Le Carlina est un établissement tout ce qu’il y a de sélect, avec eau chaude et froide à tous les étages et plantes vertes à profusion.
Il est dix heures du mat’ lorsque je m’annonce, frais comme un rabbit de rabbin, dans un pull bleu ciel couleur épinard et un futal fuseau beige bien plus beau qu’un fuseau horaire fraîchement sorti des ateliers de Greenwich.
Je demande à parler à M. François Lormont. La ravissante préposée sonne l’intéressé, lequel demande qui je suis. Je fais répondre que je suis moi-même, ce qui est la vérité la plus vraie que j’aie jamais proférée. Il accepte de me recevoir.
Un groom me pilote à travers l’établissement jusqu’au deuxième étage et m’introduit dans un salon confortable avec vue sur la neige. Il y a des reproductions de Dufy aux murs et des originaux de Lévitan par terre. Je confie la face sud de ma personne à un canapé moelleux et j’attends. Dans la chambre voisine, une radio distille du langoureux. Quelques minutes s’écoulent et la lourde s’ouvre sur un homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne et qui serait blond s’il lui restait des cheveux. Il porte une robe de chambre écossaise aux couleurs du clan Mac Donald. Il a les pieds nus dans des mules italiennes et il fume la pipe qu’il s’est fait faire récemment. Le regard est celui d’un homme habitué aux affaires, qui jauge ses interlocuteurs en une seconde et sait, au bout de cette seconde, ce qu’il a à attendre d’eux.
— Monsieur San-Antonio ? Votre nom me dit quelque chose, attaque-t-il, bille en tête. Ne seriez-vous point ce fameux commissaire dont les exploits défrayent si souvent la chronique ?
— Fameux est un bien gros mot, monsieur Lormont.
— Vous permettez ? dit-il.
Il décroche le biniou.
— Un déjeuner complet, murmure Lormont.
Puis, avant de raccrocher :
— Voulez-vous prendre quelque chose avec moi ?
— Volontiers.
— Café, thé, chocolat ?
— Whisky.
Il sourit.
— Votre réputation n’est pas usurpée, dirait-on. Montez ma bouteille de scotch, ajoute-t-il.
Ayant passé ses petites commandes matinales, il s’assied en face de moi.
— Je suppose que vous avez quelque chose à me dire, commissaire.
— En effet, monsieur Lormont.
— Eh bien, je vous écoute !
— Je suis venu vous apprendre une triste nouvelle : on va vous assassiner.
Je ne sais pas quelle bouille vous pousseriez si je débarquais chez vous pour vous annoncer un truc comme ça. Mais je suis prêt à parier un casque à pointe contre une pointe Bic que vous deviendriez vachement pâlichon et que vos genoux feraient bravo. Lormont, lui, encaisse la nouvelle sans broncher.
— Quand ? demande-t-il paisiblement.
— Avant demain soir, monsieur Lormont.
— Qui ?
Là je me garde bien de balancer le blaze de Riri.
— Je l’ignore encore, mais je sais de source extrêmement sûre que l’événement doit se produire.
— Pour quelle raison doit-on me tuer ?
— Je comptais un peu sur vous pour l’apprendre, avoué-je.
— Pourquoi diantre ! voulez-vous que je le sache ?
— Parce qu’en général on connaît ses ennemis ou les gens auxquels on porte préjudice. On ne fait assassiner que ceux qui vous gênent. Les statistiques ont prouvé que huit fois sur dix, la victime porte une partie de la responsabilité du meurtre.
Il ne sourcille toujours pas et continue de me fixer en tétant nonchalamment son morceau de bruyère. Je viendrais lui dire qu’un tordu a embouti une aile de sa calèche, il marquerait plus de contrariété.
— La chose ne semble pas vous affecter outre mesure, monsieur Lormont ?
— En effet.
— Je vous admire.
— Il n’y a pas de quoi. Ce n’est pas du courage mais de l’incrédulité, mon cher commissaire. Je n’ai pas d’ennemis, je n’ai jamais causé de préjudice à mon prochain, du moins pas à ma connaissance, et je considère cette nouvelle comme un bobard, soit dit sans vouloir vous vexer !
— Je la tiens pourtant du futur tueur en personne.
Là, il tique un chouïa.
— Expliquez-vous !
À cet instant on frappe à la lourde et un larbin s’annonce, porteur d’un plateau abondamment garni. J’attends qu’il ait mis les adjas pour continuer.
— Les gens qui vous veulent du mal ont payé un truand pour vous descendre. Ce truand s’est dégonflé et m’a averti, voilà l’histoire, monsieur Lormont.
— Mais…
— Permettez : peut-être s’agit-il en effet d’un bobard. Mais peut-être que non. Si c’est une blague vous le verrez, si ça n’est pas une blague vous ne le verrez pas ; car si ce n’est pas une blague on vous tuera réellement.
— Mais puisque votre type s’est dégonflé !
— Lui, oui. Mais ceux qui entendent vous tuer n’en resteront pas là. Ils recommenceront. Et ils feront appel cette fois aux services d’un dur moins tendre que le premier !
L’argument a atteint son objectif. Lormont se met à touiller son café avec une lenteur de geste qui en dit long comme une nuit de noces au Spitzberg sur sa rêverie.
— Je ne fais pourtant pas de politique…
— Mais vous faites des affaires, de grosses affaires qui doivent gêner des concurrents.
Il sourit, et j’admire son calme. Malgré tout ce qu’il peut dire il a du cran, le gars ! Du cran et tous les accessoires qui vont avec.
— Si on devait tuer ses concurrents, le monde des affaires ressemblerait à la Sologne un jour de chasse ! Même à Chicago ces méthodes n’ont pas cours, murmure Lormont.
Il médite un bref instant, puis, ayant avalé deux gorgées de caoua il demande, tout en versant un nuage de milk dans sa tasse :
— Que pensez-vous de tout ça, monsieur San-Antonio ?
— Je pense qu’il convient d’agir comme si nous étions convaincus du danger.
— À savoir ?
— Faites-vous du ski, monsieur Lormont ?
— Naturellement ! sinon pourquoi serais-je venu à Courchevel. Me prenez-vous pour un pilier de bar ?
— Des gens viennent uniquement pour le grand air, objecté-je.
Ça le fait marrer.
— Ces gens-là prennent un bol d’air dans la journée et douze whiskies le soir dans les boîtes de la station, vous le savez bien !
— Demain matin, monsieur Lormont, vous partirez faire du ski en ayant soin d’endosser un accoutrement aisément repérable. Si vous n’avez rien d’extravagant dans votre garde-robe, allez faire un tour chez Jean Blanc tantôt. Affublé de cette tenue voyante, coiffé d’un bonnet et le nez chaussé de lunettes, vous viendrez à mon hôtel, je suis au Sapin Bleu.
— Ensuite ?
Je prends mon scotch dans lequel un cube de glace joue les peaux de chagrin.
— Ensuite je vous expliquerai mon plan, monsieur Lormont. D’ores et déjà je vous recommande la plus grande discrétion. Comportez-vous exactement comme d’ordinaire et ne parlez à personne de ma visite.
Il hoche la tête.
— Entendu. Mais, entre nous, commissaire, ce micmac ne me dit rien. Je suis ici en vacances et ce cinéma m’est très déplaisant.
Oh ! ma douleur ! Vous verriez votre San-A. piquer sa rogne des jours J, les mecs !
— Confidence pour confidence, monsieur Lormont, je suis également en vacances à Courchevel et je préférerais dévaler le Biolley en ce moment plutôt que de m’occuper de votre sécurité !
Là-dessus, je vide mon godet d’un trait. C’est du chouette, du super-chouette, pur Malt !
— Ne vous fâchez pas, mon cher ami.
— Je ne me fâche pas : mais il est déplaisant de voir les gens bougonner parce que vous essayez de sauver leur peau.
Je me lève et marche à la porte. Lormont m’escorte. Avant de me quitter il pose sa main racée sur mon épaule musculeuse.
— Merci, et pardon, San-Antonio. Vous me plaisez beaucoup !
C’est le moment de s’évacuer, les gars, des fois que le Monsieur aurait un gros coup de tendresse pour moi !
De retour au Sapin Bleu, je demande à la mignonne standardiste si M. Belloise est levé et elle me répond que non. Je m’enquiers de son numéro de piaule : c’est le 22, ce qui ne manque pas de sel comme disait un marchand de morve de mes amis.
Parvenu au second, j’appuie mon oreille exercée contre le chambranle de la lourde 22, comme le ferait un toubib contre le placard d’un patient.
La porte ne compte pas 33, 33, mais elle laisse filtrer un dialogue d’amoureux :
— Passe-moi ma crème, chéri.
— Encore ! riposte Riri, maussade.
— Le soleil est mauvais et j’ai le derme si fragile !
— Derme mon c… ! rétorque Belloise, j’ai horreur que tu te foutes ces trucs gras sur la frime.
— Mais pourquoi ? s’étonne Lydia.
— Quand je t’embrasse, j’ai l’impression de bouffer un beignet. Et j’aime pas les beignets !
Je me dis qu’il est temps de stopper ces roucoulades et je toque à la turne. C’est Riri qui vient m’ouvrir. Il a un slip pour tout vêtement. À poil, il ressemble à une colonne Morris. Sa viande est couverte de graffiti. Sur une de ses jambes, il y a tatoué : « Je ne marche plus ! » et sur l’autre : « Moi non plus. » Au bas de son bide on lit cette précieuse indication : « Robinet des officiers. » Sur l’un de ses bras : le buste de la République, une et indivisible m’a-t-on dit ; sur son buste un bras de lumière du XVIIe siècle ; sur son autre bras un portrait en pied de l’amiral japonais Bokono-Tumaplu avec toutes ses décorations. Enfin, autour du cou de notre kiosque à journaux ambulant le classique « à découper en suivant le pointillé ».
— Tiens ! m’sieur le commissaire !
Je touche son cou.
— Voilà qui sera précieux à M. Desfourneaux le jour où tu te pèseras sur la bascule à Charlot !
— Parlez pas de malheur ! grogne Riri en touchant du bois.
— Emballe tes tatouages et viens me trouver dans ma carrée, je suis au 7.
Tout en parlant, je file un coup de périscope en direction de la môme Lydia. J’en ai le palpitant qui fait un triple Nelson en arrière sans appui. Elle ne porte qu’une culotte grande comme le mouchoir d’une marquise, un soutien-lolo et un porte-jarretelles en dentelle arachnéenne. Le tout est bleu et vous convulse le grand zygomatique depuis le disjoncteur polyvalent jusqu’au glottemuche supérieur droit. Elle me regarde dans la glace de sa coiffeuse et me virgule un regard tellement brûlant que, d’instinct, je regarde autour de moi dans l’espoir de découvrir un extincteur.
— Hello ! commissaire !
Cette gosse, mes amis, vous la consommeriez sans pain ! Je me dis que d’ici pas longtemps et peut-être avant, il faudra que je m’occupe de sa géographie. C’est pas juste qu’il se goinfre tout seul, Riri. De la confiture à un cochon, quoi !
Y a des statues de marbre qui ont sûrement chopé la danse de Saint-Guy en l’apercevant ! Elle rendrait sa virilité à un tramway désaffecté. Non seulement elle est belle et carrossée façon sirène, mais de plus elle a ce je ne sais quoi qui vous déguise le chmitzblik en Fenwick. On se demande à quoi ça tient : un éclat de regard ? Un reflet de la peau ? Un parfum ? Mystère !
— C’est d’accord, je vous rejoins tout de suite ! m’assure Belloise qui n’apprécie pas tellement ma contemplation.
Mon regard colle à cette fille comme du sparadrap. Je l’arrache d’un coup sec. Ça fait mal, mais je serre les chailles !
— C’est ça, mon gars, remue-toi ; je suis pressé.
Là-dessus je regagne ma piaule. Je la trouve terriblement vide. Une chambre sans femme, c’est une choucroute sans jambon.
Vous ne pensez pas ?