CHAPITRE XV

Une heure plus mieux tard, comme le dit Béru qui cause si bien français à ses heures, nous débouchons sur l’aéroport de Chalon. Il jouxte la Nationale. On a prévenu de notre arrivée et il y a des lumières à Giono.

Nous nous rangeons aux abords et nous matons l’immense champ. Aucun appareil n’est en vue. J’appelle Villacoublay.

— Rien de signalé, monsieur le commissaire ! fait la voix monstrueusement indifférente du radio.

— Cet avion serait-il passé entre les mailles du filet ?

— C’est possible s’il n’a pas pris le cap sud. Car les moyens de repérage se sont exercés avant tout sur une ligne Lyon-Bordeaux.

— Tenez-moi au courant, nous restons en liaison.

— Entendu !

Un moment s’écoule. Les gars de l’aérodrome viennent bavarder avec nous. On s’offre des cigarettes, on cause de la pluie et du mauvais temps… Et puis, tut tu tu tutu ! La radio retentit.

— Un avion clandestin est signalé au-dessus du territoire suisse. Il se dirige plein sud. Vitesse de croisière 300 kilomètre-heure.

Je deviens rouquinos comme une pivoine qui regarderait se déloquer un cardinal indien. Ces peaux de vache nous ont échappé. Ils ont pris toutes les précautions et, au lieu de piquer sur la Méditerranée, ont fait un crochet pour se mettre à l’abri des avions de reconnaissance français.

— L’aviation helvétique peut-elle prendre l’appareil en chasse ?

— Elle n’en aura pas le temps. Il se trouvera au-dessus de l’Italie.

— Alors l’aviation italienne !

— Les formalités seront peut-être trop longues. En tout état de cause, même si la reconnaissance italienne poursuivait l’avion pirate, elle ne pourrait le contraindre d’atterrir qu’en territoire italien !

Je bous.

— Dites, les gars. Ce coucou de mes deux fait du trois cents à l’heure, dites-vous. Si vous mettez un zinc faisant trois fois cette vitesse, nous l’aurons vite rattrapé, non ?

— Bien sûr.

— Drivez illico un « Mystère IV » sur Chalon-sur-Saône et demandez aux Italiens de suivre le vol de l’appareil en question.

Le mec est estomaqué.

— Je ne sais pas si vous vous rendez compte mais…

— Demandez confirmation de cet ordre à Paris et agissez, c’est d’une importance capitale. Capitale ! Vous m’entendez !

— Très bien : je transmets.

Le silence revient. Le père Pinuche qui vient tout juste de se réveiller demande :

— Tu as l’intention de courser l’avion au-dessus de la Méditerranée ?

— Exactement.

— Mais tu ne pourras pas le forcer à atterrir.

— Ne t’occupe pas du chapeau de la gamine, Vieillard. Laisse flotter les rubans sans t’inquiéter si la feuille se décolle.

De nouveau la radio.

— Ordre transmis, commissaire. Un avion part immédiatement de la base de Troyes et atterrira d’ici une quinzaine de minutes à Chalon.

— Merci.

Il ne reste plus qu’à poireauter.

— J’y vais aussi ? demande Pinuche.

— Of course, old boy.

— Tu sais que je crains un peu l’avion. Ça me barbouille !

— Tu te débarbouilleras à l’arrivée.

Je demande à mes collègues de l’Yonne une paire de menottes et je passe les bracelets aux poignets graciles de la petite Huguette.

— Mettez-moi cette douce enfant en lieu sûr en attendant des instructions ultérieures. Surtout ne vous laissez pas attendrir par ses yeux de Joconde.

— On n’a pas l’habitude de se laisser attendrir, assure le gros poultock. C’est plutôt nous qu’on attendrirait les coriaces, pas vrai, Duraton ?

— Un peu, mon neveu, rétorque le chauffeur.

On se grille deux cigarettes chacun, et un grondement emplit le ciel. Un zinc impétueux décrit une courbe au-dessus du terrain et s’y pose superbement. Le Détritus et moi y courons.

Ils sont deux zigs à bord : le pilote et le radio. On ne perd pas son temps à se raconter la vie de son grand-père non plus qu’à se demander si le ramassage du bouton de jarretelle dans les cinémas est une industrie à expansion. Il reste deux places à bord et nous les occupons.

— Lieutenant Dessas ! se présente le pilote.

— Sergent Dubois ! fait le sans-filiste (il était funambule, mais faute de matière première il a dû se rabattre sur la radio).

Nous bouclons nos ceintures. Pinuche pousse un cri car il a pincé une partie de sa braguette dans la sangle. Mais ce ne sont là qu’incidents secondaires. Le décollage se fait en un temps record. Bientôt je peux constater que nous sommes à bord de la foudre ! Cette vitesse, mes frères ! Le monde défile sous nous comme un dingue. Les étoiles n’en reviennent pas et je vous jure qu’elles ne brillent pas ! Quant à la lune, elle est tellement épouvantée qu’elle se voile derrière un nuage plus sale que le mouchoir de Bérurier.

Je ne me rappelle plus si nous nous sommes déjà baladés en « Mystère ». Peut-être que ça vous choque, non ? Peut-être que vous vous dites dans votre Ford intérieure que tout cela ne tient pas debout. Ça ne serait pas pour m’étonner. Vous vous dites pompeusement cartésiens parce que vous êtes trop lavedus pour avoir un doigt de poésie. Dès qu’on fait appel à votre imagination, vous dégodez, les gars, parce que de l’imagination vous en avez si tellement peu, comme dirait le Gros, que vous n’arrivez même pas à vous imaginer combien votre couennerie est incommensurable. Vous avez déjà rencontré un citron moisi, j’espère ? Eh bien, faut vous faire une raison, les z’enfants — et même une oraison, car c’est vachement funèbre — mais votre cerveau ressemble à ça ! Il est aussi verdâtre et ratatiné ! Seulement vous ne vous en gaffez pas et vous continuez de vous prendre pour le peuple le plus spirituel de la terre. Comme si c’était vous (à propos de citron moisi) qui aviez découvert la pénicilline ! Bande de tronches, va ! Si ça me plaît de vous balader en « Mystère », j’ai le droit, non ?

Que je rectifie : il ne s’agit pas d’un « Mystère IV », contrairement à ce que je vous ai annoncé à l’extérieur, mais d’un Mystère Hébulldegome, les meilleurs : ceux-là ont l’eau chaude sur l’évier et la prise-rasoir au-dessus du palonnier. Certains — mais c’est à la demande du client — sont livrés avec le rince-doigts automatique, le grille-pain thermostatique et le chauffage au mazout ! On n’arrête pas le progrès, comme dirait mon valeureux camarade Henry Lapierre.

Cet appareil va plus vite qu’un moule à gaufres, tout en étant aussi confortable. Une demi-plombe après avoir quitté l’aérodrome de Chalon-sur-Saône, nous recollons au coucou de la môme Éva.

— Essayez d’entrer en liaison-radio avec eux, dis-je au sergent Dubois.

Le zig prépare sa dynamo valseuse à protubérance triple. Il défourne le glofugeur de pression ; amenuise son trufémus de protection œcuménique et après quelques graillonnements (ah ! ces gens qui se refusent à employer Astra !) il entre en communication hétéroclite avec le zinc clandé.

— Ici Bretzel 6 ! lance-t-il. J’appelle Mademoiselle Éva !

D’aucuns d’entre vous vont encore ramener leur fraise comme quoi c’est pas sérieux. Et pourtant c’est exactement de cette façon que les choses se passent. Je les transcris sans y changer une virgule — ce serait dommage.

Un temps s’écoule et la voix friponne de la petite garce déclare :

— J’écoute.

— Je vous mets en communication avec le commissaire San-Antonio ! dit le radio.

Il me passe son pétrisseur de coordination à fourche télescopique et je me hâte d’engager le dialogue.

— Hello, Éva, comment ça boume par cette belle nuit étoilée ?

— Pas trop mal, et vous, commissaire de mon cœur ? Vous vous croyez sans doute très malin parce que vous nous avez rattrapés, mais vous ignorez une chose : c’est que nous sommes loin du territoire français et que vous ne nous pouvez plus rien !

— Et ta sœur, Éva, qu’est-ce qu’elle te peut, petite friponne ? gouaillé-je.

Ça l’interloque un brin de me découvrir si mutin.

— Écoute, Éva, tu vas dire à ton pilote de rebrousser chemin et de se poser à Nice, sinon tu vas goûter l’eau de la Méditerranée avant longtemps.

Un rire cristallin me répond.

— Vous oubliez où nous nous trouvons !

— Pas du tout, ma belle. Et pour être franc, j’ai attendu que nous soyons en pleine mer pour te causer !

— Auriez-vous l’intention de nous tirer dessus ! rigole-t-elle. Nous connaissons très bien votre type d’avion et nous savons pertinemment qu’il ne comporte pas de mitrailleuse.

Elle est vachement coriace, cette souris. C’est pas avec une tapette qu’on pourrait l’avoir, comme dirait Charpini.

Bluff pour bluff, je tente le grand coup :

— Ouvre grand tes supports à boucles d’oreilles, chérie. Tu es, bien entendu, en possession de la valise que vous m’avez si habilement subtilisée ou, plutôt, que je me suis si habilement laissé faucher ?

— Oui !

Elle ne rit plus. Une certaine âpreté dans sa voix mélodieuse me donne à comprendre qu’elle les a brusquement au vinaigre.

— Je te signale deux choses au sujet de cette valoche, poupée : primo les dollars qu’elle contient sont aussi faux que les dents d’un académicien, et deuxio qu’elle est pourvue d’un double fond.

Silence.

— Tu m’entends toujours, belle blonde au sourire de sorcière ?

— Alors ? fait-elle sèchement.

— Ne cherche pas à ouvrir le double fond, t’es pas outillée pour : il te faudrait un chalumeau oxhydrique pour y parvenir. Sous ce double fond, mon cher amour, il y a une bombe que je peux déclencher par radio. Je n’ai qu’un geste à faire pour vous déguiser en poudre à éternuer, tous. Marrant, non ?

— Vous mentez ! grince Éva.

— Si vous ne faites pas demi-tour, tu n’auras même pas le temps de te rendre compte que je n’ai pas menti. Surtout n’essayez pas de vous débarrasser de la valise en la balançant à la flotte, car si je vous vois ouvrir la porte de votre zinc je le déguise en pet de lapin ! Vous pensez bien, ma douce enfant de Pétain, que je ne me suis pas embarqué dans cette aventure sans biscuits !

À mes côtés, Pinaud exulte.

— Formide ! T’es génial, San-A. ! Penser à une combine pareille, c’est fortiche !

D’une mimique, je lui intime de la boucler. Il n’aime pas qu’on lui fasse mimique et il la ferme.

— À partir de maintenant je compte, ma poule. Comme à Cap Carnaval. Et toujours comme à Cap au bout de cinq secondes il y aura un nuage de fumée à la place de ta chétive existence. Paré !

— Attendez ! fait-elle.

— Des clous.

— Vous bluffez !

— O.K., je bluffe, mais dis-toi bien que j’ai déjà la cervelle en forme de détonateur.

« Cinq, attaqué-je… Quatre… trois… deux… »

— Ils virent de bord ! s’écrie le pilote. Bravo, commissaire, ça c’est du meuble !

Le radio renchérit :

— Vous êtes vraiment le superman de la gamberge !

— J’ai connu un gars qui voulait m’égaler, fais-je modestement, et on l’a opéré d’urgence d’une hernie au cervelet.

Je rouvre le robinet à blabla téléguidé.

— Gardez le cap sur Nice, les enfants ! Nous vous collons de près. À la moindre tentative d’arnaque, vous allez régaler les congres !

Moins d’une heure plus tard, nous atterrissons à Nice, après avoir prévenu l’aéroport de notre double arrivée. C’est pas du beau turbin, ça, mes mecs ? Reconnaissez !

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