CHAPITRE III

— C’est malin, dis-je au Gros. Tu as tout fichu par terre !

— J’allais tout de même pas me laisser insulter par ce croquant ! plaide le Monstrueux. Moi je suis la bonne crème, tu l’ignores pas ; mais quand on me manque, je manque pas !

Comme l’heure de la récré carillonne, les mômes, ravis par le spectacle de qualité qui leur a été gracieusement offert, se répandent dans la cour en hurlant.

— Ça fait plusieurs jours que nous mijotons ici et nous ne sommes pas plus avancés, soupiré-je.

— Faut pas se décourager, émet Béru, qui a pris goût à l’enseignement malgré ses démêlés avec l’Académie.

— Admets qu’il y a de quoi. Pas le moindre indice… Les battues n’ont rien donné, on ignore si les deux élèves disparus sont morts ou vivants. On ne comprend pas non plus pourquoi ton « prédécesseur » s’est fait égorger…

Tout en parlant, je regarde le coin de la cour où fut découvert le cadavre du maître. Il se situe entre les cabinets et la rangée de platanes chargés d’approvisionner la cour en ombre pendant les journées caniculaires.

C’est la môme Rosette qui l’a aperçu au petit matin en allant chercher son lait à la ferme voisine. D’après le légiste, l’instituteur avait eu la gorge sectionnée proprement, au moyen d’un rasoir à manche, et ce au moment où il allait aux gogues. Il était en pyjama et on estimait que la mort remontait à la veille, sur les environs de dix heures. Pendant le crime, la petite institutrice se trouvait au cinéma car c’était un samedi et il y avait un ciné ambulant dans la salle des banquets du Café de la Mairie. On y jouait Les Mutilés du bout de mie, film sur la marine à voile. En rentrant chez elle, à minuit, elle n’avait pas vu le cadavre. Tout semblait infiniment normal, elle s’était glissée dans les toiles sans se douter un seul instant que son collègue…

— À quoi que tu penses ? demande le Gros. On dirait que t’as la cervelle qui prend le jour.

— J’ai bien observé les mômes ces jours-ci, ils m’ont l’air vachement décontractés.

— Ils le sont, affirme Béru. De bons petits gars. Un peu arnaqueurs sur les bords quand on joue à la belote. Je vois t’à l’heure, par exemple, avant que la vieille frappe rapplique : Cugnazet essayait de me posséder avec ses trèfles, mais ceci mis à part…

« Eh ben, qu’est-ce que tu fabriques !

— Je procède à une petite perquise, dis-je. On n’a pas encore eu l’idée de fouiller dans leurs cartiches.

— Tu crois qu’ils font la contrebande du perlot ?

— Je crois rien du tout, je m’informe…

Tout à fait entre nous et la colonne Vendôme, j’éprouve une certaine gêne à fourrer mes grosses pattes dans les affaires de ces garnements. J’ai effectué de nombreuses perquisitions au cours de ma brillante carrière, et toutes n’étaient pas tellement légales, mais c’est la première fois que je me lance dans ce genre d’exploration. Enfin, c’est dans l’intérêt de ces mouflets !

Je passe cinq cartables en revue sans rien trouver que du matériel scolaire, des sifflets, des bouts de ficelle, des opuscules illustrés ou des poignards en bois. Soudain, je tombe sur une gravure découpée dans un canard polisson. L’image représente une dame opulente, complètement à poil. Elle était dissimulée sous la couverture d’un livre de grammaire. Je m’assure de l’identité dudit élève : il s’agit du dénommé Barbarin. Je montre ma trouvaille au Gros. Il rêvasse devant l’académie de la dame.

— On dirait Berthe quand elle était jeune, assure-t-il. Sauf que ma bourgeoise avait des jambons plus conséquents.

Je replace la photo dans sa cachette et je poursuis mes recherches. Elles se révèlent infructueuses pendant dix cartables, mais dans le onzième et dernier, je déniche une autre photographie dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle est suggestive.

Celle-là, faites-moi confiance et essuyez-vous les pieds avant d’entrer, n’a pas été publiée dans une revue ! Elle représente un monsieur et une dame dans la plus stricte intimité. La dame occupe une position clé et, à première vue, on pourrait croire que le monsieur est un gardien de la paix occupé à réglementer la circulation. À deuxième vue on se demande si son papa n’a pas été centaure lors de son service militaire ; et à troisième vue enfin, on se rend compte que, tout bonnement, l’ami de la dame possède tout ce qu’il faut pour rire et s’amuser en société et pour pêcher au lancer lourd. Où diantre le garnement a-t-il pu piquer cette pornographie ? Il a cravaté le cliché dans le tiroir de son papa ou quoi ?

Le Gros en est rubescent. Montrant l’anatomie du monsieur, il décrète :

— Dis voir, San-A., pour de l’occasion révisée, ça vaut du neuf, non ? Tu parles d’un seigneur ! Il a du répondant ! Bon pour le service armé ! On croirait pas, à voir sa frite de minable ! Et pourtant c’est pas de l’ersatz ! Je voudrais pas être à la place de la dame…

Je suis obligé de lui retirer l’image des doigts car il salive dessus comme un boxer sur un gigot à l’ail. Je m’avise alors d’un petit détail : l’élève a écrit courageusement son nom à travers l’image au moyen d’une épingle. On lit « Louis », rédigé en petits trous. Je remets l’indécente photo sous sa couverture. Ces gentlemen n’ont pas l’imagination surmultipliée.

Comme je rabats les bords du papier bleu recouvrant le bouquin, je lis le blaze du môme sur l’étiquette. Léon Tardy ! Ça me fait sursauter. La photo a appartenu à quelqu’un qui se prénomme Louis.

Je sors mon larfouillet. J’ai sur une fiche à deux volets les photos et les coordonnées des deux élèves disparus. Le premier s’appelle Jean Charron, le second Louis Dubois. Louis, vous m’entendez ! Intéressant, non ? En tout cas, il faut voir… Je fais part de ma découverte au Gros. Il est sceptique.

— Même en admettant que ça soye ce Louis Dubois qu’ait refilé le tableau champêtre à Léon, qu’est-ce que ça prouve ? Les chiards, je les vois faire : ils sont toujours à s’échanger des trucs contre des machins. C’est une manie !

Il rêvasse.

— J’sais pas ce qui me retient de lui confisquer ce portrait de famille, murmure-t-il hypocritement.

— Tu vas pouvoir ! décidé-je. Arrange-toi pour le découvrir devant lui. Tu feras un vrai chabanais et tu le fileras dehors en lui annonçant qu’après la classe tu l’emmèneras chez lui par les oreilles pour s’expliquer avec son vieux, vu ?

Il branle le chef.

— D’ac. Surtout qu’il mérite une correction. J’sais bien que de nos jours la jeunesse est évoluée, mais tout de même !

Je le quitte pour aller reprendre mon poste d’observation au premier. En passant devant la classe de Rosette, je virgule à cette dernière mon œil de velours style « si tu me veux tu m’as ». Et puis je me gondole en songeant à la tête qu’elle ferait si on lui montrait la photo de Tardy Léon.

* * *

Le Gravos frappe son burlingue du poing pour ramener l’ordre.

— Les gars, décrète-t-il, j’ai remarqué que vos bouquins avaient pas la tenue grand standing. Oubliez pas qu’il faut y faire gaffe. L’État vous les cloque à l’œil, mais c’est pas une raison pour en faire des paillassons !

Mine de rien, il s’avance, tout en moralisant, vers le pupitre de Tardy.

— Tenez, fait-il en saisissant le bouquin à tiroir secret, voilà comment que je veux que vos livres soyent recouverts. V’là qu’est propre et je crois que je vais y coller un quinze au Léon pour le récompenser.

Il manipule le livre tandis que les joues de l’intéressé s’empourprent.

— C’est du travail sérieux, continue le Gros avec un bagout et des gestes de démonstrateur d’appareils ménagers. Les pliures sont impecs, je vois pas de tache…

Il ôte la couverture.

— Brèfle, on sent que ce petit homme y a mis tout son cœur. Pas vrai, Léon ?

— Oui, m’sieur.

Il dérouille une mandale pour adulte, le Léon. De quoi lui faire éternuer ses dernières dents de lait s’il en a encore dans sa boîte à dominos. Béru brandit la photo, féroce.

— Qu’est-ce que je dégauchis ! hurle la Grosse Pomme en se rinçant les gobilles.

Toute la classe doit être au courant de cette photo, car c’est l’effervescence brusquement. Les marmots se poussent du coude, se clignent de l’œil, pouffent, piffent, piaffent. Probable qu’il organisait des matinées artistiques avec son court métrage, Léon Tardy !

Pour l’instant, il ne pense pas à l’adresser au festival de Bouffémont. Il chiale parce que la tarte de son instituteur était plutôt sèche dans son genre.

— Tu vas me faire croire que c’est le cliché de mariage de tes vieux, des fois ! s’époumone le Gravos. C’est pour le coup qu’il aurait un sacré physique de théâtre, ton dabe ! On va aller le trouver après la classe, espère un peu ! Et si t’as jamais dégusté une infusion de rame de châtaignier, ça pourrait venir ! Pour commencer, file dehors, hé, refoulé !

Le môme quitte la classe, désespéré.

Béru regagne sa chaire et dépose la photo contre la boîte à craies.

Il se met à la contempler rêveusement, hochant la tête d’un air inquiet.

* * *

Le môme est immobile au pied d’un arbre. Les larmes sèchent sur ses joues fraîches. C’est un petit brunet au regard dégourdi. Je m’approche de lui.

— Qu’est-ce qui t’arrive, Léon ?

— C’est le maître ! fait-il.

— Qu’est-ce qu’il t’a fait ?

— Il a trouvé une vilaine photo et il veut le dire à mon père…

— Ça va chauffer, chez toi ?

— Oh ! oui…

— Où l’as-tu trouvée, cette photo ?

Il se renfrogne.

— D’abord elle est pas à moi. C’est Loulou Dubois qui me l’avait prêtée pour que je la montre à ma grande sœur.

— Quand t’a-t-il prêté cette belle image ?

— La veille du jour où qu’il a disparu.

Je regarde le môme.

— Ton vieux va te caresser les côtelettes au manche de pioche, non ?

— Pour sûr, m’sieur. La dernière fois, c’est quand j’ai cassé un brancard du tombereau : j’ai pas pu venir en classe de trois jours.

— Où Dubois avait-il eu la photo ?

Silence du lardon.

— Tu ne veux pas me le dire ?

Il secoue négativement la tête.

— C’est impossible, m’sieur.

— Ah oui ?

— J’ai craché, m’sieur.

— Comment ça, tu as craché ?

— Le serment, quoi. Loulou Dubois m’a fait jurer que je répéterais pas. Je peux pas…

J’opine.

— Je comprends ta position, fiston ; elle ne manque pas de grandeur, mais Loulou n’est plus là, hélas ! Donc ton serment ne signifie rien désormais.

Et j’ajoute, perfide :

— Si tu me le dis, je demanderai à ton maître d’écraser le coup et de ne rien dire à ton daron.

Il relève sa figure : elle est sale et pleine d’espoir.

— C’est vrai, m’sieur ?

J’étends la main et je crache.

— Parole !

Alors son petit museau s’anime. Il prend une expression de vieille commère.

— Il l’avait volée, m’sieur.

— Sans blague ?

— Parole !

— À qui ?

— À Mme Soubise.

— Qui est cette honorable personne ?

— Ben… la chanteuse !

Ça lui paraît tellement évident et il semble porter un tel respect pour la dame en question que je n’insiste pas.

— Où habite-t-elle, Mme Soubise ?

— La maison qu’a du lierre, à la sortie du pays. C’est sa maison de véquende, quoi, parce qu’autrement elle demeure à Lyon.

— Et comment a-t-il fait pour lui voler la photo ?

— Il faisait des commissions à Mme Soubise. C’est une fois, pendant qu’elle lui préparait la liste, Loulou a ouvert un tiroir ; paraît qu’y en avait plein, des photos comme celle-là. Loulou en a fauché une pour faire rigoler les copains.

Je lui donne une bourrade.

— Vous avez l’air d’être drôlement dessalés dans cette école. Bon, je tiendrai mes engagements, Léon. C’est promis.

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