CHAPITRE VIII

Il a pris la première bastos dans le bide, où elle lui a constitué un second nombril, et la seconde dans la tempe. Plus d’Ambistrouyan ! La porte de service du Mistigri est à nouveau ouverte. Un qui a drôlement envie de hurler à la mort, c’est San-Antonio, croyez-moi. Ça tourne au gag, cette histoire. Il suffit que je m’annonce quelque part pour qu’aussitôt on enregistre une viande froide.

J’enjambe le cadavre et je fonce comme un Jazy surmultiplié dans la rue. J’ai dû mettre une vingtaine de secondes à partir des détonations pour : quitter la chambre, dévaler l’escalier, constater le désastre et sortir. Seulement le meurtrier n’est pas resté les deux pieds dans le même sabot non plus.

J’aperçois une bagnole tout au fond de la rue. Je cours à la mienne et je démarre. Mais quand j’atteins le bout de la street, je ne vois plus rien. Par acquit de conscience, je me cogne un petit cent cinquante dans le quartier. Je n’aperçois que quelques voitures de presse et je m’abstiens de les stopper. Quand on est dans une période de pommade, il faut attendre que ça se passe, quoi !

Je rabats sur le Mistigri. Berthy est immobile devant le cadavre de son copain. Sa pâleur fait songer à un pot de crème fouettée. Elle se masse les seins, bêtement, en hochant la tête d’un air égaré.

— Maryska ? je lui demande.

Elle sort de sa louche extase.

— Partie…

— Où ?

— J’sais pas…

C’en est trop ! Je me mets à trépigner comme une gonzesse. J’aimerais m’avoir en face de moi pour m’administrer la dérouillée des big days ! Au lieu de faire ce mic-mac, j’aurais dû enchrister tout ce petit monde, ni plus ni moins. Seulement môssieur le commissaire de mes deux a voulu marner en solitaire. Il fait dans le génie, San-Antonio ! Y a des moments, il se prend pour Jeanne d’Arc, lui aussi ! Conclusion : il se retrouve le bec dans l’eau, et pas qu’un peu ! D’ici pas longtemps et peut-être avant, les collègues de Lyon vont longtemps rigoler que ça fera déborder le Rhône. Ce qui s’est passé, je crois le piger : Ambistrouyan a reçu ce coup de tube d’un complice qui lui annonçait sa venue. Le complice est arrivé, il l’a trouvé menottes aux poings et il a préféré supprimer ce petit camarade qui semblait si mal parti. Les témoins, ça ne fait joli que dans les noces… La pauvre patate san-antoniaise affolée se lance à la poursuite d’un feu rouge… Et pendant ce temps, l’autre complice, Maryska, se déguise en courant d’air. Que reste-t-il au brillant commissaire ?

Une petite grue sans importance, bécasse comme pas deux et qui ne sait même plus si on est mercredi ou si elle doit prendre un bain de pieds de moutarde.

Autrement dit je l’ai in the baba ! Maintenant la gosse sanglote.

— Espèce de courge ! hurlé-je, va te fringuer et arrive en vitesse !

— Vous m’arrêtez ! Mais j’ai rien fait ! larmoie-t-elle, je comprends rien à tout ça.

— Obéis !

Elle monte en sanglotant. Pendant qu’elle souscrit aux exigences de la plus élémentaire pudeur, j’ôte les poucettes à Ambistrouyan, puisque aussi bien il n’en a plus besoin.

Je vais au bar pour me servir un grand verre de scotch. C’est le genre de petit déjeuner qui vous fait grincer des dents, mais je ne vois pas d’autre thérapeutique pour combattre l’immense lassitude qui s’empare de moi. Quelle hécatombe, mes aïeux : la mère Léo, son larbin, son camarade Ambistrouyan, le tout en moins d’une heure ! Si après ça vous trouvez qu’il n’y a pas suffisamment d’action dans mes livres, achetez-vous un pliant et allez vous asseoir à la morgue !

La môme radine, toujours reniflante.

— Je veux un avocat ! dit-elle. J’ai rien fait, je sais rien… On venait de bien rigoler et puis…

— Écrase, gamine, soupiré-je, tu dois bien comprendre que ton petit camarade n’est pas mort d’une hernie étranglée et que ça va drôlement remuer dans le secteur. Si tu m’aides, j’oublie que tu étais en sa compagnie lorsqu’il a morflé ces deux coups d’arquebuse, c’est un beau cadeau, non ?

Elle en renifle de surprise.

— C’est vrai que vous feriez ça ?

— Parole, mais je te le répète : à condition que tu m’accordes tout ton concours. Banco ?

— Je ne demande pas mieux…

— C’est O.K. ! Dis-moi, ravissante, es-tu au courant du job de ce pauvre cher garçon ?

Elle hausse les épaules.

— Mais… il tenait ce bar.

— Et à part ça ?

— Je ne sais rien.

— Tu vivais avec lui ?

— Depuis quatre jours seulement. Moi j’arrive de Nice. J’étais entraîneuse dans sa boîte, et puis…

C’est bien ma veine. Je m’assure le concours d’une tordue qui ne connaît rien de rien. Une sorte d’oie blanche qui ne serait plus blanche !

— Qu’est-ce que tu sais de Léo ?

— C’était une vieille copine à la bande. Ils allaient chez elle faire les c…

— Et sur la bande elle-même, que peux-tu me dire ?

— Pas grand-chose… Vous les avez vus, hein ? Les trois hommes sont copains. Nous, les filles, on suivait le mouvement…

— Ambistrouyan ne t’a pas fait de confidences ?

— Alors ça, pas la moindre…

— Il possède un autre appartement ?

— Je crois pas.

Je lui fais signe de me suivre et nous remontons dans la carrée. Je me mets à la passer au peigne fin. Tout en déplaçant les meubles, je continue de questionner la souris :

— Dans la soirée, chez la vieille, il a reçu un coup de fil d’un certain Fred, tu vois qui c’est ?

— Non.

— Tu n’as jamais entendu parler de lui ?

— Si : hier.

— Par qui ?

— C’est Léopold qui a dit à Ambistrouyan que Fred arriverait probablement aujourd’hui, c’est-à-dire hier puisqu’on n’est plus aujourd’hui.

Ce galimatias lui provoque une crise d’hilarité qui jouxte la crise de nerfs.

— Tu sais où il crèche, Léopold ?

— Oui ! hoquette-t-elle à travers son rire.

Je ne lui demande pas de préciser car je viens de tomber en arrêt devant un petit coffre-fort encastré dans le mur. Ce coffre était caché par le montant du lit. C’est marrant comme les truands ont des astuces de petits-bourgeois !

J’examine la serrure et je me dis qu’avec mon sésame je dois pouvoir en venir à bout. C’est un coffre-fort plutôt faible. Le modèle au-dessus du coffret à bijoux, en quelque short. Il n’a pas plus de combinaison que la môme Berthy. Trois tours de clé, on appuie sur un bouton logé à l’intérieur du moletage et ça s’ouvre comme une huître abandonnée sur une plaque chauffante.

— Vous avez été serrurier ? murmure la gosse.

— Non, mais j’ai lu la vie de Louis XVI, dis-je…

Le coffiot ne recèle ni documents ni diams ni fric, mais seulement un tourne-disque portatif. Marrant, non ?

Je sors l’objet de sa planque, vachement surpris qu’on fasse tant de mystère pour une chose aussi courante. La légèreté du tourne-disque me surprend. Il pèse une plume ! Je l’ouvre. Je regarde le plateau, le bras du pick-up…

Ça ne me satisfait pas. À force de les bricoler, je finis par constater que le plateau est en fait un second couvercle et qu’il n’y a que du vide par en dessous. Si un jour la Callas vous cloque un de ses disques, vous avez intérêt à vous acheter un Pathé Marconi plus perfectionné. C’est un phono pour fantôme, ça.

— Qu’est-ce que c’est ? demande curieusement Berthy…

— Une valise truquée, réponds-je.

— Pourquoi truquée ? demande cette candide donzelle.

M’est avis qu’elle en sait moins long que l’oiseau qui tète encore sa mère, Berthy. Une petite fille dévergondée, voilà ce que c’est !

— Pour charrier des trucs délicats au nez et à la barbouze des flics et des douaniers, réponds-je. Elle est de dimensions honnêtes, admets ! On peut y loger plusieurs millions en faux talbins ou plusieurs kilos de stup.

Elle sursaute.

— De la drogue !

Au lieu de répondre, je renifle l’intérieur de la boîte. Après quoi, je prends la petite loupe qui ne me quitte jamais et j’examine quelques grains d’un blanc gris tapissant le fond du coffrage. Pas d’erreur, c’est de la coco. On dirait que j’ai mis la main sur un gentil trafic, les gars. Du coup, ça me console un peu de mes déboires.

— Viens.

— Où allons-nous ? balbutie la gente demoiselle.

— Dire bonjour à Léopold. Le matin on a les idées nettes, je suis certain que la conversation peut être édifiante.

* * *

Léopold habite cours Gambetta, près de la place du Pont. Sa concierge sort les caisses d’équevilles au moment où nous radinons. Dans cette laborieuse cité, la vie commence très tôt. Nous escaladons les trois étages, plus l’entresol, ce qui fait quatre, et je tire la sonnette de cuivre de Léopold avec tant de vigueur que l’anneau me reste dans les doigts. Un judas est percé dans le vantail. Je me plaque contre le mur, laissant ma compagne seule en vue sur le palier en guise d’appât.

— Tu diras exactement comme moi ! lui enjoins-je, quelle que soit l’énormité de ce que je pourrai proférer, vu ?

Elle actionne ses ramasse-miettes pour me rassurer. J’attends. Au bout d’un bout de moment un glissement se fait entendre dans l’appartement. Le portillon du judas claque et le verrou actionné pousse un gémissement qui ferait pleurer une bouteille d’huile. Le gars Léopold se montre, dans un fabuleux pyjama noir boutonné sur l’épaule. Je me fais voir. Vous ai-je dit que je m’étais muni du faux tourne-disque ? Non ? Alors voilà qui est fait !

— Salut, Léopold, gazouillé-je. On vous dérange pas, j’espère ?

Il a mis son râtelier pneumatique dans un verre d’eau et il me rappelle de façon frappante une tirelire que j’ai beaucoup aimée.

— Vous ! clapote-t-il.

Il zieute Berthy, l’œil plus indécis qu’un cannibale sur le point de se farcir un ange et qui se demande s’il va commencer par l’aile ou par le pilon.

— On peut entrer ? poursuis-je. Surtout ne vous tracassez pas si le ménage n’est pas fait.

Son logement est petit-bourgeois, presque austère. Les peintures n’ont pas été refaites depuis l’assassinat de Sadi Carnot, les meubles cirés sentent le vieux. C’est plein de tentures qu’on n’a pas battues depuis leur majorité, de cache-pots, de plantes vertes pas vertes, de lustres à franges, de perlouzes et d’objets marocains.

Il nous drive jusqu’à la salle à manger. Les stores sont fermés et attachés à la barre d’appui avec du fil de fer, ce qui indique qu’on les remonte une fois par millénaire ; on se croirait dans un sanctuaire.

— Qu’est-ce que c’est, chéri ? demande une voix chevrotante.

— Des amis, maman, ne t’inquiète pas, répond le vieux crabe avec componction.

Il baisse le ton :

— Maman est rentrée de la campagne, dit-il à Berthy.

Je le découvre soudain sous un autre aspect. Ce n’est plus le vieux salingue qui fourrageait sous les jupes des dames quelques heures auparavant (et au paravent) mais un vieux, très vieux garçon vivant avec sa maman. San-Antonio avec trente ans de plus, quoi !

Notre visite semble terriblement l’emmouscailler.

— Qu’y a-t-il ? demande le digne crabe.

— J’aimerais savoir ce que vous avez fait depuis que je vous ai quitté au Mistigri ! attaqué-je.

Il crie « Chuuut » en me montrant la cloison. Il a peur de sa maman, le pauvre biquet. Un refoulé qui n’a jamais pu s’affranchir de la tutelle maternelle ! Toutes les mères ne sont pas comme Félicie, hélas !

Il chuchote :

— On est parti une demi-heure après vous. J’ai raccompagné Lola à son hôtel et je suis rentré. Mais comment se fait-il que vous soyez là, Antoine ? Vous avez laissé Léocadie ?

— Yes, sir, car j’étais chargé d’une petite commission pour vous.

Et, sur ces mots, je dépose théâtralement le tourne-disque bidon devant lui. Léopold se crispe un brin. Une lueur de contrariété passe dans ses prunelles porcines.

— Qu’est-ce que c’est ? bredouille-t-il.

— De la part d’Ambistrouyan. Pour ne rien vous cacher, il vient d’avoir des ennuis.

Léopold pâlit.

— De graves ennuis ! insisté-je. Et pour continuer à tout vous dire, je fais partie moi aussi de son équipe ; Fred ne vous a jamais parlé de moi ?

Mon interlocuteur secoue la tête.

— Non, jamais.

— Il est plus discret que je ne le croyais.

— Vous dites qu’il est arrivé des ennuis à Ambi ?

— Oui, m’sieur. Il prend des vacances. Avant de filer, il m’a dit d’amener ce machin-là chez vous…

Il saisit la manette de l’appareil.

— Ah ! il est vide, soupire-t-il, soulagé.

Croyez-moi, mes amis, ou sinon allez vous faire dorer le cervelet au soleil, mais il a tort d’être soulagé car il vient de perdre une bonne occase de se taire. Maintenant que j’ai la preuve de sa complicité, j’y vais bille en tête. Un une-deux à la face. Il choit de sa chaise…

— Qu’est-ce que c’est, Léopold ? grince la petite voix aigrelette de sa vieille.

— C’est rien, maman, j’ai renversé une chaise, bredouille l’épave.

— Fais donc attention, voyons, rouscaille la daronne.

Je relève le ouistiti en l’empoignant par son pyjama à grand spectacle. Trois boutons se font la malle, découragés par mes manières brutales. Il les regarde rouler à ses pieds d’un œil déprimé.

— Pourquoi ? murmure-t-il.

— Parce que que ! fais-je en lui présentant ma carte.

Il a un tic pathétique : il cligne de l’œil, retrousse sa lèvre supérieure, tord la mâchoire, renifle de la narine droite et sort trois centimètres de langue ; tout cela avec un synchronisme époustouflant. C’est pas une épée, Léopold. La témérité, il laisse ça au chevalier Bayard. J’ai devant moi un raté de l’illégalité, une demi-porcif, un lavedu.

— Je te donne trois secondes et demie pour t’affaler, baby, lui dis-je. Mon temps est tellement précieux que pour t’en offrir un dixième de seconde de plus, tu serais obligé de vendre la ferme et les chevaux et de forcer ta vieille mère à faire des ménages. Si tu ne parles pas, ce qui t’arrivera sera tellement triste que tout le monde éclatera en sanglots en t’apercevant.

Il bafouille, plus lamentable qu’un enfant tuberculeux que son papa ivrogne roue de coups :

— Que voulez-vous savoir ?

— Tout pour commencer et ensuite on verra. Démarre par ton trafic avec Ambistrouyan, ça créera l’ambiance. Drogue, n’est-ce pas ?

Il opine en branlant le chef.

— Continue, vieille loque ! intimé-je.

Et pour l’encourager à la jactance, je lui balance une escalope d’une livre et demie en travers de la frimousse.

— Qu’est-ce que c’est, Léopold ? s’inquiète la voix de madame sa maman.

— Je viens d’écraser un moustique ! bégaie la larve à cheveux gris.

— Tu auras laissé la fenêtre ouverte ! proteste la vioque.

M’est avis qu’on ne doit pas les ouvrir souvent, les fenêtres, dans cet appartement. Depuis qu’on a posé le toit de l’immeuble, le soleil n’a jamais éclairé ces murs pisseux.

— Tu t’expliques ou je dois remettre ça en grand ? J’ai le service douze pièces, gars, avec les couverts à poisson et l’assiette à dessert décorée main, tu veux voir ?

Il secoue la tête en virgulant un regard de haute réprobation à Berthy. Il pense qu’elle a balancé son monde et s’il pouvait lui trancher la gorge avec des ciseaux à broder, il serait aux anges.

— J’ai un neveu qui habite le Liban, dit Léopold…

— Et c’est lui qui t’alimente, hein, fleur de pavot ?

— Il m’a demandé d’assurer un débouché dans la région lyonnaise. J’étais très lié avec Ambi…

— Lié par les partouzettes, hein, vieille guenille !

Il m’adresse une supplique de tout son être.

— Je vous en supplie, souffle-t-il. Maman…

Puis, revenant à nos moutons :

— Ambi a organisé un réseau de vente en Suisse et c’est Jérôme qui faisait la navette…

Léopold, c’est le genre de canasson qui est long au démarrage, mais ensuite, il faut le capturer au lasso pour l’obliger à s’arrêter. Du train où il est parti, il va nous réciter le Bottin des camés avant la fin de la séance. Je me pose la question suivante : est-il l’auteur des deux meurtres de la nuit ? Mais je me la pose par pure forme et pour être réglo avec ma conscience, car de toute évidence, ce vieux kroumir n’aurait pas le triste courage de trucider ses contemporains. Le bouton du mandarin a été inventé pour des chétifs du bulbe comme lui. C’est une sorte de cafard vicieux.

— Et la mère Soubise, que venait-elle faire dans cette galère ? je questionne.

— C’était elle qui faisait les voyages en Suisse avec Jérôme.

Ben voyons… Une vieille dame respectable avec une bagnole plus vénérable encore, ça n’éveillait pas la suspicion des douaniers. Et puis une ancienne chanteuse… Le tourne-disque trouvait sa justification.

— Écoute, trésor joli, poursuis-je. Maintenant on va aborder le pourquoi du comment du chose : les événements de Grangognant ! C’est surtout ça qui m’intéresse. Que sont devenus les deux gosses disparus, et qui a buté l’instituteur ?

Il secoue la tête avec une énergie que je ne lui soupçonnais pas.

— Mais je n’en sais rien ! Ça n’a rien à voir avec nos… heu, coupables activités !

Ses coupables activités ! Faut l’entendre pour le croire ! Dans le fond, Léopold a raté sa vocation. Au lieu d’être trafiquant de coco, il devrait être membre du Jockey-Club ! Ce qui l’a perdu, ce triste gland, c’est son amour pour les souris. Les délicatesses coûtent chérot. Et puis maman doit lui tenir la dragée haute : il étouffe dans son appartement. Il résulte de ses dires que l’école de Grangognant et le Mistigri n’ont aucun point commun, et que feu la mère Soubise n’était pour rien dans la disparition des écoliers.

— À part la vieille et Jérôme, qui trempait dans votre trafic ?

— C’est tout !

— Et Fred ?

— C’est l’homme qui apportait la drogue du Liban.

— Parle-moi de lui, veux-tu ? Tu as une conversation passionnante !

Il se gratte la tempe.

— Il s’agit d’un ami de mon neveu. Mais je ne l’ai jamais vu. Seul Ambi le connaissait. Lorsque Fred arrivait à Lyon, il me téléphonait et je prévenais Ambi. On procédait de la sorte par mesure de sécurité, pour le cas où le Mistigri aurait été surveillé par la police. Et il est ici en ce moment ?

— Je crois…

Je lui vote une mornifle express, histoire de le maintenir sur le bon chemin.

Voix de Mme Mère en coulisse :

— Encore un moustique, Léopold ?

— Oui, maman !

— Tu es sûr que la fenêtre est bien fermée ?

— Oui, maman.

— Écoute, mon joli minet, Mlle Berthy, la toute ravissante pétasse ici présente, affirme que tu as annoncé hier la visite de Fred à Ambi.

— C’est vrai.

— Alors pourquoi dis-tu que tu crois qu’il est ici puisque tu en es certain ?

— Je ne suis pas certain qu’il y soit encore !

— Hier soir, chez la mère Soubise, l’Arménien a reçu un coup de tube de la part d’un certain Fred… Ç’a été le signal du départ… Ce Fred connaissait donc le numéro de Léo ?

— J’ai pensé qu’Ambistrouyan le lui avait donné.

— Léo ne voulait pas venir, Ambi s’est penché sur elle et lui a chuchoté quelque chose qui l’a décidée. Qu’était-ce ?

Il hausse les épaules.

— Je ne le sais pas, parole d’homme !

Il ajoute :

— Pourquoi ne demanderiez-vous pas à Jérôme, peut-être sait-il…

— J’allais justement te réclamer son adresse, gars !

Il me la donne. Le gars loge rue Molière, pas très loin d’ici. Et pas très loin de la Sûreté non plus. Ça peut faciliter les choses.

— Fringue-toi ! enjoins-je à Léopold.

— Vous m’arrêtez ? balbutie le chpountz.

— Y a que Le Progrès qu’on n’arrête pas, la preuve : il vient de fêter son centenaire !

Il passe dans sa chambre, tête basse. Je l’y suis. C’est une pièce de vieux garçon, avec des meubles d’une autre époque, des cadres en bois noir truffés de photos jaunies, des napperons brodés, des opalines et des saxes…

— Je peux me raser ? balbutie-t-il.

— Pas la peine, là où je t’emmène y a pas de souris à séduire, mais seulement des rats. Mets ton falzar et ton dentier, Léopold, ça suffira à ton standing.

* * *

Je confie Léopold à l’inspecteur Javer en lui recommandant de se le mettre au frais. Il n’a pas de nouvelles de la bagnole disparue non plus que de son macabre chargement.

— Ça marche, de votre côté ? me demande-t-il avec un très léger sourire.

— On ne peut mieux, assuré-je.

Culotté, votre San-A., hein, mes belles ? Faut s’y faire : je suis comme ça ! La môme Berthy, hébétée, m’attend dans la Jag.

En voilà une qui n’a pas besoin de s’acheter une boîte d’amorphes ce matin. On dirait qu’on l’a fait bouillir dans de l’eau de Javel.

— Maintenant on continue la petite tournée d’inspection ! lancé-je. J’espère que l’ami Jérôme en sait plus long que Léopold sur le mystérieux Fred.

Car, dans ma Ford intérieure, mes lapins, je suis convaincu que c’est Fred qui a dessoudé Soubise et Ambistrouyan. La raison de ce carnage ? C’est précisément ce que je compte lui demander. Et c’est pourquoi il importe que je le retrouve d’urgence et plus vite que ça.

* * *

Moins bourgeois que son copain Léopold, Jérôme crèche sous les toits. Dans sa taule, les gogues sont sur le palier et faut descendre deux étages pour avoir l’eau courante. Une dame d’un certain âge, bien sous tous les rapports, avec une jolie moustache frisée et des lunettes plus épaisses que des culs de bouteille, remonte en ahanant, ce qui est plus pénible qu’en ascenseur, avec un arrosoir à chaque main. Elle s’efface contre le mur pour nous laisser le passage. J’ai droit à trente centilitres de flotte dans chacun de mes escarpins.

— Voulez-vous me permettre de vous hisser ces brocs ? proposé-je.

Avec l’accent de la mère Cottivet[7], la dame m’assure de sa reconnaissance infinie, me fait part de sa surprise devant tant de galanterie et, s’essuyant le front d’un revers de manche, déclare qu’elle est « toute mouillée de chaud ». Cet effort lui est d’autant plus pénible qu’aujourd’hui elle va « tout d’une fesse ». Ce mauvais état de santé est la conséquence d’une promenade faite sous la pluie alors qu’il « en tombait comme qui-la-jette ».

Elle se tait pour reprendre son souffle et j’en profite pour lui demander si M. Jérôme est chez lui. Elle me répond qu’elle ne pense pas, vu que tout à l’heure, tandis qu’elle se levait, elle a entendu claquer sa porte.

La voici parvenue à destination. Elle reprend ses arrosoirs et rentre sa provision d’H2O dans son logis. Je toque à la porte voisine. Celle-ci est peinte en brun ouatère et une carte de visite y est punaisée : « Jérôme K. Jairhaume », lis-je.

On ne répond pas à mon heurt, ce qui m’incite à penser que la binoclarde d’à côté ne s’est pas trompée : Jérôme a quitté son domicile. A-t-il eu vent de quelque chose ? A-t-il trempé dans les deux meurtres ?

— On s’en va ? demande Berthy.

Minute papillon ! San-Antonio, sur le sentier de la guerre, n’abandonne pas le terrain sans l’avoir défriché. À moi sésame ! Et la porte s’ouvre. Pas en grand, car le cadavre de Jérôme se trouve juste derrière. On lui a souhaité sa fête avec un marteau. Il a la moitié de la frime cassée, littéralement cassée.

Berthy, qui a passé la tête à l’intérieur, pousse un cri. La voilà qui s’évanouit. Faut dire qu’il y a de quoi. Alertée, la voisine radine.

— Que se passe-t-il ? J’ai entendu crier.

— C’est ma fiancée qui s’est cogné la tête, dis-je.

— Tiens, M. Jérôme est chez lui ?

— Il y est, assuré-je, vous n’auriez pas un peu de vinaigre ?

— Vous voulez faire une salade ?

— Non, c’est pour ranimer cette demoiselle.

Elle va me quérir la bouteille. Je secoue Berthy qui rouvre les yeux.

— Pas un mot ! lui fais-je, sinon tu te retrouves au mitard.

L’obligeante voisine lui bassine le front avec onction, componction, dévotion et aussi avec un torchon.

— Ça va mieux, ma pauvre ? demande-t-elle.

Berthy bafouille qu’oui. Je la pousse à l’intérieur de l’appartement, en remerciant la dame. J’ai une touche avec celle-ci, c’est net. Si je prenais l’appartement de Jérôme maintenant qu’il est canné, je parie qu’on me ferait mon ménage à l’œil.

— On l’a tué ! dit la gosse d’une voix rauque après que j’ai refermé.

Le corps est encore chaud. Ça s’est produit il y a pas longtemps. J’aurais commencé mes visites par lui, je pouvais rencontrer l’assassin !

Cette réflexion me fait le même effet qu’une décharge électrique. En moins de temps qu’il n’en faut à votre petite amie pour arrêter une maille à son bas, je tiens le raisonnement suivant :

Maintenant il est certain que quelqu’un (le mystérieux Fred ou un autre) veut détruire le réseau de drogue. Il tue systématiquement tous les trafiquants : Soubise, Ambistrouyan, Jérôme… Par conséquent il va continuer sa moisson rouge par Léopold, aussi vrai que 1 et 1 font 11. Moi j’ai commencé par Léopold et lui par Jérôme, je suis venu chez Jérôme après être allé chez Léopold, tout me pousse à croire que l’assassin procède à l’opération inverse.

— Arrive ! dis-je à la môme.

— Où est-ce qu’on va encore ? J’ai pas dormi de la nuit ! J’en peux plus, m’sieur le commissaire…

— Tu auras le temps de te reposer à la prison Saint-Paul[8].

— Mais vous m’avez promis de…

— Si tu étais sage. Alors, sois sage !

Et la course à l’assassin reprend.

Загрузка...