CHAPITRE XII

Des lambeaux de vêtements adhèrent aux épines. Pas d’erreur : Léopold est bien passé par là. Pas si nave que ça, le vieux chpountz ! J’ai la déroutante impression d’être cocu comme Béru soi-même ne l’a jamais été. Car enfin, le coup du petit bois dans lequel prend (ou finit) un souterrain connu du vieux daim ne fait pas partie d’une coïncidence. Il s’agit d’un truc savamment calculé et destiné à permettre l’évasion du gars Popold. Il n’y avait personne à ce rendez-vous, c’est la meilleure des preuves !

Cette fois, je pige un paquet de trucs, les gars. Vous allez peut-être dire que j’y ai mis le temps, mais enfin ça y est, maintenant ça carbure rondement.

Je m’élance, courbé en deux, dans l’étroit boyau. Béru me file le train pendant un bout de temps, mais la gorge déjà étroite se rétrécit encore et le pauvre minou ne peut plus trimbaler sa brioche par ce passage. Il se met à bramer des : « Attends-moi, spèce de commissaire de mes… » dont je n’ai cure et auxquels d’ailleurs je ne réponds pas.

Il est difficile et pour mieux dire pas commode d’évaluer la distance lorsqu’on se déplace dans un souterrain avec comme unique guide une petite lampe électrique faite pour considérer des amygdales. Je progresse dans la boue à une allure réduite. De l’eau glacée me dégouline dans le cou et par instant je pose la main sur des surfaces visqueuses on ne peut plus désagréables. Néanmoins, après un bon bout de moment, ma balade dans les ténèbres s’achève.

Un ovale de jour point au loin, qui grandit à mesure que je marche. Je finis par déboucher sur un chemin creux. Des traces de pneus sont visibles. Des gouttes d’huile souillent l’herbe tendre du sous-bois de même que des traces de glaise laissées par des souliers aussi crottés que les miens.

Quelqu’un attendait Léopold à la sortie. Et ce quelqu’un l’a embarqué pour une destination inconnue. Je mets mes pognes en porte-voix et je hurle : « Béruuuuu ! »

Des oiseaux affolés par ce nom s’envolent dans un lourd claquement d’ailes. La voix du Gravos retentit, plus proche que ne me le laissait supposer la durée de mon expédition.

— J’sus t’iciiii !

On se rejoint. Ensemble nous gagnons ma Jag.

— Et alors ? demande l’Enflure en prenant place.

— L’enfant se présente de plus en plus mal.

— Le mec t’a fabriqué ?

— Yes, monsieur. Et je vais te dire une chose : si je ne lui remets pas la main dessus dans l’heure qui suit, il ne me restera plus qu’à expédier ma démission et à me retirer aux Nouvelles-Hébrides.

— C’est dans les Pyrénées-Orientables, ça ? demande le Gravos, toujours épris de géographie.

Je fonce jusqu’à ce que je rencontre Javer et ses archers.

— Ça marche à bloc, lancé-je joyeusement. Faites cerner toutes les routes de la région. Notre homme et ses complices essaient de s’échapper, c’est merveilleux, on va coiffer toute la bande.

Là-dessus, je déhotte méchamment dans le fracas de mes six cylindres survoltés. Un peu soufflé, il est, Javer. C’est comme si un tordu lui disait : « Chic, y a le feu chez moi ! » Il doit se dire que les flics parisiens ont des méthodes révolutionnaires.

Enfin, qu’il se dise ce qu’il veut et qu’il aille se faire chromer le coccyx !

— Où qu’on va ? s’informe Bérurier.

— Lyon.

— Quoi fout’ ?

— Rendre visite à une vieille dame…

Car vous avez parfaitement compris, malgré votre atrophie caractérisée de la cervelle, que je me propulse, tel que vous me voyez, chez Léopold. J’ai deux mots à bonnir à sa môman. Deux et peut-être trois ! Voilà une daronne qui ne me paraît pas très catholique. Car enfin c’est elle qui m’a pigeonné. Gambergez un brin, et tant pis si vous coulez une bielle. Lors de ma seconde visite chez Léopold, la vioque m’a dit qu’elle me reconnaissait à ma voix, vous vous souvenez ? Si elle reconnaissait ma voix, c’est qu’elle l’avait entendue. C.Q.F.D. ! Si elle l’avait entendue, elle a su que j’arrêtais son chiare. Toujours O.K. ? Elle m’a brodé à la main cette histoire de la fille aux lunettes noires et aux accents multiples pour m’intriguer et elle m’a dit qu’elle avait aiguillé la fille sur Grangognant pour que j’y aille… Vous mordez bien le topo ? Elle a téléphoné chez Soubise en sachant que j’allais lui répondre. Elle a dit qu’elle voulait voir Léopold et qu’elle le connaissait pour m’obliger à envoyer notre ami en chair et en os. Elle a cloqué le rancard dans ce bois parce qu’elle savait que son vieux bambin comprendrait. Elle savait qu’il connaissait le souterrain ! Elle a voulu lui donner sa chance à cet enfant. C’était la seule chose à tenter pour le soustraire aux griffes de la police ! Et elle voulait le faire évader parce qu’elle savait qu’il risquait gros. Au moment que je vous cause, je suis prêt à vous parier ceci contre cela que Léopold ne s’est pas contenté de traficoter de la drogue.

— Et qu’est-ce c’est, la vieille dame dont au sujet de laquelle tu fais allusion ? insiste le Péremptoire.

Je lui crache mon raisonnement. Non pas pour éclairer sa lanterne fêlée, mais par besoin d’étayer mes arguments en les énonçant.

Béru secoue la tête.

— Je voudrais pas t’abreuver de sargasses, San-A., mais je trouve que t’aurais pu emballer la daronne en même temps que son fiston. Tu te les questionnais à part et tu confrontais z’ensuite leurs dires…

Il se rengorge.

— C’est du moins de cette manière que moi, Béru, j’eusse eu procréé.


Nous atteignons le cours Gambetta et, par veine, je trouve une merveilleuse place devant l’immeuble qui m’intéresse. La concierge est devant la porte d’allée, en train de donner une recette de gras-double à une collègue. En remerciement, l’autre lui refile une adresse pour des saucissons pur porc. Béru, qui a capté le renseignement au passage, l’inscrit sur son carnet privé, celui où il note les choses captivantes et d’un intérêt dépassant largement le cadre de la Sécurité nationale.

La pipelette qui nous considère avec un intérêt soutenu se risque à nous adresser la parole :

— C’est chez les Léopold que vous allez encore ? me demande-t-elle.

— Effectivement, avoue-je.

— Y a personne. La maman est partie ça fait plus d’une heure…

— Elle est partie comment ?

— Avec une valise…

Je remercie et je continue de foncer vers l’escalier.

— Mais où que vous allez, mon pauvre ? s’inquiète la cerbère.

— J’ai les clés, dis-je. Je viens de la part de mon ami Léopold pour chercher son glotmutche polyvalent qu’il a oublié sur sa table de nuit.

Nous entreprenons l’ascension de l’immeuble. Je n’ai pas plus de mal que la fois précédente à ouvrir la porte, au contraire, dirais-je…

— Qu’est-ce tu viens branler ici, puisqu’on t’a dit qu’avait personne ! s’étonne le Monstrueux.

— Silence, esclave !

J’entre et je fonce tout droit vers la chambre de maman Léopold. Les meubles béent. Des vêtements jonchent le plancher bien ciré. Je peux me tromper, mais j’ai idée que la vioque s’est fait la malle pour un bout de moment.

Elle a emporté ses valeurs, son râtelier de cérémonie et la couronne de fleurs d’oranger de son mariage et elle a foncé au secours de son cher bambino. Pour une vieille dame maladive, je trouve qu’elle a fait montre d’une sacrée énergie, pas vous ?

J’examine les tiroirs de sa commode-tombeau, ce qui a le don d’amuser le Colosse.

— T’as le bonjour d’Alfred, gars ! Tu penses qu’elle a embarqué tout ce qui pouvait z’être compromissant.

Comme il dit ces mots, une sorte de bruit bizarroïde retentit. On dirait le grattement d’un chat qui réclame la porte. Le Gros et moi on se mate, indécis.

— T’as entendu ? fait-il.

— J’ai.

— Elle aurait pas oublié le greffier dans sa précipitation ?

— Je me demande…

Le bruit recommence. Il provient d’un réduit situé après la cuisine. La porte n’a pas plus d’un mètre de haut. J’ouvre. Tout est noir… Il y a quelques cartons entassés dans le placard profond.

— Vise un peu ! murmure Son Éminence.

Il me désigne des trous percés dans la porte au moyen d’un vilebrequin. C’est tout récent, car le bois est d’une blancheur absolue.

— On a fait ces trous pour permettre à un animal de respirer, assure Béru dont la jugeote fait l’admiration des foules.

— Tu as raison, renchéris-je. Et même que cet animal doit être un fauve car ça renifle drôlement le zoo.

— Je sens pas, s’étonne mon ami.

— Because ton odeur domine, fais-je en ôtant les boîtes.

Comme je viens de balancer la dernière, j’aperçois avec émotion deux formes allongées au fond du réduit. Je promène le faisceau de ma loupiote, ce qui me permet de découvrir qu’il s’agit de deux petits garçons ligotés et bâillonnés. Mon petit camarade Béru se précipite avec tant de fougue qu’il se fait péter la théière contre le montant de la porte. Ignorant l’aubergine qui croît sur sa pauvre hure, il m’aide à retirer les gamins de leur sarcophage. Pas d’erreur : ce sont les gosses disparus. Je les reconnais d’après les photographies d’eux qui furent publiées dans la presse. Ils sont blancs comme des linges qui n’appartiendraient pas à Bérurier, les pauvres « gones ». Une vraie pitié ! Ils clignent des yeux, éblouis par la clarté pourtant relative de l’appartement. Je leur arrache leur bâillon, tandis que le Gros tranche les entraves.

Vous me croirez si vous voudrez, comme dirait Béru, mais je ne peux pas parler car l’émotion me noue le corgnolon. C’est kif-kif pour l’Enflure et de belles larmes grosses comme les pendeloques de cristal d’un lustre de sous-préfecture se succèdent sur ses joues herbues.

— Merci, m’sieur, dit seulement l’un des mômes, lorsqu’il a retrouvé la liberté de ses mouvements.

— C’est toi Louis Dubois ? lui demandé-je.

— Non, c’est l’autre. Moi je m’appelle Jean Charron.

— Je les embrasse, ces mignons ! déclare le Gros, en étreignant puissamment les enfants.

— Les étouffe pas, supplié-je, ils ont assez manqué d’air comme ça.

— Qui c’est ce bonhomme qui nous fait péter la miaille[13] ? me chuchote Louis Dubois.

— Le nouvel instituteur de Grangognant, renseigné-je.

— Vous avez faim ? demande le Gros.

— Oh ! oui, m’sieur, la vieille nous donne juste du pain et du lait.

Nous emmenons les mômes dans un troquet du voisinage où nous leur commandons des andouillettes panées et du fromage.

— Je crois bien que je vais vous tenir compagnie, affirme le maître d’école. Ces émotions, ça creuse.

Tandis que le trio se restaure, je téléphone à Grangognant. C’est encore et toujours l’agressive postière qui m’attaque avec son joli petit combiné :

— Cette fois vous êtes à Lyon ! sarcasme-t-elle.

— Mais mon cœur est demeuré près du vôtre, douce voix, assuré-je.

— Vous allez continuer longtemps encore vos turpitudes ?

— Jusqu’à ce que vous ayez pitié de mon âme en lambeaux !

— Vous pouvez toujours courir…

— D’accord, je peux toujours, mais j’aimerais tellement mieux m’allonger à vos côtés, belle Andalouse aux seins brunis !

— Dites donc, vous avez fini de raconter des cochonneries au téléphone ou s’il faut que je prévienne la gendarmerie ?

— C’est le service que j’allais vous demander, tendresse. Prévenez la gendarmerie que je viens de retrouver Louis Dubois et Jean Charron, les deux petits écoliers disparus. Qu’on rassure tout de suite les familles : ils sont un peu pâlichons mais en bonne santé.

Et je raccroche, la laissant à sa stupeur.

* * *

— J’ai jamais bouffé une andouillette aussi bonne, assure le petit Dubois. J’ai idée qu’y avait de la crème dedans…

— Y en avait ! jubile le Gros. Tu te rends compte, San-A., ce gosse, si qu’il a le palais inverti ? C’est rare qu’on trouve des facilités gustaves chez un marmot…

Le moment est venu de faire parler les enfants.

— Voyons, leur dis-je, racontez-moi un peu ce qui vous est arrivé.

« C’est toi, Louis, qui as disparu le premier ?

— Oui, m’sieur.

— Eh bien ! raconte…

Il se recueille. Puis, timidement, murmure :

— Je pourrais pas avoir un autre verre de vin blanc ?

— Tiens, mon mignon, gazouille l’Horreur bérurienne. C’est gentil à c’t’âge-là !

Et il tend un verre de blanc au lardon qui l’écluse cul-sec.

— Voilà, fait alors le gamin, un soir je rentrais à la classe, y a mâme Soubise, la chanteuse qui se promenait avec le vieux de l’appartement…

À la description qu’il me fait, je reconnais Léopold.

— … « Dis-moi, mon chéri, qu’elle me dit, c’est toi qui as trouvé la boîte avec le bouchon de cristal ? » « Oui, mâme », que je réponds…

J’ai les méninges déphasées. Voilà qu’après le chapitre Fantômas, on aborde le chapitre Arsène Lupin. Le bouchon de cristal ! Qué zaco ?

— C’t’un gros bout de verre, bien taillé, que j’ai trouvé dans le préau où que le maître m’avait mis en punition, explique Louis Dubois.

J’insiste pour avoir un complément d’information et je l’obtiens :

— Je m’es assis sur le billot qui sert qu’on y coupe le bois. À c’t’endroit le plancher est délatté. Pour m’amuser j’ai fini d’arracher une latte. Alors j’aperçois dans le trou une espèce de paquet. C’était plié dans un bout de journal allemand. J’y défais et je trouve une boîte en cuir. J’ouvre la boîte, dedans c’était le bouchon de carafe…

Je ne sais pas si cela vous produit le même effet qu’à moi, mais cette histoire de bouchon de cristal qui se greffe tout à coup sur l’enquête me passionne.

— Et après, mon minou joli, continue…

— Quand les autres ont été partis, le maître est venu me délivrer. Je lui ai fait voir ce que j’avais trouvé. Il a été surpris et m’a dit qu’il fallait pas en causer aux autres, vu qu’il me mettrait huit verbes.

— Et t’en as causé à personne, p’tit homme ? demande le Gros, attendri.

— Si, fait Jean Charron. Il m’y a causé à moi parce qu’on est amis.

— Mais juste à lui ! certifie Dubois.

Je sens que si je laisse flotter les rubans, faudra des crochets à broder pour arriver à démêler l’écheveau.

— Ne nous emballons pas, tranché-je ; quand Mme Soubise t’a-t-elle demandé si c’était toi qui avais trouvé le bouchon de carafe ?

— Le lendemain, quand c’est que je rentrais de l’école.

— Et alors, que s’est-il passé ?

— Elle a dit au vieux de l’appartement de m’emmener balader dans sa belle voiture. C’était une MG 1600 avec hart-hop.

« J’ai cru qu’on allait juste faire le tour du pays. Mais il a pris par le chemin de la Vache-Morte, et puis par l’hameau du Bossu, et puis par les coteaux de Roblochon, et puis par les marais de la Crapaudière, et puis…

— Brèfle, conclut Bérurier, il t’a amené jusque chez lui ?

— C’est ça. Au début y avait sa mère qu’était gentille et qui me faisait bouffer des bons plats…

— Quoi, par exemple ? demande le Gravos dont l’œil s’éclaire d’une lueur d’intérêt.

Mais je supplie le môme de nous épargner la liste de ces mets rarissimes. Béru en conçoit un certain ressentiment et essuie tristement la salive qui déjà perlait à ses babines.

— Ensuite, gamin ?

— Je me faisais du mauvais sang rapport à mes vieux, mais le type de l’appartement me répondait qu’il leur y avait téléphoné. C’était pas vrai vu que mes vieux n’ont pas le téléphone, chez nous y a même pas l’eau courante ! Je m’ai mis à rouspéter, alors ils m’ont attaché… Et puis voilà.

— Tu ne sais rien d’autre ?

— Non, rien… Y a Jeannot qu’est venu me rejoindre deux jours plus tard, je crois… Voilà.

— À toi, maintenant, dis-je au gars Jeannot… Que t’est-il arrivé ?

Il n’attendait que mon signal pour prendre le relais, Jeannot. Lui aussi il aime jouer les vedettes. Il se racle la gorge.

— Oh ! moi, fait-il, c’est chez la mère Soubise que ça s’est produit. J’étais allé lui porter des œufs comme toutes les semaines. Et puis elle me cause de Loulou qu’avait disparu en me demandant ce qu’on en disait. Et puis aussi ce qu’on disait de notre instituteur qu’était mort dans la nuit. Alors j’y ai dit qu’on en disait rien, mais que moi je me doutais que c’était pour à cause du bouchon de carafe que tout ça était z’arrivé et que j’allais y dire aux gendarmes pour si des fois que ça les intéresse… Elle m’a demandé des explications dont à propos du bouchon. J’y ai dit que ce qui me faisait croire que ça venait du bouchon, c’est qu’il était ployé dans un journal allemand.

Le chiard s’interrompt et, saisissant son verre vide, le renverse avec une mimique éloquente.

— On va recommander un pot, décide le Gros, c’est vrai qu’il se laisse bien écluser, ce petit picrate.

Dubois vide le sien, clappe de la menteuse et déclare :

— Il est pas mauvais, mais un peu vert…

— Y se fera, assure Bérurier.

— Y se fera avec mes deux, rétorque le Grangognasien. C’est l’année qui veut ça.

Béru éclate de son bon gros rire et passe la main sur la tête de ses protégés.

— Y sont amours, ces petits, me dit-il radieux, je regrette pas d’être rentré dans l’enseignement. Je sens qu’on va faire un beau couple tous les trois.

Je le regarde avec des soucoupes démesurées : le Mastar pense-t-il faire une seconde carrière dans la pédagogie ? Ses fameuses méthodes bulgares apporteraient certes de profondes modifications dans l’enseignement primaire.

Je reviens à mes moutons (Jean Charron est d’ailleurs tout frisé).

— Que s’est-il passé ensuite ?

— La mère Soubise m’a fait avaler des dragées qu’avaient mauvais goût, et puis je m’ai endormi, et puis on a dû me charrier en bagnole jusqu’à Lyon parce que je m’ai réveillé dans le placard où que vous nous avez trouvés.

Voilà, maintenant ils m’ont vidé leur sac. Élément intéressant : le fameux bouchon de cristal. Ça, c’est nouveau et ça pourra expliquer bien des choses…

Je retourne au bigophone et je redemande pour la énième fois Grangognant-au-Mont-d’Or.

— C’est bien vrai que vous avez retrouvé les petits ? m’attaque la postière. Les parents sont ici et…

— Je vais leur passer les gosses, ma belle. Mais auparavant, comme disent les Chinois, je voudrais vous poser quelques questions.

« Étiez-vous à Grangognant pendant l’Occupation ?

— J’y suis née et je ne l’ai quitté que pour faire mes études à Lyon !

— Est-ce qu’à un moment quelconque de la guerre, les Allemands ont occupé l’école ?

— Non, répond-elle.

— Vous en êtes bien certaine ?

— Naturel…

Elle se tait brusquement et pousse un léger cri.

— Si ! Je suis bête ! Au moment de la défaite allemande, quand les Frisés étaient en pleine débâcle, l’école leur a servi d’hôpital pendant une huitaine de jours. Ils y entreposaient les blessés en attendant que les camions sanitaires fassent la navette…

— C’est tout ce que je voulais savoir, assuré-je. Ne coupez pas, joli cœur, je vais amener les moutards.

Elle murmure :

— Dites…

— Oui, mon amour bleu ?

— J’aimerais bien faire votre connaissance (elle prononce « connaissince »).

— C’est sûrement faisable, la rassuré-je. Il faudra qu’on en parle à tête reposée.

J’appelle les vaillants enfants de Grangognant et je tiens un conseil de paix avec le Béru de service. J’ai idée que sa biture a redémarré. Pendant mon séjour au bigophone, il a commandé un nouveau pot de blanc. Nous en sommes maintenant au sixième et la trogne du Mahousse semble comme éclairée au néon.

— Je viens de réussir l’essentiel, lui fais-je : j’ai retrouvé les gosses.

— T’as un singulier qu’est plus singulier que le pluriel auquel j’ai droit ! ânonne laborieusement l’Ignoble. Je me permets de te faire remarquer pour si des fois t’avais la mémoire qui prenne l’eau qu’on était deux pour délivrer ces gamins !

— Silence, je pense !

Il va pour protester mais il renonce et se verse à boire.

— Maintenant, pour que ma gloire retrouve l’éclat du neuf, il faut que je remette la main sur Léopold, sa maman et son complice.

— Les poulardins lyonnais les ont p’t-être déjà repiqués ?

— Ça m’étonnerait. Ces gens sont très forts, à preuve ils m’ont eu. J’étais prêt à donner le diable sans confession à cette ganache de Popold et puis tu vois…

— Qu’est-ce ce serait, à ton avisse, ce bouchon de carafe ? hoquette Alexandre-Benoît Bérurier.

— Sûrement pas un bouchon de carafe !

— Un diam ?

— Probable. Ou en tout cas un objet de haute valeur. Qu’un Allemand avait en sa possession. Pour une raison X il a voulu le planquer lors de son passage dans l’école. Suppose qu’il ait été blessé. On va pour le panser, il doit poser ses fringues… Il ne veut pas qu’on découvre l’objet en question. Alors il le dissimule. Et puis on l’évacue ou bien il défunte sans avoir pu le reprendre… Qu’en penses-tu ?

— Ça me paraît… heug… tenir debout ! éructe Béru.

— Toi tu ne pourrais pas en faire autant, tel que je te vois parti !

— Des alluvions ? proteste l’Énorme. Tu sais que j’aime pas qu’on incinère des choses sur à propos de ma sobriété.

Je me dresse.

— Occupe-toi des moutards, Gros. Je reviens.

Votre San-Antonio ravissant file chez la concierge des Popold.

La dame est toujours devant sa porte d’allée, mais elle a changé de partenaire. Elle explique à sa nouvelle interlocutrice comment réussir les paupiettes de veau. Elle met une tête d’ail entière dans la casserole. Ça parfume et ça ne fatigue pas. Son mari a horreur de manger l’ail. Il a fait le Tonkin et il en est revenu avec un estomac « qu’on voit le jour à travers », prétend la pipelette.

J’ai quelques scrupules à interrompre une conversation aussi captivante, mais le devoir avant tout et je m’y risque ! Elle me cloque un regard à peine dérangé par un léger strabisme.

— Chère madame, l’abordé-je, vous m’avez dit naguère que la maman de mon vieil ami Léopold était partie avec une valise ?

— Fectivement, rétorque la reine de l’escalier.

— Quelqu’un l’attendait-il ?

La concierge m’examine de la tête aux pieds, puis des pieds à la tête avec une application qui me fait friser les poils des bras.

— Non, pourquoi ?

— Elle a dû emprunter un moyen de locomotion, je suppose ? À son âge et avec une valise on ne va pas loin…

— Pourquoi ? fait ma valeureuse interlocutrice.

— Parce que que ! expliqué-je en détail.

— Ah ! bon, admet-elle.

Je reviens à la charge, comme disait un docker de mes amis :

— A-t-elle pris le trolleybus ?

— Non, elle a pas tourné du côté de l’arrêt.

— Par où est-elle partie ?

— Par là…

Elle me désigne une petite rue qui prend sur le cours et s’en va en biais. J’acquiesce.

— Merci de m’avoir indiqué le chemin, chère madame, le Bon Dieu vous le rendra.

La voisine qui avait droit à la recette des paupiettes se penche sur ses cheveux gris et lui chuchote quelque chose dans la tubulure. La pipelette opine et m’interpelle :

— Hé !

Je fais ce que l’on appelle en langage de théâtre « volte-face ».

— Pourquoi que vous voulez tout savoir et rien payer, mon pauvre ?

— Parce que que, ma pauvre !

— Ah ! bon ! approuve la pauvre…

* * *

Je suis la petite rue indiquée par la concierge léopoldienne. Elle est toute petite. Pas la concierge : la rue. Et elle sent aussi mauvais que la concierge. C’est une espèce d’aorte ombreuse dans laquelle flottent des senteurs de cuveau et de végétaux pourris. Si elle fait cent mètres de long, c’est le bout du monde. Et je vais bien vous épater : ça n’est pas une rue mais une impasse. Vous ne trouvez pas gondolant, vous, qu’une vieille femme qui se débine s’engage dans une impasse avec sa valise et disparaisse ? C’est vrai qu’avec votre cervelet pareil à une morille déshydratée, rien ne vous surprend. On vous raconterait n’importe quelle couennerie que vous ne sourcilleriez pas. De véritables entonnoirs, mes fils, voilà ce que vous êtes. Et c’est pour ça dans le fond que je vous aime bien. Avec vous, y a qu’à verser !

Parvenu au bout de l’impasse, je m’arrête, fatalement, n’ayant pas encore le pouvoir de traverser un mur de quatre-vingts centimètres d’épaisseur. Un tonnelier gros comme Béru, avec une chemise bleue, un tablier de cuir et des bras qui doivent avoir un mètre de tour de poitrine est en train de passer la main entre deux caisses pour boucher le trou du fût. Il a un physique avenant et des moustaches surbaissées. Je l’aborde :

— Y a longtemps que vous êtes là ?

— Ça va faire cinquante-quatre ans tout à l’heure, répond l’assembleur de douves.

— Je veux dire, aujourd’hui.

— J’y suis depuis six heures.

— Vous n’auriez pas vu une vieille dame avec une valise ?

Il retire sa main du trou du fût, la passe sur son front bas où frisent des cheveux roux-blanc et caresse une ride qui pourrait figurer la mer sur un dessin d’écolier.

À mon avis, si ce monsieur avait quatre ans, il serait drôlement intelligent pour son âge ; seulement il en a cinquante-quatre et c’est bien dommage.

— Une vieille dame ? répète-t-il.

— Avec une valise, complété-je.

Je crois que son maillet n’est pas plus dur ni plus dense que son crâne. Il ressemble à un tonneau. Et son intelligence a la forme d’un cercle.

— Peut-être bien, finit-il par accoucher.

Terrassé par l’effort qu’il vient de fournir, il s’assied, haletant, sur un tonnelet et, puisant dans sa poche ventrale un chiffon de batiste noir de tabac à priser, il essuie la sueur d’agonie qui emperle son front.

— Où est-elle allée ? demandé-je avec précaution afin de ne pas lui provoquer de thrombose à coulisse.

Il se replie sur lui-même, se rassemble, se coagule, s’unifie, se concentre, s’interroge, se répond :

— Aux ambulances Cassegrin.

Et son bel index velu se met à briller dans le soleil comme une chenille.

Il me désigne un portail de fer sur lequel fut peint une croix bleue et une raison sociale que la rouille achève d’uniformiser.

Il est au bord de l’évanouissement, tellement a été forte sa concentration. Brave homme ! Je pose la main sur son épaule trempée de sueur. Il a bien mérité de la patrie. J’espère que son sacrifice n’aura pas été vain.


Je bombe chez Cassegrin.

Une courette plus sombre que les projets d’un tueur à gages. Un hangar flanqué d’une verrue vitrée sur laquelle on a écrit le mot « Bureau »… Et, derrière la vitre, un type en blouse grise, coiffé d’un béret, qui lit Le Progrès, section nécrologie[14].

Il abaisse à regret son imprimé pour me regarder par-dessus le décès prématuré d’un dénommé Poilfart, mort d’une cirrhose, muni des sacrements de l’Église, comme tous les Lyonnais.

Je lui virgule mon joli sourire Cadum, mais ça ne lui donne pas envie de me sauter au cou.

— Monsieur ? me dit-il avec méfiance.

— Mme Léopold, fais-je, ça vous dit quelque chose ?

Il fronce les sourcils par-dessous son béret cassé en tuile.

— C’est-à-dire ? demande-t-il.

Je lui fais voir ma carte. Il la prend, la regarde recto-verso, puis la dépose sur son bureau comme s’il s’agissait d’une carte de visite ordinaire qu’il comptait conserver pour sa collection personnelle.

— Ils ont eu un pépin ?

Je ramasse mon document.

— Pourquoi ? fais-je.

— Puisque vous êtes de la police.

— Je ne vois pas le rapport.

M. Cassegrin allume une cigarette roulée dans du papier. La flamme fumeuse de son briquet détruit quatre centimètres de cigarette d’un seul coup et une odeur nauséabonde se répand dans le bureau.

— Si vous êtes de la police, c’est qu’il leur est arrivé quelque chose.

— À qui ? dis-je.

— À eux.

— Qui, eux ?

— Eux !

Je vous laisse douze secondes trois dixièmes pour apprécier la beauté et l’efficacité d’un tel dialogue.

Ça y est ? Merci !

— Je vous parle de Mme Léopold, répété-je.

— Et moi je vous parle de Mme Léopold, plus de ma voiture et du monsieur qui la conduisait…

— Quel monsieur ?

— Un ami de Mme Léopold. Je n’avais pas de chauffeur disponible, Rabougry est malade, et Duranton est allé à Metz chercher un curé malade.

— Alors ?

— Alors Mme Léopold, que je connais de vue et qui voulait absolument ramener son fils de Villefranche où il a eu un accident, m’a loué une ambulance. Un de ses amis l’a conduite.

— Ils vous ont versé des arrhes, je suppose ?

— Bien entendu.

— Et vous avez pris l’identité de l’ami ?

— Pour quoi faire ?

— Donnez-moi le numéro d’immatriculation de votre véhicule.

— Qu’est-il arrivé ?

— Rien encore, mais il vaut mieux prévoir, éludé-je.

Il sort une fiche d’un petit classeur de bois et me la présente. J’y lis que la voiture en question est une Frégate 54 transformée en ambulance. Je prends le numéro et je demande à Cassegrin la permission de téléphoner. Il me l’accorde moyennant la modique somme de cinquante francs ! Je lui donne une effigie de Marianne ciselée dans la masse et je sonne la Sûreté.


Javer arrive à l’instant où je carillonne. Le standardiste me dit de patienter quelques minutes pour laisser à l’inspecteur le temps de rallier son burlingue.

— J’écoute !

À sa voix je pige qu’il en a plein les bottes et qu’il a pour moi autant de tendresse que pour une douzaine de crapauds visqueux enfermés dans la partie kangourou de son slip.

— Je me demandais ce que vous étiez devenu, grommelle-t-il. Votre Léopold s’est débiné, quoi, d’après ce que j’ai cru comprendre ?

— Yes, monsieur. Mais nous n’allons pas tarder à remettre la main dessus, voici le numéro d’immatriculation de la Frégate-ambulance à bord de laquelle il roule en ce moment ! Alerte à toutes les polices routières. Je vous parie deux pots de beaujolais contre la vie du docteur Schweitzer sur papier bible que nos gars essaient de passer en Suisse. C’est surtout dans la région de Saint-Julien-en-Genevois qu’il faut faire donner la garde…

— Tout de suite, monsieur le commissaire.

— À propos, j’ai retrouvé les gosses…

— Hein ! pouffe Javer.

Je raccroche. L’homme au béret est soucieux.

— Qu’est-ce que c’est que ce micmac ? demande-t-il.

Je tapote son Progrès.

— Ne ratez pas l’édition de demain, réponds-je, vous y trouverez tous les détails, la liste des coureurs engagés et le numéro de leurs dossards, et ça ne vous coûtera pas plus cher que d’habitude.

Là-dessus, je le moule pour filer rue Vauban.

Je me sens déjà fortifié.

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