CHAPITRE XVI

— Demain vous irez à Paris, chez le Pr Chelieu qui vous fera un encéphalogramme. Je pense que c’est un petit reliquat de votre maladie, cher Givet. Cet évanouissement brutal est dû à une sorte de rupture de contact dans votre cerveau. Comme la lumière qui s’éteint dans la maison lorsqu’un fusible a lâché… Rien de grave…

Le Dr Mathias s’est tourné vers Danièle et lui commente son diagnostic en termes beaucoup plus savants. Non, il n’était pas surpris de la trouver chez moi, mais il boudait un peu. C’est que je ne l’avais jamais invité à dîner, lui, il en voulait visiblement à sa jeune collègue d’avoir su forcer la porte de ma salle à manger.

Danièle était très maîtresse d’elle-même en apparence, mais je la sentais frémissante. À un certain moment, le chien des voisins a repris sa sérénade à la lune. Elle a feint de s’en inquiéter et a écarté l’embrasure du rideau.

— C’est Riton qui revient de la pharmacie, a-t-elle murmuré d’un ton détaché.

Je suis intervenu.

— Voulez-vous vous occuper de lui, chère amie ? Il m’importune par ses bavardages !

Danièle est sortie en faisant une mimique expressive à son confrère, quelque chose dans le genre de « Ah ! ces artistes, quels drôles de gens. »

— Je vais filer aussi ! a murmuré le Dr Mathias.

Il me fallait le retenir coûte que coûte.

— Attendez une seconde, doc, je voudrais vous poser une question pendant que nous sommes seuls.

Oui ?

— Vous pensez que c’est grave, mon truc ?

— Non ! Mais il faut soigner cela. Ce qui est grave, ça n’est pas l’évanouissement en soi, mais les conséquences qu’il pourrait avoir s’il se produisait lorsque vous êtes au volant de votre voiture, voire simplement debout !

On entendait un bruit de voix, en bas d’abord, puis dans l’escalier. Danièle avait des dons d’imitateur. Elle s’y entendait à merveille pour créer un ronron de conversation.

— C’est cela, tout à l’heure…, a-t-elle lancé dans le couloir.

Une porte a claqué, celle de la chambre de Riton. Danièle est entrée, portant le remède que nous avions dissimulé dans un cache-pot du hall. Je pensais qu’elle avait omis de brancher l’électrophone de Riton ; après tout, cette partie du plan n’était pas essentielle.

— Cher confrère, je vais rentrer me coucher, a murmuré Mathias. Je couve une grippe, ce qui est un comble pour un médecin…

Une musique s’est élevée dans la pièce voisine. J’ai regardé Danièle avec hébétude.

Je croyais être le jouet d’une hallucination. Comment diable… Mais j’ai compris. Au lieu de déclencher le tourne-disque, elle avait tourné le bouton du poste de radio et il avait fallu quelques secondes à ce dernier pour chauffer.

Lorsque le médecin a été parti, je suis descendu la rejoindre en bas. Elle se tenait sur le seuil de l’entrée, sans prendre garde au froid. Au-delà de sa silhouette, je voyais des hachures blanches, en diagonale.

— Il neige ? ai-je questionné.

Elle a hoché la tête.

— Oui.

Je pensais à Riton, sur la route du Mans, au volant d’une automobile qu’il savait mal piloter, avec pour compagnon le cadavre d’un homme assassiné. Cette chute de neige n’allait pas faciliter sa tâche. Je me consolais un peu pensant que s’il avait laissé des traces dans le jardin de Danièle en coltinant le corps jusqu’à la porte de derrière, celles-ci seraient gommées par le « tapis blanc » cher aux écoliers.

J’ai entraîné Danièle à la tour. Il était presque minuit. Cet animal de Mathias m’avait flanqué un sédatif. Sur le moment, tout à mon souci de forger l’alibi de Danièle, j’avais encaissé la piqûre sans broncher, seulement maintenant les effets s’en faisaient sentir et j’étais en proie à une agréable torpeur.

Au moment où je m’asseyais, la pièce a fait une brusque embardée et j’ai failli rater le divan.

— Eh bien ! qu’avez-vous ! s’est écriée la jeune femme.

— La tête me tourne, je crois que c’est cette piqûre de Mathias.

— Mon Dieu, je n’y pensais plus. Allongez-vous.

— J’ai peur de m’endormir, Danièle.

— Vous allez sûrement dormir !

— Non ! Non ! Je ne veux pas, ce serait trop horrible. Cette nuit que nous payons si cher… Cette nuit qu’il nous faut absolument…

Je n’arrivais pas à prononcer ce mot, ma langue s’enroulait sur les syllabes. Mais Danièle avait compris ma pensée. Elle avait tué un homme pour avoir droit à ces quelques heures. J’avais failli en tuer un autre également. Et en ce moment, Riton se débattait avec son mort dans la campagne hostile malaxée par des tourbillons de neige. Tout cela pour arriver à quoi ? À ce que je m’endorme sous les yeux de Danièle, abruti par un sédatif !

— Faites-moi… du café !

— Ça n’avancera à rien, le café n’est pas assez fort pour…

Je sombrais ; c’était effrayant. Habituellement, quand un narcotique vous emporte dans le néant on se sent bien ; on éprouve une douce volupté à disparaître. Mais là je m’insurgeais. Je voulais tenir, je refusais l’oubli.

— Dans la pharmacie, il y a du Maxiton…

— Non, François, c’est inutile.

J’ai tenté de me dresser, seulement il était déjà trop tard, mes jambes molles ne me portaient plus.

— Si, Danièle. Allez, la pharmacie… Il faut…

Elle est sortie. Pour ne pas dormir pendant sa brève absence, je me suis obligé à fixer l’ampoule du lampadaire. Son éclat cruel me brûlait la vue et quand Danièle a été de retour avec la boîte de Maxiton, j’étais pratiquement aveugle. Sa silhouette était translucide et bordée d’une lumière flamboyante.

— Prenez-en trois, on verra bien. Mais vous avez tort, François. Il vaudrait mieux dormir, vous débarrasser de ce sommeil qu’on vous a inoculé.

— Non. C’est notre nuit ! Notre nuit !

— Si Riton réussit, nous en aurons peut-être d’autres…

— Les autres ne seraient plus pareilles. C’est celle-ci ou point.

— Oui, mon amour, a-t-elle balbutié, c’est celle-ci en effet.

Je me suis adossé contre une pile de coussins. Ma vue redevenait lentement normale, comme s’éclaircit une eau courante dont le fond a été remué.

— Approchez-vous, Danièle.

J’ai eu conscience de sa chaleur contre moi. C’était une sensation ineffable. Ma main a rampé sur le divan jusqu’à elle. J’ai eu sa jambe sous mes doigts.

— Embrasse-moi ! ai-je imploré.

Sa bouche s’est emparée de la mienne. Son souffle tiède est entré en moi. J’ai songé qu’elle avait embrassé d’autres hommes et au lieu de me rendre jaloux, cette idée a attisé mon désir naissant. J’ai eu enfin envie d’elle, physiquement. Une envie intense et folle.

— Cette nuit, ma chérie…

— Oui, François.

Je sentais ses mains sur mon corps, sa bouche continuait l’invasion de mon être. Je voulais la prendre. Et puis il s’est produit une rupture en moi, la fameuse rupture dont parlait Mathias. Cette fois-ci, c’était lui qui l’avait provoquée. Tout s’est obscurci, tout a vacillé. Les mains de Danièle n’ont plus été que des mains de marbre, ses lèvres les lèvres de pierre d’une statue. L’hiver du monde s’était réfugié en moi ; il m’emportait. Et mes derniers éclairs de lucidité étaient pour dire « Non », pour échapper à cette inexorable pétrification de mon cerveau.

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