CHAPITRE XV

Il y a le secrétaire de mairie, le curé, le premier adjoint, le deuxième adjoint, les conseillers municipaux, le capitaine des pompiers, le lieutenant des pompiers, le sous-lieutenant des pompiers, l’adjudant des pompiers et LE pompier de Grangognant. Nous sommes dans le hangar où se trouve remisée la pompe à incendie qui n’a pas été ressortie depuis le 14 juillet de l’année dernière. À terre une bâche verte fortement gonflée. Deux souliers dépassent. Tout le monde est recueilli, silencieux, impressionné. Je fais signe au pompier de rabattre le coin de la bâche. Une odeur malodorante flotte dans le local. Décidément, mon pauvre Béru aura eu une bien triste fin. Une fin assez logique pourtant, après la vie qu’il a menée : périr dans du purin est quasi normal.

La bâche est retroussée, je me penche…

Ce n’est pas Bérurier !

Je n’ai jamais vu le monsieur étendu là, gonflé et puant, avec un nez proéminent et les yeux fermés.

— Pourquoi avez-vous dit que c’était le nouvel instituteur ! protesté-je.

— Mais, bégaie le secrétaire de mairie, à cause de ses papiers, regardez… Il avait une carte professionnelle dans sa poche.

On a mis la carte à sécher sur une plaque de verre. L’encre est délavée, mais on lit néanmoins :

« Albert Pensome, instituteur ».

Je me penche sur le cadavre afin de mieux le voir. Non, mille fois non ! Ce n’est pas là le Pensome qui venait prendre son poste et que j’ai renvoyé chez lui ! Alors ?

Hein ? Que trouvez-vous à répondre, mes petits rats malades ? Ça vous en bouche trente mille coins, avouez ?

Et à moi donc ! Car puisque ce mort est bien Albert Pensome, la photographie de la carte en fait foi, celui qui était venu le remplacer était un imposteur ! Oh ! mais… Oh ! mais…

Dans la rue principale du village un chant aviné retentit :

« Nous sommes unis par la variole, plus que par le lien conjugal. »

L’organe du Gros. Je sors avec tous les autres et nous voyons radiner un surprenant cortège : Béru, porté en triomphe par les parents d’élèves… Béru apoplectique… Béru radieux, triomphant, déifié ! Les enfants des écoles marchent derrière lui, en brandissant des drapeaux ou des branchages. J’aperçois dans la foule la petite Rosette de Lyon, plus tâchederoussée que jamais. Je me précipite sur elle.

— Mais où donc étiez-vous passée ce matin, petite malheureuse ? Je vous ai crue kidnappée et j’ai tremblé pour vous…

Elle rosit, Rosette, comme une rosette qui aurait la rosette ou la roséole.

— J’avais mis un mot sur la porte de mon collègue pour lui dire que j’allais à Lyon chercher des heu… des heu…

— Des quoi ?

— Des toilettes à la maison. C’est pour vous plaire, balbutie-t-elle en se jetant dans mes bras.

Maintenant c’est Les Trois Orfèvres que brame le Gravos. Il a chipé l’écharpe du maire. Des journalistes du Progrès et du Dauphiné viennent d’arriver et le mitraillent. N’est-ce point lui, le brave, le sans-peur, lui qui toujours avance et jamais ne recule, n’est-ce point lui qui a retrouvé les enfants et les a rendus à leurs familles ?

— Où allez-vous, commissaire ? bredouille Javer.

— À Lyon, réponds-je. Je crois bien que je viens de tout piger…

— On ne pourrait pas dormir un petit peu ici, je… je…

— Vous roupillerez dans la voiture.

— À la vitesse où vous allez c’est guère possible. Enfin…

Je commence à la connaître par cœur cette garce de route. Pas un des brins d’herbe qui la bordent ne m’est inconnu. Au passage les colimaçons me font signe avec leurs cornes et les maçons aussi.

* * *

— J’ai une mauvaise nouvelle à t’apprendre, Maryska.

La fille relève la tête et ses yeux errent au fond de mon âme, à la recherche d’une vérité qu’elle appréhende[15].

— Ton jules est mort. On allait lui mettre la main dessus et il a voulu faire du rififi ; alors un de nos hommes qui était nerveux et qui défouraille vite l’a assaisonné. Maintenant il a droit à une jolie pierre tombale toute blanche comme une maison espagnole.

— Qu’est-ce que vous déco… ! fait-elle.

Mais elle a pâli et sa voix est fêlée.

— La vérité. Tu vas venir tout à l’heure reconnaître le cadavre bien qu’il ne soit pas beau à regarder, ton grand maigre.

Je lui brosse un portrait vachement ressemblant de l’homme qui voulait se faire passer pour Pensome et qui a disparu. J’ignore bien entendu — je le précise pour les plus cavons d’entre vous — s’il est mort ou vivant, ce qui m’intéresse ce sont les aveux de la gosse.

Ça boume, mes frères ! Ça boume même extrêmement bien. Maryska s’affale soudain, éperdue de chagrin à l’idée que son bonhomme est mort. Elle a eu les dents trop longues. Ayant eu vent de la découverte faite dans l’école, elle a mis sur le coup, non pas son jules comme je le croyais, mais son frère. Ce dernier a essayé de chiquer à l’instituteur. Pour cela il a neutralisé l’autre, le vrai, en lui serrant le kiki et en le flanquant dans une fosse à purin.

La scène s’est déroulée à Belinbeline car il n’y a pas de gare à Grangognant-au-Mont-d’Or. Son forfait accompli, le frangin à Maryska s’est pointé, fier comme Bar-Tabac. Seulement Sa Rondeur et bibi étions déjà à pied d’œuvre.

Le gars est resté dans la contrée pour surveiller nos agissements. Quand il m’a vu aller chez Soubise, il a pigé que je commençais à brûler et que le magot leur échapperait. Alors il a ouvert les hostilités en me balançant la grenade d’abord ; puis, devant l’inefficacité de son attentat, en essayant de mettre la paluche coûte que coûte sur le caillou.

C’est lui qui a buté Soubise, car il nous suivait. Lui qui a téléphoné à Ambistrouyan au bar en lui disant qu’il voulait le voir de la part de Fred. L’autre a dit O.K. Mais quand le frangin de Maryska est arrivé et qu’il a trouvé l’Arménoche enchaîné à poil au radiateur, il lui a posé le marché suivant : il le délivrait en échange du diam. Ambistrouyan a révélé la planque du caillou et le frelot n’a rien eu de plus pressé que de le rendre définitivement muet. L’incomparable joyau a une valeur réelle, renseignement pris en dernier ressort comme disait un fabricant de sommier, de deux cent trente-trois millions quatre cent six mille sept cent vingt-deux francs cinquante. J’avais surestimé sa valeur tout à l’heure en vous disant — et je m’en excuse humblement — qu’il valait deux cent trente-trois millions quatre cent six mille sept cent vingt-deux francs soixante-quinze !

Il se trouvait chez Soubise, à Grangognant. Le frère de Maryska, fou homicide (quelle horreur !), est allé l’y chercher. Gaston, le maître d’hôtel, l’a pris en flagrant délit et le gars l’a étranglé avec une corde puis pendu à la suspension. Il se trouvait sur les lieux de son forfait lorsque j’ai appelé. C’est lui qui m’a répondu en se faisant passer pour Gaston. Il m’a dit de ne pas quitter, puis il est parti, se disant que le suicide du domestique ne ferait pas de doute et que c’était mon appel téléphonique qui l’avait motivé. Pas bavête, hein ? On est futé à c’t’âge-là.

— Dis voir, ma choute, fais-je à la chanteuse. Il y a quelqu’un que tu oublies…

— Qui ? balbutie-t-elle en se troublant.

— Mais, l’ami Jérôme. C’est chez lui que tu es allée chercher refuge en quittant le Mistigri, hein ? Tu lui as dit qu’Ambistrouyan s’était fait liquider ; devant ton affolement, il a cru que c’était toi et il a voulu te virer ; alors, perdant la tête, tu lui as flanqué des coups de marteau sur la tronche. Où l’avais-tu pris, ce marteau ?

— Dans son escalier, on réparait l’immeuble…

— Charmante nature !

J’en ai assez soudain de lui bourrer le crâne. Maintenant l’arrestation du frangin, la récupération du vrai diam ne sont plus qu’une question d’heures. Faut que j’aille ronfler pendant que les services de la poule se mettront en branle.

Je murmure seulement :

— C’est toi qui as refilé la pierre bidon aux Léopold ?

— Oui. Je leur ai dit que je l’avais trouvée chez Ambistrouyan. C’était pour leur inspirer confiance et permettre à mon frère de gagner du temps. J’avais peur que Fred aille chez Soubise et rencontre Luciano…

Elle pousse un cri.

— Mais qu’est-ce qui vous arrive, monsieur le commissaire ?

Il arrive à monsieur le commissaire qu’il est parti à dame. Il ronfle dans le fauteuil de l’inspecteur Javer.

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