Pour une fois, votre bon petit camarade San-A. a commis une légère erreur tactique, mes frères : celle de faire passer devant nous les ouistitis que je viens d’arrêter.
Comme nous atteignons le bas de l’escalier, une voix crie :
— Couche-toi, Ray !
Illico, le blond se fout à plat bide sur le bas des marches. Le frisotté l’imite rapidos et j’ai le déplaisir de trouver en face de moi une bonne demi-douzaine de truands, tous plus patibulaires les uns que les autres. L’un d’eux a dans les bras une arquebuse capable de vous déguiser en grille de mots croisés dans un minimum de temps.
Il s’autorise de cet avantage pour m’adresser la parole assez durement.
— Jette ton feu ! Et toi aussi, le gros vilain ! ajoute-t-il à l’adresse du Valeureux.
Sa machine à faire sucer les fraises est si près de moi maintenant que j’en louche. En soupirant, je largue Tu-Tues ! Béru fait de même.
— Banco, poursuit l’arquebusier, maintenant demi-tour à droite, droite ! Les mains bien en l’air et le buste droit ! Voilà, et maintenant le nez au mur, tous les trois !
Nous sommes devenus d’une extrême docilité. Rien de tel que l’œil noir d’une Thomson pour vous rendre obéissant.
— Au boulot, vous autres ! dit le type blond qu’il a appelé Ray.
Qu’entend-il par là ? Je ne tarde pas à l’apprendre. Ces messieurs ont des appareils à caresser le cervelet qu’ils ont dû faire breveter S.G.D.G. Le premier gnon est pour Béru. Le coup claque sec et mon Honorable Patate s’écroule. Ensuite c’est le tour de Riri. Lui a droit à la formule dégustation : deux coups, le premier pour plaisanter, le deuxième pour vous expédier à la fabrique de cirage. Comme le démolisseur s’approche de moi, je murmure :
— Non, sans façon : pour les insomnies je prends des cachets.
Et parallèlement je balance ma talonnade numéro 13, celle que Kopa m’a enseignée. Le type prend ma chaussure Bailly dans sa pension de famille et s’écroule en se massant le zigomuche prostatique à virole double.
Oh ! ce foin, mes Semblables !
Y a tous les bigorneurs brothers qui me choient sur le paletot. J’en démolis deux pour commencer, mais la loi du nombre est formelle. Je finis par resquiller un coup de crosse sur la boîte à idées et je vais me baguenauder en plein cosmos…
… Seulement, quand je reviens sur terre, il n’y a pas M. Brejnev pour me faire la bibise gloutonne. C’est mieux que ça ! À peine ai-je remonté un store que mon grand côlon se prend les pédales dans mon pancréas tandis que ma vésicule accroche l’aile avant gauche de mon duodénum. Ah ! mes z’amis ! Mes bons, mes chers z’amis ! Ça vaut la peine d’être né pour voir ça. La gosse qui se tient devant moi est belle à ne plus oser respirer ! Blonde comme du lin, dorée, comestible et roulée comme la Vénus de Milo, mais avec des bras par-dessus le marché. Ça peut toujours servir après tout !
— Vous êtes le commissaire San-Antonio ? me demande-t-elle.
— Oui, ma chérie, à votre service, réponds-je.
Elle sourit, me découvrant des dents éclatantes dont mon zignouflet inférieur aimerait se faire un collier.
— Si vous n’aviez pas cette énorme bosse sur le sommet du crâne, vous ne seriez pas vilain garçon pour un flic ! gazouille la pin-up.
— Si vous vouliez bien prendre la peine d’appuyer dessus avec une pièce de cinq francs, vous pourriez me contempler tel que Félicie m’a fait, darling. Je vous jure que ça vaut une thune ! On dépense souvent son bel argent plus inutilement.
Elle se marre joliment.
— Il est marrant, ce type-là, vous ne me l’aviez pas dit ! déclare-t-elle à un personnage que ma position allongée m’empêche d’admirer.
— Il rigolera moins tout à l’heure, prophétise une voix acerbe.
Je me soulève sur un coude et j’aperçois le type qui tenait la mitraillette, naguère, dans la cave. Il est en compagnie de Ray, le champion de la lampe à souder toutes physionomies.
— Alors, flicard, fait ce dernier en s’avançant sur moi, ton parachute s’est bien ouvert ?
— Où suis-je ? m’enquiers-je.
— Chez cette merveilleuse poupée ! fait Ray en montrant la blonde incendiaire.
Une voix, que j’identifie comme étant celle de Riri Belloise, ironise :
— Dites, m’sieur le commissaire, c’est de la créature de grand luxe, non ? Elle doit bouffer que des diams pour avoir l’éclat du neuf comme elle l’a !
Ray a un sourire de Pierrot dans sa face blême. Un sourire douloureux comme la constipation aiguë.
— Mon cher Belloise, dit-il, nous allons reprendre la petite conversation interrompue tout à l’heure par le commissaire San-Antonio.
Pour complément d’informations, voir la bouillotte du Riri, mes sœurs ! Sa brûlure fait des cloques vilaines. L’infection s’y met déjà. Quant à Ray, lui, il s’est fait panser et il a une large plaque de sparadrap sur le museau.
— Jouez pas les sadiques, fait-il. À quoi ça rime !
— Nous avons horreur des foies blancs, Belloise. Depuis le début de cette affaire vous essayez de nous repasser, il ne faut pas vous étonner si les choses se gâtent !
C’est l’autre bonhomme qui vient de parler. Il a du nerf, de l’autorité. C’est un type de taille moyenne, très large d’épaules et plutôt pas vilain garçon ! Il est brun, avec un regard couleur de myosotis, pensif. L’intellectuel de la mitraillette, quoi !
Je m’assieds par terre et je me mets à chercher Son Éminence. Elle est à l’autre bout de la pièce où nous nous trouvons et elle paraît dormir comme un gros bébé dans son berceau.
— Écoutez, interviens-je, laissez Riri tranquille ; l’annonce du Figaro c’est une petite ruse signée San-Antonio pour vous inciter à vous manifester.
Le brun aux yeux bleus sourit.
— Pas possible, voudriez-vous me faire croire qu’on serait astucieux dans la police ?
— Astucieux et persévérant, affirmé-je ; tenez : je suis prêt à vous parier votre dent en or contre une défense de mammouth que vous passerez vos prochaines vacances à Fresnes ou à Poissy.
— Je ne prends jamais de pari avec un homme qui se trouve dans l’antichambre de la mort, murmure-t-il dédaigneusement ; ce ne serait pas fair-play.
Puis, se tournant vers Ray, il murmure :
— Colle donc un peu d’eau sur la figure du gros porc, là-bas, je voudrais lui parler.
Le gros porc en question, vous l’avez deviné à ce signalement détaillé, n’est autre que le valeureux Béru. Ray empoigne un siphon sur une table basse et va actionner la bouteille d’eau à ressort sur le physique meurtri de la Gonfle. Au troisième jet, Bérurier émet un bruit de gargarisme et balbutie d’une voix comateuse :
— Pas trop de flotte, je le bois sec !
Puis il ouvre ses belles prunelles et regarde autour de lui avec un certain effarement.
— Non, mais dites donc, proteste-t-il, faudrait voir à faire vos besoins z’ailleurs !
Il murmure :
— Où qu’est San-A. ?
— Ici, Gros, le rassuré-je, mais comme toi j’ai un fil à la patte !
En fait, il ne s’agit pas d’un fil, mais d’un câble de sûreté pour vélo. Ces messieurs nous ont passé un antivol aux chevilles. Nos pieds sont soudés et nous ressemblons à des otaries déguisées en phoques.
— Il est disponible, monsieur Quincy, avertit Ray.
Le dénommé Quincy se tourne alors vers la jolie gosse.
— Ma chère Éva, fait-il, si vous craignez les émotions fortes, le moment est venu pour vous de quitter cette pièce !
Elle hausse les épaules.
— Vous plaisantez ! Je ne vais voir que des films d’épouvante !
— Alors vous allez voir du spectacle, à moins que ces messieurs ne se décident à parler !
— Que voulez-vous que je vous dise ? m’étonné-je.
— Où vous avez caché ce cher François Lormont, tout simplement.
Si j’apercevais le spectre d’Hamlet en bikini je ne serais pas plus sidéré, mes amis. Vous vous rendez compte ? Ce tordu me pose justement la question que je meurs d’envie de lui poser moi-même !
— Vous vous foutez de moi, ou quoi ? grogné-je.
— Vous avez tort de le prendre sur ce ton, tranche Quincy. Mais j’ai horreur des discussions stériles, passons aux actes !
Ces actes promis risquent fort de ressembler à des actes de décès, si j’en juge par l’expression du personnage. Un silence parfait s’établit. Ray sort de la pièce et revient porteur d’un étrange appareil. Ce dernier tient à la fois du mixer, du moulin à café électrique et de la pompe à essence miniature.
Il s’approche de Belloise, lui prend un bras et l’arrime au radiateur du chauffage central.
— Bon, fait-il, pour la compréhension de la chose, voici quelques notes sur le mode d’emploi de ce petit appareil. Il s’agit d’une pompe refoulante. Je vais brancher ce tuyau de caoutchouc terminé par une aiguille dans une de tes veines, Belloise. Et puis on pompera et de l’air pénétrera dans tes veines. Ton système circulatoire se paralysera, et, si tu ne parles pas à temps, tu claqueras d’un arrêt du cœur.
— Vous pouvez le buter tout de suite, fais-je, il ne sait rien.
— Lui, peut-être, mais vous, vous savez où est Lormont, commissaire. Aussi l’expérience sur Belloise est-elle une simple démonstration.
— Je ne sais rien du tout, tonnerre de Zeus ! bramé-je. Pendant que le flic qui avait pris la place de Lormont se faisait descendre, l’industriel se trouvait dans ma chambre au Sapin Bleu. Lorsque je suis revenu il avait disparu. Des hommes l’avaient kidnappé en l’emportant ficelé dans un couvre-lit.
Quincy fronce les sourcils et, sans mot dire, retire une cigarette d’un étui en or. Il l’allume, tire deux goulées et murmure :
— Vous allez regretter de me prendre pour un crétin, commissaire. Je veux connaître la retraite de Lormont et je la connaîtrai, voilà tout ! Commençons !
Ray, qui n’attendait que cette invite, branche d’un geste expérimenté la longue aiguille dans la veine de Belloise. Le Riri renaude à vous en fêler les tympans ! Béru, que son coup de goumi sur la malle arrière a rendu pensif, murmure en haussant les épaules :
— Ce sont des procédés inqualifiables, puis il se rendort.
Pourvu que le gnon ne lui ait pas ramolli le bulbe ! Vous l’imaginez dans une petite voiture, ma grosse pomme ? Avec Berthe dans les brancards, baladant son gâteux d’hôtel de passes en hôtel de passes !
Un vrai désastre !
— Si tu sais quelque chose, Belloise, le moment est venu de le dire. Puisque tu étais le collaborateur de la police, tu dois être dans la confidence à propos de Lormont, non ? murmure la fille blonde.
— Je ne sais rien, regrette Belloise.
Et je sens qu’à cet instant, s’il savait quelque chose il le dirait sans détours !
De l’air dans les veines, c’est un sale truc, mes petits lapins angoras ! L’oxygène, c’est peut-être le régal du poumon, mais c’est l’ennemi du vaisseau sanguin ! Tous les bons médecins ayant au moins leur certificat d’études et l’eau sur l’évier vous le diront ! J’aimerais bien faire quelque chose pour Riri, moi. Il finit par me devenir sympa, le pauvre biquet.
On parle toujours de la poule qui a trouvé un couteau, ou qui a couvé un canard et qui, croyant avoir engendré un fantassin, constate qu’elle est la mère d’un amiral, mais pour Riri c’est bien pire. Lui, il traficotait dans le faux talbin, consciencieusement si je puis dire. Et voilà qu’un jour des bonshommes vicelards décident de le déguiser en assassin. N’écoutant que la voix de sa conscience, Belloise affranchit la Rousse, en ma personne, et à partir de cet instant rien ne va plus pour lui. Il devient un vrai meurtrier ; sa ravissante bergère décède, on le kidnappe pour lui passer la barbe à la lampe à souder et lui puiser de l’air dans les tuyaux, avouez que ça décourage l’honnêteté. C’est pas moral comme l’histoire ! La censure laisserait jamais passer ça dans un film !
Je m’aperçois tout à coup que je suis allongé sur un tapis. Et je me dis que j’ai les mains libres. Deux constatations intéressantes, non ?
Faut profiter des occases, mes frères. Tandis que l’attention générale est axée sur Belloise et son pompiste, le petit San-A. se met à tirer lentement sur le bord du tapis. À quelques centimètres de moi, il y a une table basse en marbre supportant un vase de fleurs. Beau vase, c’est du Baccarat taillé dans la masse au ciseau à froid ! Je continue de haler la table, le tapis servant en somme de véhicule, vous mordez bien le topo avec vos cervelets atrophiés ?
Voilà le vase à portée de main. Je me le prends en loucedé et je le balance dans les jambes de la môme Éva. Le choc la fait trébucher en arrière. Elle pousse un cri et tombe près de moi. En moins de temps qu’il n’en faut à un percepteur pour payer ses impôts, je me jette sur elle, la ceinture et me la plaque sur le baquet. Comme flanelle, je vous la recommande. Ça tient drôlement chaud au panissard bulbeux, mes choutes ! Elle essaie de m’échapper, mais je la cramponne serrée.
— Dites, les gars, fais-je, mettez la station de pompage au point mort, sinon je tords le cou de votre pin-up.
Il y a un temps mort chez l’ennemi.
— Un policier, étrangler une jeune femme innocente ! ironise Quincy, c’est nouveau !
— Écoutez, Quincy, vous avez oublié que j’étais un officier de police ; pourquoi voulez-vous que je m’en souvienne ? Ici je défends ma peau, et celle de mes compagnons.
— Lâchez cette femme immédiatement !
— Pensez-vous, c’est un cataplasme trop agréable.
Il s’avance vers nous.
— Sorry, Baby, dis-je à la fille en lui faisant le coup du Bokado-Kakouté-sichô, une prise japonaise qu’on m’a enseignée lors de mon enquête au Japon[2].
Je vous la communique à toutes fins utiles : vous prenez une livre d’oignons frais, deux anchois, un kilo de bœuf dans la culotte — excusez je me goure de recette ! Vous prenez, reprends-je, la nuque de votre adversaire entre le pouce et le médius. Vous enfoncez votre index principal entre la quatrième cervicale et la cinquième de Beethoven. Vous remuez bien jusqu’à ce qu’une décompression mitigée se produise au niveau du smic. Vous relâchez alors votre étreinte pour la porter à la base intermédiaire du panchromatique flouzeur gauche, à condition toutefois que son obédience intercalaire n’empiète pas sur le genouflexeur de torsion ; auquel cas, vous exercez ladite étreinte sur le morfondeur de vitesse droit.
Vous me suivez toujours ? O.K. Au moment où le crougnougnou biscotéidal de l’adversaire se relâche, vous lui saisissez le dénominateur commun avant, s’il en a un bien entendu. Car, s’il en est dépourvu, vous devez immédiatement vous rabattre sur le concept vigoureux. Vous constatez alors un affaissement contusionnal interne du déprundis biliaire. L’adversaire — qu’on peut, à partir de cette phase de la prise — appeler la victime, pousse un cri et perd connaissance. Si vous entendez l’épargner vous l’abandonnez aussitôt, car sinon les choses vont vite. D’abord, c’est un doguphage spasmodique véreux auquel vous assistez, promptement suivi d’un narguilé amidonné. La mort intervient dans les trois dixièmes de seconde suivant la perforation de l’embistouille navrante après un bref coma d’une demi-journée. Ça paraît compliqué, mais c’est très facile : essayez, vous l’adopterez !
La gosse Éva pousse un cri et va aux quetsches. Natürlich, je relâche ma pression car je n’ai pas une mentalité d’assassin.
— Ceci pour vous montrer que je ne plaisante pas, dis-je aux deux malfrats. Je vous signale qu’elle peut encore s’en tirer, seulement il faut agir vite, messieurs.
Hou ! ces physionomies ! Ils me détestent jusqu’à perte de vue et au-delà ! Il y a un instant d’hésitation.
— Qu’espérez-vous donc ? demande le gars Quincy.
— Que vous nous ôtiez promptement ces entraves !
— Très bien, fait-il.
Il se fouille, mais au lieu de la clé des chaînes antivol, c’est un revolver qu’il extrait de ses vagues. Il en braque le canon sur Bérurier.
— À mon tour, cher ami. Si vous ne lâchez pas Éva, je tue votre goret. Vous voyez : il est inanimé et ne s’en apercevra même pas !
Cruel dilemme, mes louloutes ! Que faire, que ne pas faire ? Ah ! on peut dire que la chance n’est pas dans mon camp. Notre ange gardien a dû aller prendre un petit gorgeon au bistrot d’à côté.
À cet instant précis, coup de théâtre dans l’affaire Lormont : le Béru qu’on croyait out et qui feintait se catapulte dans les jambes de Quincy. Faut voir la maestria du mec ! Une barrique pensante ! Il choque les guibolles de celui qui prétendait l’assaisonner et lui fait une clé cambodgienne — les plus traîtres — les plus durailles aussi à réussir. Pour cela, il faut saisir du premier coup le columbus prénatal de l’adversaire, tout en lui déplaçant le zanzibar biscornu dans le sens des aiguilles d’une montre. Le gars choit et on peut le finir comme bon vous semble ! Le coup réussit à merveille. Seulement Ray, l’homme aux cheveux plats, ne se contente pas de jouer les spectateurs avertis ! Il s’annonce à coups de pompe dans la théière du Gros. Sa Majesté a la calebasse en iridium, néanmoins au troisième coup de targette dans la nuque il tire la langue, ferme les yeux, renifle, éructe et se rendort.
Pas le bol, quoi ! Ray, cette fois, est déchaîné. M’est avis que ce type a dû jouer inter droit au Racing. Il continue de botter à tout va. Au tour de Riri ! Le pauvre chéri a le nose qui explose, l’arcade gauche qui se disloque et les dernières ratiches qui s’effeuillent.
Pour lui aussi on joue « Bonsoir m’sieurs-dames ». Toujours sur sa lancée, Ray (avec lui c’est pas du Sugar) vient me tirer un penalty en pleine poire. J’ai l’impression de manger mes ratiches sans sel (et sans étrier). Je lâche la fille car tout se brouille une fois de plus. Mon pauvre crâne ! En a-t-il déjà encaissé des gnons !
Pourtant je ne perds pas entièrement conscience. À travers une brume incertaine, je vois s’affairer nos hôtes.
La môme Éva se remet de ses émotions. Quincy également. Ces braves gens discutent à l’écart, mais je n’arrive pas à entendre ce qu’ils disent. À la fin, ils se radinent avec un seau d’eau qu’on me flanque en pleine bouille. J’ai l’impression d’embrasser une lame de fond. Je suffoque.
— Êtes-vous en état de m’écouter ? demande Quincy.
— Oui, mon chéri, je lui gazouille. Mais j’ai l’impression que vous venez de détruire ma permanente.
— Vous ne voulez toujours pas nous dire où est Lormont ?
— Comme je me proposais de vous poser la même question, il est évident que je ne puis y répondre. Vous pouvez nous déguiser en hamburger steak, ce serait du kif. À moins que vous vouliez que j’invente. Question imagination je suis imbattable. Tenez : Lormont, en ce moment, s’est déguisé en punaise de sacristie et il a installé ses pénates à l’église de la Trinité. Ou bien non, il a gagné la Suisse et il travaille comme trou dans une usine de gruyère… Vous en voulez encore ?
Quincy rit torve (tiens, ça pourrait être un nom de patelin) et murmure :
— Vous parlerez, je vous le jure bien !
Il fait signe à Ray (pugnant) qui sort et revient peu après, porteur de plusieurs toiles de bâche usagées. Le trio se livre alors à une délicate opération qui consiste à nous rouler dans ces toiles et à nous y ficeler. J’essaie de leur opposer un brin de résistance — simple baroud d’honneur — mais une nouvelle infusion de semelles me fait tenir coi.
Un moment après, je sens qu’on me coltine, sans ménagement. On me jette sur une surface dure, située à une certaine hauteur. Deux autres chocs suivent : sans doute sont-ce les amis Béru et Riri qui viennent me rejoindre. Et puis la surface dure dont au sujet de laquelle je vous ai causé trépide et je pige que nous sommes sur le plateau d’une camionnette.
La balade dure un certain temps. Ficelé de la sorte dans mon suaire imperméabilisé (un suaire C.C.C.) je perds la notion du temps et celle des distances. Non loin de moi, le Gros, qui certainement suffoque, fait des « gnouff gnouff » avec son groin.
La balade continue. Elle me fait penser à ces mecs qu’on emmène au petit jour dans un fort pour les flinguer.
Nous devons rouler deux bonnes plombes au moins. L’allure est rapide, ce qui m’indique que nous avons quitté Paris.
Enfin le véhicule ralentit et décrit un large virage. Puis il stoppe. On nous descend du camion sans ménagement, c’est-à-dire en nous tirant par les pinceaux et en nous laissant choir sur le sol. Heureusement pour nos dossards, les épaisseurs de toile amortissent le heurt (pour ce qui et de vous donner l’heurt, ces gars-là pulvérisent Lip). On nous déballe et je mate alentour avec curiosité, anxiété, acuité et précipitation. Je constate simultanément plusieurs choses : il fait nuit, nous sommes sur une pelouse et le silence entier de la nature éteinte est si total que nous devons nous trouver à des lieues et des lieues des villes et des nationales qui les relient. (Il y a des moments où sans le faire exprès je m’exprime drôlement bien, non ? Un citron ne s’exprimerait pas mieux, même s’il avait ses deux bacs.)
Nous avons toujours droit au sinistre trio. Quincy se penche sur nous.
— Un peu de patience, mes amis, ça va suivre. Excusez le temps mort, mais au préalable un petit travail est nécessaire.
Et il nous plante icigo. C’est miss Éva qui nous garde, un revolver gros comme ça dans ses jolies mains plutôt faites pour triturer des objets moins contondants. Elle ne dit rien mais nous regarde d’un drôle d’air. Je vous parie n’importe quoi contre un scoubidou à ailettes qu’elle doit être névrosée sur les bords, cette dadame. Elle a le flotteur survolté ; nos ennuis l’excitent.
Je perçois, troublant le silence nocturne, des coups sourds. On dirait des coups de marteau sur un ciseau à froid. Ça dure un certain bout de moment, et puis ça cesse et les deux hommes reviennent, les mains blanches de ciment.
— Vous faites de la sculpture, mon bon Quincy ? je questionne.
Il se marre comme une baleine en train de lire un San-Antonio !
— Non. La besogne était moins artistique. Nous venons de desceller la pierre d’un caveau.
Belloise murmure, effondré :
— Qu’est-ce qu’ils ont encore inventé ?
— Une chose très simple, fait Quincy. Nous sommes ici dans une vaste propriété appartenant à un vieux maniaque défunté depuis pas mal d’années et qui a voulu se faire inhumer dans ses terres. Nous sommes très loin de tout. Personne n’entre jamais dans le domaine. Vous jugez ?
— Et alors ? interrogé-je.
— Alors nous allons donner de la compagnie à son cadavre. Vous allez être descendus tous les trois dans la tombe.
— Chouettes vacances ! Ensuite ?
— Ensuite vous réfléchirez.
— J’adore. Et, lorsque nous aurons bien réfléchi ?
— Vous nous direz où se trouve Lormont et alors nous adresserons le lendemain un message à la police pour signaler à vos collègues où vous êtes et ils viendront vous tirer de là tandis que nous, nous serons à l’étranger ! Bien à l’abri de toutes poursuites.
— Et si nous ne parlons pas ?
— Mon Dieu, vous mourrez d’inanition et vous serez enterrés.
Un silence plus pesant que la plaisanterie d’un gendarme s’abat sur notre groupe.
— Peut-être voudriez-vous parler tout de suite ! fait Ray (aumur Sébastopol). Il fait frais dans ces caveaux et une pneumonie est vite contractée !
La voix de Béru, sa chère voix de lion enrhumé, s’élève alors :
— Mais oui, San-A. Dis-y tout de suite où qu’est le Lorgnon !
Je pige l’intention du Mastar. Gagner du temps en donnant aux gars une adresse bidon. Comme ils voudront la vérifier avant de nous mettre à mort, nous bénéficierons de plusieurs heures.
— Soit, fais-je, Lormont a été conduit dans un chalet de Morion, au-dessous de Courchevel. Il s’y planque sous la surveillance d’un homme à nous.
Quincy se tourne vers Ray (barbatif). Ils échangent un regard de triomphe.
— Le nom du chalet, je vous prie ?
— La Fleur des Alpes. C’est près d’un remonte-pente !
De la sorte, le temps qu’ils aillent vérifier, ça nous fera un bout de moment de répit.
— Eh bien ! nous allons voir ! tranche Quincy. En attendant vous allez descendre au sépulcre, mes chers amis ! Si vous avez dit vrai nous tiendrons parole ! Si vous avez menti… (il rit) nous tiendrons parole également !
Sur ce, les deux bonshommes nous halent sur l’herbe mouillée par la rosée.
Ils commencent par charrier Belloise. Mon pauvre Riri essaie de se démener, mais Ray (calcitrant) lui tire son shoot favori dans les côtelettes et, le souffle coupé, le malfrat se tait. Pendant qu’ils s’éloignent, Béru se met à mugir « au secours » de sa voix conçue pour vendre du poisson à la criée. Miss Éva s’approche de lui et lui cloque un coup de crosse de son outil sur le front. Silence du Gros. Ce qu’il peut enregistrer comme fêlures, le B.B. ! Sa boîte crânienne doit ressembler à une faïence ancienne. Je l’imagine toute craquelée, pas présentable du tout. Si un jour son squelette finit sa carrière dans une Faculté, les étudiants devront le rafistoler au scotch (d’autant plus que le scotch, ça le connaît, Béru !).
Je suis le dernier à être coltiné. Pas moyen de lutter. C’est la fin des haricots.
Nous voici devant un étrange mausolée, de style vachement païen. Une ouverture bée, noire dans le noir de la nuit. La bouche de la mort. Elle exhale un souffle putride.
— Le moment de la séparation est arrivé, monsieur le commissaire.
— Ne pleurez pas, fais-je, on se reverra peut-être un jour.
— Dans ce monde, ça m’étonnerait.
Il fait un signe à Ray (munéré). Icelui me biche aux épaules et me tire jusqu’à l’orifice. Mon ultime regard est pour Éva, dont la chevelure d’or éclaire la nuit.
Et puis c’est une brève chute, amortie par la brioche de Béru.
Le Gravos mugit de douleur.
— Tu pourrais tomber ailleurs, non ! grommelle-t-il.
— En tombant ailleurs je serais tombé plus mal, Gros. T’as la qualité Simmons, toi, au moins !
Et puis je me tais car le rectangle de clarté vient de disparaître, là-haut. Ces messieurs ont refermé le caveau. Une odeur affreuse plonge dans mes fosses… nasales. J’ai un haut-le-cœur.
Belloise, dans le noir, soupire :
— Je suis contre le cercueil du type. Je vais devenir cinglé !
— Courage ! exhorté-je. Ils ne nous ont pas butés, c’est l’essentiel. Maintenant nous allons aviser !
— Aviser mes choses ! déclare tout net Bérurier, auquel il arrive d’avoir son franc parler.
Et le Gros enchaîne :
— On l’a in the baba, comme disent les Allemands. Ligotés au fond d’un caveau situé en harasse campagne, qu’est-ce que tu veux fiche, dis, malin ?
— Inspecteur principal Bérurier, je vous prie de conserver vos distances !
Belloise n’est pas d’humeur à plaisanter.
— On va crever étouffés, prophétise ce petit optimiste.
Le fait est que l’air de cet endroit n’a pas la qualité Courchevel !
— Justement, dis-je, il s’agit de l’économiser ! Arrêtez un peu vos phonographes à couenneries, messieurs. Et essayez plutôt de vous défaire de vos liens. Le premier qui y parviendra aura droit à une bouffée d’oxygène !
Un bon moment durant (ou Dupont si vous préférez) chacun s’escrime (comme dirait Jean-Claude Magnan). C’est Bérurier qui fait le plus gros ramdam. Ses liens sont à rude épreuve. Mais tel le roseau de la fable, ils plient mais ne rompent pas. Les miens opposent la même résistance et ceux de Belloise également. Nous sommes toujours ligotés à l’intérieur de nos bâches, si bien que nous ne pouvons pas essayer de nous entredélier. Le Mastar se remet à jurer. Il dit qu’il en a marre de ce métier et que cette fois c’est bien décidé : il va envoyer sa démission !
Au bout d’une heure dix minutes trois secondes d’efforts, nous en sommes toujours au même point.
— T’as z’eu tort de leur dire que ton mec était z’en Savoie, fait Son Enflure. D’ici qu’ils aient fait le voyage, on sera morts asphyxiés !
Je ne réponds rien. Le mieux est d’attendre. Une plombe encore s’écoule. Belloise se met alors à hurler de façon démentielle. J’ai idée que ce séjour est mauvais pour son système nerveux. Manquerait plus qu’il devienne jojo à c’t’heure.
— Tu la boucles, dis, fripouille ! vitupère Alexandre-Benoît. Je te défends de gaspiller mon oxygène !
Mais l’autre continue sa chanson ! Il flanche nettement, Riri. Le cri qu’il pousse me fore les portugaises jusqu’au subconscient.
— Qu’est-ce qu’on pourrait faire pour le calmer ? demande le Gravos. Cet endoffé va finir par me chanstiquer la pensarde, je te le promets. Déjà que le patelin n’est pas folichon !
— La musique adoucit les mœurs, émets-je. On pourrait essayer !
— C’est vrai, ricane l’Obèse, alors mets-lui un disque. Si t’as du Tino, c’est gagnant !
— La musique est une chose qui se fabrique, dis-je.
— D’ac, seulement j’ai z’oublié ma cornemuse dans le tiroir de ma table de nuit, faut pas m’en vouloir !
En guise de réponse je me mets à siffler. Béru pige et me joue l’accompagnement.
C’est ainsi que, pour la première fois dans l’histoire de la police, deux matuches ligotés au fond d’un sépulcre habité sifflent La Madelon pour calmer les nerfs d’un truand !
Faut le voir pour y croire, non ? Avouez qu’il n’y a qu’à nous que ça arrive, ces choses-là !
En tout cas, c’est magique. Au bout d’un instant, le gars Riri cesse ses glapissements de coyote ayant les chocottes.
Il finit même par murmurer, d’un ton vraiment inquiet :
— Mais qu’est-ce qui vous prend, tous les deux ? Vous devenez fous ou quoi ?