CHAPITRE VI

Le Vioque, je l’ai vu avec bien des visages différents, depuis que je marne pour sa pomme. Je l’ai connu radieux, courroucé, acerbe, hautain, familier, bon enfant, taciturne… Mais je ne lui ai jamais vu cette bouille-là. Il est prostré et je ne sais quoi de douloureux assombrit son front-qui-n’en-finit-pas !

— Je résume, murmure-t-il : vous avez remis à un truand un revolver avec lequel il a trucidé votre collègue. Pendant ce temps on a kidnappé François Lormont dans votre propre chambre et, un peu plus tard, la maîtresse du tueur a été abattue dans le train alors qu’elle se trouvait en votre compagnie. C’est bien cela, n’est-ce pas ?

Je dois être un peu pâlot, les gars ! J’ai la moelle épinière qui se transforme en crème fouettée.

— C’est cela même, monsieur le directeur.

Le Tondu masse sa dragée délicatement comme s’il craignait de se fêler la coquille.

— San-Antonio, dit-il d’une voix si sourde qu’on a envie de lui acheter un sonotone, San-Antonio, si vous ne retrouvez pas Lormont à bref délai, je saute !

Un frisson glacé me parcourt de haut en bas, de gauche à droite et en diagonale.

Jamais le boss n’a fait allusion à sa destitution. Il lui est arrivé d’envisager la mienne, mais pas la sienne. Ça me chanstique le bergougnouf fromental à lipothymie variable.

J’imagine cézigue avec une canne à pêche dans ses belles paluches manucurées, attendant la bonne volonté d’un goujon pour éprouver dorénavant des sensations rares.

— Tout de même, monsieur le directeur !

— Lormont est le beau-frère du ministre des Fonds Perdus !

— Je comprends. Est-ce que ma démission arrangerait votre cas ?

Il s’empourpre comme un évêque qui vient d’être promu cardinal de première classe.

— Je me fous de votre démission, San-Antonio !

C’est la première fois que j’entends le père Ladorure lâcher un gros mot.

— Ce que je veux, poursuit-il, c’est un résultat immédiat : vous retrouvez Lormont vivant ainsi que ses ravisseurs !

Il me désigne la lourde. Moi, si je m’écoutais, je lui ferais bouffer son encrier de marbre, mais je me fais la sourde oreille fort heureusement et je m’évacue vers des régions plus accueillantes : à savoir le troquet du coin.

Béru discourt au milieu d’un cercle d’admirateurs.

— On dit toujours San-Antonio ! tonitrue l’Enflure. Eh bien moi, je vous réponds simplement ceci : San-Antonio mon c… ! Si je serais pas là dans quatre-vingts pour cent des cas, le commissaire se prendrait un bide !

— Pour en avoir un comme le tien, il faudrait qu’il se le bourre de son, hé, poubelle ambulante !

— Siouplaît ! gronde le Gros qui n’a pas détecté mon noble organe.

Il se détourne, m’avise et sa trogne violacée devient d’un très joli bleu turquoise.

— T’étais là, San-A. ! éructe Béru.

— Oui, mon gros beignet froid. J’étais là ! Alors comme ça, c’est toi le Sherlock Holmes attitré ? C’est sur ta bedaine avariée que j’ai construit ma carrière ?

Le Mahousse rejette son bitos avachi derrière son crâne également avachi.

— Si on peut plus plaisanter, je préfère m’engager dans les C et Ress !

— Tu es déjà dans les C, Béru. Dans les petits « c », ça n’est pas si mal.

La vaillante assemblée éclate de rire et Lagonfle arbore une bouille piteuse !

— Paie ta tournée et amène-toi, lui enjoins-je.

Il obéit sans rechigner. Lorsque nous sommes sur le trottoir, Sa Majesté essaie de plaider non coupable.

— Veux-z’en-moi pas, San-A. Tu sais ce que c’est ? On cause, on cause…

— Et on cause préjudice à l’homme qui vous a fait nommer inspecteur principal. Apprendre ça lorsqu’on est au bord de la destitution, c’est dur !

La bonne pomme se fout à chialer et à renifler.

— Fends-moi pas le cœur, San-A. Tu sais bien que je me jetterais au feu pour toi !

Puis, réalisant mes paroles :

— Comment ça, au bord de la destruction ! Qu’est-ce qu’y se passe ? Et puis d’abord comment ça se fait que tu n’es plus z’en vacances ?

— Ouvre un peu tes étagères à mégots, bonhomme !

Je le mets au parfum de ce qui se passe. Le Gravos, c’est pas Einstein, mais en matière d’enquête, il a de la jugeote.

Il m’écoute attentivement, poussant parfois des « Gnouff, gnouff » de goret devant son auge pour marquer son intérêt.

— Tu vois, conclus-je. C’est la grosse faillite, me voici dans le cirage. Je me dis que j’aurais dû rester à Courchevel et chercher sur place… Franchement, Gros, j’ai un coup à vide !

Il me dépêche une bourrade affectueuse qui me fait descendre du trottoir.

— T’es toujours commak au début d’une affaire compliquée, et puis après ça se met à carburer, tu le sais bien !

Son œil globuleux est suintant d’une tendresse humide.

— T’as quand même un pion de réserve, me fait-il remarquer.

— Qui ?

— Riri Belloise, pardine ! C’est le lien qui te rattache à la mystérieuse bande, San-A., oublie-le pas !

— Mais je te répète qu’il ignore tout de ces gens !

— Ça reste à prouver ! Et puis en admettant qu’il les connaisse pas, eux le connaissent. Le lien que je te cause est peut-être à sens unique, d’accord, mais il existe !

Je file un regard éperdu à mon pote. D’un seul rétablissement il vient de reprendre sa place dans mon estime. Riri Belloise ! Mais oui, of course !

Je fonce au Burlingue et je réclame le Sapin Bleu à cor et à cric, et en priorité. Cent deux secondes plus tard, j’ai Riri à l’appareil.

— Ici San-Antonio. Il faut que tu rentres à Pantruche dare-dare, bonhomme. Je donne des instructions pour qu’une chignole te conduise à Genève où tu prendras un zinc pour Orly. O.K. ?

— Comme vous voudrez, m’sieur le commissaire.

Puis, timidement :

— Vous avez des nouvelles de Lydia ?

— Yes, baby. Amène-toi, on en causera !

Je raccroche.

— Et maintenant, fais-je à Béru : au Figaro !

— Tu veux te faire raser ? demande cet étourdi.

— Non, je veux publier une annonce !

— Tu veux vendre ta Jaguar ?

— Non plus. C’est la peau de Belloise que je brade !


Au début de l’après-midi de cette sombre journée, Belloise fait une arrivée discrète à Orly. Je le pique à la sortie de la douane. Il me virgule un sourire appétissant.

— Tiens, c’est gentil d’être venu m’attendre.

Mais ma mine sinistre le fait tiquer.

— Hé, dites donc, m’sieur le commissaire, c’est pas pour m’embastiller au moins ?

— Non, Riri, c’est pour t’apprendre une mauvaise nouvelle ! Tu es veuf !

De saisissement, il laisse tomber son étreint-en-ville sur l’asphalte du parking.

— Vous dites ?

— Que ta môme Lydia a trépassé, fils. Aie un peu de courage.

Il a les ratiches qui applaudissent. Des cernes gris soulignent son regard.

— Morte !

— À ne plus en pouvoir. Tu pourras lui acheter des chrysanthèmes. Console-toi en pensant qu’elle t’avait vraiment joué un mauvais tour. Car c’est elle qui avait changé les balles dans le Beretta.

— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?

— Un chargeur de neuf millimètres dans le dos.

— Quel est l’enfant de salaud qui a fait ça ?

— Point d’interrogation à la ligne ! Mais fais-moi confiance, nous le saurons bientôt !

— Buter une fille comme elle, faut être sadique, ou quelque chose de ce genre, non ?

— Écoute, Riri, ta bergère était mouillée jusqu’à la moelle dans cette affaire. Il y a longtemps que tu étais avec elle ?

— Non, quinze jours !

— Alors, c’est la bande qui l’avait collée sur ta route.

— Pourquoi qu’ils l’ont effacée, alors, si elle faisait partie de leur équipe ?

Tout en devisant, nous avons rallié ma chignole. Nous prenons place et je roule molo jusqu’à la sortie du parking où le préposé bouclé dans sa guérite de verre ramasse mon ticket.

— Hein, m’sieur le commissaire, insiste Belloise, pourquoi ?

— Parce qu’elle était en conversation avec moi et qu’elle commençait à s’affaler.

Il rugit.

— Dites donc, ce serait pas vous qui… ?

D’un coup de coude dans le baquet, je le fais taire, sans lâcher mon volant.

— Traite-moi d’assassin, pendant que tu y es ! Ta Blanche-Neige te pigeonnait comme un pauvre lavedu que tu es, et tu es prêt à risquer le gnouf pour défendre sa mémoire ! Tu me fais marrer, hé, Bayard !

Nous nous dégageons et je plonge sous le tunnel.

— Si je suis venu te chercher, ça n’est pas pour te présenter mes condoléances, mais pour te demander ton concours en vue de la kermesse que j’organise à la paroisse Royco !

Il hoche la tête.

— Qu’est-ce que c’est encore ? Un nouveau rodéo ?

— La ferme, et garde tes fines astuces pour le prochain banquet des malfrats que tu dois sûrement présider. Voilà le topo : les gars de la bande s’imaginent t’avoir enviandé de première. Le petit mot ironique qu’ils t’ont laissé le prouve. Ce qu’il faut, c’est leur faire croire que tu es moins patate qu’ils ne l’imaginent.

— Mais comment ?

— En leur laissant entendre que tu sais des choses sur leur compte.

— Mais je sais rien de rien ! tonne Riri.

— Qu’est-ce que ça fout du moment que tu prétends le contraire !

Je biche in my pocket la page d’annonces du Figaro. Quelques lignes sont cernées de rouge, je les lui désigne et il lit laborieusement, comme un môme qui vient tout juste de se farcir l’alphabet :

« Belloise à ses clients de Courchevel. Prière adresser urgence somme convenue. Sans réponse sous 24 heures, traiterai avec qui vous pensez. »

— Qu’est-ce c’est que cette annonce ! s’insurge le chourineur.

— Ouvre bien tes entonnoirs à ondes courtes, Baby. Lorsque nos mystérieux foies-blancs liront cette prose, ils se diront que la môme Lydia t’a peut-être fait des confidences sur l’oreiller. Comme elle est cannée, elle ne pourra pas les rassurer sur ce point ; alors, par mesure de précaution, ils voudront te neutraliser !

Il n’en mène pas plus large qu’un filet de sole dans un sous-main. Du coup il oublie son veuvage, Riri. Sa petite santé vient de passer à l’ordre du jour, et il bredouille :

— Dites, mais je vais avoir droit à une infusion de parabellum, moi aussi !

— Nous serons là, Riri !

Il s’emporte :

— Dites, sur la Loze aussi vous y étiez ! Ça n’a pas sauvé la vie à votre copain ! Et vous étiez au Sapin Bleu, c’est pas pour ça qu’on n’a pas enlevé Lormont !

Je sais bien qu’il a raison de parler ainsi. Mais dans ces cas-là, si l’on veut sauvegarder la face il faut crier plus fort que l’intéressé.

— Je te dis que notre dispositif sera sans bavure, bon Dieu !

— S’il l’est pas, vous m’enverrez des fleurs !

— À condition qu’on puisse les porter sur notre note de frais ! Tu vas rentrer chez toi, t’y planquer et attendre que les autres se manifestent. N’ouvre à personne d’autre qu’à moi, vu ?

— D’ac.

— S’ils te contactent par bigophone, fais semblant de marcher dans leurs vannes et accepte un rendez-vous.

— Mais…

— Avant de sortir de chez toi tu fermeras les volets. Nous serons dans les parages et nous comprendrons. T’inquiète pas, mon loup, on va veiller sur toi comme si tu étais la reine d’Angleterre en balade à Pigalle.

— Vous finirez par avoir mes os, prophétise sinistrement Riri.

— Ce serait pas un cadeau, va !

Je le largue au coin de sa rue. Et je le suis des yeux jusqu’à ce qu’il soit entré dans son immeuble. Maintenant le dispositif est en place, il ne reste plus qu’à attendre. Ça ressemble à la pêche au vif. Si le brochet a un peu d’appétit, ça risque de rigoler.

Je fais le tour du pâté de houses et je largue ma brouette pour grimper dans la camionnette de blanchisseur à l’intérieur de laquelle le Plantureux est en train de saucissonner, un kil de rouge entre les jambes !

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