CHAPITRE II

J’y suis retourné le lendemain, un peu avant deux heures. Il faisait un temps mou, gluant, et des lambeaux de neige sale tombaient des arbres avec un bruit de bouse. En appuyant sur le timbre de la sonnette, ébréchée comme une dent gâtée, j’étais plus anxieux de savoir si j’allais l’apercevoir que des résultats de ma fameuse analyse.

La fille aux jambes violacées n’avait pas encore pris son service et c’est ELLE qui est venue m’ouvrir. Elle devait quitter la table à l’instant, car il y avait des miettes de pain sur ses vêtements. Elle portait un pull-over bleu et une jupe en tissu épais à carreaux noirs et blancs. Cette fois elle était parfaitement maquillée. Elle ne faisait plus du tout « docteur ».

Pourquoi me suis-je cru obligé de balbutier :

— Je m’excuse… Je viens peut-être un peu tôt ?

Elle a secoué la tête en souriant.

— Oh ! Non. Mais le laboratoire est fermé le mercredi après-midi.

Effectivement l’atmosphère du pavillon n’était plus la même. On entendait de la musique et la porte du salon d’attente était grande ouverte sur ses chaises au garde-à-vous.

La jeune femme m’a précédé à son cabinet. Il y avait des fleurs sur son bureau.

— C’est quel nom ?

— Givet.

Ses doigts agiles couraient déjà sur les lettres en relief d’un classeur.

— Vous êtes un parent du peintre ? m’a-t-elle demandé, distraitement, plutôt comme quelqu’un se parlant à soi-même.

— Non.

Ça m’a fait plaisir, cette question. J’ai rougi. Je crois qu’il n’existe pas d’homme plus timide que moi avec les femmes.

— Je suis le peintre ! ai-je balbutié.

Elle venait de pêcher un feuillet imprimé dans son classeur verni ; du coup elle a oublié de me le tendre.

— Vous ?

Elle paraissait non pas exactement déçue, mais incrédule.

— On dirait que ça vous surprend, docteur ?

— C’est-à-dire… Je ne vous imaginais pas ainsi.

Je me suis abstenu de lui demander quelle idée elle se faisait de moi. Je sais bien que lorsqu’on essaie de deviner un artiste à travers son œuvre on tombe régulièrement à côté de la vérité.

— Et je n’imaginais pas non plus que vous habitiez le pays.

— C’est assez récent. Je passais un jour, j’ai vu un écriteau sur la porte d’une maison vide : « À vendre. » Il y avait une tour, je n’ai pas pu résister : j’ai toujours eu l’amour des tours. Je trouve que c’est l’expression la plus fruste de l’orgueil des hommes.

Elle tortillait mon analyse autour de son index.

— Alors la maison à la tour près de la Seine, c’est vous ? Je l’avais déjà remarquée. C’est la seule propriété intéressante par ici. Je ne pensais pas que… Cette banlieue ouvrière n’a pourtant rien de séduisant pour un artiste !

— Au contraire.

Elle a dû évoquer certaines de mes toiles et a approuvé.

— Oui, c’est vrai.

Puis, prenant une décision :

— Venez par ici !

Nous avons quitté le bureau pour la salle à manger. C’était une pièce un peu triste, meublée médiocrement en rustique trop neuf.

Au-dessus de la desserte, il y avait la reproduction en couleur d’une de mes œuvres. Cela avait paru dans Plaisir de France. Les bleus n’étaient pas très bien respectés, mais j’étais seul à pouvoir m’en rendre compte. La toile représentait le port de Rouen. J’avais assez bien saisi ce formidable hérissement de grues et de mâts. On eût dit une forêt de ferraille ou un troupeau de girafes métalliques.

— Vous voyez !

Elle était toute fière de pouvoir me montrer cela.

— Je suis très flatté.

— Qu’est-ce que je devrais dire ! Je ne me doutais pas que j’analysais un sang aussi précieux.

« À propos ! »

Confuse, elle a détortillé ma pauvre analyse et me l’a tendue.

— Je n’y comprends strictement rien, ai-je avoué. C’est grave ?

— Absolument normal !

Instantanément j’ai récupéré ma mentalité d’immortel. La vie était ma complice.

— C’est curieux, ai-je avoué, je m’étais imaginé que j’avais quelque chose d’important.

— La chose la plus importante que vous ayez, m’a-t-elle assuré sans rire, c’est du talent.

Ses yeux clairs allaient de mon visage à la reproduction, comme s’ils cherchaient à établir le lien qui nous unissait.

— Vous êtes pessimiste ?

— Pas précisément !

— Il y a cependant du désespoir dans votre œuvre !

— Je ne trouve pas, ai-je protesté en examinant ma peinture. Vous dites cela à cause de la sécheresse de mon graphisme qui dégage une impression de désolation, n’est-ce pas ?

— Peut-être, mais ce sentiment de détresse, d’insécurité, vient surtout de l’absence de tout personnage dans vos toiles. Je suis allée l’an dernier à votre exposition rue La Boétie et j’ai été frappée par cette solitude. Vous peignez des rues désertes, des usines vides, des ports sans marins. On dirait que vous ne captez le monde que lorsqu’une sirène d’alerte a fait fuir ses habitants…

Elle me plaisait tout à fait. La façon dont elle critiquait mes œuvres me donnait envie de rester des heures en sa compagnie. Je ne m’étais pas trompé en estimant que mon coup de sonnette avait interrompu son repas. Sur la table il y avait une orange à demi épluchée dans une assiette sur le bord de laquelle serpentait une couenne de jambon.

— Vous vous trompez. Les hommes ne sont pas absents de mes toiles. Au contraire, puisque je peins leurs travaux ! Vous ne trouverez jamais un dessin de moi représentant un paysage où l’homme ne s’est pas manifesté ! Dans mes campagnes il y a des pylônes et des ponts, des cheminées et des routes… C’est un acte de foi, vous comprenez ?

Elle hochait la tête.

— Oui, je crois… Mais vous n’avez jamais été tenté par une représentation directe de la personne humaine ?

— Si. J’ai des tas d’autoportraits chez moi.

— Seulement ?

— Réfléchissez. Pour chacun, l’homme, c’est soi plus le travail des autres. Ça paraît un peu élémentaire, mais il vaut mieux ficeler sa philosophie avec une grosse corde qu’avec une toile d’araignée.

— Je n’ai jamais vu de portrait de vous par vous-même !

— Parce que je n’ose pas les exposer. Mais venez chez moi et je vous en montrerai.

Je lui avais lancé ça comme un défi. Il y a eu un silence gêné. Bien entendu je me suis senti rougir. Elle regardait mon « port de Rouen » sans le voir cette fois, mais pour se donner une contenance.

— Ça doit être bien intéressant, en effet, a-t-elle fini par murmurer. J’aime la peinture. Lorsque j’étais toute petite, je voulais devenir peintre, mais mes premiers dessins furent si décourageants que…

Je l’écoutais, je la regardais, et je me demandais ce qui me fascinait en elle. C’était une femme somme toute assez banale et sans attrait particulier. J’en avais reçu de bien plus belles, et de bien plus brillantes chez moi ; pourquoi, soudain, me semblait-il que si elle refusait de me rendre visite j’en éprouverais une cruelle amertume ?

— Puisque c’est votre jour de « relaxe », venez !

C’était tout ce que ma timidité me permettait d’ajouter et encore le dernier mot s’est-il bloqué dans ma gorge en produisant une espèce de fausse note ridicule. J’attendais sa décision et j’étais furieux contre moi parce que je l’attendais avec une folle anxiété, comme si l’arrivée de cette petite doctoresse de banlieue dans mon atelier pouvait enrichir mon esthétique.

— Vous me tentez beaucoup. Eh bien… C’est entendu, je passerai en fin d’après-midi…

— Je vous attends !

Et c’était vrai : je l’attendais déjà, de toutes mes forces. J’ai jeté un dernier regard à l’orange avant de sortir. C’était une nature morte surprenante, ainsi posée dans cette assiette, l’écorce entrouverte. J’aurais voulu expliquer à la jeune femme que ce fruit symbolisait l’instant que nous vivions.

Sur le perron j’ai eu un sursaut :

— Excusez-moi, j’oubliais de vous demander ce que je vous dois pour l’analyse !

— Mais vous m’avez réglée hier !

— C’est vrai ! Je suis tellement étourdi !

Décidément, j’avais toujours des sorties de clown lorsque je la quittais. Je me suis arrêté devant la plaque de marbre pour lire son nom. Elle s’appelait Danièle Carbonin.

Je trouve que les noms ont énormément d’importance, c’est un peu la couleur d’un individu. Le sien ne m’a pas déplu.

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