CHAPITRE X

Au réveil, j’ai une gueule de bois si prononcée qu’on pourrait me la vernir facile et me l’exposer chez un antiquaire. Un gars que l’on forcerait à bouffer un édredon en l’arrosant de goudron aurait le palais plus subtil que le mien en ce moment.

Je suis de nouveau allongé sur une surface dure et un moteur ronronne. J’ouvre un vasistas pour mettre à jour mon service d’informations. Non : nous ne sommes plus dans la vieille Cadillac. Les parois du véhicule sont métallisées. Une nouvelle fourgonnette ? Je bigle plus attentivement et j’ai l’aorte qui fait roue libre. Nous nous trouvons dans un avion ! Aussi vrai que j’ai l’honneur et l’avantage de vous le bonnir, mes chéries. Je pousse le Gravos. Il émet un vagissement, ses lèvres ont de la peine à se décoller.

— Je reprendrais bien encore un peu de choucroute, bavoche l’Obèse.

— Ne te gêne pas, ricané-je, tu peux finir le plat.

Il ouvre ses jolis yeux couleur d’égout en crue.

— Ah ! c’est toi ! fait-il.

Puis, réalisant :

— Mais où ce qu’on est ?

— En aéroplane, Gros.

— T’es encore ciragé ou quoi ?

— Examine les lieux et juge.

Il obéit. Son groin se soulève, son regard porcin panoramique. Il retombe, out.

— Jamais vu une enquête pareille. On passe sa vie à se faire maillocher, droguer, trimbaler et mystifier ! On n’est plus des limiers, on est des têtes de pipe, San-A. ! C’est nous les cracks de la poulaille ! Passez-moi les Nick Carter !

— Du calme, notre heure sonnera !

— M’est avis que la pendule qui doit la sonner est chez l’horloger !

Il se tourne vers Belloise, le regarde attentivement et fait la moue.

— J’ai z’eu tort de dire à sa pomme de pas boire. Ils l’ont endormi au jus de marteau, lui ! Vise un peu cette plaie qu’il a au plafonnier ! Nous z’au moins on a eu droit à de la fine par la même occasion !

— Drôle de fine, yes ! Ma tête est comme un bol dans lequel on battrait une mayonnaise !

— La mienne z’aussi. Tout ça se terminerait par une méningite que ça m’étonnerait pas.

— Oh ! toi, tu es paré, le rassuré-je.

— Biscotte ?

— Écoute, Gros, pour faire une sinusite, faut avoir des sinus, non ? Pour faire une méningite, faut avoir des méninges !

Il se renfrogne.

— Je voudrais pas manquer de respect à mon supérieur hiéraldique, mais j’ai idée que depuis le début de cette affaire, les tiennes, de méninges, ont la batterie qui débloque, non ?

Là-dessus, la porte de la soute flics-drogués s’ouvre et Éva paraît.

— Alors, les Laurel et Hardy de l’affaire Lormont sont réveillés ? plaisante-t-elle.

Je lui virgule un clin d’œil façon princesse incognito.

— Tiens, miss Somnifère fait partie du voyage ! Les hôtesses de l’air sont en grève ?

Je poursuis :

— Ce qu’il y a de merveilleux avec vous, ma Douceur, c’est votre fantaisie. On nous kidnappe, on nous enterre vivants, on nous déterre, on nous réconforte avec des somnifères, on nous balade en camionnette, en Cadillac, en avion ! C’est fabuleux. Quand je raconterai ça à mes arrière-petits-enfants, ils croiront que je débloque !

— Parce que vous comptez avoir des arrière-petits-enfants ? plaisante-t-elle.

— Yes, beauty. Et mon rêve ce serait de les avoir avec vous. Je suis certain qu’on réussirait une drôle de race, vous et moi !

Elle se penche sur Belloise et fait une grimace aussi véhémente que celle de Béru naguère.

— Il est clamsé ? demandé-je.

— J’espère que non. Il a voulu faire du zèle dans la voiture tout à l’heure et José l’a frappé avec une clé anglaise. Assommer les gens en conduisant est une performance difficile, comprenez-vous ?

Elle s’éclipse et revient avec un flacon d’alcool et une boîte de compresses.

— Vous feriez une charmante infirmière, assuré-je. Entre vos mains, on doit reprendre goût à la vie ! Dites, mon cœur, qu’est-ce qui va se passer maintenant ?

— Je vous en laisse la surprise ! dit-elle.

— Vous ne voulez vraiment pas nous communiquer le scénario du second épisode ?

— Non. Je vous laisse car nous allons bientôt atterrir. Soyez sages !

Elle se retire et la porte se referme. Par un hublot, je vois un petit nuage rigolard en vadrouille dans un ciel bleu comme un paquet de Gauloises.

— Où ce qu’on peut z’être ? demande Bérurier.

— Sûrement dans le Midi, fais-je. Vise un peu ce plafond, comme il est pur ; en plein hiver, c’est plutôt rarissime, non ?

Le Mastar n’est pas sensible à la limpidité du ciel. La poésie, il se la paie avec des côtes de porc et beaucoup de moutarde.

Notre coucou amorce un virage brutal qui nous fait rouler l’un sur l’autre. Puis il pique du blair et ses moteurs coupés pétaradent lamentablement. Mais l’atterrissage s’effectue à peu près bien. Quelques légers soubresauts et nous roulons en tangotant un brin. Puis tout s’immobilise.

— Château de Vincennes, fin de section ! brame le Mahousse.

— Ta bouche, B.B. (Benoît Bérurier) intimé-je.

Je prête l’oreille. Une voix d’homme questionne, de l’extérieur :

— Hello, Éva, tout s’est bien passé ?

— À merveille ! assure notre pin-up.

— Le voyage ?

— Correct.

— Ainsi, vous nous amenez du monde ?

— Sous forme de saucissons. Je vous laisse le soin de déballer nos invités. Le boss est en forme ?

— En pleine forme, bien qu’il trouve le climat pénible.

Béru grommelle :

— Toi qui causais qu’on était dans le Midi ! On doit se trouver en plein Nord, oui ! Tu veux parier qu’on est à l’estrême nord de l’Hollande ?

Comme pour lui apporter une réponse, des gens ouvrent la porte du zinc. Une bouffée d’air embrasé nous déshydrate illico. Il doit faire au moins cinquante degrés à l’ombre. Des insectes font un bruit de concassage. Deux messieurs bronzés comme de l’anthracite de la Ruhr s’avancent et nous tirent vers la porte. La chaleur est terrible. Nous plongeons dans un sauna.

— Dis voir, je murmure, la Hollande se paie l’ambiance tropicale, on dirait.

J’ajoute, car nous sommes à l’extérieur maintenant et je découvre à perte de vulve un désert blanc, hérissé de dunes :

— Quant aux moulins à vent, ils se sont envolés !

Il y a près de l’avion une jeep au volant de laquelle se tient un superbe Noir. Un grand type blond, vêtu de blanc de la tête aux pieds, est en conversation avec Éva.

— Chargez-les à l’arrière de la jeep et conduisez-les au bungalow ! ordonne-t-il.

Les Noirs obéissent. Éva et l’homme en blanc s’éloignent en discutant. Je les entends pendant un instant et ce qu’ils disent m’intrigue :

LUI — Vous avez conduit ces opérations de main de maître, mon petit !

EVA — Le facteur chance a joué.

LUI — Pourquoi diantre avez-vous amené les deux autres ?

EVA — Parce que… monnaie d’échange…

Le reste de la conversation se perd. Je demeure perplexe contre le perplexus de mon Béru contusionné. Qu’entendait donc le gars fringué par Persil par « les deux autres » alors que nous sommes trois ? S’agit-il de Béru et de moi, ou de Belloise et de Béru ? Ou de…

Je n’ai plus le temps de passer en revue toutes les combinazione mathématiques. On colle le pauvre Riri sur nos abdomens (qui sont des abdomens publics) et la jeep quitte le terrain.

Bientôt nous arrivons en bordure d’une petite palmeraie ainsi baptisée parce qu’elle est constituée de palmiers. Une construction blanche, de style colonial, se dresse au milieu des arbres. La jeep stoppe et on nous décharge sous la surveillance du bonhomme en blanc des galeries Meknès.

— Mettez-les dans cette pièce ! décide-t-il.

On nous propulse sur un plancher disjoint.

— Espèce d’espèces ! hurle le Gros. Déliez-moi un peu les brandillons que je vous apprenne à me traiter comme du linge sale !

Mais le type en blanc ne se soucie pas le moins du monde des réactions de la Globule.

— Pépé ! dit-il à l’un des Noirs. Tu monteras la garde devant la porte par mesure de sécurité !

On nous laisse. La pièce où nous gisons est une sorte de resserre qui ne ressert pas à grand-chose. Elle n’est éclairée que par un vasistas étroit. Il y règne une chaleur d’autoclave.

M. Riri profite de la halte pour retrouver ses esprits.

— Où sommes-nous ? balbutie-t-il d’une voix molle.

— De l’autre côté de la Méditerranée, lui assuré-je. Mais te préciser l’endroit, ça…

— Vous plaisantez, m’sieur le commissaire !

— Pas aujourd’hui, j’ai la sciatique qui m’empêche de rigoler.

Je lui résume le voyage en avion et notre débarquement. Ça le frappe, le pauvre biquet.

— Mais enfin, qu’est-ce qu’on nous veut ? geint-il. Oh ! là, là ! quelle sale histoire ! Si j’avais su j’aurais mis Lormont en l’air sans rien dire à personne. Probable qu’à cette heure je serais plus tranquille !

— Tu serais tranquille dans une cellote de Chambéry, mon gars, en attendant de passer aux assiettes !

Il hausse les épaules.

— Je serais mieux en taule qu’ici ! Et puis c’est pas prouvé que j’y aurais été, parce qu’entre nous, commissaire, les poulets, c’est pas des épées !

Le sarcasme me flétrit l’empêcheur de durée sous-jacent.

— Rengaine ta rengaine, Riri.

Béru clape des muqueuses.

— Il a rien dit, l’Homme de la Jamaïque, à propos de la bouffe ? s’inquiète Sa Maigreur. Je voudrais pas me répéter, mais j’aimerais bien becqueter un de ces jours, histoire de pas en perdre l’habitude.

— Commence par te taper mes cordes, conseillé-je, ça te fera les crocs !

— Quoi !

Je roule sur le côté de manière à lui présenter mon dos. C’est un risque qu’on peut se permettre avec un gars comme Béru, dont l’orthodoxie des mœurs est certaine, mais que je ne prendrais pas avec n’importe qui.

— Avec ce qui reste de ratiches, essaie de défaire les liens qui m’entravent les poignets, tu piges, abominable homme des sables ?

Il dit qu’oui et se met au turf.

Mais au bout d’une paire de minutes, môssieur fait du rebecca à cause de son ultime prémolaire qui vient de se séparer de lui sans préavis. Il glaviote du raisin en pestant, Béru. Il n’a plus qu’une incisive en ordre de marche et il prétend la réserver à la consommation de denrées plus comestibles que le chanvre.

— Attendez ! dit Belloise, moi j’ai des crochets de première. Je bouffe du verre et de la porcelaine, alors des cordes, c’est pour ainsi dire des spaghetti !

Nous nous rejoignons à force de soubresauts. Le pauvre gars pousse des plaintes à cause de sa tronche fêlée. Mais nous arrivons à nous mettre dans la position adéquate, et Riri exécute son numéro. Il n’a pas menti. Son damier, c’est une vraie paire de tenailles ! Le croc me cric ! Zioum ! Zioum ! Enveloppé ! monsieur le commissaire est déballé. Je peux enfin m’asseoir, masser mes poignets, remuer mes bras, faire rouler mes épaules.

— Quand t’auras fini de te dorloter, fais-nous signe ! mugit l’Enflure. Je te rappelle qu’on a la position Cap Carnaval, moi et Riri !

En riant bassement, je m’occupe d’eux. Nous ne tardons pas à être trois à nous masser les avant-pognes, les chevilles, les guitares, les salsifis, les nougats, et même la prostate vu que nos jauges thermostatiques se sont colimaçonné la durit au cours de la fiesta.

— C’est bon de pouvoir remuer, soupire Belloise. J’avais l’impression d’être une momie.

— Et maintenant, fait le Gros, comment qu’on sort d’ici : y a pas de fenêtre !

Il évalue d’un œil désenchanté le soupirail. Un homme normal ne saurait s’y glisser, à plus forte raison un briochard comme Cézigue.

— On va s’embourgeoiser et passer par la lourde, comme tout un chacun, dis-je.

— Y a un zouave qui nous garde dans le couloir. Dès qu’on va se mettre à tutoyer la serrure il appellera la garde !

— Tu oublies que je suis la ruse faite homme, Béru. Nous allons nous mettre à imiter des cris d’animaux.

L’Enflure refile un coup de périscope angoissé à Riri. Le bonhomme en gueule de bois me croit devenu dingue.

— Des cris d’animaux ? fait-il.

— Yes, monsieur. Si on hurlait, notre gardien se méfierait, mais quoi de plus gentil que des cris de bêtes lorsqu’ils sont imités par des hommes ? Ça va attiser sa curiosité et il voudra voir ça. Tout ce qu’on lui demande c’est d’ouvrir cette lourde, non ? Le reste on s’en chargera !

— Formide ! apprécie Belloise, si vous voulez, je peux faire l’âne, c’est ma spécialité.

— Banco ! Et toi, Gros, le porc, bien entendu ?

— Comment que t’as deviné ? s’étonne le Candide. Oui, j’imite le goret que même un charcutier s’y laisserait prendre !

— Moi je ferai le chien pour compléter la basse-cour ! À trois on y va, hein, mes fils ? De la souplesse, du moelleux ! Une, deux, trois…

Et ça part !

Le gars qui n’a pas entendu ce récital ignore tout de la vie campagnarde. C’est un concert pour étables et fosses à purin, mes choutes ! On ne pourrait pas décerner la palme à l’un plutôt qu’à l’autre ! Riri, c’est Aliboron fait homme, quant au Mastar, il ne pourrait pas se permettre ses imitations dans une porcherie, toutes les truies viendraient à la relance et Sa Majesté devrait faire du contrecarre à sa Berthe !

Au bout de deux minutes, on entend miauler le verrou. Je file un œil de plâtre à mes petits copains et je vais me placer derrière la porte. Cette dernière s’entrouvre et le négus qui nous garde passe sa tête dans l’ouverture. Je ne lui laisse pas le temps de l’en retirer. Ma manchette craquante ! Il part en avant sur le plancher. Béru le happe au passage et le redresse pour mieux lui ajuster un coup de boule dans le clapoir. Cette fois le gardien tombe sur les genoux. Il est out comme un 32 juillet, mais Belloise qui éprouve le besoin de se défouler lui débloque d’urgence sa ruade… de l’âne number one ! Avec tous ces analgésiques, notre petit camarade en a pour deux mois à ronfler.

— À nous la liberté ! clamé-je.

On met flamberge au vent et on se hasarde dans le couloir. Le bungalow semble aussi calme que la vie privée d’un eunuque.

— Alors, on y va ? demandé-je à mes compagnons de voyage.

— Où ça ? s’inquiète le Mahousse.

— Je ne sais pas, mais on y va quand même !

— Si z’au moins on avait une arme, soupire le Gros, j’ai horreur de me balader les mains vides dans un guêpier pareil !

— De toute manière, lui dis-je, il n’est pas question d’assiéger la citadelle, tout ce qu’on peut essayer de faire c’est de se barrer !

Joignant le geste à la jactance, je rase le mur jusqu’à l’extrémité du couloir. Une porte donne sur une esplanade de l’autre côté de laquelle bée un hangar où sont remisées deux tires : la jeep et un camion tout-terrain de l’armée. Le gars qui nous a extraits du tombeau la veille est occupé à réparer le camion. Il chante en bossant. C’est un truc espagnol, vous savez ? Façon gargarisme à l’eau salée !

— On va s’élancer en terrain découvert, dis-je aux aminches. On se pique la jeep et on dit au revoir à ces braves gens. Toi, Riri, tu la mets en route pendant que je m’occupe du ténor, vu ?

— Vu !

Nous nous élançons dans la lumière torride. J’arrive le premier, battant Belloise d’une poitrine et Béru d’un dargeot. Le mécanicien se retourne sans cesser de chanter. Il n’en croit pas ses yeux en amande.

— Ferme ta bouche, Toto, recommandé-je, je voudrais prendre les mesures de ton menton.

Il va pour choper un outil, mais mes cinq francforts unies pour le meilleur et pour le Pirée entrent déjà en collision avec sa mâchoire. Il part en arrière et, prompt comme l’éclair, sort un couteau un peu moins long que l’épée de Damoclès. La lame claque. Il lève le bras pour me perforer. Comme une truffe je suis bloqué par le camion et je n’ai rien sous la pogne pour essayer de me défendre. Mais Sa Seigneurie Béruréenne veille. Le Gros chope un seau d’huile de vidange et le propulse sur la bouille de l’homme aux favoris. La question est tranchée sans l’aide de son ya. Je lui fais le coup du chasseur sachant shooter. Terminé ! Le moteur de la jeep ronfle déjà !

— Les voyageurs, en voiture ! lance Belloise qui a l’air de se payer une seconde jeunesse.

— Une seconde, fils !

Je ramasse le flingue du zig vidangé et je plante la lame dans les pneus du camion. J’en perfore deux et je vais pour m’occuper du troisième lorsque Béru tonne :

— Acré ! Les v’là !

Alors je saute dans la jeep et Riri fait un démarrage en trombe.

À la sortie de la vaste cour, l’homme en blanc et deux mastars nous coupent la retraite, armés de parabellums à grand spectacle.

Ils nous couchent en joue, ce qui est moins gentil que de nous coucher sur leur testament ou dans le lit de leurs épouses. L’homme en blanc nous hurle de stopper, mais on s’en tamponne le coquillard.

— Baissez-vous et laissez-moi manœuvrer ! nous dit Riri.

Dans la vie, il est des circonstances où il faut faire confiance à son prochain. Le Gros et moi-même nous nous mettons à croupetons sur le plancher de la jeep. Ça se met à vaser ferme. On se croirait au Chemin des Dames. Les balles crépitent contre la carrosserie. Le pare-brise fait des petits et on se prend des morceaux de sécurit plein les tifs. Mais l’auto continue de foncer. Un cri ! Un choc ! Je me dis qu’on a percuté un arbre, mais non : il s’agit d’un homme.

La jeep passe dessus et continue sa course zigzaguée. Maintenant les balles viennent de derrière, preuve que nous avons franchi le barrage. Bientôt la mitraillade cesse. Nos intercepteurs doivent se rabattre sur le camion pour la poursuite western ; ils vont être contents de trouver leurs boudins dégonflés.

— Ça va, relevez-vous ! dit Belloise.

On se réinstalle sur les sièges.

— Pas de bobo ? je demande à notre conducteur émérite.

Il rigole.

— Un petit bout d’oreille de rien du tout. C’était joyce, non ? Ça m’a rappelé quand on a ratissé la succursale du Crédit Lyonnais à Vitry !

Il réalise brusquement à qui il parle et bredouille :

— Je disais ça pour se marrer, natürlich !

— Ben voyons, fais-je.

Je regarde derrière moi. En bordure du bungalow, je vois une masse sombre sur le sol.

— Dis voir, Riri, t’aurais pas meurtri un des gars, par hasard ?

— Dame, il nous défouraillait dessus, je lui ai fait le truc de la corrida et il s’est pas évacué assez rapidos. Je crois bien que sa cage à soufflets en a pris un vieux coup, j’ai entendu craquer. Faudra qu’y se fasse remettre des cerceaux neufs, moi je vous le dis !

Je mate la guimbarde. Elle est percée comme des gants de coureur cycliste.

— On a eu de la chance de ne pas se faire trouer les chaussettes avec cette distribution d’olives, apprécié-je.

— Parle pas d’olives, tu veux, supplie Sa Rondeur, je crève littérairement de faim !

— Je me demande où nous sommes, murmure Belloise. Vous trouvez pas que le paysage manque un peu d’ombre ?

— C’est vrai, gars. Les bûcherons ne doivent pas faire fortune dans ce bled.

— Ce serait pas le Sahara ?

— Je l’ignore ; tout ce que je peux vous dire, c’est que ça n’est en tout cas pas la forêt de Marly !

— À ton avis, hasarde le Goret, il y a loin d’ici z’au prochain bistrot ?

— Douze mille kilomètres à peine.

Il gémit.

— C’est terrible. On va mourir de faim et peut-être même de soif ! Attendez : y a un mec qui fait du stop, là-bas !

— C’est pas un stoppeur, c’est un cactus, rectifie Belloise, vous avez du caramel mou à la place des yeux, m’sieur Bérurier !

Béru passe sa main gauche par-dessus le volant et chope un bouton de Riri.

— Écoute, petit gars, rouscaille l’Énorme, faudrait pas oublier à qui c’est que tu causes. J’aime pas que les truands se permettent des prévôtés avec moi, vu ? Les petits malins qui vont taquiner les agences du Crédit Lyonnais et qui ensuite viennent faire de l’esprit à votre détritus me chiffonnent !

Riri hausse les épaules.

— Vous fâchez pas, m’sieur Bérurier.

— Inspecteur principal, siouplaît !

Alors Belloise n’en peut plus.

— Écoutez, tas de fesses, ici y a pas plus d’inspecteur principal que de beurre dans la culotte d’un zouave ! J’ai pas demandé à jouer « Un Taxi pour Tobrouk », moi ! Sans vos combines à la graisse de cheval mécanique, je serais encore à Courchevel à faire du ski.

— Arrête un peu ta charrette, dis, morveux, que je te répare la devanture !

— Si vous y tenez, j’suis votre homme !

L’autorité San-Antoniesque doit se manifester.

— Quand vous aurez fini vos giries, les gars, vous m’enverrez un télégramme ! En plein désert, avec une horde de loups au panier, vous trouvez encore le moyen de vous attraper !

Ils se calment. Nous parvenons à la hauteur d’une gigantesque plante grasse et, très fairplay, Béru convient de son erreur :

— Fectivement, dit-il, c’est un cactus. Et il s’est pas rasé.

Il tire sa belle langue aussi chargée qu’un envoi de fonds.

— J’ai la menteuse comme une queue de morue dans un baril de saumure ! Des fois que t’apercevrais un café-tabac, fais escale, Riri !

— Si on est privés de boisson on n’est pas privés de désert ! plaisante Belloise qui a retrouvé sa sérénité.

— Écoutez, mes enfants, leur dis-je, les routes, même en mauvais état comme icelle, ont toutes une particularité : elles conduisent quelque part. Ce quelque part, on finira bien par y arriver. Tu as de l’essence au moins, Riri ?

— Le réservoir est presque plein, regardez la jauge !

— Alors c’est O.K., appuie sur le champignon.

Notre fuite dans le désert continue. Nous roulons une demi-heure, sans parler. La chaleur est terrible et nous avons la gorge aussi sèche que le revêtement de briques réfractaires d’un haut fourneau. Depuis un moment nous nous sommes collé des chiffons sur la tronche pour éviter l’insolation.

La voiture cahote car la piste n’est pas laubée. Soudain, le Gravos donne des signes d’inquiétude.

— Vous allez p’t’être dire encore que je m’hallucine, fait-il, mais je crois bien que j’entends une voiture !

Je prête l’oreille. Le gars moi-même, fils unique et préféré de Félicie, croit également percevoir un bruit de moteur.

— Arrête un instant ton moulin, Riri !

Riri coupe la sauce. Le silence se fait brusquement, et, pendant dix dixièmes de seconde nous entendrions pousser nos barbes. Et puis un ronron retentit. Lancinant, grossissant.

— Enfin, quoi, vous allez pas dire l’essence m’abuse, comme dirait le docteur du même nom ! fait Béru.

— En effet, on entend quelque chose, Gros.

Je me dresse dans la voiture et je sonde la piste, loin derrière nous. Elle s’étend à perte de vue dans un décor lunaire. La chaleur fait comme un voile doré qui danse au bout de l’horizon.

— Je ne vois rien.

— Est-ce que ça existe, les mirages acoustiques ?

— Oui, Gros, ça existe, mais tout de même…

Riri, lui, explore la piste en avant. Et il n’aperçoit pas le moindre véhicule, même pas un Solex. Il y a l’immensité de rochers et de sables blancs de soleil, avec ce bruit grossissant obsédant.

Et c’est encore le Gros qui éclaire notre lanterne :

— C’est pas une bagnole, c’est un avion.

Son doigt désigne un point argenté qui scintille dans les nues.

L’avion se précise, perd de l’altitude. Il fond sur nous comme un vautour sur un garenne.

— On a crevé les pneus de leur camion, mais ils ont pris leur coucou pour nous courser ! annonce Riri.

En moins de temps qu’il n’en faut à un cul-de-jatte pour devenir champion du monde de ski nautique, le zinc est au-dessus de nos têtes hagardes. Son fracas nous rend sourds. Le coucou est passé, il reprend de la hauteur afin d’amorcer un nouveau virage.

— Il revient ! annonce Bérurier. C’est bien leur z’oiseau !

— Et ils vont nous canarder ! prophétise Belloise, voyez : ils viennent d’ouvrir la porte de la carlingue.

À peine a-t-il achevé ces mots que l’avion repasse, un peu plus bas. Il n’est pas à plus de cinquante mètres de nous. Plusieurs choses rondes en tombent.

— Des grenades ! fais-je, faites gaffe à vos osselets !

Nous nous accroupissons. Une série de détonations violentes secoue la voiture. L’avion s’éloigne une fois encore, revire, revient !

— Voilà la nouvelle vague ! s’écrie le Gros.

En fait de nouvelle vague, moi je préfère les films de Chabrol.

Cette fois ils ont mieux visé et nous sommes environnés de feu et d’éclats. Béru hurle.

— T’es touché, Gros ? crié-je dans le tumulte.

— J’ai morflé un éclat dans les miches !

— Laissez-vous tomber de la bagnole et restez allongés sur le sable. On va leur faire croire que nous sommes morts. Sinon ils vont nous harceler jusqu’à ce que nous le soyons réellement.

— Et s’ils essaient de faire le bon poids ? émet Belloise.

— Faites ce que je vous dis !

Tandis que l’avion prend son virage, loin d’ici, nous nous affalons en des postures éloquentes : enchevêtrés, les bras en croix.

L’avion repasse encore, mais sans rien larguer.

— Ils nous observent ! annoncé-je. Continuez de faire les morts, ils doivent avoir des jumelles.

— T’es bon, bougonne l’Ampleur, y a un lézard qui vient d’entrer dans mon calbard.

— Parce que c’est vide et qu’il a cru que l’emplacement était disponible. Tolère-le un peu, Gros. Entre animaux il faut se soutenir !

— Vous parlez d’une fiesta ! soupire Belloise.

— Du sang à la dune ! je ricane.

— Du sang à la lune ! rectifie Riri, vous n’avez pas vu le valseur de votre esclave, m’sieur le commissaire ?

Cette conversation a lieu que nous sommes à plat bide dans le sable chaud qui sert à parfumer les cheveux de légionnaire.

L’avion tournique encore deux ou trois fois au-dessus de nous, puis il reprend de la hauteur et fait demi-tour.

— Ne bougez toujours pas. Il s’agit peut-être d’une ruse.

Nous restons immobiles. Bien nous en prend, car, cinq minutes plus tard voilà ces vaches-là qui font un petit retour offensif. Mais il s’agit d’une simple vérification. Leur coucou de malheur repart, et cette fois c’est pour de bon.

— On peut se relever, mes petits.

— Ouille ! mon dargif ! lamente Béru.

— Aïe ! mon oreille ! soupire Riri à qui il manque un joli morceau d’étiquette.

Il caresse la plaie en geignant.

— Dites, ça va me gêner pour téléphoner, non ?

— D’ici que tu rencontres un taxiphone ça sera cicatrisé, fais-je sinistrement.

Загрузка...