CHAPITRE X

Les yeux du Gros ressemblent à deux phares de camion peints au minium sur lesquels une douzaine d’escargots s’en seraient donné à cœur joie.

— T’as l’air tout joyce, brusquement, me dit-il.

— Parce que ça a peut-être commencé de carburer, expliqué-je.

Je lui ôte le verre des paluches et le jette par la croisée.

— Assez lichetrogné comme ça, infâme poivrot. Tu dois avoir un foie qui ferait dégobiller une poubelle !

Ayant dit, j’attrape le bignou et je demande à la standardiste de me cloquer la Sûreté lyonnaise. La chèvre déguisée en téléphoniste me reconnaît encore.

— Tiens, vous êtes ici ! ricane-t-elle.

— J’avais besoin de respirer le même oxygène que vous, belle inconnue, ça devient de l’obsession ; si ça ne se termine pas par un mariage, nous deux, ce sera que les dieux nous sont contraires…

— Parlez ! m’enjoint-elle sèchement.

Et je me trouve en voix à voix avec le vice-sous-brigadier Gradubide qui me demande : « Allô ? » en mastiquant du saucisson.

— Javer pour San-Antonio ! dis-je.

Javer est enroué à force d’avoir hurlé dans le blair de son suspect.

— J’allais rentrer me coucher, me dit-il avec un soupir.

— Vous avez toujours mon vieux chpountz ?

— Toujours.

— Que fait-il ?

— Il nous casse les bonbons en nous demandant toutes les cinq minutes la permission de téléphoner à sa vieille maman.

— J’ai besoin de lui, dis-je. Il faudrait me le livrer d’urgence à Limonest, vous connaissez ?

— Bien sûr. Faut que j’y aille moi-même ?

— Pas la peine, expédiez-le moi par vos adjoints ; mais discrètement ; si vous aviez une petite fourgonnette fermée ce serait au poil ; possible ?

— Nous avons ça au parking.

— Bravo. Enlevez-lui les menottes et dites-lui que s’il joue au c… on l’emmènera chez lui par les oreilles. Je serai devant la mairie de Limonest. Banco ?

— C’est parti.

— Qu’est-ce que tu manigances encore ? demande Béru d’un air suspicieux.

— T’occupe pas et suis-moi !

— Où ce que ?

— On va passer à l’école pour commencer, les mômes doivent t’attendre, c’est l’heure de la classe.

* * *

C’est le grand circus dans la cour de l’école. La fiesta des big days. Les mouflets ont investi le groupe scolaire et ils ont commencé de l’anéantir systématiquement.

Les morceaux de craie sont écrasés, ils jouent au foot avec les éponges, ils ont dessiné des phallus sur les tableaux, les bureaux sont empilés les uns sur les autres, et les cahiers sont devenus basse-cour (cocottes en papier), ou escadrilles d’avions. Bref, it is the bavordavel intégral.

En arrivant dans la strass, le Gros, que sa picolanche de la nuit et mes sarcasmes ont foutu en renaud, pique une crise féroce.

— Qu’est-ce que j’aspers-je ! trépigne Son Énormité courroucée. On fait la vacherie dans ma classe ! En vingt ans de carrière j’ai jamais vu ça !

Il se précipite sur les marmots et se met à les boxer à tout-va. Les gnons pleuvent drus. Je suis obligé d’intervenir.

— Hé ! molo, Gros, c’est pas une armada de blousons noirs, seulement des écoliers en folie.

Intrigué, je me rends dans la classe voisine. La même agitation l’embrase. J’interroge un tout petit.

— Et ta maîtresse ?

— L’est pas là, m’sieur.

— Vous l’avez pas vue ce matin ?

— Non, m’sieur…

Le cœur étreint d’une affreuse angoisse, je grimpe au logement de Rosette. Sa porte n’est pas fermaga à clé et je n’ai même pas à faire appel à sésame pour entrer. Personne ! Tout est en ordre, le lit est fait, mais pas de Rosette !

Je redescends. Maintenant le temps presse.

Je réunis tous les mômes dans la cour et je leur annonce qu’ils peuvent rentrer chez eux. Liesse générale, vite jugulée par une nouvelle rafale de beignes du Mastar.

— Croyez pas que vous soyez quittes de ce chahut ! fait l’Important. Vous me conjugasserez cent fois le verbe « j’ai z’eu tort de jouer au c… pendant l’absence du maître ». Et si que ce serait pas bien écrit, je vous assomme tous tant que vous êtes, bande de crapules !

Volée de moineaux. En un instant l’école est déserte.

— T’en pousses une vilaine frime, murmure le Gravos, qu’est-ce qui te chiffonne encore ?

— Ta petite collègue a disparu.

— Sans charre !

— Textuel. D’ici qu’on retrouve son cadavre dans un fossé y a pas loin. J’ai jamais eu sur les bras une affaire où les morts pleuvent à ce point, Béru. C’est plus une enquête, c’est une épidémie de peste bubonique !

Je pénètre dans le préau et j’y prends une grosse hache servant à fendre les bûches destinées au chauffage des classes.

— Chope ça et radine.

— Pour faire quoi t’est-ce ? s’inquiète mon cher et noble équipier.

— Tu vas te déguiser en bûcheron, bonhomme. Il te suffit d’enlever la blouse grise et tu seras instantanément dans la peau du personnage.

Un quart d’heure plus tard, nous parvenons à Limonest. J’explique au Mahousse mon plan d’action.

— Un type nommé Léopold est « convoqué » dans le petit bois que tu vois là-bas pour, vraisemblablement, s’y faire buter.

— Et y va y aller ! s’étonne justement le Valeureux.

— Yes, monsieur, mais sans se douter des raisons de cette convocation sylvestre.

— Le gars qui doit le tuer s’appelle Sylvestre ?

Je renonce à faire une explication de texte. À quoi bon, puisque Béru a, une fois pour toutes, de la terre de bruyère dans le crâne !

— Comme les gens qui attendent Léopold le connaissent, nous ne pouvons l’escorter. Il va donc aller seul au rancard…

— Alors ?

— Alors toi, tu vas te déguiser en papa du Petit Poucet. Avec la hache que voici, tu bricoleras dans le sous-bois de manière à justifier ta présence, O.K. ?

— Et puis ?

— Et puis tu ouvriras l’œil. Tu as ta seringue de Pravaz, j’espère ?

Il dégaine de son Rasurel un 9 mm ravissant.

— Mais y a plus de prunes dedans, m’avertit le Gravos, hier soir, au café, on a fait un concours de tir sur des bouteilles vides.

Je lui remets un chargeur complet que mon petit ami glisse dans le canon de l’arme.

— Si le vent tourne à l’orage, fais usage de ton artillerie, sinon continue à jouer les bonnes brutes, tu es doué pour… Maintenant taille-toi !

Il enfonce son bitos aux bords gondolés au ras de ses sourcils et disparaît à travers champs, sa hache sur l’épaule, comme un vieux sapeur (sapeur et sans reproche !)[10].

Près de la mairie, un café. C’est une bénédiction de ces pays : il y a toujours des bistrots partout.

Je commande un pot de blanc et je le sirote en attendant l’arrivée de Léopold. J’ai jamais bu un petit pinard aussi fruité. Ça vous râpe agréablement le gosier. Un nectar !

En quatre verres le pot est vide. Je me sens réconforté. Ma fatigue s’atténue ; les réalités prennent des contours plus souples. Je me dis qu’après tout la môme Rosette n’a peut-être pas eu de pépins. Son absence n’était qu’un retard. Elle est allée faire ses emplettes et…

Mais dans mon for intérieur, je sens qu’il y a du mou dans la corde à nœuds de son côté. Je donnerais le temps qui vous reste à vivre pour avoir la clé de l’énigme. Une énigme que mon sésame est incapable d’ouvrir ! Pourquoi cette p… d’école est-elle le fief du mystère ? Meurtres et disparitions ! Sapristi ! Nous aurions dû faire l’appel des mômes ce matin, des fois qu’il en manquait ! Il est vrai que nous n’aurions pas eu le temps de nous en occuper !

J’en suis là de mes cogitations lorsqu’une vieille Juva s’annonce avec un bruit de machine à battre sur le sentier de la guerre, elle vire en grinçant et stoppe devant la mairie. J’adresse un signe aux gars qui l’occupent. L’inspecteur Javer soi-même s’avance vers moi.

— C’est gentil à vous d’être venu à la petite sauterie, dis-je, en lui malaxant les boudins.

Il hoche la tête très noblement. Lui c’est : « Devoir avant tout ! » Voilà ! Un martyr du travail ! Un de ces jours on lui remettra une médaille tellement longue qu’il devra acheter un moulinet pour l’enrouler après.

— Vous avez mon gugus ?

— Dans la bagnole !

— O.K., débarquez-le-moi !

Arrivée du bonhomme Popold. Il est gris et pas frais, avec l’œil jaunâtre et la bouche décolorée.

Je le mets au parfum de ce qui se passe, mais sans lui faire part de mes craintes.

— Quelqu’un vous a téléphoné chez Soubise. J’ai dit que j’étais vous. C’était une femme. Elle vous attend dans le boqueteau que vous apercevez tout là-bas.

— Pour quoi faire ? demande mon prisonnier, troublé.

— C’est ce que j’aimerais savoir. Vous savez piloter les voitures sport ?

— J’en ai une.

— Alors voici les clés de ma Jaguar. Moi je vais m’allonger sur le plancher à la place du passager et on mettra la moitié du tandelet de ce côté de manière à me dissimuler.

— Et puis ?

— Vous roulerez jusqu’au bois et vous attendrez. Faites exactement ce que la personne vous dira de faire, compris ?

— Bien. Mais je me demande…

— Moi aussi, Léopold, je me demande. Vous voulez boire quelque chose ?

— Un petit rhum, balbutie-t-il.

M’est avis que c’est de circonstance, hein, mes loutes ? Je lui commande un double Negrita qu’il écluse à la Béru : cul sec.

— Et nous ? demande Javer.

Je l’entraîne au fond de la salle du bistrot. Par une fenêtre large ouverte, on distingue l’horizon harmonieux : les prés verts, les champs ocres, les maisons de pisé, les toits bruns aux tuiles romaines.

Le chemin désigné par ma mystérieuse correspondante serpente, blanc dans la verdure, en direction du bois.

— Tout va se passer dans ce bois ! dis-je.

— Tout quoi ? se permet d’interrompre Javer.

Je lui vote un de ces regards féroces dont le Vieux, chez nous, a le secret.

— Tout ! dis-je seulement. Vous allez par d’autres routes le rattraper plus loin que le bois, de façon à vous placer dans le sens contraire à celui que nous allons prendre avec Léopold. Si vous percevez des coups de feu, barrez le chemin et ne laissez passer aucune voiture ! Pigé ?

— Entendu, m’sieur le commissaire.

— Alors filez tout de suite car vous allez devoir décrire un assez grand tour pour prendre le bois à revers. Stoppez à quelques centaines de mètres des arbres mais sans arrêter votre moteur, de façon à pouvoir bloquer la route très vite si c’est nécessaire.

— Et si quelqu’un tentait de forcer ce barrage ?

— Je suppose que vous êtes armé ?

— Ben voyons.

— Je suppose aussi que vous tirez vite et juste. Visez les jambes de préférence. À tout à l’heure : réunion ici.

— Et si rien ne se passe, jusqu’à quand devrons nous attendre ?

— Jusqu’à ce que je vous prévienne moi-même.

On se quitte. Je vais rejoindre mon pauvre Léopold. Il est tout menu sur son bout de chaise. Il fait penser à quelque réfugié attendant l’arrivée problématique d’un train.

— Viens, mon lapin, dis-je.

Et c’est vrai qu’il a tout du lapin.

Un lapin que je vais lâcher en plein champ sous le nez des chasseurs !

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