Il n’est jamais très marrant d’aller faire dodo dans la maison isolée de gens que l’on soupçonne d’avoir attenté à vos jours. Pourtant j’éprouve une certaine allégresse.
Après ces quelques jours vides, l’action me botte. Je me sens en pleine forme, et bien décidé à ne connaître ni seins ni fesses avant d’avoir vaincu.
Les copains de Léo sont beurrés comme des tartines dans un restaurant à trois étoiles. Les femelles surtout. La rouquine, décidément très futée, a posé sa robe. En jupon et soutien-gorge, elle danse sur un guéridon que les trois hommes tiennent arrimé, tandis que ses deux copines battent des mains.
Mon arrivée cause l’hystérie. Lola me tend les bras en trépignant.
— Arrive ici, Antoine !
Berthy, la brune, entonne d’une voix avinée, en relevant le coin de sa jupe :
J’m’appelle Antoine
Fleur de pivoine
J’ai tout c’qu’y m’faut
J’suis riche, j’suis beau
Malgré mon air un peu ballot !
Léo, qui était absente, entre, drapée dans un manteau de brocart à côté duquel celui du sacre de Napo ressemblerait à un tablier à vaisselle. Elle a modifié son maquillage. Pour le soir le bleu domine. Elle en a tout autour des vasistas, sur les tempes et sur les ailes du pif. Son rouge à joue est orange, son rouge à lèvres violet, et ses sourcils marron décrivent un demi-cercle parfait malgré les rides. C’est plus une mémé, c’est l’enseigne d’un marchand de couleurs. Excepté le musée Grévin je ne vois pas où cette dame pourrait se montrer sans provoquer un attroupement.
— Vous êtes en beauté, chérie ! lui gazouille Jérôme le furet.
Léocadie Soubise roucoule :
— Je me suis pomponnée en l’honneur de mon imprésario chéri.
Et aussi sec la v’là qui me cramponne par un aileron et qui se suspend après comme un sac de farine après le crochet d’un elevator. Elle n’a pas fait que se repeindre, la siouse ! Elle s’est aussi parfumée. Pas avec un vaporisateur, mais avec un arrosoir. Elle a pris sa douche à l’extrait de bégonia, je m’explique pas autrement. J’ai l’impression de me noyer dans un fût de Soir de Pantruche. Une drôle d’ogresse. Sa main se coule dans le creux de la mienne. Je sens ses salsifis glacés qui s’insinuent entre mes doigts. Je voudrais lui bonnir qu’il y a maldonne. J’ai jamais fait de stage au rayon grandes vioques, moi ! Y’a des téméraires qui se farcissent facile des mémés, ça les regarde. J’admire leur capacité thoracique, et je suis prêt à leur voter l’allocation vieillesse anticipée. Mais bibi, ses prouesses il les accomplit en terrain homologué. C’est bête, mais c’est commako.
S’annonce (apostolique) un gars tellement bizarre qu’on pourrait le trouver étrange. Il mesure un mètre trente et se loque au rayon garçonnet dans les grands magasins bien qu’il soit âgé d’un bon demi-siècle. Son futal noir et sa veste blanche me renseignent : il s’agit du maître d’hôtel.
— Madame est servie ! qu’il piaille, le chétif.
Il a une tête de tortue, un cou de tortue, une bouche de tortue et un peigne d’écaille dans sa poche revolver. Ce zig, quand il voyage, il doit se mettre dans sa valise et la fermer à clé pour ne pas se perdre.
— Allons faire la dînette ! déclare Léo.
Rush au baba, mes frères. C’est à cet instant que j’avise quelque chose d’intéressant sur le futal d’Ambistrouyan. Il s’agit de deux petites boules de chardon, crochues, qui s’agrippent aux fringues comme des morpions au système pileux d’un clodo. Elles sont fixées au revers de son pantalon. Je stoppe le gars et j’arrache les deux boulettes.
— Voilà ce que c’est que d’aller batifoler dans les prés ! lui lance Lola.
Un peu rêveur, qu’il est, le San-Antonio. Je revois le champ derrière l’école. Il y avait plein de chardons dans les hautes herbes. Ambistrouyan se contente de sourire.
— Vous aimez la nature, si je comprends bien, lui virgulé-je, mine de rien.
Il hausse les épaules, mais Berthy, sa souris, ricane :
— Je parie qu’il avait rendez-vous avec une fille de ferme, tout à l’heure, ce gros porc ! Les amours ancillaires, c’est son vice.
Ambistrouyan ne se frappe pas. La conversation, qui était déjà colonelle, devient générale. Léopold, l’homme aux yeux de goret enrhumé, dit qu’il comprend son pote et que ses meilleurs souvenirs de plumard, c’est avec des servantes d’auberge qu’il se les est constitués. Jérôme renchérit à son tour et raconte la fois où il a calcé une receveuse d’autobus à minuit sur une ligne de banlieue. Il s’interrompait à toutes les stations pour tirer la sonnette. Et le plus marrant, conclut-il, c’est que le chauffeur n’était autre que le mari de la donzelle. On est en pleine confidence érotique. Je viens de toucher un drôle de lot, mes chéries. Je crois que si vous êtes chastes, vous feriez mieux d’aller échanger ce bouquin contre un de Mauriac parce que, de l’arrière-train où vont les choses, ça risque de devenir croustillant dans pas longtemps et peut-être avant !
Ces dames me pressent de questions pour savoir quelle a été mon aventure la plus plébéienne. Je leur réponds que c’est la fois où un laboureur est venu à la place de sa fille au rendez-vous que j’avais filé à cette dernière. « Il faisait une nuit d’encre, conclus-je, et quand je me suis aperçu de la supercherie, l’irréparable était déjà accompli. » Ils se gondolent comme des Vénitiens.
Ils sont ce qu’ils sont, mais faut reconnaître qu’ils aiment rigoler. Une chose me tracasse : qu’est-ce que ces gars ont à glaner avec la mère Soubise ? C’est tout de même pas pour ses beaux yeux de plâtre qu’ils viennent à Grangognant ! Non plus que pour ses charmes ! On ne peut pas prétendre par ailleurs que la gloire de cette honorable dépeceuse de si bémol les fascine. Alors ? Ça aussi, c’est à éclaircir. Au même titre que les chardons accrochés aux basques d’Ambistrouyan.
Le repas est drôlement animé, mes frères. Au dessert, les dames sont à loilpé, à l’exception heureusement de Léo. Lola parie que ses roploplos ne peuvent pas tenir dans le compotier. Et elle le prouve. Je vous le dis : ça s’oriente vachement vers les folles nuits de Saint-Pétersbourg. C’est le genre de crèche où il vaut mieux se rendre habillé en Philippe-le-Bel-sur-le-sentier-de-la-guerre si l’on tient à protéger sa vertu. Au moment où la blonde Violette suggère qu’on pourrait éteindre les calbombes pour que ça fasse plus intime, le bigophone grelotte dans la pièce voisine. Gaston, le demi-mètre d’hôtel, entre en réclamant M. Ambistrouyan pour un certain M. Fred. L’Arménoche va tuber tandis que ces jeunes filles entreprennent Léopold. Il aime les papouilles, M. Léopold. C’est un raffiné, ça se devine tout de suite !
Mon hôtesse me masse la nuque de ses doigts osseux en émettant des petits cris de souris.
— Vous me plaisez infiniment, cher Antoine, gazouille-t-elle. Je me promets beaucoup de plaisir de notre rencontre.
Ce sont là des promesses qui n’engagent que sa propre responsabilité. Je suis encore en train de me demander de quelle manière savante et diplomatique je vais pouvoir me tirer de ce mauvais pas sans vexer Mme Cent-Dix-Berges lorsque Ambistrouyan rapplique, le masque crispé par une intense préoccupation.
M. Léopold, malgré l’attention dont il est l’objet de la part de ces dames, lui lance un regard interrogateur. Ambistrouyan s’approche de lui et lui vaporise le tympan avec des mots que je ne comprends pas. M. Léopold branle le chef. Puis Ambistrouyan frappe dans ses mains et les dames retirent les leurs du secteur privé où elles les avaient fourvoyées.
— Mes lapins, fait l’Arménien, je suis obligé de rentrer à Lyon pour une affaire importante et urgente. Je vous propose de venir continuer la soirée au Mistigri.
Ils n’ont rien contre, sauf la mère Soubise qui déclare :
— Je suis lasse et je n’ai pas envie de sortir. Partez tous, M. Antoine me tiendra compagnie…
La v’là bien, les gars, la phase critique que je redoutais. Si je ne fais pas gaffe à ma vertu elle va en prendre un coup, pas plus tard que dans pas longtemps.
Le suifeux s’approche alors de mon hôtesse et se met à lui chuchoter des trucs dans le conduit. La vioque glousse comme une pintade enrhumée à laquelle monsieur pintade proposerait une partie de plumes retroussées.
— Eh bien c’est entendu, j’y vais aussi ! déclare-t-elle.
Et à moi, en coulant sa gentille menotte de momie dans ma paluche :
— Vous conduirez ma voiture, n’est-ce pas, cher Antoine ?
— Tout ce qu’il y a de volontiers, assuré-je, charmé par l’idée de ce sursis miraculeux.
C’est pas qu’Ambistrouyan me soit sympa, mais je l’embrasserais sans me désinfecter les lèvres tant je lui suis reconnaissant de m’avoir tiré de ce mauvais pas.
Dix minutes plus mieux tard, comme dirait Béru (lequel, à l’heure où que je vous cause, doit continuer de palabrer au Troquet de la Mairie) nous pédalons en direction de Lyon.
Il est minuit, docteur Schweitzer, lorsque nous y arrivons. La ville roupille. Les rues sont vides et peu de lumières brillent dans les hautes façades sévères. Le Rhône et la Saône continuent de couler et de flirter du côté de La Mulatière. Il fait une bath noye.
Le Mistigri, la boîte d’Ambistrouyan, est situé dans une petite rue du centre. Il ne se distingue de la quincaillerie d’à côté que par une enseigne au néon maigrichonne dont la clarté vacille comme le regard d’un sacristain en train de mentir à son curé. Nous franchissons une porte, puis deux, puis trois, on suit un couloir et on débarque dans une pièce meublée de tonneaux et chichement éclairée par des bougies piquées dans des goulots de bouteille. Sur une estrade grande comme l’emballage d’une machine à éplucher les salsifis, une dame décolletée jusqu’aux chevilles chante un grand succès du jour intitulé T’as qu’à t’asseoir dessus, ça se verra pas.
Cinq ou six personnes déguisées en Lyonnais somnolent en l’écoutant. Ce sont les noctambules de la laborieuse cité.
Ambistrouyan nous confie à un loufiat fringué à la scène comme à la ville par les Petites Sœurs des pauvres. On nous amène du champ’ extrêmement convenable et que nous éclusons dans un brouhaha qui couvre les lamentations de la chanteuse.
À la fin, vexée par notre raffut, la goualeuse finit par se faire la paire. Son pianiste qui roupille sur son clavier universel ne s’aperçoit pas de sa disparition et continue de jouer. Son interprétation ressemble au pas fatigué d’un cheval de corbillard grimpant le Galibier.
Votre San-Antonio devient soudain très morose. Il se demande, le pauvre chou, ce qu’il est venu fiche au milieu de ces idiots. C’est marrant comme il est des êtres en compagnie desquels on s’ennuie. C’est dû à quoi, à votre avis ? Ça n’est pas fatalement une question d’intelligence : à preuve, je ne me fais jamais tartir avec Béru, et pourtant on ne peut pas dire qu’il pulvérise le record d’Einstein. Je trouve les trois filles insipides, leurs compagnons antipathiques jusqu’à la nausée et la mère Soubise plus déprimante qu’une marche funèbre jouée à l’harmonica par un boy-scout.
Après une demi-plombe d’absence, Ambistrouyan refait surface. Il semble radieux. Il fait ramener du roteux et ordonne à son personnel de préparer une gratinée. Tout cela pourrait être amusant, mais c’est triste, triste à vous faire regretter un dimanche pluvieux dans la banlieue de Londres.
Lola maintenant embrasse Berthy sur la bouche. Ces dames donneraient dans le gigot à l’ail que ça ne me surprendrait point. Je me convoque d’urgence pour une conférence secrète d’où il appert que je suis une patate. Car enfin, de deux choses l’une ; ou ces gars ont trempé dans l’affaire de Grangognant et je vois mal ce que je branle à boire du champ’ avec eux au lieu de leur faire le grand jeu, ou ils n’ont pas trempé dedans et je vois encore plus mal ce que je maquille en leur triste compagnie. Deux heures passent.
On se farcit la soupe gratinée, encore du champ’, puis du whisky pour faire passer le goût du champ’ et enfin du beaujolais pour chasser celui du scotch. Les ultimes clients sont partis, chassés par l’heure tardive. Maintenant la salle est vide et tout le monde est beurré, y compris moi-même. J’ai la calbombe qui s’est déguisée en turboréacteur.
— Si on rentrait ? je susurre à l’oreille de Léo.
— J’allais te le proposer, mon chéri, rétorque-t-elle du tac au tac, comme une mitrailleuse bien huilée.
J’en ai la pomme d’Adam qui se déguise en fille d’Ève et qui s’en va caïn-caha dans mon œsophage à tiroir. Léo possède une vieille bagnole anglaise, noire, carrée, avec des coussins capitonnés, l’eau chaude (dans le radiateur) et le gaz (d’échappement). C’est un chouette petit appartement, idéal pour deux personnes et qui ne dépense que soixante-quatre litres aux cent.
Faut un marchepied pour s’y jucher, tant elle est haute sur pattes. Mais une fois qu’on y est vautré, on s’y sent comme chez soi.
— Ces petits polissons m’ont donné la migraine, déclare Léo. Je voudrais trouver une pharmacie de garde pour y acheter du Spritzblock-Consternant, c’est radical.
Que ce soit radical, dans la ville du président Herriot, n’est pas fait pour me surprendre.
J’emprunte (avec l’intention bien arrêtée de la rendre) la rue de la Ré[4] et je finis par repérer un pharmago open.
— Ne bougez pas, j’y vais, m’empressé-je.
Tous les prétextes me sont bons pour m’éloigner de Léocadie Soubise. Dans la bagnole, son parfum est beaucoup plus insistant. Il me donne mal au caillou.
Je pénètre chez le potard, un monsieur à la trogne violacée qui ne doit pas picoler du sirop d’orgeat. Il a un blaze épais comme une poignée de main de déménageur et les paupières au maigre de jambon. J’achète un tube géant de Spritzblock-Consternant et je sollicite en outre trois comprimés d’aspirine, car mon mal de tronche ne fait que croître et embellir.
Je les avale courageusement, mais ne puis retenir une grimace.
— Voulez-vous un petit coup de juliénas pour faire passer ? suggère le marchand de purges.
J’ai idée que Bérurier lui confierait sa clientèle s’il habitait la patrie d’Ampère. Je remercie le complaisant bonhomme et je vais rejoindre Léo. La bonne dame s’est endormie. À son âge, les veilles ne sont pas à conseiller. Elle va paumer son teint de jeune fille, la cantatrice !
Je démarre sur la pointe des pieds afin de ne pas la réveiller. Si elle pouvait en écraser jusqu’à Grangognant, ce serait au poil. Je roule molo, en négociant bien mes virages comme disent les radio-reporters. Mais comme nous grimpons la côte de Champagne (de circonstance après tout le Moët et Chandon avalé), Léo glisse sur le dossier du siège et me tombe sur l’épaule. Je cherche à la refouler d’un geste coulé ; au lieu de se réveiller, elle s’abat en avant. Je m’aperçois alors qu’elle a un énorme tournevis piqué entre les deux épaules comme un couteau à beurre dans une motte de margarine. Je freine sauvage et je range mon carrosse le long du trottoir. J’ai la pensarde qui s’enclenche mal, mon système neuro-végétatif se met à végéter, les gars.
Pendant un centième de seconde au moins, et peut-être un peu plus, je me demande si je ne suis pas plus naze que je pensais. Mais non, la réalité est là : Léo a rendu son âme à Dieu et ne rechantera jamais, pas même à son enterrement. M’est avis qu’un petit dégourdi a profité de ma visite au pharmago pour assaisonner la vieille. Ça me navre, et pourtant je n’arrive pas à être vraiment emmaverdavé tout à fait. J’ai le goût du triomphe aux lèvres. Ainsi, une fois de plus, San-Antonio, l’homme qui remplace la vitamine B12, avait vu juste : la vieille était mouillée dans l’affaire de Grangognant !
Je fais demi-tour et, comme par magie, la côte se transforme en descente, c’est vous dire si je suis doué. Je bombe jusqu’aux services de la succursale Poultock, rue Vauban. Je stoppe mon bahut dans un coin sombre et je me catapulte à la Grande Taule. Un gros flic gonflé au beaujolpif est en train de saucissonner derrière son rade. Il lui reste six dents sur le devant de la balustrade. Mais faut voir comment qu’il les emploie, ses ultimes ratiches, le frère ! Il se cogne un morcif de rosette gros comme un avant-bras de catcheur et boit un kil de rouquin pour faire passer le blot. Ayant fait, il replie son Opinel, le glisse dans sa poche, s’essuie les lèvres et fait claquer sa langue comme un charretier fait claquer son fouet.
— Ça va mieux, me dit-il en hochant la tête.
J’ai assisté au spectacle avec une patience méritoire.
— Vous venez à propos de quoi ? demande-t-il.
— Je voudrais voir le commissaire Frachet, dis-je.
— Il est pas de permanence !
— Alors le commissaire Griffon.
— Lui non plus.
— L’inspecteur Javer.
— Vous tombez bien : l’est en haut. Qui dois-je annoncer ?
— Commissaire San-Antonio !
Il pâlit, se dresse, rectifie la position, bombe le torse, ce qui fait péter la boucle de son ceinturon, et s’écrie :
— C’est donc vous, monsieur le commissaire ! Depuis le temps que j’en entends causer !
Il se catapulte hors de son guichet et, ce faisant, renverse quatre pots de beaujolais qui se trouvaient là pour sa nuitée. Sans prendre la peine de les relever, il me précède dans les étages. Il toque à une lourde tout en m’adressant un clin d’yeux prometteur. Une voix faite pour annoncer les cours de la marée nous conseille d’entrer. Nous obtempérons.
— C’est pas le moment de faire ch… le marin ! dit la même voix.
Comme quoi je ne me gourais pas tellement en l’associant à la marée. La pièce est enfumée comme un terrier de renard. Pas la peine de me faire un dessin, j’ai tout pigé. On est en train de dresser le couvert à un monsieur et on le prie de se mettre à table. Deux inspecteurs, dont Javer, en bras de chemise, la cravate défaite, le cheveu collé par la sueur, sont en train de chambrer un quidam pas frais, à l’œil comme une prunelle de merlan congelé. Suivant la tradition, le patient a la lumière d’un réflecteur dans la poire et il reçoit la fumée des cigarettes dans les trous de naze, car messieurs les poulardins ont visionné des films édifiants sur l’art et la manière de rendre les carpes loquaces.
— Monsieur l’inspecteur, bredouille l’agent Gradubide, c’est le commissaire San-Antonio.
Du coup, mes collègues lyonnais arrêtent la séance. Le malfrat qu’ils « questionnent » lui-même tourne la tronche de mon côté. Javer se précipite, les francforts largement tendus.
— Pas possible ! Eh bien, pour une surprise…
Présentation à son collègue, l’inspecteur Naicreut. On se re-congratule.
— Je m’excuse de vous déranger, dis-je. Vous voilà en plein turbin ?
Histoire de me montrer qu’il a des manières, Javer file un ramponneau dans la housse à crocs du pas frais. Ce dernier éternue une incisive et bredouille qu’il a rien fait.
— On en recausera, promet Javer.
Je lui fais signe de m’accorder un entretien extrêmement particulier, et le digne garçon me pilote dans le burlingue voisin. Javer est un grand master avec des épaules taillées dans la masse, des cheveux blonds et un menton comme un butoir de train.
— Vous avez des ennuis ? me dit-il d’une voix déjà compatissante.
— Sur les bords et dans les régions limitrophes, lui fais-je. Vous avez entendu parler d’une certaine Léocadie Soubise ?
— L’ancienne chanteuse ?
— Elle-même. Elle a avalé son extrait de naissance…
— C’est de son âge, rigole Javer, elle devait avoir au moins quatre-vingts ans. Si je vous disais qu’au temps de ma grand-mère elle était déjà pensionnaire à l’Opéra. Elle a eu une embolie ?
— Non : un tournevis dans le cœur.
— Quoi ! s’égosille le matuche.
— Quelqu’un a dû vouloir régler son ralenti, et puis il a oublié son outil dans le carburateur…
Je lui narre les circonstances du meurtre. Javer n’en revient pas plus que n’en est revenue la pauvre Léo.
— Eh bien, murmure-t-il, ça va faire sensation dans Lyon, les copains du Progrès vont jouer « Cinq colonnes à la une », je vous l’annonce !
— Je m’en doute, et je me réjouis pour eux, assuré-je cyniquement, seulement j’aimerais bien qu’on écrase le coup à mon sujet, si vous voyez ce que je veux dire ? Je n’ai rien contre la publicité, mais en ce moment elle me gênerait sous les bras.
Il se gratte le crâne.
— Les journalistes d’ici sont des gentlemen, assure-t-il ; si on leur demande d’éponger, ils épongeront. Où est le corps ?
— En bas, dans la bagnole. Je pense qu’on pourrait mettre sur pied la version suivante : un mystérieux Monsieur X vous a téléphoné en pleine notche pour vous dire qu’il y avait un cadavre de femme dans une voiture, à vingt mètres de la maison Dreauper. O.K. ?
Je m’empresse d’ajouter, devant son peu d’empressement :
— Bien entendu, en haut lieu vous serez couvert…
Son visage s’éclaire comme la façade d’un cinéma.
— Je ne demande qu’à vous aider, monsieur le commissaire !
Il rabat ses manches roulées, enfile sa veste, remonte son nœud de cravtouze jusqu’à sa glotte et me suit.
En bas, l’agent Gradubide a battu le tam-tam pour annoncer ma présence dans les murs de la succursale Viens-Poupoule et ils sont une bonne demi-douzaine de poultocks rangés dans le hall comme à la parade. Je leur virgule mon sourire vedette de first classe entretenu par Colgate, style grand seigneur modeste. Ces messieurs branlent le chef sur mon passage en regardant la poussière que soulève ma traîne de brocart. Nous voici dehors. La nuit fraîchit, le jour pointit et, pour respecter la tradition, un très léger brouillard flotte au-dessus du Rhône proche.
Je fais vingt pas en compagnie de Javer, puis je m’arrête, avec dans le buffet un palpitant qui se détraque. Ouvrez toutes grandes vos portugaises, mes chéries, et essayez de bien piger ce que j’ai l’honneur et l’avantage de vous annoncer : la chignole de dame Soubise n’est plus là ! Vous avez bien lu ? Ça s’écrit comme ça se prononce (apostolique). La vieille calèche anglaise et sa plus vieille encore passagère se sont volatilisées. Je serais seulâbre devant un tel phénomène, je crois que je l’encaisserais un peu mieux. Mais en compagnie de Javer, je me sens plus d’affinité avec une crêpe mal cuite qu’avec les Essais de Montaigne.
Je donnerais la moitié de votre fortune contre le soutien-gorge de votre femme pour me trouver ailleurs. L’inspecteur se tourne vers moi, le regard comme deux pointes Bic. Il est en train de se demander si par hasard je n’aurais pas trop carburé au beaujolpif. Le juliénas, surtout lorsqu’on le picole sur son terrain, y a rien de plus perfide. Il flatte le palais résidentiel, mais ses vapeurs s’accumulent dans votre grenier et vous vous mettez à parler patois en moins de temps qu’il n’en faut à un Indien pour glisser un petit sioux dans la tirelire de sa femme.
— Elle était ici il y a moins de cinq minutes ! affirmé-je avec une force qui traduit mon désarroi.
— Et elle y est plus ! remarque sobrement Javer.
Au lieu de continuer à perte d’ovule cette série de considérations, je fonce à la Grande Cabane où sont assemblés les troupiers nocturnes.
— Messieurs, les interpellé-je, étiez-vous dehors il y a un instant ?
Ils se dévisagent comme si je leur demandais s’ils ne seraient pas Cambodgiens ou Libanais. Puis l’un d’eux, un grand avec un gros nez comme un bec de corbeau et une moustache qu’on dirait postiche, me déclare :
— Moi, monsieur le commissaire, je venais du quai.
Il a une voix d’eunuque qui parlerait dans un verre de lampe.
— Avez-vous vu démarrer une vieille voiture noire qui se trouvait en stationnement devant la porte ?
— En effet.
— Qu’y avait-il à bord ?
— Un couple…
— Décrivez-le moi !
L’agent Verdevase examine la pointe de mon soulier, puis son regard se hisse au niveau de ma braguette, marque un temps de recueillement tout à fait compréhensible et finit par grimper jusqu’à mon regard à moi qui attend le sien sur le pas de la porte.
— Il y avait une vieille dame endormie et un bonhomme avec une casquette noire que j’ai cru que c’était, vu la voiture, un chauffeur de grande maison.
— Vous pouvez me le décrire mieux que cela ?
— Non. Je n’ai pas vu son visage. Si j’avais su que ça vous intéresserait, monsieur le commissaire, bien sûr que je l’aurais examiné plus en détail.
Je me tourne vers le mur sur lequel s’étale un plan de Lyon en couleurs naturelles avec le Rhône et la Saône à tous les étages. Si je ne veux pas perdre la face, je vais devoir me magner la rondelle et me la magner rapidos.
— Javer, déclaré-je, il faut que je téléphone d’urgence.
— Suivez-moi, monsieur le commissaire !
Est-ce une idée ? Toujours est-il que je crois déceler un sourire rentré sur sa bouille de chourineur. J’aimerais le lui effacer à coups de savate ferrée, mais mon standing n’y gagnerait pas grand-chose.
De retour dans le bureau, je me mets à feuilleter fébrilement l’annuaire du Rhône.
Commune de Grangognant-au-Mont-d’Or. Soubise ! Le 69 ! J’aurais dû m’en douter. Je demande le numéro en recommandant à la standardiste de se remuer l’alvéole. Ça se met à carillonner dans la demeure de feue Mme la massacreuse de contre-ut.
— Ça ne répond pas ! m’annonce la demoiselle de la poste après six appels de trident.
— Insistez ! tonné-je.
Elle laisse se vider les batteries. À la quatorzième lancée sonore, on décroche enfin. La voix chevrotante de Gaston, le valet de chambre, bredouille un « Oui, j’écoute » qui apitoierait un conseil de réforme.
— Police ! lancé-je, manière de le réveiller tout à fait, donnez-moi le numéro d’immatriculation de la voiture de Mme Soubise. Et remuez-vous, mon vieux, ça urge.
— Il est arrivé quelque chose ?
— Faites vite, vous lirez la suite à tête reposée dans les journaux.
Il chevrote quelque chose et pose le combiné sur la console en marbre de Tarare. Je me mets à attendre, un crayon tout prêt au-dessus d’un bloc immaculé.
— Entrez déjà en communication avec la police routière ! lancé-je à Javer qui me regarde comme un touriste anglais regarde le Mont-Blanc. Dès qu’on leur aura communiqué le numéro de la tire, il va falloir qu’ils me fassent une imitation du circuit de Reims. Je veux qu’on ait retrouvé ce corbillard ambulant avant huit heures…
Quelques minutes s’écoulent. Que fait donc le père Gaston ?
Il a une mémoire de microbe, le vieux déchet. Il doit farfouiller dans les secrétaires de la chanteuse sans voix pour retrouver une police d’assurance quelconque comportant le numéro de la guinde.
Cinq minutes s’écoulent.
— Vous parlez ? demande de temps à autre la postière qui voudrait bien reprendre son somme.
— Et comment ! tranché-je, impatienté.
— Je ne vous entends pas.
— Parce que je m’exprime en sourd-muet.
— C’est malin ! proteste-elle, l’esprit de l’escalier, à ces heures, merci…
Je sens qu’elle va me couper comme un rabbin si je ne l’amadoue pas. Pour lui faire prendre patience, je décide de lui faire un doigt de cour :
— Vous étiez au dodo avec votre mari préféré, mon chou ? je lui susurre.
— Je vous en prie, je suis demoiselle ! regimbe la donzelle.
— Si vous me connaissiez, vous ne le resteriez pas une minute de plus, certifié-je. Je connais une personne qui a voulu résister, elle a tenu un bon quart d’heure, mais sa vertu a explosé…
— Dites, vous vous trouvez malin ? demande-t-elle avec un accent lyonnais plus vrai que nature.
Une coriace ! Le mec qui voudrait la passer à la casserole devrait prendre ses précautions et s’assurer le concours d’un pic pneumatique.
Maintenant, dix minutes se sont écoulées et il n’y a toujours pas plus de Gaston que de beurre dans un restaurant espagnol.
— Dites, adorable postière, fais-je, mon correspondant n’aurait-il pas raccroché par mégarde ?
— Non, l’appareil est décroché !
Je regarde Javer. Je suis de plus en plus dans le sirop, mes frères !
— Écoutez, fais-je à la demoiselle (ô combien !) des téléphones, vous allez être un amour et m’appeler le Café de la Mairie !
— À ces heures !
C’est sa phrase-clé. Elle est rétribuée par Lip, c’est pas possible !
— Faites ce que je vous dis, et vous n’aurez pas à vous en repentir…
Paroles sibyllines s’il en fut, mais dont l’effet est magique, même sur une vieille fille dont le déberlingage nécessiterait la participation d’une entreprise de travaux bibliques.
Elle sonne le Café de la Mairie.
À la troisième seringuée, la bistrote décroche et se met à vociférer :
— Si c’est une blague, je préfère vous dire que j’appelle la gendarmerie !
— Ici, police, fais-je, il faut absolument que nous ayons une conversation avec l’instituteur du pays. Pouvez-vous l’envoyer chercher d’urgence ?
— Il est justement ici, fait la bistrote, mais j’sais pas si y va pouvoir causer…
— Pourquoi ?
— Parce qu’il a trop bu et qu’il dort sur le plancher. Il ronfle même tellement fort que vous devez l’entendre !
— Essayez de le réveiller ! enjoins-je. Au besoin, flanquez-lui un seau d’eau sur la frime !
La taulière s’insurge.
— J’ai pas l’habitude de jeter des seaux d’eau aux gens instruits, fait-elle. Attendez, je vais voir…
À nouveau, je suis en communication avec une surface polie. Cette fois, ce n’est pas du marbre mais du zinc. Je perçois néanmoins des appels, des vagissements, des bâillements…
Enfin la voix grumeleuse de Bérurier vagit :
— Mouais ?
— T’as les yeux en face des trous, Gros ?
— Oh ! c’est toi, Tonio ! Où est-ce que je suis ?
En général, on demande plutôt à ses correspondants téléphoniques où eux se trouvent.
— Espèce de vieil ivrogne ! clamé-je, tu es au bistrot du village ! C’est un bel exemple pour un instituteur !
— Attends, fait-il, hurle pas si fort, j’ai des lancées dans le vase d’expansion. Dites, mâme la cafetière, vous pourriez pas me préparer un rince-cochon, vite fait sur le gaz, j’ai de l’embrouille dans la triperie…
J’entends des glouglous, le jet impétueux d’un siphon, et la voix de la taulière qui demande :
— Et de l’aspirine, monsieur l’instituteur ? C’est bien bon pour ce que vous avez…
Je me permets un coup de sifflet cruel qui arrache une clameur au Gros.
— T’es pas louf ! éructe Sa Majesté. Tu m’as traversé le tympan !
— Tu pourras mieux entendre. Écoute, tu vas demander où habite Mme Soubise. Tu vas aller chez elle. Tu trouveras son larbin et tu lui demanderas deux choses : primo, pourquoi il ne me répond pas au bigophone ; deuxio, le numéro d’immatriculation de la voiture. Et tu me rappelles ! Le tout en moins de temps qu’il n’en faudra au directeur de la police pour signer ta destitution, tu entends ?
— D’accord, bredouille l’Immonde, je te rappelle…
Il va pour raccrocher.
— Et tu me rappelles où, hé, tomate éclatée ?
— C’est vrai ça, je te rappelle où ?
Je lui file le numéro que me souffle Javer et je raccroche. Je me plonge alors dans une méditation qui doit être très respectable si on se réfère au… respect dont fait preuve l’inspecteur.
Le point s’impose. Je déballe mes sextants et je me perds dans des calculs tellement profonds qu’une équipe de spéléologues n’en verrait pas le bout. Résumons. Dans Shakespeare, qui est ce qu’il est, mais qui savait raconter une histoire, il y a toujours dans le milieu d’icelle un petit dégourdi qui vient donner un petit digest de ce qui précède :
Dans un village du Rhône, deux écoliers disparaissent et leur instituteur est égorgé. Le valeureux San-Antonio se penche sur le problème. Il trouve une photo porno dans un cartable d’écolier. Cette image licencieuse provient de chez une ancienne chanteuse retirée qui habite le village. La dame reçoit toute une équipe de douteux habitant Lyon. On balance une grenade dans l’école. Au cours de la soirée, le plus douteux des douteux de Léo reçoit un coup de tube et décide de rentrer. Il propose à tout le monde de le suivre. Au début, la mère Léocadie refuse, mais Ambistrouyan lui chuchote quelques mots à l’oreille et elle accepte. À noter qu’Ambistrouyan a deux chardons à son grimpant. Nous festoyons mornement dans un cabaret aussi joyeux qu’une conférence sur les engrais azotés, puis la vieille et moi décidons de rentrer.
Je m’arrête quatre minutes dans une pharmacie de nuit pour lui acheter un médicament. Pendant ce temps, quelqu’un se l’assaisonne en lui enfonçant un robuste tournevis dans le dos. Je découvre la plaisanterie et me rabats dare-dare à la Sûreté. Pendant que je mets mes collègues au parfum, un type qui a dû nous filer vole l’auto et son sinistre chargement. Je téléphone chez Mme Soubise pour avoir le numéro d’immatriculation du véhicule. Son larbin me dit d’attendre un instant, mais il ne réapparaît plus.
Voilà de quoi rire et s’amuser en société, hein, mes poulettes ? Pour de l’histoire à point d’interrogation, c’est de l’histoire à suspense, avouez !
Je reprends le bignou et je dis à la postière sans époux de me resonner le 69.
Elle maugrée, puis m’agrée.
— Il est toujours décroché, annonce-t-elle enfin.
— O.K., mon petit cœur, allez vous remettre dans vos jolis draps et rêvez de moi à votre guise.
— Ça n’a pas l’air d’aller rond, hein ? remarque finement Javer.
Je secoue ma ravissante tête, celle qui a fait se retourner tant et tant de dames.
— Dites d’ores et déjà à la Routière de rechercher une voiture anglaise noire, de type démodé.
Il est vrai que ça n’est pas un signalement car, les modèles sport exceptés, en sortant de l’usine une voiture british a déjà l’air d’avoir dix ans.
Il lance l’appel. Un silence délicat pèse maintenant sur nous, comme de la cuisine à l’huile sur le foie d’un hépatique.