— Tu déménages, toto, ou si c’est que tu changes de rue ?
— Je vais dans le grand monde, rétorqué-je, j’ai toujours été fasciné par l’art lyrique et une célèbre cantatrice m’héberge.
— Quoi t’est-ce ?
Je bonnis au Gravos l’histoire de ma visite chez Léocadie Soubise. Il hausse les épaules.
— Faudrait quand même pas te monter le bourrichon, San-A. ! Parce qu’un polisson a chipé une photo porno chez une vieille toquée, t’es prêt z’à conclure qu’elle l’a équestré.
Je rabats le couvercle de ma valoche et je fais claquer les fermoirs.
— Je ne conclus rien, Gros. Seulement nous nageons tous dans une bouteille d’encre. Un indice menu, menu se présente, je le cramponne. Garde tes sarcasmes pour l’inspecteur !
— Ah ! çui-là, parle-moi z’en pas, je le retiens !
— C’est lui qui ne te retiendra pas longtemps. Porte ma valise au bistrot de la place. Je t’y rejoindrai dans une petite heure.
— Qu’est-ce que tu vas faire en attendant ?
— Repasser mon subjonctif.
— Le fer électrique est dans le placard de la cuisine, me dit-il en sortant.
En pénétrant dans la salle de classe où l’ombre du soir s’insinue doucement, je note que ma petite institutrice a ôté sa blouse bleue et qu’elle porte un ravissant chemisier garni de dentelles et une jupe de girl-scout bleu marine.
Elle s’est collé deux petits traits de rouge sur les labiales et elle a posé sa houppette sur ses joues.
Je fonce jusqu’à son burlingue. Elle s’efforce de prendre l’air d’une demoiselle sérieuse et y parvient assez bien.
— J’ai attendu cet instant heure par heure, seconde par seconde, lui chuchoté-je.
Ça y est ! V’là Rosette qui rosit comme un bouquet de roses pompon, ou comme une crevette bouquet, au choix (je vends ces métaphores au même prix en prévenant loyalement mon aimable clientèle qu’elles ne seront ni reprises ni échangées).
— Par quoi voudriez-vous commencer ? balbutie-t-elle.
Ô l’ingénue ! Ça vous retape un blasé, des questions pareilles ! Un vrai bain de pureté, les gnaces, pour un garçon qui s’allonge des nanas pas croyables à longueur d’années et de plumards.
— Je me ferais bien une petite révision des verbes du premier groupe, lui dis-je en m’asseyant sur son coin de table.
— Vous… vous croyez, hoquette Rosette.
Sa poitrine nubile se soulève à un rythme accéléré.
— Pourquoi pas…
— Ils sont tellement faciles que… vous devez les connaître…
— Pas tellement. Tenez, j’ai jamais conjugué le verbe aimer, c’est bête, non ?
Je pose une main hasardeuse sur son épaule. Ça frissonne méchant sous mes doigts.
— Je t’aime, murmuré-je.
Je ne sais pas si c’est bon pour le chef opérateur, en tout cas pour l’ingénieur du son ça doit être impec. Un velouté ! Un vibrato ! Dans les graves j’suis imbattable ! Et si vous aviez dans les coquards le regard que je braque sur elle à cet instant, mes choutes, vous partiriez à la renverse sur votre sofa ! Mes lampions ne sont pas en code, je vous le garantis ! Ils feraient fondre la calotte glaciaire du pôle.
— C’est après que je me rappelle plus, je chuchote dans l’ombre complice.
Elle essaie de reprendre ses esprits, mais y a de l’encombrement sur sa ligne privée : ses voies respiratoires ne sont pas à la hauteur. Elle manque d’oxygène. Je la prends en pitié et je lui refile du mien. Je suis le genre d’homme qui sait puiser sur ses réserves dans les cas urgents.
Elle a droit à une ration de cinquante centimètres cubes de mon mélange personnel (oxygène, azote), ce qui la ranime instantanément.
— Non, laissez-moi, gémit-elle.
Justement : elle le gémit trop pour que j’obéisse. Je la prends dans mes bras, et c’est la célèbre Valse des patineurs, interprétée en solo d’abord par le maestro San-Antonio du conservatoire de Bourg-la-Reine (classe de fifre à moustache et second premier grand prix de clarinette baveuse), lequel est bientôt accompagné à la langue fureteuse par la gente Rosette. Elle est inexpérimentée mais douée. C’est de la mignonne qui ne demande qu’à s’instruire. Je suis certain que si elle avait poussé ses études, elle aurait pu faire une belle carrière dans les langues vivantes.
La voilà qui s’agrippe à moi comme Agrippine à son oncle Claude. Je lui fais un massage de roberts d’une suprême délicatesse, style « tout pour la jeune fille ». Elle roucoule.
La conjugaison sollicitée au départ s’opère toute seule. On se cogne le présent de l’infinitif, puis on passe au futur sans changer de vitesse et en laissant le passé pour l’avenir[2].
Ineffable moment ! Je ferais des folies pour une gamine pareille. On se sert une nouvelle infusion de muqueuses lorsqu’il se produit un choc sourd. Nous nous désunissons et nous regardons le plancher.
— Un gamin a dû nous voir, s’épouvante ma conquête, il vient de nous lancer une pierre.
— Quelle pierre ?
— Là, voyez…
Je regarde, et j’ai illico le Rasurel qui s’humecte. La pierre en question n’est autre qu’une grenade. La promptitude de San-Antonio est proverbiale. À peine ai-je pigé que déjà j’attrape la patate. Ma vie se joue sur de fabuleuses fractions de seconde. Je lance la grenade par la même croisée. À peine est-elle hors de la classe qu’elle explose. Ça produit un sacré badaboum. Les vitres de la croisée font des petits. Rosette hurle comme une folle. Je la cramponne et la presse contre moi.
— Calmez-vous, chérie, nous sommes indemnes.
Elle est verte, mais d’un très beau vert. Je la berce un moment jusqu’à ce que je sente s’atténuer les battements fous de son pauvre petit cœur.
— Un attentat ! C’était un attentat ! bredouille ma douce pucelle.
— Mais non, il s’agissait d’une blague, la calmé-je.
Et j’ajoute, convaincant :
— Ce n’était qu’une misérable grenade d’exercice. Ça fait du bruit, seulement du bruit…
Là-dessus je la moule pour sauter à l’extérieur. La fenêtre en question ne donne pas sur la cour, mais sur une prairie dont les herbes sont assez hautes. Des troncs d’arbres sont criblés d’éclats, de même que la façade du groupe scolaire. Je me mets à suivre des traces d’herbe foulée. Celles-ci vont en direction d’un vieux lavoir banal situé à cinquante mètres de là. J’arrive au bâtiment démantelé mais je ne vois personne. J’ai dans la tronche que le type qui nous a offert ce petit cadeau d’anniversaire avait assuré ses arrières et qu’il est maintenant hors d’atteinte. Pour une sale blague, c’est une sale blague. Néanmoins je suis ravi car je préfère l’action à l’immobilisme. M’est avis, mes frères, que j’ai eu le nez creux en allant chez la mère Soubise. Mon arrivée a jeté la perturbation. Il y avait chez la vioque quelqu’un qui n’a pas été dupe et qui a pris les jetons. C’est très bon qu’un criminel perde la boussole.
Je reviens, songeur, à l’école. Celle-ci est en retrait du village et l’explosion n’a attiré que trois personnes. Je leur dis que c’est moi qui ai fait exploser des pétards que des gosses avaient apportés en classe. Ça leur suffit et les curieux se taillent. La petite Rosette a les copeaux. Je la réconforte de mon mieux et je lui conseille d’aller se barricader chez elle et de n’ouvrir qu’à son collègue ou à moi-même. Mais elle hoquette de trouille. Alors, sous le sceau du secret je lui avoue qui je suis et ce que je fabrique à Grangognant-au-Mont-d’Or. Du coup elle en est complètement revigorée.
— Vous comprenez, mon amour, je susurre, le type qui nous a lancé cette grenade a deviné qui j’étais et a voulu m’intimider…
— C’était une vraie grenade, n’est-ce pas ?
— Mais non !
— Si ! J’ai vu les éclats de pierre, dehors…
— Alors disons qu’il a voulu me tuer. En tout cas, il n’a rien contre vous. Évidemment, si cette grenade avait explosé dans la classe… Mais maintenant je suis prévenu et je vais ouvrir l’œil…
Extasiée, la gosse balbutie :
— Vous êtes commissaire…
Je lui cloque mon patin géant, celui qui a obtenu le prix spécial du jury au Festival de Cannes, histoire de lui prouver qu’un commissaire est aussi un homme.
Là-dessus, je vais retrouver mon bon Béru au Café de la Mairie.
Accoudé au zinc, il palabre vilain, le Gravos. Il explique à un auditoire attentif ses méthodes pédagogiques. D’après ce que je comprends, la taulière lui a demandé pourquoi son petit garçon n’avait plus ni devoirs ni leçons et Sa Délicatesse s’en donne à cœur joyce.
— J’applique la méthode bulgare, affirme-t-il. Faut que l’élève laisse se refroidir son bouilleur quand y rentre à la casba. Autrement y risque le pire. Tenez, j’ai z’eu dans ma classe un enfant prodigue qui a fini par se faire une hernie au cerveau à force de potasser la grammaire. Et les hernies au cerveau, j’sais pas si on vous l’a dit, mais c’est les plus traîtres, vu qu’on ne peut pas porter de bandage à c’t’endroit…
L’auditoire approuve gravement. Le Gros vide son pot[3] de beaujolais et enchaîne :
— Plus on en apprend plus on en sait, et je vais bien vous étonner, mais c’est les ceuss qui se ménagent les méninges qu’on trouve z’aux leviers de commande…
La bistrote, une grosse rougeaude avec des yeux comme de la gelée de groseille et une paire de joues passées au minimum, demande :
— M’sieur l’instituteur, puisque je vous tiens, est-ce qu’on doit dire des chacals ou des chacaux ?
Le Gros hausse les épaules.
— C’est marrant, le nombre de personnes qui me posent la colle, fait-il avec une noblesse de manière qui en dit long comme le lit du Général sur son savoir.
Puis, levant un index sentencieux :
— On dit toujours un chacal ! affirme-t-il.
— Mais quand y’en a plusieurs ? insiste la bistrote assoiffée de science.
— Justement ! C’est là que vous l’avez dans le pétrousquin, madame Lenfoiret, jubile l’instituteur (sorti en droite ligne d’Anormale), y a jamais deux chacals à la fois. De ce fait, le pluriel, on en a rien à foutre, comprenez-vous ? Le chacal est un oiseau qui vit seul, voilà la verdure !
Le facteur, qui lichetrogne au fond du troquet, s’écrie :
— Le chacal, c’est pas un oiseau !
Bérurier se cloque les mains aux hanches et fonce sur le malotru.
— Ah ! un chacal c’est pas un oiseau ! gronde-t-il.
— Non, monsieur, déclare l’homme des lettres.
— Quoi t’est-ce alors ? ironise le Mastar.
— C’est un mammifère ! annonce le postman avec force.
Béru fronce les sourcils. Les deux hommes sont nez à nez, comme des coqs avant de se filer une rouste.
— Vous jouez sur les mots, facteur ! décide mon vaillant camarade.
Et, prenant la salle à témoin :
— Car tout le monde sait bien que mammifère, c’est le mot latin qui veut dire « oiseau » !
Un petit bonhomme avec une casquette enfoncée jusqu’au menton hasarde par-dessous sa visière cassée :
— Moi, j’ai vu des chacals !
Silence général. Le Gros hoche la tête.
— Voilà enfin un monsieur qui va gratifier ce que j’ai dit, soupire-t-il. Je vous laisse la parole, monsieur.
La casquette annonce :
— Un chacal, c’est comme un petit chien.
Béru a un léger flottement.
— Et mon c…, fait-il d’une voix lasse, c’est comment ?
Puis, passant à la contre-attaque :
— Dites voir, gars, vous seriez t’y pas le père à Jean-Louis Cugnazet ? Je vous reconnais à la casquette.
— C’est mon fils, oui, répond l’homme qui a vu des chacals.
— Eh ben, je vais vous annoncer une bonne chose, dit Bérurier, il aura un zéro en calcul demain matin pour lui apprendre à avoir un père aussi ignace.
Les consommateurs éclatent de rire. Encouragé, Béru se penche sur le facteur-détracteur.
— Quant à votre môme à vous, facteur, il se farcira trois fois le verbe « je dois pas faire passer le maître pour une truffe quand y cause », compris ? Et si de tels incendies, je veux dire incidents devaient se reproduire, je me voirais dans la pénible obligeance de l’envoyer voir dans les gogues si j’y suis.
Je profite de la pause pour me manifester. Béru me rejoint près de l’entrée, encore rouge de courroux.
— Les pétezouilles, ça sera toujours les pétezouilles, me dit-il. Indécrottables, tous tant qu’ils sont !
— Entre nous, Gros, un chacal n’a jamais été un oiseau et ça ressemble en effet à un petit chien.
Béru rejette son bitos sur la malle arrière de son crâne.
— Je ne veux pas chicaner, dit-il, mais du moment que moi, le maître d’école, je prétendais le contraire, ils n’avaient pas le droit de me jeter un démentiel. Où qu’irait l’autorité si on se mettrait à approfondir par exemple ce que nous racontent nos supérieurs et nos dirigeants ? Hein ?
— C’est pas tellement bête ce que tu dis là, bonhomme la Lune, admets-je avec sincérité. Mais nous philosopherons une autre fois.
Je lui narre l’incident de la grenade. Il est asphyxié.
— Tu crois que c’est un des douteux de chez la chanteuse qui t’a envoyé ses vœux ?
— Tu vois une autre explication, toi ?
— Non, reconnaît-il loyalement.
— Que cela te serve de leçon, Béru ; lorsque San-A. obéit à son instinct, évite de lui adresser des sarcasmes.
Je le quitte en coltinant ma valise.