6.

Andrew passait une sale nuit. Léviter sur sa stèle à contempler l'autoroute en plein désarroi, jusqu'à ce que Valérie vienne lui rendre une visite et qu'il finisse par se réveiller en sueur, n'avait rien de plaisant.

Ce qui le troublait, c'était de connaître par cœur le déroulement de ce cauchemar, et de se laisser pourtant surprendre chaque fois, lorsqu'il la voyait descendre de son break et avancer vers lui.

Pourquoi son esprit tordu le laissait-il ignorer tout de la suite alors qu'à son réveil il était hanté par ce qu'elle était venue faire sur sa tombe ?

Les ressorts du canapé lui meurtrissaient le dos et il finit par s'avouer qu'il était peut-être temps de rentrer chez lui.

En prêtant sa chambre à cette Suzie Baker, il avait espéré que son passage viendrait troubler la mémoire du lieu, que son odeur s'y imprégnerait, en effaçant une autre. Il aurait été incapable de formuler précisément ce qu'il avait en tête, mais cela ressemblait à quelque chose comme cela.

Il entendit Simon ronfler de l'autre côté de la cloison. Il se leva sans bruit et récupéra la bouteille de Fernet qu'il avait cachée dans un vase. La porte du réfrigérateur grinçait à réveiller un mort, alors il renonça au Coca, et but de longues gorgées au goulot. La boisson avait un goût encore plus amer, mais l'alcool lui fit du bien.

Il alla s'asseoir sur le rebord de la fenêtre et réfléchit. Quelque chose le préoccupait.

Son carnet se trouvait sur le bureau de Simon. Il entrouvrit la porte et attendit que ses yeux s'accommodent à la pénombre.

Simon marmonnait dans son sommeil. Andrew avança à pas de loup. Alors qu'il approchait du secrétaire, il entendit son ami murmurer nettement : « Je t'aimerai toujours, Kathy Steinbeck. »

Et Andrew dut se mordre la langue pour ne pas rire.

Il chercha le carnet à tâtons, l'attrapa du bout des doigts et ressortit aussi furtivement qu'il était entré.

De retour dans le salon, il relut attentivement ses notes et comprit enfin ce qui lui avait échappé. Quel était cet avion dont lui avait parlé Suzie Baker et comment se procurer le manifeste de ses passagers ?

Sachant qu'il ne dormirait plus, il s'habilla, rédigea un mot à Simon qu'il posa sur le comptoir de la cuisine et s'en alla.

Le nordet soufflait sur la ville, raflant dans ses assauts glacials les fumerolles de vapeurs qui s'échappaient des bouches d'égout. Andrew remonta son col et se mit en marche dans une nuit polaire. Il héla un taxi sur Hudson et se fit déposer devant le journal.

Le bouclage de la première édition du matin était achevé depuis longtemps, laissant la salle de rédaction déserte. Andrew présenta son badge au veilleur de nuit et monta à l'étage. Il avançait vers son bureau quand il vit la carte de presse de Freddy Olson, coincée sous une roulette de fauteuil. Elle avait dû tomber de sa poche arrière. Andrew la ramassa et la glissa illico dans le destructeur de documents. Il appuya sur le bouton et la regarda disparaître dans la fente avec un petit bruit de déchirure qui le ravit. Puis il s'assit devant son écran d'ordinateur.

Andrew découvrit rapidement l'identité des deux avions qui s'étaient abîmés sur la montagne et la similitude des accidents l'interpella. Suzie lui avait confié avoir entrepris son ascension en janvier, en raison d'une date anniversaire. Andrew inscrivit le nom du Kanchenjunga sur son carnet et la destination finale que l'avion n'avait jamais atteinte. Puis il rédigea une demande en bonne et due forme auprès de la compagnie aérienne afin d'obtenir la liste des passagers et de l'équipage.

Il était 5 heures du matin à New York, 15 h 30 à New Delhi. Quelques instants plus tard, il reçut une réponse le priant de bien vouloir communiquer une copie de sa carte de presse et la raison de sa requête, ce qu'il fit sur-le-champ. Andrew attendit devant son écran, mais son interlocuteur avait dû aller solliciter une autorisation de sa hiérarchie. Il regarda sa montre, hésita et finit par décrocher son téléphone.

Dolorès Salazar ne sembla pas plus surprise que cela d'être réveillée par un appel d'Andrew à une heure si matinale.

– Comment va Filofax ?

– Vous me téléphonez à 5 h 30 pour prendre des nouvelles de mon chat, Stilman ? Que puis-je faire pour vous ? répondit Dolorès Salazar, en bâillant.

– Ce que vous faites mieux que personne.

– Vous vous êtes remis au boulot ?

– Peut-être, ça dépendra de ce que vous me trouverez.

– Commencez par me dire ce que vous cherchez.

– Un manifeste de passagers.

– J'ai un contact à la FAA, je peux toujours essayer. Quel vol, et quelle date ?

– Air India 101, 24 janvier 1966, Delhi-Londres, l'avion s'est écrasé au-dessus de la France avant d'arriver à son escale à Genève. Je cherche à savoir si quelqu'un a embarqué sous le nom de Baker.

– Vous ne voulez pas que je vous trouve le nom du chef cuistot du Titanic pendant que vous y êtes ?

– Ça veut dire que vous acceptez de me donner un coup de main ?

Dolorès avait déjà raccroché. Andrew verrouilla son ordinateur et descendit à la cafétéria.


*

Dolorès Salazar rappela Andrew trois heures plus tard, l'invitant à venir la voir à son bureau.

– Vous l'avez obtenue ?

– Je vous ai déjà déçu, Stilman ? dit-elle en lui tendant un dossier.

– Comment avez-vous fait en si peu de temps ?

– Les rapports du Bureau d'enquêtes accident sont publics, celui qui concerne votre avion a été publié au Journal officiel français du 8 mars 1968. Il était accessible depuis n'importe quel ordinateur. Vous auriez pu trouver ça tout seul si vous aviez encore les yeux en face des trous.

– Je ne sais comment vous remercier, Dolorès, répliqua Andrew en commençant à consulter la liste des noms.

– Ne vous fatiguez pas, j'ai épluché la liste, aucun Baker à bord.

– Alors je suis dans l'impasse, soupira Andrew.

– Si vous me disiez ce que vous cherchez vraiment au lieu de faire cette tête de cent pieds de long.

– À percer la véritable identité de quelqu'un.

– Je peux savoir pourquoi ?

Andrew continua de parcourir les pages du dossier.

– Question idiote..., râla Dolorès en fixant son écran. Vous perdez votre temps, quatre-vingt-huit pages sans la moindre zone d'ombre. Je l'ai lu dans le métro et relu en arrivant ici. Rien d'insolite. Si vous vous intéressez à la théorie du complot qui a plané autour de ce drame, j'ai potassé la question pour vous, mais elle me semble tout ce qu'il y a de plus fumeuse.

– Quelle théorie ?

– Parmi les passagers se trouvait un responsable du programme nucléaire indien. On a parlé de missile tiré depuis la montagne, de malédiction aussi, parce qu'un autre avion de cette compagnie avait connu un sort identique seize ans plus tôt, et au même endroit.

– Oui, j'ai lu ça. Je dois dire que la coïncidence des deux crashs est troublante.

– Les lois statistiques le sont parfois. Qu'un type gagne deux fois à la loterie et les paris seront truqués, il a pourtant la même chance qu'un autre à chaque tirage, non ? En ce qui concerne le vol Air India 101, tout ce qui a pu être avancé ne tient pas la route. La météo était mauvaise, si on avait voulu la peau de cet ingénieur, il y avait plus simple que d'aller abattre un avion en pleine tempête de neige.

– Il y avait d'autres passagers intéressants à bord ?

– Définissez-moi ce que vous appelez intéressant ?

– Je n'en ai pas la moindre idée.

– Aucun Américain. Des Indiens, des Anglais, un diplomate, des gens comme vous et moi qui ne sont jamais arrivés à destination. Bon, Stilman, vous me dites qui est ce Baker ou vous me laissez bosser pour vos collègues journalistes qui ont des travaux sérieux à me confier ? Votre ami Olson par exemple, il a besoin de mes services.

– Vous dites ça juste pour m'emmerder, Dolorès ?

– C'est possible.

– Suzie Baker.

– Elle était à bord ?

– Non, mais quelqu'un de sa famille devait s'y trouver.

– Elle est jolie, votre Suzie Baker ?

– Je ne sais pas, peut-être.

– Non, mais je rêve ! Monsieur joue le bon Samaritain, mais il ne sait pas. Si elle me ressemblait, vous auriez réveillé une collègue au petit matin ?

– Sans la moindre hésitation, et puis vous êtes bourrée de charme, Dolorès.

– Je suis moche, et je m'en fiche, j'ai d'autres atouts dans la vie. Mon boulot, par exemple. Je suis l'une des meilleures recherchistes du pays. Vous me m'avez pas tirée du lit à l'aube pour m'apporter des croissants, n'est-ce pas ? Les filles comme moi ne sont pas votre genre.

– Enfin Dolorès, arrêtez de dire n'importe quoi, vous êtes ravissante.

– Oui, comme un plat de spaghettis à la bolognaise. Vous savez pourquoi je vous aime bien, Stilman ? Parce que vous ne savez pas mentir et je trouve ça craquant. Maintenant, fichez-moi le camp, j'ai du travail. Ah, une dernière chose, vous me demandiez tout à l'heure comment vous pouviez me remercier ?

– Tout ce qui vous fera plaisir.

– Retournez aux réunions de Perry Street, vous en avez besoin, votre foie aussi.

– Vous y allez toujours ?

– Une fois par semaine. Je n'ai pas touché à une goutte d'alcool depuis trois mois.

– Ne me dites surtout pas que vous avez fait vœu de sobriété sur mon lit d'hôpital.

– Quelle drôle d'idée ! Je suis contente que vous vous en soyez tiré, Stilman, et encore plus d'avoir pu retravailler avec vous, même si ce fut court. Je suis impatiente que vous vous atteliez à un vrai sujet. Alors à samedi, Perry Street ?

Andrew emporta le dossier et referma la porte du bureau de Dolorès Salazar sans ajouter un mot.


*

Une heure plus tard, un employé de la cafétéria déposa un panier de viennoiseries sur le bureau de Dolorès. Il n'y avait aucun mot l'accompagnant, mais la recherchiste n'eut aucun doute sur sa provenance.


*

En fin de matinée Andrew reçut un message sur son téléphone portable.

« Je ne vous ai pas vu à la bibliothèque hier ni ce matin. Toujours en ville ? Si oui, midi et demi chez Frankie's, j'ai vos clés. »

Et Andrew répondit « 13 heures, chez Mary's », par pur esprit de contradiction.


*

Andrew accrocha son manteau à la patère. Suzie l'attendait au comptoir. Le serveur les guida jusqu'à leur table. Andrew y posa en évidence le dossier que Dolorès lui avait confié.

– Désolé de vous avoir fait attendre, dit-il en s'asseyant.

– Je viens d'arriver, vous venez souvent ici ?

– C'est ma cantine.

– Vous êtes un homme d'habitudes, c'est étrange pour un reporter.

– Quand je ne voyage pas, j'ai besoin de stabilité.

– J'en doute, mais c'est amusant. Ainsi, il y aurait donc deux Stilman, le rat des villes et le rat des champs ?

– Merci de la comparaison. Vous vouliez me voir pour me parler de mes habitudes alimentaires ?

– Je voulais vous voir pour le plaisir de votre compagnie, vous remercier de votre générosité et vous rendre vos clés. Mais rien ne nous oblige à déjeuner, vous m'avez l'air de bien mauvaise humeur.

– J'ai peu dormi.

– Raison de plus pour réintégrer votre appartement, dit-elle en lui en tendant la clé.

– Ma literie est si bonne que ça ?

– Je n'en sais rien, j'ai dormi par terre.

– Vous avez peur des acariens ?

– Je dors à même le sol depuis que je suis gosse, j'ai toujours eu horreur des lits. Ça rendait ma mère folle. Le divan du psy coûtait trop cher, elle a fini par fermer les yeux.

– Pourquoi cette phobie des lits ?

– Je me sens plus en sécurité en dormant au pied de ma fenêtre.

– Vous êtes une étrange personne, mademoiselle Baker. Et votre guide, il dormait aussi par terre à côté de vous ?

Suzie regarda Andrew et encaissa le coup sans rien dire.

– Avec Shamir, tout était différent, je n'avais plus peur, dit-elle en baissant les yeux.

– Qu'est-ce qui vous terrorise à l'idée de dormir au-dessus du sol ? Quoique, à bien y réfléchir, si je vous racontais mes cauchemars...

– Et vous, qu'est-ce qui vous terrorise au point que vous portiez une arme à feu sur vous ?

– On m'a lardé comme un cochon. J'y ai laissé un rein, et mon mariage. Les deux à cause de la même personne.

– Votre assassin court toujours ?

– Je ne suis pas mort, comme vous pouvez le constater. Oui, celle qui a fait ça est en liberté, en attendant une extradition qui n'aura jamais lieu. Insuffisance de preuves, je suis le seul témoin à pouvoir la confondre. Et si procès il y avait, n'importe quel avocat mettrait ma parole en doute et m'accuserait de l'avoir persécutée.

– Quels étaient ses motifs ?

– J'ai traqué son père, qui finira ses jours en prison, et j'ai déshonoré son nom.

– Alors, je peux la comprendre, l'honneur d'une famille, c'est sacré. Même si Ortiz était une ordure, pour une fille, un père aussi c'est sacré.

– Je ne vous ai pas donné son nom à ce que je sache.

– Un inconnu me prête les clés de son appartement, vous ne m'en voudrez pas de vous avoir googlisé ? J'ai lu votre article et ce qui vous était arrivé, ça fait froid dans le dos.

– Votre esprit d'à-propos est d'une délicatesse confondante. À quoi bon toutes ces questions si vous saviez déjà tout ?

– Pour entendre l'histoire à sa source. Ce n'est pas ce que font les journalistes ?

– Puisque nous en sommes aux confidences, dit Andrew en poussant un dossier devant Suzie, qui était ce passager auquel vous alliez rendre hommage à 4 677 mètres d'altitude en plein mois de janvier ?

Suzie ouvrit le rabat et commença à parcourir le manifeste de bord, sans rien montrer de son étonnement.

– Je prête mon appartement à une inconnue, vous n'allez pas m'en vouloir d'avoir fait quelques recherches ?

– Balle au centre, accorda-t-elle en souriant.

– Vous n'avez pas répondu à ma question, insista Andrew, quel était le passager ?

– Lui, répliqua Suzie en pointant du doigt le nom du diplomate indien.

– Alors, ce pèlerinage, c'était votre compagnon qui l'entreprenait ?

– L'idée ne vous avait pas effleuré l'esprit ?

– C'est vous qui m'avez parlé d'une date anniversaire.

– Difficile pour Shamir de vous en parler lui-même, non ?

– Je suis vraiment désolé, soupira Andrew.

– Eu égard à Shamir ou à votre intuition défaillante ?

– Les deux, et croyez bien que je suis sincère en disant cela. A-t-il au moins pu lui rendre hommage avant de...

– ... couper la corde ? Oui, d'une certaine façon. En posant le pied sur cette maudite montagne, c'était chose faite.

– Et vous, vous le suiviez par amour ?

– Monsieur Stilman, je vous suis infiniment reconnaissante, voici vos clés, restons-en là.

– Vous avez changé de nom, mademoiselle Baker ?

Suzie sembla désarçonnée par la question d'Andrew.

– Procédons autrement, reprit Andrew. Si je vous demandais dans quel collège vous avez étudié, quelle université, ou ne serait-ce que l'endroit où vous avez obtenu votre permis de conduire, vous auriez une réponse à me fournir ?

– Emerson College à Boston, puis Fort Kent, dans le Maine, votre curiosité est satisfaite ?

– Quel cursus ?

– Vous êtes flic ou journaliste ? dit Suzie d'un ton pince-sans-rire. J'ai étudié la criminologie. Et ce n'est pas du tout ce que vous imaginez. Ni superflic ni inspecteur en blouse blanche dans des laboratoires high-tech. La criminologie est une discipline tout à fait différente.

– Qu'est-ce qui vous a incitée à choisir cette voie ?

– Un intérêt précoce pour l'étude des comportements criminels, l'envie de savoir comment fonctionnait notre système judiciaire et correctionnel, d'y voir clair dans les rouages qui lient justice, police et agences gouvernementales. Celles de notre pays forment une gigantesque nébuleuse, il est très compliqué de comprendre qui fait quoi.

– Vous vous êtes réveillée un matin en vous disant « Tiens, je voudrais vraiment connaître les liens entre la CIA, la NSA, le FBI et mon commissariat de quartier » ?

– Quelque chose dans ce genre, oui.

– C'est dans le cadre de vos études que vous étudiez la cryptographie ? questionna-t-il en rendant à Suzie le cahier échappé de l'ouvrage qu'elle avait oublié la veille sur sa table de travail à la bibliothèque.

Suzie s'en saisit et le rangea dans son sac.

– Pourquoi n'ai-je rien trouvé de tout cela sur Internet ? reprit Andrew.

– Et pourquoi avez-vous fouillé mon passé sur Internet ?

– Parce que vous êtes moche !

– Je vous demande pardon ?

– Parce que vous m'intriguiez.

– Et maintenant que je vous ai répondu, je ne vous intrigue plus ?

– Vous avez pratiqué la criminologie à la fin de vos études ?

– Mon Dieu, il est infatigable ! soupira Suzie.

– Laissez Dieu là où il est.

– À des fins privées, uniquement.

– Une affaire en particulier ?

– Une affaire de famille et qui ne concerne que ma famille.

– C'est bon, j'arrête de vous ennuyer. Je me suis fourvoyé, Dolorès a raison, il est temps que je m'occupe de moi.

– C'est drôle, en regardant sa photo sur votre cheminée, je ne l'imaginais pas s'appeler Dolorès.

– Vous n'y êtes pas du tout, rétorqua Andrew en partant dans un grand éclat de rire.

– Quoi qu'il en soit, vous pouvez rentrer chez vous, je lui ai collé le nez au mur, elle ne vous regardera plus. Et je me suis permis de vous acheter une paire de draps neufs, j'en ai profité pour refaire votre lit.

– C'est très gentil, mais ce n'était pas nécessaire.

– Je voulais vous remercier de votre hospitalité.

Et tandis que Suzie parlait, Andrew l'imagina, dans un magasin, lui choisissant une parure de draps ; et cette image, sans qu'il puisse se l'expliquer, le toucha.

– Vous serez à la bibliothèque demain ?

– Peut-être, répliqua Suzie.

– Alors, peut-être à demain, répondit Andrew en se levant.


*

En sortant du restaurant, Andrew trouva un courriel sur son mobile.

Cher Monsieur,

Bien que vous ne me soyez pas sympathique, ma fibre patriotique exacerbée par vos propos m'a poussé à vous prouver que nous vivons de ce côté de l'Atlantique dans le même siècle que vous, et parfois même avec une longueur d'avance. La médecine que nous pratiquons en France, comme notre système de santé, en est un parfait exemple qui pourrait inspirer l'un de vos articles. La sécurité de nos hôpitaux n'a elle non plus rien à envier à la vôtre, vous en conviendrez certainement puisque je joins à ce courrier des photographies prises par nos systèmes de surveillance aux abords de notre établissement. Celles-ci furent prises au matin de la sortie de la patiente dont vous vous inquiétiez. Vous en apprécierez certainement la netteté et le fait que nous les conservions une année pleine.

Cordialement.

Pr Hardouin

Andrew ouvrit les pièces jointes et attendit qu'elles s'affichent.

Il reconnut Suzie allongée sur une civière que quelqu'un guidait vers l'intérieur d'une ambulance. Il zooma sur la photographie et reconnut aussi le visage de l'homme qu'il avait vu sortir de l'épicerie d'Ali.

Andrew sourit à l'idée que Suzie ait un esprit au moins aussi retors que le sien, et il fut certain qu'elle serait à la bibliothèque le lendemain.


*

Il héla un taxi, appela Dolorès en chemin et se fit déposer au journal.

Elle l'attendait à son bureau et avait déjà commencé d'étudier les photos qu'Andrew lui avait transférées.

– Vous allez me dire de quoi il s'agit, Stilman, ou je vais mourir idiote ?

– Vous avez pu en tirer quelque chose ?

– Une plaque d'immatriculation et le nom de la compagnie d'ambulances qui sont parfaitement visibles.

– Vous l'avez contactée ?

– C'est dingue que vous me demandiez encore ce genre de choses après toutes ces années.

Andrew savait à l'attitude de Dolorès qu'elle avait obtenu des informations et qu'elle prenait un plaisir fou à le faire mariner.

– C'est une société norvégienne qui leur a commandé le transfert. Le patron à qui j'ai parlé assurait le convoiement, il se souvient très bien de ces deux clients. Ce n'est pas tous les jours qu'il emmène une patiente américaine à l'aéroport de Genève. La fille était absolument ravissante, m'a-t-il confié. Au moins en voilà un qui n'aura pas besoin de se faire prescrire des lunettes, ce qui n'est pas le cas de tout le monde ! Le type qui accompagnait votre Cendrillon se prénomme Arnold, c'est tout du moins comme cela qu'elle s'adressait à lui. Mais elle n'a jamais prononcé son nom de famille.

Andrew se pencha sur l'écran d'ordinateur, la photographie visible dans de meilleures proportions que sur son téléphone portable lui permettait de voir plus en détail le visage de cet homme. Non seulement ses traits lui étaient familiers, mais son prénom ne lui était pas étranger. Soudain, Andrew reconnut son voisin de cimetière.

– Vous faites une de ces têtes, on dirait que vous avez vu un fantôme.

– Vous ne croyez pas si bien dire. Arnold Knopf !

– Vous le connaissez ?

– Je serais incapable de vous dire pourquoi, mais c'est fort probable puisqu'il apparaît dans mes cauchemars chaque nuit.

– Alors, c'est un soûlard avec qui vous avez picolé une nuit !

– Non, et arrêtez avec ça, Dolorès !

– Pas tant que vous ne retournerez pas aux réunions des Alcooliques anonymes.

– Pas si anonymes que ça puisque nous nous y retrouvions.

– Mais personne au journal ne le sait, vous n'avez donc aucune excuse. Creusez-vous les méninges, vous l'avez forcément rencontré quelque part.

– Vous avez fait du bon boulot. Comment avez-vous réussi à faire parler le patron de cette compagnie d'ambulances ?

– Je vous en pose des questions, moi, sur la façon dont vous rédigez vos papiers ? Je me suis fait passer pour une pauvre employée de compagnie d'assurances qui avait perdu un dossier et qui allait aussi perdre son travail si elle n'arrivait pas à le reconstituer avant que son directeur ne s'en rende compte. J'ai larmoyé au téléphone en lui disant que j'enchaînais une deuxième nuit blanche. Les Français sont très sensibles vous savez... Non, vous n'en savez rien.

Andrew souleva délicatement le poignet de Dolorès et lui fit un baisemain.

– Vous me connaissez mal, dit-il.

Andrew prit les photos imprimées par Dolorès et se retira.

– Vous avez vraiment la tête dans le potage, mon pauvre vieux, dit Dolorès en le rappelant.

– Qu'est-ce que j'ai encore fait ?

– Vous croyez vraiment que je me suis arrêtée là ?

– Vous avez autre chose ?

– Une fois arrivée à Genève, vous pensez que les ambulanciers l'ont jetée dans une poubelle, votre Suzie Baker ?

– Non, mais je connais la suite, elle a été rapatriée chez nous.

– Sur quelle compagnie, vers quelle ville et dans quel hôpital a-t-elle été traitée ? Vous savez tout ça, monsieur le reporter ?

Andrew tira l'unique chaise du bureau de Dolorès Salazar et s'y assit.

– Un avion privé, et pas des moindres, Genève-Boston sans escale.

– Pour quelqu'un qui prétend ne pas avoir de quoi se racheter un matelas, elle a les moyens, siffla Andrew.

– Qu'est-ce que vous avez fait à son matelas ?

– Mais rien du tout, Dolorès.

– Et puis après tout, ça ne me regarde pas. Son billet n'a pas dû lui coûter très cher, l'appareil appartient à la NSA. Pourquoi voyageait-elle à bord d'un avion affrété par une agence gouvernementale ? Je n'en sais encore rien et c'est au-dessus de mes compétences. J'ai aussi contacté tous les hôpitaux de Boston et de ses environs, aucune trace d'une Suzie Baker dans leurs fichiers. Maintenant, à vous de jouer, mon vieux. Et surtout quand vous voudrez bien éclairer ma lanterne, ne vous privez pas, l'interrupteur se trouve à l'entrée de mon bureau.

Andrew sortit troublé de sa conversation avec Dolorès. Il se rendit à son bureau et remit au lendemain son projet de réemménager chez lui. Peu lui importait, il passerait probablement la nuit au journal.

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