CHAPITRE XIV

Je passe la commande et vais un instant aux toilettes afin de pouvoir interpeller Pinuchet à ma guise.

— Tu m’écoutes, vieux croûton ! appelé-je.

Silence.

— Ho ! Pinuche, c’est Saint-Michel qui te cause !

— Hmm ! Quoi ! Gnouf ! Heummff, émet le vénérable débris.

— Tu dormais !

— C’est-à-dire que, heu, oui je… Non, je somnolais un peu en attendant ton retour.

— Écoute, esclave, j’ai bien réfléchi. Cette valoche, on va certainement essayer de me la rafler en cours de voyage…

— Tu crois ?

— Je le crois. Ils ont dû mijoter une combine quelconque car ils ont envisagé l’hypothèse d’une surveillance dans le genre de la tienne.

— Oui, c’est probable.

— Tu vas téléphoner au Vieux. Tu lui diras qu’il se débrouille pour nous faire suivre discrètement, à partir d’Auxerre, par une bagnole de poulets. Mais attention : suivre de loin, de très loin, pour ne pas donner l’éveil à nos lascars.

— Je l’appelle tout de suite, San-A.

— Va donner ton coup de fil dans le restaurant d’à côté par mesure de sécurité et essaie de ne pas bramer comme un âne au téléphone.

— Non, mais dis donc, je…

Puis il se tait. J’ai un coup d’inquiétude, car je me demande si nos émetteurs ne sont pas tombés en rideau.

— Hé ! La Pinoche ! Tu es là ?

— Mince alors, bouge pas, bavoche la Loque.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— La môme avec qui tu es…

— Eh bien ?

— Elle vient de verser quelque chose dans ton thé.

— Qu’appelles-tu quelque chose ?

— Une espèce de poudre blanche qu’elle a fait couler d’un sachet. Elle l’a mise dans le sien, comme s’il s’agissait d’un médicament qu’elle allait prendre, puis elle a changé discrètement les deux tasses.

J’ai l’âme en fiesta.

— Bon boulot, vieillard chenu, approuvé-je, tu as ouvert tes jolis yeux chassieux aussi grands que si tu regardais par la serrure de Lollo Brigida pendant qu’elle essaie des soutiens-lollo, et nous sommes sur une chaude piste ! Bravo ! Maintenant va bigophoner et remue-toi !

Je réapparais, avec le visage radieux d’un monsieur qui avait une forte envie de faire pipi et qui ne l’a plus.

La môme Huguette est toujours assise sagement devant sa nappe à petits carreaux bonne femme. Vous la verriez, vous lui colleriez le bon Dieu sans confession.

On dirait une petite pensionnaire des Oiseaux en vacances. Si le Révérend Pinaud n’était pas le poulardin le plus consciencieux de la planète Terre et de ses environs, je croirais, à voir cette môme, qu’il m’a monté un barlu. Seulement, Pinovskaya est le limier impec. Quand il dit quelque chose, on peut marcher les yeux fermés.

— Excusez-moi, jolie frimousse, fais-je en m’abattant à ses côtés.

Je lui pétris la dextre amoureusement.

— Vous ne pouvez pas savoir ce que cette rencontre me fait chaud au cœur. Je traversais une période d’abattement. La courbe de mon moral était dépressive et votre tendre minois est une sorte d’espèce de soleil qui vient réchauffer la froidure de mon âme.

Je reprends souffle après cette tirade que l’administrateur du Français voulait m’acheter à prix d’or pas plus tard que le mois dernier.

— Moi aussi, je suis contente de voyager avec vous, certifie cette gamine qui doit avoir son certificat d’études.

Je cherche à détourner son attention afin de vider ma tasse de thé dans la plante verte posée à côté de moi sur une console Charles XI à grandes jambes. C’est pas très fastoche.

— Vous avez vu la cafetière du serveur ! fais-je. Pas celle qu’il tient à la main, celle qu’il trimbale sur ses épaules ; à qui vous fait-elle penser ?

La môme regarde et murmure :

— Je ne sais pas.

— Observez-le bien !

Et pendant qu’elle se détourne, vlouff, je vide ma tasse sur la terre humide du philodendron.

— Franchement, je ne vois pas, assure-t-elle en se tournant vers moi.

— À Mauriac, assuré-je, en moins comique, mais en plus spirituel, non ?

Et je fais mine d’achever ma tasse.

— Vous ne trouvez pas que ce thé a un drôle de goût ? je grogne.

Miss Thé et Sympathie boit le sien.

— Le fait est qu’il n’est pas très fameux ! admet la charmante enfant.

Vous avouerez, que, dans ce circus, les grognaces sont toutes très belles et toutes très garces. On dirait qu’elles mènent le jeu, ces mignonnettes.

Je perçois un léger ronflement. C’est le philodendron qui vient de s’endormir. Pour la véracité de la scène, je feins de réprimer un bâillement.

— Je crois que le marchand de sable m’en a collé une pleine brouette dans les mirettes, balbutié-je.

Le conducteur du bus la ramène et annonce le prochain départ. Je me caille un peu le raisin pour Pinuche, mais j’ai la satisfaction de l’apercevoir dans le car, déjà réinstallé. L’œil atone, la moustache pendante, il ressemble à un vieux rat empaillé.

Maintenant il fait noye. Le ronron du car est soporifique.

— Je sens que je vais piquer un petit somme, lapin bleu, dis-je, vous m’excusez ?

— Je vais en faire autant, assure la môme Huguette.

— O.K. Si vous apercevez, sommeil faisant, un rêve à deux places, faites-moi signe.

Là-dessus, je prends une pose commode et je susurre à Pinaud :

— T’as affranchi le Dabe ?

— Oui. Il fait le nécessaire.

— Banco. Tu ouvres l’œil ; moi je suis obligé de chiquer à la Belle au bois dormant. Je suppose que s’ils ont voulu m’envaper c’est parce qu’ils préparent un coup pour dans peu de temps.

— Fais confiance, San-A.

Je suis obligé de lutter contre le sommeil. C’est psychique. Le car roule dans la nuit. Une petite flotte visqueuse ruisselle sur les vitres et les pneus font sur l’asphalte mouillé un bruit de succion. Que va-t-il se produire ? Qu’est-ce que cette bande — combien organisée — a pu projeter ? Je pense à mon pauvre Béru, tout là-bas, dans ses barbelés, à Lormont, à Belloise. Jamais comme à cet instant je n’ai eu autant envie de les délivrer. Pourrai-je y parvenir ?

Grésillement. La voix chuchoteuse de Pinuchinovitch :

— Attention !… Un type vient de se lever, juste derrière toi. Ne bouge pas…

Un temps. Un sourd entendrait battre mon cœur à travers trois épaisseurs de matelas.

— Ne t’agite pas, surtout, reprend le Pinuchard attentif, le bonhomme t’observe. Il prend ta valise dans le filet. Elle se trouve tout contre la sienne. Il vient de se rasseoir, je ne vois plus ce qu’il fabrique…

Le car roule dans la lumière orangée de ses phares. On entend le cri sauvage des voitures que nous croisons et qui foncent dans la campagne mouillée.

— Eh ben, qu’est-ce qui se passe ? soufflé-je.

— Attends, il se relève, il saisit sa valise… Il enlève la housse. Mince : elle est rouge ! Il la pousse au-dessus de ta tête. Il se rassied… C’est fini. Tu as compris ? Il a ta valise de dollars maintenant. Et il met sa housse sur la tienne. Voilà le travail ! Ça s’est fait en douceur. Joli travail. Personne ne s’est aperçu de rien.

Nous roulons encore un moment. Tout est calme à bord. Je gamberge sur le 220 volts. Voyons, ces malfrats espèrent-ils opérer aussi gentiment ? Un peu de somnifère dans mon thé, un échange de valises et puis bonsoir ? Un peu simpliste comme procédé.

J’en suis là de mes cogitations lorsque le chauffeur de notre car freine à mort en poussant un juron. Tout le monde se met à glapir dans le véhicule. Deux secondes et demie s’écoulent et c’est le choc. À travers mes stores entrouverts j’aperçois un gros camion citerne en travers de la route. On l’a percuté. Pas très très fort, mais suffisamment pour contusionner les carrosseries de part et d’autre. Le conducteur, étourdi, saigne du naze sur son volant. C’est l’affolement. Panique à bord ! Les gens se ruent hors du bus et invectivent le chauffeur du citernier, lequel débouchait imprudemment d’une petite route adjacente.

— Ouvre l’œil ! dis-je à Pinaud. Il se peut très bien que ce soit un accident-bidon pour stopper le car.

— J’allais te le dire, balbutie le Déchet, notre gars vient de reprendre la valise au fric. Il sort du bus.

— Suis-le, mine de rien, et dis-moi ce qu’il fait !

Pinaud obtempère. Dehors les conducteurs se psychanalysent à tout va :

— Et alors, espèce de manche, t’as appris à conduire sur un tracteur, ou quoi !

— Ben quoi, t’étais pas en phares !

— Ah ! parce qu’il te faut des loupiotes de D.C.A. pour que tu respectes la priorité !

Etc., etc.

La chère Huguette, qui n’avait pas bronché jusqu’à présent, quitte discrètement son siège. Il ne reste plus qu’une vieille rombière enrhumée, une petite fille endormie et moi à l’intérieur du véhicule.

— Et alors, l’Amorti, quoi de neuf ?

— Des voitures s’arrêtent à cause de l’accident, dans les deux sens. Le type à la valise s’éloigne en loucedé.

— Et la petite péteuse ?

— Elle le regarde s’éloigner tout en te surveillant à travers la vitre !

— Continue à bien mater, c’est maintenant qu’on joue le Concerto de Varsovie pour flûtes et mirlitons à moustaches, Pinuche. Les poulets qui devaient nous suivre de loin, tu les aperçois ?

— Écoute, il y a maintenant toute une file de voitures, et tous les conducteurs en descendent, alors…

— Continue de filer le mec à la valoche…

Brouhaha. Klaxons. Interjections. Je continue d’être aux aguets. Votre San-Antonio, mes louloutes, c’est kif-kif une corde de violon ultra-tendue. Un courant d’air le fait vibrer. Comment goupiller cette opération ? Nous ne sommes que deux pour l’instant. Et nous avons affaire à des gens supérieurement organisés qui ont préparé minutieusement leur coup.

— San-A. ! fait la voix altérée de Pinuswky, le bonhomme vient de monter dans une voiture sport conduite par une ravissante blonde. Elle cherche à se dégager de la file pour filer en direction du Midi…

— Note son numéro, vite !

— C’est déjà fait.

— Maintenant, tâche de trouver les poulets qui nous collaient au prose. Il le faut.

J’entends la voix haletante de Pinaud qui se déplace précipitamment.

— Hep ! fait-il, messieurs… Vous êtes bien des policiers d’Auxerre, n’est-ce pas ?

— Qu’est-ce que ça peut vous f… ? répond une voix.

Pas d’erreur : il s’agit de nos bonshommes. D’ailleurs, Pinuche, qui a dû leur produire sa carte de poulaga confirme.

— Nos collègues sont là, San-A.

— Et la voiture sport ?

— Elle vient de filer.

— O.K. Emballez la gosse qui était avec moi, vite fait sur le gaz, j’arrive !

Je parviens dehors à l’instant précis où Pinaud et un gros sanguin cramponnent la chère Huguette par les ailerons.

— Mais que me voulez-vous ? s’indigne-t-elle, qu’est-ce que c’est que ces manières ?

Je m’approche et je lui déclare en la poussant dans la DS des flics :

— Fais pas de rebecca, Huguette, sinon je te flanque une telle fessée que tu risquerais de mourir centenaire sans avoir jamais pu te rasseoir !

— Mais je ne comprends pas, proteste-t-elle. Laissez-moi ou j’appelle au secours !

Des gens nous dévisagent, devinant qu’il se passe du louche. Je file une tarte sur le museau de la gamine et je demande aux deux poulets dépêchés par la Rousse d’Auxerre de mettre le grand développement.

— Il faut absolument que vous recolliez à la voiture sport, mes amis ! dis-je.

Ils ne demandent pas mieux que de tourner sous ma direction ce beau morcif de bravoure. Ils ont toujours rêvé de jouer un western en vistavision.

— Où vont tes petits copains, ma choute ? questionné-je ; tu aurais intérêt à nous le dire avant que je fasse un malheur.

— Je ne sais même pas de quoi vous parlez !

— N’essaye pas de me vendre des berlues ; on m’en a livré une caisse la semaine passée et je ne l’ai pas encore entamée !

— Mais je ne sais rien ; je ne comprends pas ce que vous me demandez ! Qu’est-ce que tout cela signifie ?

— Tu veux me faire avaler ton innocence comme tout à l’heure ton narcotique, poupée ?

Elle en reste comme deux ronds de frites.

— Quoi ?

Je lui désigne Pinaud. Elle le reconnaît vaguement et commence à piger qu’il y a eu, à cause de sa pomme, du sable dans l’huile à salades ! Pour l’achever, je lui mets mes lunettes truquées.

— Chuchote quelque chose à la jeune fille, Pinaud, manière de lui faire admettre son erreur.

— Vous êtes marron, murmure très bas le débris vivant.

Cette fois, miss Peste a pigé.

— J’ai été, grâce à cette remarquable invention, tenu au courant de vos moindres faits et gestes, ma gosse. L’échange des valises avec la housse et tout… Et ton complice qui se trouve maintenant dans la brouette de la chère Éva. Tu vois ?

Elle voit.

Mais elle s’enferme dans un mutisme absolu.

— Dis-moi tout de suite où ils vont. Tout de suite, entends-tu, sinon ça va saigner pour ta jolie peau !

Moi je pense à mes trois zigotos perdus dans ce coin d’Afrique.

Cette fois, je ne laisserai pas échapper l’occasion qui s’offre de coiffer la bande.

J’ouvre la portière de mon côté et je cramponne la môme Huguette par le bustier. Elle se débat, hurle, supplie, mais je reste aussi insensible qu’une motte de saindoux devant la mer de Glace. Elle a le buste à moitié sorti hors de l’auto. La tête en bas, les yeux à quarante centimètres de la route qui défile à cent quarante à l’heure !

— Tu vas parler, dis, petite garce ? Ou je te largue tout à fait !

Mes collègues d’Auxerre n’en reviennent pas. Ils se disent qu’à Pantruche les poulagas ont de drôles de méthodes.

L’Huguette, morte de frousse, hurle comme une truie qu’on égorge. Je la retire de sa fâcheuse position, mais sans relourder la portière.

— Dis-nous vite où ils vont, sinon tu y passes !

— À l’avion, bégaye-t-elle.

Ses cheveux décoiffés ressemblent à une tête-de-loup. Elle a le sang au visage et ses yeux sont rouges. Des larmes coulent sur ses joues, elle ne songe pas à les essuyer.

— Et où est-il, l’avion ?

— Dans un champ… C’est dans le Morvan. Je ne sais pas où exactement !

M’est avis que ça ne doit pas être loin d’ici, car sinon l’accident bidon aurait eu lieu plus loin. Je pense que ces canailles ont pris un chemin de traverse, sinon nous les aurions recollés à l’allure où nous allons !

— Vous avez la radio à bord ? je demande aux poulardins.

— Oui, m’sieur le commissaire.

— Établissez immédiatement un contact avec la base de Villacoublay.

Ces messieurs les grosses tronches s’activent. La petite Huguette hoquette. Elle est dans un état de prostration très avancé pour son âge.

— Vous l’avez, monsieur le commissaire !

— Thank you very much ! fais-je en me penchant par-dessus la banquette pour pouvoir jacter in the micro.

Je me fais connaître, je donne mon chiffre, et j’annonce à ces messieurs qu’un avion clandestin va s’envoler du Morvan d’un instant à l’autre. Il mettra probablement le cap sur l’Afrique. Ordre de l’intercepter coûte que coûte, par n’importe quel moyen et de le contraindre à atterrir sur l’aérodrome de Chalon-sur-Saône.

Les gars me disent que c’est O.K. Ils vont alerter les radars et des escadrilles de chasse. J’ai idée que ma brave Éva va avoir des émotions fortes d’ici pas longtemps et peut-être avant.

— Alors, monsieur le commissaire, on fait quoi t’est-ce ? s’informe le conducteur.

— On met le cap sur Chalon, dis-je. Inutile de rouler à tombeau ouvert, maintenant c’est aux aviateurs de jouer.

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