était constitué une tenue qu’il respectait comme un uniforme. D’ailleurs n’en était-ce pas un ? Blue-jean, bottes de cow-boy cloutées d’or, chemise noire, blouson de cuir noir zébré de fermetures Éclair. Cet ensemble soulignait sa blondeur. Riton était lumineux comme un Van Gogh.

— Alors, vieille cloche ! m’a-t-il lancé depuis le bout de l’allée, quand est-ce que tu clabotes ?

Je lui ai souri.

— Rien n’est encore décidé, mes résultats sont négatifs !

— Eh bien, ce n’est pas encore demain qu’on pleurera dans les galeries, a-t-il conclu. On en écluse un petit pour arroser la bonne nouvelle !

— Tu bois trop, Riton, ai-je déclaré doctement. À dix-sept ans tu devrais te contenter de coca-cola !

— Et te regarder liquider le scotch avec dévotion, sous prétexte que tu as quinze ans de plus que moi ! Vous autres, les adultes reconnus d’utilité publique, vous n’êtes que des égoïstes !

Tout en vitupérant, il m’entraînait vers la maison. Achille, mon serviteur, promenait l’aspirateur sur les tapis du hall en fumant un de mes cigares. Je les avais ramenés l’un et l’autre d’Italie, le cigare pour faire de la cendre, et Achille pour la nettoyer. Je dois dire qu’ils se complétaient merveilleusement.

Va bene ? m’a demandé le domestique après avoir actionné l’interrupteur de l’aspirateur avec le pied.

— Lui ! c’t’ un increvable ! a riposté Riton, il a pas fini de souiller du blanc, fais-moi confiance ! Il va peindre encore plus de poteaux télégraphiques que l’Électricité de France n’en a commandé en Suède !

Riton était la dernière personne au monde à prendre mon œuvre au sérieux. Il avait horreur de la peinture en général et de la mienne en particulier. Sa boutade favorite était : « Parce que tu ne peins que des ponts et des pylônes, le public se figure que tu travailles dans le génie. »

Son blouson bâillait, sa chemise aussi, et sa poitrine d’adolescent était rougie par le froid.

— Tu devrais t’habiller davantage, ai-je remarqué, tu vas finir par attraper du mal.

Il a haussé les épaules.

— T’es dingue, François. Il fait un temps de Côte d’Azur ! T’as pas vu comme l’hiver dégueule ! Je te parie qu’y aura du lilas à Noël !

Nous avons pénétré dans mon antre, c’est-à-dire dans la tour. J’avais fait remplacer le toit de celle-ci par une verrière jaune pâle si bien que, quel que soit le temps, j’avais toujours l’impression de recevoir le soleil. C’était une tour carrée. La face donnant sur le jardin était vitrée du haut en bas. Un escalier sans rampe, constitué par des marches de verres de toutes les couleurs scellées dans le mur, courait sur les autres pans. Mes toiles s’étageaient jusqu’au faîte de la construction, dans une lumière glorieuse. Le tout était très insolite et surprenait les visiteurs.

En bas il n’y avait que mon chevalet, un bar roulant et un divan d’angle immense, sur lequel douze personnes auraient pu se reposer aisément.

Riton s’y est jeté à la renverse, comme ces acrobates cascadeurs qui trichent avec les lois de la pesanteur en sautant sur un tremplin caoutchouté.

Il avait une taille étroite, des hanches minces. Sa coiffure n’appartenait qu’à lui. Une raie très basse divisait ses cheveux longs ramenés en arrière.

— Sers-m’en un carabiné, François ! Du Grant’s. La forme de la bouteille est tellement c.. que j’ai l’impression qu’il est meilleur !

Je ne savais pas lui résister. Riton était une espèce d’animal somptueux que j’aimais voir rôder autour de moi. Sa verve faubourienne m’amusait. Je l’avais connu un soir en rentrant de Paris. À un feu rouge il avait percuté l’arrière de ma voiture avec son Solex qui freinait mal. D’ailleurs, il était un peu ivre et il avait commencé par m’engueuler à cause de sa roue voilée. Je l’avais emmené chez lui, et lui avais dit de faire réparer son engin et de m’apporter la note.

Nos relations avaient commencé ainsi et nous étions devenus très vite d’excellents amis. Deux mois plus tard, sa mère était morte et comme il n’avait plus personne, je lui avais offert de s’installer à la maison. Depuis, il ne travaillait plus car c’était le genre d’invité tout à fait sans manières.

— Vas-y mou pour l’eau à ressort ! a-t-il précisé en suivant attentivement mes faits et gestes. Le whisky, si tu le noies, t’as l’impression de boire de la pisse d’âne.

Nous avons trinqué à ma santé.

— Tu n’as pas froid, dans ton pigeonnier ? ai-je demandé.

— Penses-tu ! Avec le Godin que tu m’as fait installer, j’ai l’impression de mijoter dans un sauna !

Il a bu son verre d’un trait et s’est amusé ensuite à faire tinter le cube de glace contre les parois.

— T’es frileux comme un lion, François, a-t-il déclaré. Je me demande pourquoi t’habites pas sur la Riviera, t’aurais chaud aux plumes, là-bas !

— Ce qui me manquerait, ce serait les ciels d’ici, Riton ! Les gris d’ici ! Ces paysages mouillés de la banlieue !

Mon lyrisme ne l’a pas ému.

— Dommage que t’aimes tellement peindre la m… Tu vois, moi je crains pas le froid, mais ça me botterait de jouer les grands lézards au soleil. La mer, tu te rends compte ? Toute bleue avec des rochers roses au bord ! Tu devrais essayer de peindre ça, François, je suis sûr que ça se vendrait aussi fort que tes lignes à haute tension ou que tes routes pour accidents mortels !

J’ai éclaté de rire.

— Nous irons pour les vacances !

— C’est ça, en même temps que Brigitte Bardot, quand les plages sont tapissées de bides et de varices. Je te comprends pas.

À cet instant, la cloche fêlée de la grille a carillonné. Achille a montré son visage aux sourcils charbonneux dans l’encadrement de la porte.

— Ouna dama ! a-t-il annoncé.

Je me suis efforcé de prendre l’air détaché.

— Va lui ouvrir.

— T’attends des visites ? m’a demandé Riton.

— Une visite ! La doctoresse du labo. Elle est mordue pour ma peinture et voudrait acquérir une de mes toiles !

Riton m’a jeté un regard bizarre, puis il s’est levé et s’est approché de la verrière.

— Qu’est-ce que tu fais ? ai-je demandé d’un ton agacé.

— J’admire ta riche cliente. Elle est en train de rentrer sa Rolls-Royce !

Je l’ai rejoint et j’ai vu la petite doctoresse, sanglée dans un imperméable à capuchon, qui poussait maladroitement une Vespa bleue par le portillon qu’Achille lui tenait ouvert. À cet instant, je l’ai trouvée ridicule et j’ai eu honte d’elle. Honte vis-à-vis de Riton, goguenard, honte aussi vis-à-vis de moi-même. Ce quelque chose qui m’avait emballé dans son univers médical avait disparu au contact du mien. Je la regardais s’avancer dans l’allée aux côtés d’Achille, et je me sentis devenir méchant et glacé.

— Laisse-nous, veux-tu ? ai-je lancé à Riton.

Il a tiré d’un geste sec sur la fermeture Éclair centrale de son blouson.

— Mais bien sûr, cher Maître, je voudrais pas te faire louper la grosse affaire de ta vie.

Il est parti en sifflotant. Je l’ai vu qui croisait Danièle Carbonin sur le perron. Il l’a examinée avec insolence, mais la jeune femme était émue par sa visite et n’a pas pris garde à lui.

Elle a rabattu son capuchon en entrant. Ses joues étaient fraîches à cause de la course en Vespa.

— Excusez-moi, a-t-elle balbutié, j’avais dit que je viendrais en fin de journée, mais je me suis aperçue que ce n’était pas possible, alors…

— Aucune importance, posez donc votre imperméable !

Je lui ai pris le vêtement et l’ai tendu à Achille.

Danièle regardait autour d’elle comme si elle se fût trouvée sur la planète Mars. Je n’éprouvais plus la moindre timidité vis-à-vis d’elle, mais seulement une colère que j’avais du mal à contenir. J’en voulais à cette femme du trouble qu’elle m’avait causé et je lui en voulais surtout parce que ce trouble avait cessé.

— Vous prenez un verre ?

— Oh ! non, merci !

Une vraie petite provinciale effarouchée. Dieu, qu’elle m’agaçait !

Elle s’était empressée de passer une robe après mon départ et d’enfourcher sa ridicule moto.

— C’est vraiment étrange, chez vous.

Je me suis versé un verre de scotch pour user mon énervement.

— Vous trouvez ?

— Vous le faites exprès ?

— Pardon ?

Elle souriait.

— Est-ce pour impressionner les visiteurs ou bien éprouvez-vous réellement du plaisir à vivre dans cette pièce abracadabrante ?

J’ai pensé à sa mesquine salle à manger rustico-Barbès.

— Vous éprouvez plus de sérénité à exister dans le faux Bressan que j’ai vu chez vous ?

Je n’avais pas fini que j’ai compris ma muflerie. Elle était devenue affreusement pâle et son petit sourire se muait en une lippe amère.

— Ma peinture ne ressemble pas à celle de Millet, ai-je murmuré, pourquoi voudriez-vous que ma maison lui ressemble ?

— Excusez-moi. Je suis très sotte !

Elle s’est alors mise à passer mes œuvres en revue, s’attardant longuement devant chacune d’elles, sans faire de commentaires. Quand elle a eu fini son inspection, elle s’est tournée vers moi.

— Et ces fameux autoportraits ?

— Ils sont dans ma chambre à coucher ! Venez !

J’ai réalisé que la proposition pouvait sembler saugrenue. Mais elle n’y a pas attaché d’importance et m’a suivi docilement.

J’avais choisi pour chambre une petite pièce du premier dont j’aimais l’exposition. La fenêtre donnait sur la Seine et quand je faisais la grasse matinée, les sirènes des péniches charmaient mon sommeil. Les murs étaient tendus de feutrine bleue (la couleur du sommeil) et mon lit anglais comportait un habillage rouge cardinal. Une commode de bateau, une table ronde, un bureau d’acajou, le tout de style anglais également, constituaient l’ameublement. C’était léger, luxueux et racé.

— J’aime cette chambre ! a-t-elle déclaré.

— Heureux de vous l’entendre dire…

— Je vous ai vexé, en bas ?

— Pas du tout ! Tenez, voici les toiles qui vous intriguent !

Il y en avait six, réparties sur les quatre panneaux de la pièce.

Elles me représentaient à différentes époques de ma vie. On pouvait y suivre l’évolution de ma personne et plus encore celle de ma carrière.

— Ne me dites rien ! s’est écriée la doctoresse.

Comme je n’avais pas la moindre envie de parler, son exhortation m’arrangeait.

— Voici la première ! Puis la seconde…

Elle a désigné les six toiles dans leur ordre chronologique et ne s’est pas trompée une seule fois. À priori, ça semblait assez facile à déterminer pour qui s’intéressait à ma peinture. Néanmoins, certaines d’entre elles avaient été exécutées à des intervalles rapprochés et appartenaient ainsi à un même aspect de mon physique et de mon talent.

— Comment avez-vous pu trouver si vite et si infailliblement ? me suis-je écrié, stupéfait.

Elle a haussé les épaules :

— On ne vous a jamais parlé de l’instinct féminin ?

— Mais encore ?

Elle me fixait avec minutie, comme elle devait étudier des germes au microscope dans son laboratoire.

— Vous avez quel âge ?

— Bientôt trente-deux !

— Vous faites beaucoup plus !

— Je sais, merci, il y a aussi des miroirs dans la maison !

Mais elle ne se souciait plus de m’avoir vexé. Elle continuait de me détailler minutieusement.

— Voyons, disait-elle, vous êtes mince, bien fait… Vous avez une magnifique chevelure… Un visage régulier, des lèvres pleines, le regard sombre… Et cependant vous faites plus vieux.

Elle joignit les sourcils comme quelqu’un en arrêt devant un rébus.

— Oh ! oui, je comprends, a-t-elle enchaîné. Ce qui vous vieillit, c’est votre sécheresse intérieure, votre dépouillement. Tenez, monsieur Givet, je viens de réaliser pourquoi votre peinture m’a touchée : c’est parce qu’elle appelle au secours ! Vous ne vous en rendez pas compte ! Et pourtant cela est ! Vous êtes terriblement cérébral. Vous peignez avec votre tête, vous vivez avec votre tête et pas avec votre cœur.

Elle était lancée, je sentais qu’elle irait jusqu’au bout de sa théorie.

Elle continuait d’arpenter la chambre, passant d’un portrait à l’autre et puisant dans chacun de nouveaux arguments.

— Voyez-vous, hier, pendant cette prise de sang, à un moment donné, vous avez regardé la seringue. Tous les patients le font. Et tous s’attendrissent intérieurement en se disant que c’est une partie d’eux-mêmes qu’on leur retire, que c’est un lambeau de leur vie qui passe dans le réservoir de verre. Vous non ! Vous avez regardé la couleur du sang ! Rien que sa couleur ! Comme si j’avais eu dans les mains un tube de peinture…

« Dans ces tableaux vous avez cherché quoi ? Pas votre âme, l’idée ne vous a même pas effleuré, mais vos pensées ! Vous avez voulu peindre ce que pensait un homme qui se regarde pour se peindre, voilà ! »

Elle s’est tue enfin, elle a mis une main sur sa poitrine haletante et a secoué la tête d’un air contrit.

— Merci pour la consultation, docteur, ai-je ironisé.

Mais elle avait raison : le cœur n’y était pas !

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