CHAPITRE XII

Elle a continué de venir chaque matin après le départ de son mari.

Elle ne restait que peu de temps car elle faisait le trajet à pied pour ne pas gonfler inexplicablement le compteur kilométrique de la Vespa. Elle me regardait attentivement, médicalement à vrai dire, me tâtait le pouls. Puis une détente s’opérait en elle et elle s’asseyait près de moi. Nous demeurions une vingtaine de minutes de la sorte, sans parler. Ce que nous avions à nous dire, nous nous l’étions dit. Nous avions conscience qu’un mot malheureux eût pu rompre le charme suave de nos tête-à-tête et c’est pourquoi nous préférions nous taire.

Pendant ces instants de muette contemplation, je pensais à mon tableau détruit. Je le voyais en Danièle comme on retrouve un être aimé sur le visage de ses descendants. Chose étrange, elle était pour moi la fille du portrait mort, et non son modèle. Une fille avec qui on peut essayer de recommencer une aventure qui n’a pas réussi avec la mère.

Pendant les brèves visites de Danièle, Riton allait se réfugier dans son colombier et le bruit joyeux de ses coups de marteau montait jusqu’à ma vitre fermée, me faisant songer à ces antres de maréchaux-ferrants fleurant le fer chaud et la corne brûlée.

J’allais mieux. J’étais faible mais guéri. Un matin, lorsque Danièle est arrivée, je lui ai fait la surprise de l’accueillir en robe de chambre et de prendre une tasse de café en sa compagnie. Je suppose que beaucoup d’hommes, en se trouvant attablés face à face avec une femme pour la première fois de leur existence, ont ressenti ce dur bonheur qui meurtrit autant qu’il ravit. Elle était là, à portée de ma main, le buste bien droit, la peau fraîche, le regard tendre et calme. Elle sentait bon : Son parfum me chavirait un peu. Je lui ai demandé ce que c’était, elle m’a répondu qu’il s’agissait d’une eau de Cologne spéciale qu’elle s’amusait à distiller elle-même.

— Comment ! me suis-je écrié, vous savez fabriquer de l’eau de Cologne !

— Ça n’a rien de très compliqué.

— Ne dites pas ça. Il me semble que c’est fabuleux.

Elle me regardait d’une façon si soutenue que je me suis tourné vers le miroir posé sur ma commode. J’ai compris ce qui la tourmentait. J’avais vraiment une triste tête. Cette maladie survenant alors que je terminais à peine une période de convalescence m’avait considérablement ravagé. J’avais maigri de quatre kilos et il ne me restait que la peau sur les os. Mon teint surtout l’inquiétait. Il était d’un gris soufré vernissé par une sueur qui n’arrivait pas à se tarir.

— Savez-vous ce que vous devriez faire, François ?

— La montagne ?

— Oui.

J’ai secoué la tête.

— Non, Danièle. Pas maintenant.

— C’est cependant maintenant que vous en avez besoin. Il vous faut un coup de fouet…

Le givre dessinait des figures de fossiles sur les vitres.

— Il y a de la neige, ici.

— Mélangée à beaucoup de suie. Ce n’est pas celle-là qui vous convient.

Elle me beurrait un toast. Danièle faisait tout avec une application qui m’émerveillait. Je la regardais étaler le beurre sur le pain grillé, s’attardant à obstruer les moindres petits cratères du pain. Son métier avait communiqué de la précision à ses gestes les plus anodins.

Quand elle m’a présenté la tartine, je lui ai saisi le poignet. C’était idiot, ce pain beurré entre nous, lorsque j’y songe. Sur le moment, nous n’y avons pas pris garde.

— Danièle ! Écoutez-moi !

J’ai tiré sur son poignet. La tartine est tombée sur la nappe, à la renverse, bien entendu, comme toutes les tartines.

— Danièle, si je pars à la montagne, ce sera avec vous !

— Voyons, François…

Elle me sermonnait gentiment, comme on sermonne un gamin turbulent dont les caprices confinent à l’extravagance.

— Je ne veux plus que vous viviez avec ce type. Il y a des sacrilèges qu’on n’a pas le droit de commettre et d’autres qu’on n’a pas le droit de tolérer. Vous allez le quitter, et nous partirons.

Elle s’est dégagée en tordant lentement son poignet dans un sens puis dans l’autre pour le libérer de mon étreinte.

— Caprice ! a-t-elle murmuré.

Sa voix ne contenait nul reproche.

— Non, Danièle. Vous êtes ma chance, comprenez-vous ?

— Quelle chance, François ? Personne n’est jamais la chance de personne !

— Je sais que si ! Écoutez, Danièle… Je suis un être inabouti, vous l’avez compris dès votre première visite ici et c’est cela que vous avez tenté de me faire comprendre. Depuis ce jour, j’ai pris conscience de ce que je n’étais pas et de ce que je pouvais devenir…

— Eh bien, devenez-le, François. Mais je vous jure qu’il suffit de le vouloir. Vous pouvez réaliser cela sans moi.

— Comment pouvez-vous manquer à ce point de psychologie ? me suis-je emporté. C’est vous l’unique lien entre ce que je suis et ce que je peux devenir. Il me semble que si j’étais… autrement, j’acquerrais une force que j’ignore. Oui, toutes mes conceptions, tout mon art en seraient modifiés. Vous ne le pensez pas ?

Elle a hoché la tête.

— Sans doute.

— Danièle, sauvez-moi !

— Vous voudriez que je quitte Jérôme ?

— Oui.

— Il est très capable de nous tuer.

— Il ne nous tuera pas : nous nous cacherons.

— Vous êtes trop célèbre pour pouvoir vous cacher.

— Eh bien, il nous tuera, voilà !

Le café refroidissait dans nos tasses. Il se formait à la surface du liquide une nappe un peu huileuse qui décrivait des arabesques.

Danièle réfléchissait.

— Bon, il n’y a pas que mon mari.

— Votre métier ?

— Aussi, mais ça n’est pas cela l’important. Il y a surtout votre vie actuelle !

Ma « vie actuelle », pour l’instant, donnait de grands coups de marteau rageurs sur une enclume. Ma « vie actuelle » faisait du bruit pour qu’on ne l’oubliât pas.

— Hmm ! vous savez, Riton a un faible pour les biens de ce monde.

Elle a haussé les épaules.

— Oh ! lui, ce n’est rien. Mais vous, François ? Vous !

— Quoi, moi !

— Écoutez bien : je quitte mon mari, bien ! Nous partons, d’accord ! Et alors vous vous apercevez que la vie n’est pas possible pour vous, de cette façon-là.

— Mais non !

— Allons ! Vous achetez un billet de loterie et vous combinez déjà la façon dont vous emploierez le gros lot. Vous ne me connaissez que sous un aspect de visiteuse. Mais qui suis-je, François ? Que peut être votre vie liée à la mienne ? Y avez-vous songé ?

Je n’ai su que répondre. Lorsque les femmes se mettent à parler logiquement, on ne trouve plus d’argument à leur opposer.

Danièle a bondi.

— Mon Dieu : il est neuf heures et quart !

Sa frousse m’a indiqué mieux que ses paroles qu’elle n’était pas encore mûre pour quitter l’affreux Carbonin.

— À demain !

— À demain !

De la pointe de mon couteau, j’ai remis le toast beurré sur ses pattes ; mais je n’ai pas eu le cœur de le manger.

* * *

Le lendemain, Danièle avait une grande marque bleu-jaune entre l’oreille et la pommette. J’ai remarqué cet hématome tout de suite, d’ailleurs il était impossible de ne pas le voir.

— Qu’est-ce que vous vous êtes fait ?

Elle a déboutonné son manteau et l’a jeté sur le lit.

— Je ne me suis rien fait, François, « ON » m’a fait.

— Votre vieux gorille ?

Elle m’a expliqué l’incident. La veille, elle était arrivée une demi-heure après la bonne à son laboratoire. Jeannette (c’était le nom de l’espionne en blouse blanche) avait fait son rapport, le soir, et Carbonin avait piqué sa crise.

— Je lui ai juré que j’avais fait une simple promenade dans le pays ! a murmuré Danièle, mais il est irascible.

— Il vous a frappée ?

— Avec le poing. Ensuite il m’a demandé pardon en pleurant, naturellement !

— Mon cher amour.

Cette marque infâme sur sa joue augmentait mon amour pour Danièle. C’était une preuve de faiblesse qui me rendait fort. Je l’ai prise dans mes bras. C’était la première fois que je tenais une femme ainsi, pressée sur ma poitrine. Je me sentais gauche ; mon cœur cognait. J’ai amorcé un léger mouvement tournant afin de fuir l’image de nous deux que reflétait le miroir.

— François ! J’ai beaucoup songé à votre proposition d’hier.

Son mari avait fait ce qu’il fallait pour l’inciter à la réflexion.

— Et alors ? ai-je questionné.

— Alors je pense que nous devrions tenter une expérience.

— Qu’appelez-vous une expérience ?

— Une vie commune à l’essai !

Elle s’est expliquée :

— La semaine prochaine, mon mari part en voyage deux jours pour une affaire de famille qui l’appelle en Bretagne.

— Il consent à vous laisser seule ?

Cela me paraissait invraisemblable de la part d’un homme épouvantablement jaloux.

— Seule avec mon assistante !

— Laquelle vous tient en laisse !

— Lorsque mon mari sera parti, je la renverrai ! Je suis tout de même sa patronne. Elle est suffisamment gourde pour me fournir un prétexte.

— Mais que dira Carbonin à son retour ?

— Il piquera une crise et je prendrai sans doute une gifle, mais l’enjeu ne vaut-il pas que j’affronte sa colère ?

Son tranquille courage m’emplissait d’une admiration sans borne. Elle acceptait ce risque, sachant qu’elle serait molestée en fin de compte.

— Ces trente-six heures de tête-à-tête, François, nous renseigneront.

« Après, nous saurons ce que nous aurons à faire ! »

— Mais…

— À moins que vous n’ayez même pas envie de ces trente-six heures ?

Elle plissait les yeux, cherchant à lire au plus secret de mes pensées.

— J’hésite à cause du risque que vous courrez, Danièle, l’ai-je assurée. Ce côté expérimental me semble un peu… un peu mesquin. On ne prend pas le bonheur à l’essai !

— Qui vous dit que ce sera du bonheur ?

— Je le sais !

— Moi, pas encore ! Je joue cette incertitude placée au lieu de la jouer gagnante, c’est moins risqué. Si l’expérience est négative, je m’en tire avec une raclée !

— Taisez-vous ! ai-je imploré, révolté par ce terme.

— Si elle est positive, a poursuivi Danièle, alors oui, peut-être ce sera le bonheur.

J’étais vaincu. Elle avait en effet trouvé un moyen efficace de résoudre notre problème.

— Une fois votre bonne congédiée, vous viendrez ici ?

— Oui, si la maison est vide !

J’avais compris. Je me suis senti rougir comme le premier jour quand j’avais laissé tomber mon peigne dans son cabinet.

— Elle sera vide !

— Merci.

— Vous ne craignez pas que votre mari téléphone, en cours de route, et qu’il fasse demi-tour en obtenant la sonnerie de non-réponse ?

— J’y ai pensé. La veille de son départ, je détraquerai le téléphone et je lui demanderai de prévenir les P.T.T.

— Ils viendront réparer…

— Eh bien, je le détraquerai encore après leur départ de façon à faire croire à Jérôme qu’il y a une grave avarie sur ma ligne…

— Pas mal combiné.

— Quand on veut vraiment quelque chose, on a toutes les ingéniosités, François. Et je veux vraiment ces fameuses trente-six heures ! De tout mon être, de toute mon âme. Maintenant je vous quitte.

Je ne reviendrai plus avant mardi prochain ; c’est ce jour-là qu’il s’en va.

Elle a pris son manteau vert.

— Si dans l’intervalle, vous voulez annuler notre projet…

— Danièle !

— Au revoir.

Je l’ai accompagnée jusqu’à l’escalier. Achille encaustiquait les marches de bois. Il a levé la tête en douce pour regarder sous les jupes de Danièle lorsqu’elle est passée près de lui. J’aurais donné n’importe quoi pour avoir envie, moi aussi, de ce coup d’œil polisson.

De retour dans ma chambre, j’ai cherché à quelle curiosité sexuelle répondait le regard impudique d’Achille. Je n’arrivais pas à comprendre. C’était pour moi un mystère. Un grand mystère.

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