— On peut entrer ?
Riton passait son visage mâchuré par l’entrebâillement de la porte. Une sueur prolétarienne dégoulinait sur les ailes de son nez. Il rayonnait d’une joie inattendue.
— En voilà une question !
— C’est que je ne suis pas seul, vieille cloche !
— Hein ?
— Mords la came !
Théâtral, il a poussé la porte en grand avec le pied. À ses côtés se trouvait une chose bizarre et noire qui avait la forme d’une potence. En y regardant de plus près, j’ai vu qu’il s’agissait d’un lampadaire en fer forgé. Il était fichu comme l’as de pique. De guingois, mal équilibré. Mais Riton en était fier au-delà de toute expression.
— C’est pour toi ! a-t-il murmuré en saisissant l’engin à deux mains afin de le rentrer dans ma chambre.
J’ai balbutié, terrorisé par cette ferraille inquiétante :
— C’est toi qui as fait ça ?
— Non, c’est le duc de « Vindesor » !
Il jubilait. Jamais je ne l’avais vu aussi transporté. Ce travail, il l’avait exécuté pour moi ; il y avait mis tout son savoir, toutes ses forces et tout son cœur. J’ai été bouleversé par l’attention. Le lampadaire boiteux et biscornu comme un vieux cep de vigne m’est soudain apparu comme une œuvre d’art magistrale !
— Oh ! Riton…
— Ça te plaît ?
— C’est sensationnel !
— Trois mois de turbin, cher maître ! Mais je crois que ça valait la sueur du bonhomme, non ?
Ce qu’il était attendrissant avec son visage barbouillé de graisse et de cambouis, ses mains meurtries par le fer et par le feu !
J’ai oublié mon reste de ressentiment. Il était si fier de lui, et tellement certain d’avoir accompli un chef-d’œuvre de ferronnerie.
— Tu as beaucoup de talent, Riton. Tu devrais continuer…
— Ah oui ?
— Bien sûr.
— T’estimes que ça se vendrait, mes conneries ?
— Comme des petits pains, ai-je affirmé sans rire.
— Si j’en aurais beaucoup, je pourrais faire une « esposition » ?
— Et comment !
— Tu crois ?
— Essaie, tu verras. On pourra présenter quelques-unes de tes pièces lors de ma prochaine exposition.
Il s’est essuyé le nez d’un revers de manche.
— Oh ! mes pièces, comme tu y vas ! C’est juste des bricoles, quoi, faut pas chérer !
— Tu pourrais essayer autre chose que des lampadaires.
— Quoi ?
— Des sujets décoratifs par exemple.
— Mince, j’y pensais et j’osais pas te le dire. J’ai idée de faire un poisson. Une sole, pour commencer, çà sera plus fastoche. Entre deux roseaux, tu vois le topo ?
— Eh bien, je suis content de te trouver dans d’aussi nobles dispositions, Riton. Tu verras comme c’est beau de créer !
Il a montré son ignoble lampadaire.
— J’ai déjà vu, a-t-il affirmé non sans noblesse.
Depuis plusieurs jours que Danièle ne venait plus, il avait retrouvé sa gouaille d’autrefois. Je l’entendais chanter à tue-tête d’un bout à l’autre de la journée.
J’ai caressé les arêtes rugueuses du lampadaire. Pour le remercier, j’allais lui administrer un sérieux coup de bâton derrière les oreilles.
— Assieds-toi, Riton.
— Non, regarde, faut que je me change, j’suis gras comme un beignet !
— Ça ne fait rien, assieds-toi, j’ai à te parler !
Son expression joyeuse s’est volatilisée.
— Je préfère rester debout, c’est comme ça qu’on est le mieux pour se faire fusiller !
— Que racontes-tu ?
— Je te connais, c’est tout. Et comme tu ne peux avoir qu’une chose à me dire, je vois ce que c’est !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Adieu !
Sa tête s’est inclinée et son regard avait cette expression inquiète qui fait le charme des myopes.
— C’est pas vrai ? a-t-il insisté peureusement.
— Non, Riton. Du moins…
— Bon, ça va. Je te disais que j’avais compris. Madame vient s’installer ici ?
— Pour deux jours seulement.
— Ça te tourmentait, hein ?
— Écoute, mon petit, je préfère que nous n’abordions pas ce sujet. Elle arrive demain. Je te donnerai de l’argent et tu iras loger à Paris. Tu te paieras du cinéma tout ton soûl, toi qui te plains que nous n’y allons jamais !
— En somme, c’t’ une lune de miel, quoi !
— Non, Riton, c’est beaucoup plus grave !
Il cherchait à comprendre. Il était accoudé à son chef-d’œuvre dont un écrou mal serré cliquetait doucement.
— Qu’est-ce que ça veut dire, alors ? Tu l’aimes, elle t’aime… Ah ! oui… Vous voulez vous rendre compte si c’est sérieux, hein ?
— Ça n’est peut-être qu’un mirage !
— Je te vois mal parti dans ce désert-là avec ton chameau à deux bosses, François. Mais dans le fond t’as raison : faut prendre le cocu par les cornes !
— J’espère que tu éviteras toutes représailles dans le genre de la dernière ?
Il a secoué les épaules et s’est essuyé les mains sur ses cuisses avec lassitude.
— Pff. J’avais encore mes illusions à c’t’ époque, François.
— Une époque récente !
— Ce qui compte, c’est pas tellement le temps, c’est ce qu’on a dans la tronche. Bon, donc, miss Toubib vient vivre ici.
— Deux jours !
— Deux jours ou toute la vie ! Et le méchant loup, qu’est-ce qu’elle en fiche, ton Petit Chaperon rouge ? Elle le fait bouffer par la grand-mère ?
Ses plaisanteries sonnaient faux. Il souffrait. Mais cette fois avec dignité. Riton renonçait à jouer les mauvais sujets.
— Parlons d’autre chose.
— Je vois franchement pas de quoi on pourrait parler à part ça, vieille cloche. P’t’ être du temps ? Il fait un froid de canard dehors. Vous serez bien ici, au chaud, tous les deux. Moi, à ta place, j’allumerais du feu dans la cheminée. Le soir, c’est magique, t’éteins l’électrac, tu verras, l’éclairage aux bûches, comme ça aide aux confidences !
— Très bien, maintenant en voilà assez. Va prendre un bain, tu en as besoin, et puis ça te calmera les nerfs.
— Merci du conseil.
— Et envoie-moi Achille !
— Tu lui donnes deux jours de campo à lui aussi ?
— Parfaitement.
Il a reniflé.
— Vous avez fichtrement envie d’être seuls, dis donc ?
J’ai soutenu son regard.
— Oui, Riton, nous en avons très envie.