7.

Washington Square, 20 heures

Arnold Knopf avança dans l'allée principale, scrutant du coin de l'œil tous ceux qu'il croisait sur son chemin. Un clochard dormait sur un coin de pelouse, emmitouflé dans une vieille couverture ; un trompettiste répétait ses gammes au pied d'un arbre ; des promeneurs de chien croisaient des fumeurs esseulés ; un couple d'étudiants s'embrassait, assis sur le rebord de la fontaine ; un peintre devant son chevalet composait un monde de couleurs à la lueur d'un réverbère et un homme, bras au ciel, interpellait le Seigneur.

Suzie l'attendait sur un banc, le regard dans le vide.

– J'avais cru comprendre que vous vouliez que je vous fiche la paix ? dit Arnold Knopf en prenant place à côté d'elle.

– Vous croyez aux malédictions, Arnold ?

– Avec tout ce que j'ai pu voir dans ma carrière, j'ai déjà du mal à croire en Dieu.

– Moi, je crois aux deux. Et tout, autour de moi, semble maudit. Ma famille comme ceux qui s'en approchent.

– Vous avez pris des risques inconsidérés, vous en avez payé les conséquences. Ce qui me fascine, c'est que vous vous entêtiez. Qu'est-ce que c'est que ce regard ? Ne me dites pas que vous vous inquiétez pour votre journaliste ?

– J'ai besoin de lui, de sa détermination, de son savoir-faire, mais je ne veux pas le mettre en danger.

– Je vois. Vous espérez chasser seule, mais vous servir de lui pour qu'il débusque le gibier. Il y a trente ans, vous auriez trouvé votre place au sein de mon équipe, mais c'était il y a trente ans, ajouta Knopf en ricanant.

– Ce cynisme vous vieillit, Arnold.

– J'ai soixante-dix-sept ans et je suis sûr que si nous piquions un petit sprint jusqu'à la grille, j'arriverais le premier.

– Je vous aurais fait un croche-patte avant.

Knopf et Suzie se turent. Knopf inspira profondément et fixa l'orée du square.

– Comment vous dissuader ? Vous êtes si innocente, ma pauvre Suzie.

– J'ai perdu mon innocence l'année de mes onze ans. Le jour où l'épicier chez qui nous allions acheter nos friandises a appelé la police, pour deux barres de chocolat. On m'a emmenée au poste.

– Je m'en souviens très bien, je suis venu vous y chercher.

– Vous étiez arrivé trop tard, Arnold. J'avais dit au policier qui m'interrogeait ce qui s'était vraiment passé. L'épicier reluquait les jeunes filles du collège, il m'avait forcée à le toucher, il avait inventé ce vol lorsque je l'avais menacé de le dénoncer. L'inspecteur m'a giflée en me traitant de petite perverse et de sale menteuse. En rentrant, mon grand-père m'en a collé une autre. L'épicier Figerton était un homme irréprochable qui ne manquait jamais la messe du dimanche. Moi, je n'étais qu'une gamine effrontée, au comportement scandaleux. Grand-père m'a ramenée sur les lieux du crime, il m'a forcée à m'excuser, à avouer que j'avais tout inventé. Il a dédommagé Figerton et nous sommes partis. Je n'ai jamais pu oublier son sourire quand je suis remontée dans la voiture, joues en feu.

– Pourquoi ne m'avoir rien dit ?

– Vous m'auriez crue ?

Knopf ne répondit pas.

– Le soir, je me suis enfermée dans ma chambre, je ne voulais plus voir ni parler à personne, je ne voulais plus exister. Mathilde est rentrée deux jours plus tard. J'étais toujours cloîtrée. J'ai entendu des hurlements entre elle et mon grand-père. Il leur arrivait de se disputer souvent, mais comme cela, jamais. Plus tard dans la nuit, elle est venue s'asseoir au pied de mon lit. Pour m'apaiser, elle m'a parlé d'autres injustices et, pour la première fois, m'a révélé ce qui était arrivé à sa propre mère, ce que l'on avait fait subir à notre famille. Cette nuit-là, j'ai fait le serment de venger ma grand-mère. Je tiendrai cette promesse.

– Votre grand-mère est morte en 1966, vous ne l'avez même pas connue.

– Assassinée en 1966 !

– Elle avait trahi son pays, les temps étaient différents. La guerre froide était une guerre d'un autre genre, mais une vraie guerre.

– Elle était innocente.

– Vous n'en savez rien.

– Mathilde n'en a jamais douté.

– Votre mère était une ivrogne.

– Elle l'est devenue à cause d'eux.

– Votre mère était jeune à l'époque, elle avait toute la vie devant elle.

– Quelle vie ? Mathilde a tout perdu, jusqu'à son nom, le droit de poursuivre ses études, tout espoir de carrière. Elle avait dix-neuf ans quand ils ont descendu sa mère.

– Nous n'avons jamais su dans quelles circonstances...

– Elle a été abattue ? C'est le mot juste, Arnold, n'est-ce pas ?

Knopf sortit une boîte de pastilles à la menthe et en offrit une à Suzie.

– Et quand bien même vous l'innocenteriez aujourd'hui par je ne sais quel prodige, à quoi cela servirait ? reprit-il en mâchonnant sa pastille mentholée.

– À la réhabiliter, à me permettre de retrouver mon nom, à contraindre l'État à nous rendre ce qui nous a été confisqué.

– Baker, ça ne vous plaît plus ?

– Je suis née sous un nom d'emprunt, pour ne pas avoir à subir les humiliations endurées par Mathilde. Pour que les portes ne se referment pas sur moi, comme on les lui claquait au nez dès qu'elle déclinait son identité. Ne me dites pas que l'honneur ne compte pas plus que cela pour vous.

– Vous m'avez demandé de vous rejoindre ici dans quel but ? questionna Knopf.

– Acceptez d'être mon complice.

– La réponse est non, je ne ferai pas partie de vos petits projets. J'ai promis à votre grand-père...

– ... de veiller à ma sécurité, si vous ne me l'avez pas dit cent fois...

– Et je m'y tiendrai. Vous aider dans cette entreprise serait faire exactement l'inverse.

– Mais comme je ne changerai pas d'avis, ne pas m'aider me fera courir encore plus de risques.

– N'essayez pas de me manipuler, moi aussi. Vous n'avez aucune chance à ce petit jeu.

– Qu'avait-elle vraiment fait, pour qu'ils l'exécutent ?

– C'est drôle comme vous aimez que je vous répète certaines choses et d'autres pas. Elle s'apprêtait à vendre des secrets d'État. Elle a été interceptée avant de commettre l'irréparable. Elle a tenté de fuir, les choses ont mal tourné. Ce qu'elle faisait était extrêmement grave. Ceux qui ont agi n'avaient aucun autre moyen pour protéger les intérêts de notre pays et des personnes qu'elle allait dénoncer.

– Vous vous entendez parler, Arnold ? On se croirait dans un roman d'espionnage.

– C'était bien pire que ça.

– C'est grotesque, Lilly était brillante et cultivée, une femme avant-gardiste et humaniste qui n'aurait causé de mal à personne et encore moins trahi les siens.

– Qu'en savez-vous ?

– Mathilde ne se livrait pas seulement durant ses soirs d'ivresse. Dès que nous étions seules, elle me parlait de sa mère. Je n'ai jamais eu la chance que ma grand-mère me tienne sur ses genoux, mais je connais tout d'elle. Le parfum qu'elle portait, la façon dont elle s'habillait, ses lectures, ses coups de gueule, ses fameux éclats de rire.

– Oui, elle était en avance sur son temps, je vous le concède, et elle avait aussi son caractère.

– Elle vous appréciait, je crois.

– C'est un grand mot. Votre grand-mère n'aimait guère la compagnie des hommes qui gravitaient autour de son mari, ou plutôt de son pouvoir, leur complaisance et encore moins leurs flatteries. Elle appréciait ma discrétion. En réalité, j'affichais cette réserve devant elle parce qu'elle m'impressionnait beaucoup.

– Elle était belle, n'est-ce pas ?

– Vous lui ressemblez, et pas seulement physiquement, c'est bien ce qui m'inquiète d'ailleurs.

– Mathilde me disait que vous étiez l'un des rares à qui Lilly faisait confiance.

– Elle ne faisait confiance à personne et ça vous arracherait la bouche d'appeler votre mère « maman », comme tout le monde ?

– Mathilde n'a jamais été une mère « comme tout le monde », et puis c'est elle qui aimait que je l'appelle par son prénom. Qui a dénoncé Lilly ?

– Elle s'est grillée toute seule et votre grand-père n'a rien pu faire pour la sauver.

– Le pouvoir comptait plus que tout pour mon grand-père. Mais il aurait dû la protéger. C'était sa femme, la mère de sa fille, il en avait les moyens.

– Je vous interdis de porter de tels jugements, Suzie ! dit Knopf en s'emportant. Lilly était allée trop loin, là où personne ne pouvait plus rien pour elle. Si elle avait été arrêtée, sa trahison l'aurait conduite à la chaise électrique. Quant à votre grand-père, il fut la première victime de cette affaire. Il y a laissé sa carrière, sa fortune et son honneur. Son parti le destinait au poste de vice-président aux côtés de Johnson.

– Johnson ne s'est pas représenté. Carrière, fortune et honneur, quel triste ordre d'importance vous avez déterminé en disant cela. Vous étiez tous formatés, tous ceux qui travaillaient dans ces sinistres agences gouvernementales. Vous ne pensiez qu'à gagner vos guerres intestines et cueillir des étoiles à épingler sur vos plastrons.

– Petite sotte, ceux qui sont tombés pour que vous viviez dans un monde libre sont tous anonymes. Ces hommes de l'ombre servaient leur pays.

– Et combien de ces ombres formaient le contingent qui a tiré sur ma grand-mère ? Combien étaient-ils, ces vaillants serviteurs de la patrie, pour abattre une femme sans défense qui tentait de leur échapper ?

– J'en ai assez entendu, dit Knopf en se levant. Si votre grand-père vous a écoutée ce soir, il a dû se retourner dans sa tombe.

– Eh bien je l'aurai remis à l'endroit puisqu'il vous aura aussi entendu prendre la défense des assassins de sa femme !

Arnold Knopf s'éloigna dans l'allée. Suzie le rejoignit en courant.

– Aidez-moi à blanchir son nom, c'est tout ce que je vous demande.

Knopf se retourna vers Suzie et l'observa longuement.

– Une bonne leçon d'humilité vous ferait le plus grand bien. Et pour ça, il n'y a rien de mieux que d'être confronté à la réalité du terrain, murmura-t-il.

– Qu'est-ce que vous marmonnez ?

– Rien, je pensais à voix haute, dit Knopf en s'éloignant vers LaGuardia Place.

Les phares d'une voiture s'allumèrent, il s'installa à l'arrière et disparut pour de bon.


*

À 22 heures, Andrew s'apprêtait à quitter l'appartement de Simon.

— Tu veux vraiment rentrer chez toi ce soir ?

– C'est la cinquième fois que tu me poses la question, Simon.

– Je voulais juste m'en assurer.

– Je croyais que tu serais ravi que je libère le plancher, dit Andrew en refermant sa valise. Je passerai demain chercher le reste.

– Tu sais que si tu changes d'avis, tu peux revenir.

– Je ne changerai pas d'avis.

– Alors, je t'accompagne.

– Non, reste. Je t'appellerai en arrivant, c'est promis.

– Si je n'ai pas de tes nouvelles dans une demi-heure, je viens.

– Tout ira bien, je t'assure.

– Je sais que tout ira bien, et puis tu vas dormir dans des draps neufs !

– Exactement.

– Et tu m'as promis d'inviter à dîner celle qui te les a offerts !

– Aussi. À ce sujet, tu n'as jamais pensé à rappeler cette Kathy Steinbeck ?

– Quelle étrange idée, pourquoi me parles-tu d'elle ?

– Pour rien, ça m'est venu comme ça, mais songes-y.

Simon regarda son ami, perplexe.

Andrew empoigna son bagage et quitta l'appartement.

En arrivant au pied de son petit immeuble, il releva la tête vers ses fenêtres, les rideaux étaient tirés. Il inspira profondément avant d'entrer.

La cage d'escalier était plongée dans le noir jusqu'au troisième étage. Parvenu sur son palier, Andrew posa sa valise pour chercher ses clés.

La porte de son appartement s'ouvrit brusquement sur un homme qui le repoussa d'un violent coup porté à la poitrine. Andrew partit en arrière et heurta la rambarde. Le temps se figea alors que son corps basculait. Son assaillant le rattrapa par le col et le projeta à terre avant de se précipiter vers l'escalier. Andrew se rua sur lui et réussit à lui agripper l'épaule, mais l'agresseur se retourna en lui assenant un direct du droit. Il crut que son œil s'était enfoncé dans son crâne, il résista à la douleur et essaya de retenir son adversaire. Un uppercut aux côtes, suivi d'un autre au foie, le fit renoncer. Il se plia en deux et accepta l'issue du combat.

L'homme dévala les marches, la porte qui donnait sur la rue se referma en grinçant.

Andrew attendit de reprendre son souffle. Il se releva, récupéra sa valise et rentra chez lui.

– Bienvenue à la maison, grommela-t-il dans sa barbe.

L'appartement était sens dessus dessous, les tiroirs de son bureau ouverts et ses dossiers éparpillés sur le sol.

Andrew se rendit dans la cuisine, ouvrit le congélateur, mit des glaçons dans un torchon et se l'appliqua sur la paupière. Puis il alla constater l'étendue des dégâts dans le miroir de la salle de bains.


*

Il remettait de l'ordre depuis une heure lorsqu'on sonna. Andrew attrapa son veston et chercha son revolver dans la poche. Il le glissa dans son dos, sous la ceinture du pantalon et entrebâilla la porte.

– Qu'est-ce que tu fichais ? Je t'ai appelé dix fois, demanda Simon.

Puis il regarda Andrew.

– Tu t'es battu ?

– Je me suis fait dérouiller, plutôt.

Andrew fit entrer Simon.

– Tu as vu celui qui t'a fait ça ?

– Il avait ma taille, brun, je crois. Tout s'est passé très vite, la cage d'escalier était peu éclairée.

– Qu'est-ce qu'on t'a volé ?

– Qu'est-ce que tu veux qu'on vole ici ?

– Tu as vérifié si d'autres appartements avaient été cambriolés dans l'immeuble ?

– Je n'y ai pas pensé.

– Tu as appelé les flics ?

– Pas encore.

– Je vais voir si d'autres portes on été fracturées, dit Simon. Je reviens tout de suite.

Pendant que Simon inspectait les paliers, Andrew alla remettre son arme à sa place et ramassa en chemin le cadre photo tombé au pied de la cheminée.

– Tu as vu ce qui s'est passé, toi ? Que cherchait ce type ? murmura-t-il en regardant le visage souriant de son ex-femme.

Simon arriva dans son dos.

– Allez viens, on va chez moi, lui dit-il en lui ôtant la photographie des mains.

– Non, je finis de ranger et je me couche.

– Tu veux que je reste ?

– Ça va aller, répondit Andrew en reprenant le cadre.

Il le remit en place et raccompagna Simon à la porte.

– Je t'appelle demain, c'est promis.

– J'ai trouvé ça sur les marches, dit Simon en tendant à Andrew une enveloppe froissée, c'est peut-être tombé de la poche de ton cambrioleur. J'ai fait bien attention à la tenir du bout des doigts et dans le coin... pour ne pas fausser les empreintes.

Andrew leva les yeux au ciel, l'air consterné. Il attrapa l'enveloppe à pleine main et découvrit sous le rabat une photographie de Suzie et lui, au bas de l'immeuble, le soir où il lui avait confié ses clés. L'image était sombre, la prise de vue avait été réalisée sans flash.

– Qu'est-ce que c'est ? demanda Simon.

– Un prospectus, répliqua Andrew en rangeant l'enveloppe dans sa poche.

Après le départ de Simon, il s'installa à son bureau pour étudier le cliché de plus près. Celui qui avait pris cette photo les avait épiés depuis l'angle de Perry et de West 4th. Il retourna la photographie et vit au dos trois traits de marqueur noir. En l'approchant de la lampe, il essaya de deviner ce que l'on avait biffé, mais en vain.

L'envie d'alcool se fit plus pressante que jamais. Andrew ouvrit tous les placards de la cuisine. La femme de ménage avait bien fait son travail et il n'y trouva que de la vaisselle. Le caviste le plus proche se situait au coin de Christopher Street, mais à minuit passé, son rideau de fer serait baissé.

Il se sentait incapable de s'endormir sans avoir bu quelque chose. Il ouvrit machinalement le réfrigérateur et trouva une bouteille de vodka accompagnée d'un petit mot suspendu au goulot.

« Que votre première nuit soit belle. Merci pour tout. Suzie. »

Andrew ne raffolait pas de la vodka, mais c'était mieux que rien. Il s'en servit un grand verre et s'installa dans le canapé du salon.


*

Le lendemain matin, assis au pied d'une colonne, en haut des grands escaliers de la bibliothèque, un café à la main et un journal posé sur les genoux, Andrew levait la tête à intervalles réguliers pour observer les alentours.

Lorsqu'il vit Suzie Baker grimper les marches, il s'avança vers elle. Il la fit sursauter en la prenant par le bras.

– Désolé, je ne voulais pas vous faire peur.

– Qu'est-ce qui s'est passé ? lui demanda-t-elle en voyant les ecchymoses sur son visage.

– J'allais précisément vous poser la question.

Suzie fronça les sourcils alors qu'Andrew l'entraînait vers la rue.

– Il est interdit de parler en salle de lecture et nous avons des choses à nous dire. J'ai besoin d'avaler quelque chose, il y a un vendeur de hot-dogs là-bas, dit-il en désignant le carrefour.

– À cette heure-ci ?

– Pourquoi, ils sont moins bons à 9 heures du matin qu'à midi ?

– C'est une question de goût.

Andrew s'acheta un Jumbo nappé de condiments et en proposa un à Suzie qui se contenta d'un café.

– Une petite marche dans Central Park, ça vous dirait ? suggéra Andrew.

– J'ai du travail, mais je suppose que ça va attendre un peu.

Andrew et Suzie remontèrent la Cinquième Avenue. Un crachin d'hiver se mit à tomber. Suzie releva le col de son manteau.

– Ce n'est vraiment pas le temps idéal pour une promenade, dit-elle en arrivant aux abords du parc.

– Je vous aurais bien offert un petit déjeuner au Plaza, mais je n'ai plus faim. C'est drôle, ça fait des années que je vis à New York et je n'ai encore jamais emprunté l'une de ses calèches, dit Andrew en désignant les cochers affairés près de leurs chevaux de trait. Venez, nous serons à l'abri.

– De la pluie ? J'en doute.

– Des oreilles indiscrètes, répondit Andrew en traversant la 59e Rue.

Le cocher aida Suzie à prendre place sur la banquette et déploya dès qu'Andrew l'eut rejointe une grande couverture sur leurs genoux avant de grimper sur son siège.

Le fouet claqua et le cabriolet s'ébranla.

– Un hot-dog au petit déjeuner suivi d'une promenade digestive en landau, après tout pourquoi pas, lâcha Suzie.

– Vous croyez aux coïncidences, mademoiselle Baker ?

– Non.

– Moi non plus. Même si le nombre de larcins commis chaque jour dans Manhattan n'interdit en rien que nous soyons tous les deux victimes d'une effraction au cours de la même semaine.

– Vous avez été cambriolé ?

– Vous pensiez que je m'étais cogné sur ma table de nuit ?

– J'ai imaginé que vous vous étiez battu.

– Il m'arrive parfois de prendre un verre de trop le soir, mais je n'ai jamais été un pochetron.

– Ce n'est pas ce que j'ai suggéré.

– Je vous laisse commenter ces coïncidences, dit Andrew en lui tendant une enveloppe.

Suzie regarda la photographie qui se trouvait à l'intérieur.

– Qui vous a envoyé ça ?

– Le type qui m'a passé à tabac l'a perdue dans la bagarre.

– Je ne sais pas quoi vous dire, bredouilla-t-elle.

– Faites un petit effort.

Mais Suzie resta silencieuse.

– Bien, je vais vous aider, à deux c'est toujours plus facile. Le hasard fait que vous vous retrouvez assise en face de moi à la bibliothèque. Quatre cents tables dans la grande salle de lecture et c'est moi qui tire le gros lot. On vous prévient que vous venez d'être cambriolée, et le hasard encore fait que je me trouve à vos côtés à ce moment-là. Vous rentrez à votre domicile, n'appelez pas la police à cause de l'intendant et de votre situation précaire. À peine êtes-vous partie de chez moi, que je me fais cambrioler, comme vous. Comme nous ne sommes plus à un hasard près, les méthodes d'effraction sont similaires et nos appartements sont mis à sac sans que rien n'y soit volé. Sacrément joueur, ce hasard. Je continue ?

– C'est le hasard qui vous a demandé de m'aborder à la bibliothèque ? Lui encore qui vous a suggéré de me suivre jusqu'en bas de chez moi ? Toujours lui qui vous a demandé de fouiner dans mon passé, de m'inviter à déjeuner et de me prêter votre appartement ?

– Non, de tout cela, je suis seul responsable, répliqua Andrew, embarrassé.

– Alors, qu'est-ce que vous insinuez ?

– Pour tout vous dire, je n'en sais trop rien.

– Je ne vous ai rien demandé que je sache. Faites arrêter cette calèche qui pue le cheval mouillé, laissez-moi partir et fichez-moi la paix.

– J'aime bien l'odeur des chevaux, avant je les craignais, mais plus maintenant. J'ai payé pour un tour complet, et si d'ici là vous n'avez pas répondu à mes questions, on s'en offrira un second, j'ai tout mon temps.

– À la vitesse à laquelle on se traîne, je peux descendre en marche, vous savez.

– Vous avez vraiment un sale caractère !

– C'est de famille.

– D'accord, reprenons à zéro cette conversation mal engagée.

– La faute à qui ?

– J'ai un œil à moitié fermé, vous voulez que je vous présente mes excuses ?

– Ce n'est pas moi qui vous ai frappé, tout de même !

– Non, mais vous n'allez pas me dire que cette photo n'est pas sans rapport avec vous ?

Suzie Baker rendit la photographie à Andrew en souriant.

– Vous aviez meilleure mine !

– J'avais mieux dormi la veille, et sans compresse sur la figure.

– Ça fait mal ? interrogea Suzie en posant doucement la main sur l'arcade sourcilière d'Andrew.

– Quand vous appuyez, oui.

Andrew écarta la main de son visage.

– Dans quelle histoire êtes-vous allée vous fourrer, mademoiselle Baker ? Qui nous épie et nous cambriole ?

– Cela ne vous concerne pas, je suis désolée de ce qui vous est arrivé. Demain, je demanderai à changer de table à la bibliothèque. Gardez vos distances et vous serez tranquille. Maintenant, dites à ce cocher de me laisser descendre.

– Qui était l'homme sorti juste avant vous de l'épicerie, le soir où nous nous y sommes croisés ?

– Je ne sais pas de qui vous parlez.

– De lui, rétorqua Andrew en sortant de sa poche les clichés qu'il avait reçus de France.

Suzie les étudia attentivement et son expression s'assombrit.

– Pour qui travaillez-vous, monsieur Stilman ? questionna-t-elle.

– Pour le New York Times, mademoiselle Baker, bien qu'actuellement je m'accorde un congé maladie prolongé.

– Alors, tenez-vous-en à vos articles, lui dit-elle avant d'ordonner au cocher de faire stopper sa carriole.

Suzie sauta à terre et remonta l'allée principale à pied. Le cocher se retourna vers son passager, guettant ses instructions.

– Soyez gentil, lui dit Andrew, demandez-moi dans quel bourbier je vais encore aller m'empêtrer. J'ai besoin de me l'entendre dire.

– Je vous demande pardon, monsieur ? répondit le cocher qui ne comprenait rien à ce que son client lui disait.

– Pour vingt dollars de plus, vous feriez faire demi-tour à votre bourrin ?

– Pour trente, je peux même rattraper la jeune dame.

– Vingt-cinq !

– Affaire conclue !

Le cocher manœuvra et la calèche repartit à bon trot, elle ralentit en arrivant à la hauteur de Suzie.

– Montez ! dit Andrew.

– Laissez-moi, Stilman, je porte la poisse.

– Je ne risque rien, je suis né avec. Montez je vous dis, vous allez être trempée.

– Je le suis déjà.

– Alors raison de plus, venez vous abriter sous la couverture, vous allez attraper froid.

Suzie grelottait, elle se hissa sur le marchepied, prit place sur la banquette et se blottit sous le plaid.

– Après votre accident, vous avez été rapatriée dans un avion d'une compagnie un peu spéciale. On n'achète pas ce genre de billet à un comptoir d'aéroport, n'est-ce pas ?

– Puisque vous le dites.

– Qui est Arnold Knopf ?

– L'homme de confiance de ma famille ; je n'ai pas connu mon père, Knopf a été une sorte de parrain pour moi.

– Qui êtes-vous exactement, mademoiselle Baker ?

– La petite-fille de feu le sénateur Walker.

– Son nom devrait me dire quelque chose ?

– Il était l'un des plus proches conseillers du président Johnson.

– Lyndon Baines Johnson, qui a succédé à Kennedy ?

– En personne.

– Quel rapport entre ce grand-père sénateur et ce qui vous concerne ?

– C'est bizarre pour un reporter, vous ne lisez pas la presse ?

– L'élection de Johnson remonte à 1964. Je ne lisais pas le journal dans les burettes de mon père.

– Ma famille a fait l'objet d'un scandale national. Mon grand-père a dû renoncer à sa carrière.

– Maîtresse, détournement de fonds publics, ou les deux ?

– Sa femme fut accusée de haute trahison et assassinée alors qu'elle tentait de fuir.

– En effet, ce n'est pas banal. Quel rapport avec vous, vous n'étiez même pas née ?

– Ma grand-mère était innocente, je me suis juré d'en apporter la preuve.

– Pourquoi pas. Et quarante-six ans plus tard, cela nuirait toujours à certains ?

– Il semblerait que oui.

– Quel genre de trahison ?

– On prétend qu'elle s'apprêtait à vendre des secrets militaires aux Soviétiques et aux Chinois. Nous étions en pleine guerre du Vietnam, elle était l'épouse d'un haut conseiller du gouvernement, elle entendait beaucoup de choses se dire sous son toit.

– Votre grand-mère était communiste ?

– Je ne l'ai jamais cru. Elle était farouchement opposée à la guerre et militait contre les inégalités sociales. Elle avait aussi une certaine autorité sur son mari, mais cela n'a rien de criminel.

– Tout dépend aux yeux de qui, répondit Andrew. Vous pensez que c'était un coup monté à cause de l'influence qu'elle exerçait sur votre grand-père ?

– Mathilde en était convaincue.

– Mathilde ?

– Leur fille, ma mère.

– Mettons de côté les certitudes de votre mère, qu'est-ce que vous avez de concret ?

– Quelques papiers ayant appartenu à Lilly et le dernier message qu'elle a laissé avant de fuir. C'est un mot manuscrit auquel je n'ai jamais rien compris.

– Ce n'est pas ce que j'appellerai des preuves tangibles.

– Monsieur Stilman, je dois vous faire un aveu. Je vous ai menti sur une chose.

– Une seule ?

– Mon ascension du mont Blanc n'était en rien un pèlerinage, encore moins pour Shamir. Mathilde buvait beaucoup, je vous l'ai dit. Je ne peux compter le nombre de fois où j'allais la chercher dans ces bars où elle s'endormait au comptoir, quand ce n'était pas dans sa voiture au beau milieu d'un parking. Lorsqu'elle touchait le fond, c'est moi qu'elle appelait toujours à son secours. Dans ces moments-là, elle se mettait à me parler de ma grand-mère. La plupart du temps ses phrases étaient décousues et ses propos incompréhensibles. Une nuit où elle était plus saoule que d'habitude, elle a voulu prendre un bain dans le port de Boston. À 3 heures du matin, en plein mois de janvier, le 24 pour être précise. Une patrouille passait par là, un policier l'a repêchée in extremis.

– Elle était ivre ou elle tentait de mettre fin à ses jours ?

– Les deux.

– Pourquoi ce soir-là ?

– Justement, pourquoi ce soir-là ? Je lui ai posé la question, elle m'a répondu que c'était le quarantième anniversaire du dernier espoir.

– Ce qui voulait dire ?

– La seule preuve qui aurait pu innocenter sa mère se trouvait à bord d'un avion qui s'était écrasé sur le mont Blanc le 24 janvier 1966. Après la tentative de suicide de ma mère, j'ai commencé à faire des recherches.

– Vous êtes partie escalader le mont Blanc pour retrouver quarante-six ans après le crash d'un avion une preuve qui se trouvait à bord ? C'est un peu gros.

– J'ai étudié ce crash pendant des années et recueilli plus de documentation que quiconque à ce sujet. J'ai répertorié les mouvements du glacier mois par mois, inventorié chaque débris qu'il a recraché.

– Un avion qui percute une montagne, que voulez-vous qu'il en reste ?

– Le Kanchenjunga a laissé une traînée linéaire de huit cents mètres sur le flanc de la montagne. Il ne l'a pas frappé de plein fouet. En apercevant la cime, le pilote a dû cabrer son appareil. C'est la queue qui a touché en premier. Parmi les milliers de débris retrouvés au cours des quarante dernières années, aucun ne provenait du cockpit, aucun ! Au moment de l'impact, l'avant s'était forcément séparé du reste de la carlingue, et j'ai compris qu'il avait fini sa glissade au fond d'un gouffre, sous les rochers de la Tournette. Après des années de lectures de rapports, de témoignages, d'analyses et de photographies, j'étais quasi certaine d'en avoir localisé l'entrée. Ce que je n'avais pas prévu, c'était que nous y tomberions aussi.

– Admettons, dit Andrew incrédule. Vous l'avez retrouvé, le cockpit du Kanchenjunga ?

– Oui, nous l'avons trouvé, ainsi que la cabine des premières classes, presque intacte. Malheureusement, la preuve que je cherchais ne s'est pas révélée aussi parlante que je l'avais espéré.

– De quoi s'agit-il ?

– D'une lettre voyageant dans l'attaché-case du diplomate indien qui figurait sur votre liste.

– Vous lisez l'hindi ?

– Elle était écrite en anglais.

– Et vous pensez que c'est cette lettre que notre visiteur indélicat est venu chercher chez vous ? Il l'a trouvée ?

– Je l'ai planquée dans votre appartement.

– Je vous demande pardon ?

– J'ai préféré la mettre en lieu sûr. Elle est cachée derrière votre réfrigérateur, c'est vous qui m'avez donné l'idée. Je ne savais pas que j'étais suivie et encore moins que vous le seriez aussi.

– Mademoiselle Baker, je ne suis pas détective privé, mais reporter, et je ne suis pas au mieux de ma forme. Pour une fois, je vais écouter cette petite voix qui m'invite à m'occuper de mes affaires et à vous laisser à vos histoires de famille.

La calèche sortit de Central Park et se rangea le long de la 59e Rue. Andrew aida Suzie à en descendre et fit signe à un taxi.

– La lettre, dit-elle, en saluant Andrew, il faut que je la récupère.

– Je vous la restituerai demain à la bibliothèque.

– Alors à demain, dit Suzie en refermant la portière du taxi.

Andrew resta sur le trottoir, perdu dans ses pensées, et ses pensées tournaient en rond. Il regarda le taxi de Suzie s'éloigner et appela Dolorès Salazar.

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