2.

Une main chassait la neige de son visage. Une voix lointaine le suppliait d'ouvrir les yeux. Dans un halo, il vit Suzie penchée sur lui, le visage livide. Elle grelottait, mais elle enleva ses gants et nettoya sa bouche et ses narines.

– Tu arrives à bouger ?

Shamir répondit oui de la tête. Il recouvra ses esprits et tenta de se redresser.

– J'ai mal aux côtes et à l'épaule, gémit-il. Et toi ?

– Comme si j'étais passée sous un rouleau compresseur, mais rien de cassé. J'ai perdu connaissance en tombant au fond de la crevasse, et je n'ai aucune idée du temps qui s'est écoulé depuis notre chute.

– Ta montre ?

– Elle est cassée.

– Et la mienne ?

– Elle n'est plus à ton poignet.

– Nous allons crever d'hypothermie si on ne fait rien. Aide-moi à me dégager.

Suzie creusa la neige qui recouvrait Shamir jusqu'au bassin.

– Tout ça est de ma faute, hurla-t-elle en redoublant d'efforts pour le libérer.

– Est-ce que tu as pu apercevoir le ciel ? demanda Shamir en essayant de se lever.

– Un petit bout, mais je n'en suis pas sûre, il faudrait que le temps se lève.

– Ouvre ma combinaison et frictionne-moi. Dépêche-toi, je suis en train de mourir de froid. Et remets tes gants tout de suite. Si tes doigts gèlent, nous sommes fichus.

Suzie attrapa son sac à dos qui l'avait protégée dans sa chute. Elle en sortit un tee-shirt et dégagea la fermeture Éclair de la combinaison de Shamir. Elle le frictionna sans relâche, Shamir résistant à une douleur qui devenait insoutenable. Quand il fut à peu près sec, Suzie lui fit un bandage de fortune autour du torse, referma la combinaison, et déplia son sac de couchage.

– Glisse-toi dedans avec moi, dit-il. Il faut se tenir chaud. C'est notre seule chance.

Pour une fois, Suzie obéit. Elle fouilla encore son sac à dos et vérifia à tout hasard l'écran de son téléphone cellulaire avant de l'éteindre. Puis elle aida Shamir à s'installer à l'intérieur du sac de couchage et s'y blottit contre lui.

– Je suis épuisée.

– Il faut lutter, si on s'endort, on ne se réveillera pas.

– Tu crois qu'ils nous trouveront ?

– Personne ne s'apercevra de notre disparition avant demain. Et je doute que les secours nous cherchent ici. Il faut remonter.

– Comment veux-tu remonter ?

– Nous allons reprendre des forces et si le lever du jour nous apporte un peu de lumière, nous chercherons nos piolets. Avec un peu de chance...

Suzie et Shamir restèrent ainsi de longues heures à scruter la pénombre. Lorsque leur vue s'y accommoda, ils découvrirent que le fond de la crevasse se prolongeait vers une grotte souterraine.

Un rai de lumière finit par percer l'obscurité à une trentaine de mètres au-dessus de l'endroit où ils se trouvaient. Shamir secoua Suzie.

– Levons-nous, ordonna-t-il.

Suzie regarda devant elle. Le spectacle qui s'offrait soudain était aussi beau que terrifiant. À quelques mètres, une voûte de glace surplombait un gouffre aux parois scintillantes.

– C'est un aven, souffla Shamir, en pointant du doigt le haut de la trouée. Un puits naturel qui relie une doline à un gouffre souterrain. La circonférence est étroite, nous pourrions peut-être l'escalader en grimpant en cheminée.

Il lui montra alors la voie qui lui semblait possible. La déclivité était importante, mais d'ici une à deux heures, le soleil aurait attendri la glace et leurs crampons pourraient s'y accrocher. Cinquante mètres, soixante peut-être, difficile d'apprécier la hauteur qui les séparait de la surface, mais s'ils réussissaient à atteindre la corniche qu'ils apercevaient, le boyau qui la prolongeait était suffisamment étroit pour pouvoir y grimper, dos à la paroi en poussant sur les jambes.

– Et ton épaule ? demanda Suzie.

– La douleur est tolérable. De toute façon, c'est notre seule chance, remonter par la crevasse est impossible. En attendant, il faut retrouver nos piolets.

– Et si nous avancions dans la grotte, il y a peut-être une autre sortie ?

– Pas en cette saison. Même si une rivière souterraine passait par là, elle serait gelée. La seule issue de secours est à la verticale de cet aven. On ne pourra pas s'y attaquer aujourd'hui. Il nous faudra au moins cinq heures pour grimper, je nous en donne deux tout au plus avant que le soleil bascule sur l'autre versant, et dans le noir, c'est injouable. Reprenons des forces et allons chercher notre matériel. La température dans cette grotte est moins glaciale que ce que je croyais, nous pouvons même essayer de dormir un peu dans le sac de couchage.

– Tu crois vraiment qu'on peut s'en sortir ?

– Tu as le niveau pour grimper cette cheminée, tu passeras la première.

– Non, toi d'abord, supplia Suzie.

– J'ai trop mal aux côtes pour pouvoir te hisser, et si je dévissais, je t'entraînerais avec moi.

Shamir retourna à l'endroit de leur chute. La douleur lui coupait le souffle, mais il s'efforçait de ne rien montrer à Suzie. Tandis qu'il creusait la neige avec ses gants dans l'espoir de retrouver ses piolets, elle s'éloigna vers le fond de la grotte.

Soudain, il l'entendit l'appeler. Shamir se retourna et revint sur ses pas.

– Viens m'aider à chercher notre matériel, Suzie !

– Oublie tes piolets et viens voir !

Au fond de la caverne, un tapis de glace, lisse comme si elle avait été damée par un engin mécanique, s'étendait devant eux, avant de plonger dans l'obscurité.

– Je vais chercher la lampe torche.

– Viens avec moi, ordonna Shamir. Nous explorerons cet endroit plus tard.

Suzie fit demi-tour à contrecœur et retourna là où Shamir avait entrepris ses fouilles.

Ils creusèrent la neige pendant une heure. Shamir distingua une sangle du sac à dos qu'il avait perdu dans sa chute et soupira de soulagement. Cette trouvaille lui redonna espoir. Mais aucune trace des piolets.

– Nous avons deux lampes torches, deux réchauds, double ration de nourriture et deux cordes de quarante-cinq mètres. Regarde cette paroi où la lumière entre, dit-il. Le soleil fait fondre la glace, il faut aller recueillir de l'eau. Nous allons très vite nous déshydrater.

Suzie se rendit compte qu'elle crevait de soif. Elle récupéra sa gamelle et essaya de la faire tenir en équilibre, là où la glace s'égouttait.

Shamir ne s'était pas trompé, la lumière pâlissait et disparut bientôt, comme si une présence maléfique venait de refermer la trouée de ciel au-dessus de leurs têtes.

Suzie alluma sa lampe frontale. Elle regroupa ses affaires, ouvrit le sac de couchage et se glissa à l'intérieur.

Shamir avait perdu la sienne. Il prit la lampe torche et continua de creuser la neige, sans succès. À bout de forces, le souffle court et les poumons en feu, il se résolut à prendre un peu de repos. Lorsqu'il rejoignit Suzie, elle brisa sa barre de céréales et lui tendit une moitié.

Shamir ne pouvait rien avaler, déglutir lui soulevait le cœur.

– Combien de temps ? demanda Suzie.

– Si nous nous rationnons, si nous récupérons assez d'eau, si une avalanche ne vient pas recouvrir l'aven, six jours peut-être.

– Je te demandais au bout de combien de temps nous allions mourir, mais je suppose que tu m'as répondu.

– Les secours ne mettront pas si longtemps à partir à notre recherche.

– Ils ne nous trouveront pas, tu l'as dit toi-même. Pas au fond de ce trou. Je n'arriverai jamais à atteindre la vire que tu m'as montrée tout à l'heure, et même si j'y arrivais, escalader le puits en cheminée sur soixante mètres est au-dessus de mes forces.

Shamir soupira.

– Mon père me disait, quand tu ne peux pas envisager une situation dans sa globalité, aborde-la étape par étape. Chacune te paraîtra envisageable et l'addition de petits succès te conduira jusqu'au but que tu t'es fixé. Demain matin, dès que le jour éclairera suffisamment la crevasse, nous étudierons la façon d'atteindre la corniche. Pour le puits, s'il faut attendre le jour suivant, nous attendrons. Maintenant, économise tes piles et éteins cette lampe.

Dans cette noirceur qui les enveloppait, Shamir et Suzie entendaient au-dessus d'eux le souffle du vent balayer la montagne. Elle posa sa tête sur l'épaule de Shamir et lui demanda pardon. Mais Shamir, épuisé par la douleur, s'était endormi.


*

Suzie fut réveillée au milieu de la nuit par un grondement de tonnerre et, pour la première fois, elle pensa qu'elle allait crever là, au fond de cette crevasse. Ce qui la terrifiait, plus encore que l'idée de mourir, était le temps que cela prendrait. Une crevasse n'est pas un endroit pour les vivants, avait-elle lu un jour dans un récit d'alpinisme.

– Ce n'est pas l'orage, chuchota Shamir, c'est une avalanche. Rendors-toi et cesse de penser à la mort, il ne faut jamais y penser.

– Je n'y pensais pas.

– Tu t'es serrée si fort contre moi que tu m'as réveillé. Nous avons encore du temps devant nous.

– J'en ai marre d'attendre, dit Suzie.

Elle quitta le sac de couchage, et alluma sa frontale.

– Qu'est-ce que tu fais ? demanda Shamir.

– Je vais me dégourdir les jambes. Reste là et repose-toi, je ne m'éloignerai pas.

Shamir n'avait pas la force de la suivre. À chaque inspiration, le volume d'air entrant dans ses poumons diminuait et il redouta le moment où il viendrait à en manquer si son état continuait de se dégrader. Il pria Suzie d'être prudente et se rendormit.

Suzie avança dans la grotte, prenant garde à la consistance du sol. On ne sait jamais où se situe le véritable plancher d'une crevasse, la croûte pouvait encore se dérober. Elle passa sous la voûte et pénétra dans la vaste galerie qu'elle avait aperçue lorsque Shamir lui avait ordonné de rebrousser chemin. Son visage changea d'expression, et elle s'y engagea, d'un pas résolu.

– Je sais que tu es par là, tout près. Cela fait des années que je te cherche, chuchota-t-elle.

Elle poursuivit son chemin, scrutant le moindre recoin, la plus petite anfractuosité sur les parois qui l'entouraient. Alors qu'elle progressait, le faisceau de sa frontale renvoya soudain un reflet argenté. Suzie attrapa sa lampe torche et l'alluma aussi. Dépenser autant d'énergie en si peu de temps était déraisonnable, mais l'excitation était trop forte pour qu'elle y songe. Elle serra le manche de la torche et tendit le bras.

– Montre-toi. Je veux juste récupérer ce qui m'appartient, ce que tu n'aurais jamais dû nous prendre.

Suzie s'approcha du reflet. La glace en cet endroit prenait une forme étrange. Elle épousseta la fine pellicule de givre qui la recouvrait et, sous la transparence presque cristalline, elle fut certaine de voir un morceau de métal.

Cela faisait des années que Suzie était persuadée de l'existence de cette grotte. Il lui aurait été impossible de compter le nombre d'heures passées à lire les récits d'alpinistes s'étant aventurés au pied des rochers de la Tournette, à décortiquer les comptes-rendus d'accident, à analyser la moindre photo, à étudier les rapports sur les mouvements des glaciers depuis un demi-siècle, pour s'assurer qu'aucun indice ne lui échappe. Et au cours de toutes ces journées où elle apprenait l'escalade, combien de souffrances avait-elle tues en pensant à son but.

Elle jeta un bref coup d'œil dans la direction où Shamir dormait, il était trop loin pour qu'elle puisse le voir. Elle progressa pas à pas, retenant son souffle.

La galerie s'élargissait. Les parois sculptées par la nature dans le ventre de la montagne ressemblaient aux murailles d'un village troglodyte.

Soudain, le cœur de Suzie accéléra.

La cellule du cockpit d'un Boeing 707 surplombée d'un amas de ferrailles tordues apparut couchée sur son flanc, semblant regarder cette étrange visiteuse dans une détresse que le temps n'avait pas effacée.

À une dizaine de pas de là reposait un tronçon de la carlingue, au milieu de câblages et de carcasses de fauteuils pétrifiés dans la neige.

Le sol était jonché de débris, pour la plupart des fragments de métal arrachés et remodelés dans la violence de l'impact. Le train d'atterrissage avant surgissait verticalement au sommet d'un petit monticule. Un morceau de portière où l'on apercevait encore des inscriptions était emprisonné dans la voûte de glace à quelques mètres du sol.

La partie avant du Kanchenjunga se trouvait là, figée dans ce tombeau que la montagne avait refermé sur lui.

Suzie s'approcha lentement, galvanisée et terrifiée par sa découverte.

– Te voilà enfin, murmura-t-elle. J'ai tellement espéré ce moment.

Suzie se recueillit en silence devant la carcasse de l'avion.


*

Elle entendit des pas, se retourna et vit le faisceau de la lampe de Shamir balayer l'entrée de la caverne. Elle réfléchit un instant et hésita.

– Je suis là, dit-elle en se relevant.

Elle se précipita vers lui. Shamir avait les traits tirés.

– Tu devrais rester allongé.

– Je sais, mais j'avais l'impression de m'engourdir et je m'inquiétais pour toi ; tu as trouvé une issue par là ?

– Non, pas encore.

– Quelque chose d'autre qui vaille la peine de gaspiller tes piles ?

Suzie ne dit rien, et regarda Shamir. Ce n'était pas sa souffrance, mais la conscience du danger qui lui donnait cet air sombre. Et cette vision la rappela à la gravité de leur situation qu'elle avait presque oubliée pendant quelques instants.

– Va te reposer, j'explore encore un peu les lieux et je te rejoins.

Shamir la repoussa et entra dans la caverne. En découvrant la carcasse de l'avion, il écarquilla les yeux.

– C'est impressionnant, n'est-ce pas ? dit Suzie.

Il regarda les inscriptions en hindi qu'elle éclairait de sa lampe et hésita à avancer.

– Ce sont probablement les restes du Malabar Princess, supposa Shamir.

– Non, le Malabar était un quadrimoteur à hélices, celui-ci, c'est le Kanchenjunga.

– Et comment tu sais ça ?

– C'est une longue histoire, répondit Suzie.

– Tu savais qu'il était là ?

– Je l'espérais.

– Ton obstination à vouloir gravir le mont Blanc, c'était pour trouver cette épave ?

– Oui, mais pas comme ça, je voulais que nous descendions en rappel.

– Parce que tu connaissais l'existence de cette grotte ?

– Un alpiniste avait découvert l'entrée de ton aven au flanc des rochers de la Tournette, il y a trois ans. C'était en été, il avait entendu l'écoulement des eaux d'une rivière souterraine derrière un mur de glace. Après s'être ouvert un passage, il s'était aventuré jusqu'au sommet du puits, mais il avait renoncé à y descendre.

– Et tout ce temps-là, tu m'as menti ? Quand tu es venue me chercher chez moi, tu avais déjà cette idée en tête ?

– Je te raconterai tout, Shamir, quand tu sauras, tu comprendras, dit Suzie en marchant vers l'épave.

Shamir la retint par le bras.

– Ce lieu est une sépulture, il est sacré, on ne doit pas déranger les morts. Viens, allons-nous-en, ordonna-t-il.

– Je ne te demande qu'une heure pour inspecter la carlingue. Et puis rien ne nous dit que cette galerie au fond ne débouche pas sur une issue plus praticable que ton puits.

Suzie se dirigea vers l'épave et Shamir s'aventura dans les entrailles de la grotte. Le spectacle la fascinait. À l'intérieur du cockpit, le tableau de bord calciné était recouvert d'une langue glaciaire qui semblait avoir digéré la tôle. Elle devina une masse sombre sur le fauteuil du pilote et chassa cette image en tournant le dos à cette vision terrifiante. Elle fit demi-tour et s'approcha du tronçon de fuselage qui reposait sur le flanc et dont les sièges avaient été soulevés par l'onde de choc.

Les secours arrivés sur place au lendemain du crash avaient identifié des débris d'ailes, de l'empennage ainsi que des milliers d'autres provenant de la carlingue qui avait fini sa course contre les rochers. Au fil des décennies, le glacier des Bossons avait recraché les moteurs du Kanchenjunga, ses trains d'atterrissage arrière et des effets personnels ayant appartenu aux passagers. Selon le rapport d'accident que Suzie connaissait par cœur, son cockpit, comme le compartiment des premières classes, était resté introuvable. Certains enquêteurs avaient conclu qu'il avait été pulvérisé au moment de l'impact, d'autres, qu'il avait pu sombrer dans une crevasse comme un navire disparaît dans l'abîme. La découverte de Suzie venait de donner raison à ces derniers.

Autour d'elle, six squelettes pétrifiés par la glace semblaient pareils à des momies dans leurs vêtements troués. Elle s'agenouilla au milieu de ce tableau sinistre, contemplant ces vies volées pour quelques mètres, quelques secondes de trop. Selon le rapport d'expertise, si le pilote avait compris que sa position était erronée une minute plus tôt, il aurait pu redresser l'appareil et passer au-dessus de la cime. Mais au matin du 24 janvier 1966, cent onze personnes avaient péri et les dépouilles de six d'entre elles reposaient devant Suzie.

Elle avançait dans la carlingue quand Shamir surgit dans son dos.

– Tu ne devrais pas faire cela, lui dit-il posément. Qu'est-ce que tu cherches ?

– Ce qui m'appartient. Si l'un de tes proches gisait ici, tu ne serais pas heureux que l'on te rende quelque chose lui ayant appartenu ?

– L'un de ces passagers était de ta famille ?

– C'est une longue histoire. Je te promets de tout te raconter quand nous serons sortis d'ici.

– Pourquoi tu ne l'as pas fait avant ?

– Parce que tu aurais refusé de m'accompagner, dit Suzie en s'approchant d'un squelette.

Ce devait être celui d'une femme. Elle avait les bras tendus vers l'avant, comme dans un acte de résistance ultime avant d'accueillir la mort en pleine face. À l'annulaire de la main droite, elle portait une alliance calcinée et à ses pieds se trouvait, coincé entre deux barres de fer tordues, un vanity-case entièrement fondu.

– Qui étiez-vous ? chuchota Suzie en s'agenouillant. Aviez-vous un mari et des enfants qui vous attendaient ?

Shamir s'approcha à contrecœur et s'agenouilla à son tour.

– Ne touche à rien, lui dit-il. Ces objets ne nous appartiennent pas.

Suzie se tourna vers la dépouille d'un autre passager. Une mallette en métal était reliée à son poignet par une chaîne et une menotte. Elle braqua le faisceau de sa lampe. Une inscription en hindi gravée sur le couvercle était encore visible.

– Qu'est-ce que cela signifie ? demanda Suzie.

– Comment te répondre, tout est presque effacé.

– Tu ne reconnais aucun mot ?

Shamir s'approcha de la mallette.

– Le propriétaire se prénommait Adesh, je n'arrive pas à identifier son nom de famille. Je crois que c'était un diplomate. C'est écrit là. « Services diplomatiques – Ne pas ouvrir ».

Suzie ne fit aucun commentaire. Elle souleva délicatement le poignet et le détacha d'un geste sec du reste du squelette. Puis elle fit glisser la menotte et s'empara de la mallette.

– Tu es complètement folle ! s'exclama Shamir, sidéré.

– Les documents qu'elle contient ont peut-être une valeur historique, répliqua Suzie impassible.

– Je ne peux pas te regarder faire ça, et je suis beaucoup trop épuisé pour me disputer avec toi, je retourne m'allonger. De toute façon, tu perds ton temps. Escalader le puits sera suffisamment compliqué comme ça, tu ne pourras pas t'encombrer d'une mallette.

Suzie le défia du regard. Elle décrocha un crampon de sa ceinture et frappa sur la glace qui entourait la mallette. Serrures, charnières et loquets volèrent en éclats.

L'intérieur du bagage avait mieux résisté au feu qu'à l'humidité. Elle découvrit un stylo à plume dont le corps avait partiellement fondu, les restes d'un paquet de cigarettes Wills, un briquet en argent, et une pochette en cuir rigidifiée par le froid. Suzie prit la pochette et la glissa sous sa combinaison.

– Tu as repéré un passage ? demanda-t-elle à Shamir en se relevant.

– Tu vas nous porter malheur.

– Viens, lui dit-elle, économisons nos piles et allons nous reposer. Dès qu'il fera jour dans la crevasse, nous tenterons une sortie.

Elle n'attendit pas que Shamir lui réponde et quitta la galerie, retournant à l'endroit où se trouvaient leurs sacs de couchage.


*

Lorsque les rayons du soleil entrèrent dans la grotte, elle vit combien Shamir avait mauvaise mine. Son état s'était considérablement dégradé au cours des dernières heures et la pâleur de son visage était inquiétante. Quand il ne parlait pas, ou restait un instant sans bouger, elle avait l'impression d'être à côté d'un mort. Elle le réchauffa avec beaucoup d'attention et l'obligea à boire et à manger une barre de céréales.

– Tu te sens capable de monter ? dit-elle.

– Nous n'avons pas le choix, soupira-t-il. Et ce seul soupir raviva la douleur qui le tenaillait.

Shamir fit signe à Suzie de regrouper ses affaires.

– On devrait peut-être abandonner nos sacs pour s'alléger ? suggéra-t-elle.

– Une fois là-haut, dit Shamir en regardant le goulet du puits, nous n'aurons fait que la moitié du parcours. Il faudra redescendre dans la vallée. Je ne veux pas crever de froid après être sorti de cette crevasse. Tiens, dit-il en lui tendant deux piolets qu'il avait dissimulés sous le sac de couchage.

– Tu les as retrouvés ? s'exclama-t-elle.

– C'est seulement maintenant que tu t'en soucies ? Je ne te reconnais plus. Depuis notre chute dans cette crevasse, j'ai perdu ma partenaire de cordée et je ne peux pas m'en sortir sans elle.

Debout, Shamir avait repris quelques couleurs et sa respiration s'améliorait. Il expliqua à Suzie la façon de procéder. Elle escaladerait la première, assurerait sa position, et il la suivrait, encordé.

La paroi de glace qui s'élevait au-dessus d'eux évoquait les grandes orgues d'une cathédrale. Son sac à dos accroché fermement, Suzie inspira profondément et s'élança. Shamir ne la quittait pas des yeux, lui indiquant où poser les pieds, où prendre prise avec ses mains, lorsqu'il fallait tendre la corde ou au contraire donner du mou.

Il lui fallut presque une heure pour gravir les quinze premiers mètres. À vingt mètres, elle trouva un léger renfoncement lui permettant de s'asseoir. Calant ses jambes contre la paroi, elle ôta une broche de son baudrier et la vissa dans la glace. Après en avoir vérifié le bon ancrage, elle enclencha une poulie et fit passer la corde, répétant les gestes que Shamir lui avait enseignés maintes fois.

– C'est bon, tu peux y aller, cria-t-elle, en essayant de regarder en contrebas. Mais ramassée sur elle-même, elle ne voyait que ses genoux, ses chaussures et ses crampons.

Shamir escalada les premiers mètres en prenant appui dans les traces de Suzie. À mesure qu'il se hissait, la douleur se ravivait et, à plusieurs reprises, il pensa qu'il n'y arriverait jamais.

« Une étape après l'autre » lui intima une petite voix dans sa tête.

Shamir repéra une cavité à trois mètres au-dessus de sa position. Il se donna quinze minutes pour l'atteindre et se promit qu'à la sortie de cet enfer il irait dire à son père que ses conseils lui avaient sauvé la vie.

Ignorant une autre petite voix – qui lui soufflait que ses efforts étaient vains et qu'il serait plus sage de mettre un terme à ses souffrances en s'endormant au fond de la crevasse –, il tira sur ses bras et s'éleva centimètre par centimètre, seconde après seconde.

Ils mirent trois heures à atteindre la corniche. Lorsque la situation le lui permettait, Suzie regardait Shamir escalader derrière elle, admirant la sobriété de ses gestes qui l'avait tant séduite sur le pic Gray.

Atteindre la vire fut une première victoire, même s'ils savaient tous deux que la partie la plus périlleuse restait à gravir. Assis sur un remblai, ils reprenaient des forces. Shamir balaya de son gant le tapis de poudreuse et en tendit une poignée à Suzie.

– Bois, lui dit-il.

Shamir se désaltéra à son tour et Suzie remarqua que la neige rosissait à la commissure de ses lèvres.

– Tu saignes, murmura-t-elle.

– Je sais, j'ai de plus en plus de mal à respirer. Mais nous avons encore du chemin à faire.

– La lumière ne va pas tarder à disparaître.

– C'est pour ça que je te suppliais de ne pas gaspiller nos piles à fouiller cette épave. Je ne tiendrai pas la nuit entière ici, plus assez de forces, dit-il haletant. Nous passons maintenant ou tu poursuis sans moi.

– Nous passons maintenant, répondit Suzie.

Shamir lui donna une dernière leçon d'alpinisme et Suzie l'écouta avec la plus grande attention.

– Tu allumeras ta frontale par intermittence, pour l'économiser au maximum. Dans l'obscurité, fais confiance à tes mains, elles sont aussi habiles que tes yeux pour reconnaître une bonne prise. Si tu dois t'élancer, assure-toi que l'un de tes pieds est bien ancré. Quand tu auras l'impression d'être vraiment perdue, et seulement dans ce cas, rallume ta lampe, et mémorise aussitôt ce que tu vois avant de l'éteindre.

Suzie se répéta les instructions de Shamir avant de prendre son piolet.

– Ne traînons pas, profitons du peu de jour qui reste, supplia Shamir.

Suzie se redressa et se positionna à demi accroupie sur la corniche. Elle s'étira lentement avant d'aller planter son piolet dans la paroi verticale. Premier assaut... puis elle grimpa cinq mètres d'une traite, fit une courte pause et continua ainsi.

La cheminée était encore assez large, le goulot se rapprochait, mais il se situait toujours à bonne distance. Vingt mètres la séparaient de Shamir. Elle planta un nouveau piton, répéta les gestes nécessaires pour assurer la corde et, une fois stabilisée, fit basculer son corps en arrière, dans l'espoir de pouvoir tendre la main à son compagnon au cours de son ascension.

Shamir n'avait rien perdu de la manœuvre de Suzie. Il se redressa sur la corniche, inséra les crampons de ses chaussures dans ses traces, poussa sur ses jambes et s'élança à son tour.

Il grimpa sans relâche. Suzie l'encourageait. Lorsqu'il dut s'arrêter pour chercher l'air qui lui manquait, Suzie énuméra ce qu'ils feraient ensemble quand ils seraient rentrés à Baltimore. Mais il ne l'écoutait pas, réservant toute sa concentration aux gestes qu'il devait accomplir. Et ses efforts payaient. Bientôt, il sentit la main de Suzie lui caresser le haut du crâne. Il leva les yeux et vit qu'elle se tenait la tête en bas, le regard posé sur lui.

– Tu devrais t'assurer mieux que ça au lieu de faire l'imbécile, jura-t-il.

– On va y arriver. Nous avons fait les deux tiers et regarde, on y voit encore.

– C'est qu'il doit faire beau dehors, souffla Shamir.

– Demain matin, étendus sur la neige, nous verrons le soleil, tu m'entends ?

– Oui, je t'entends, soupira-t-il. Maintenant, redresse-toi et laisse-moi ta place. Je vais prendre appui et me reposer un peu pendant que tu continues d'escalader.

– Écoute-moi, lui dit-elle. La cheminée ne doit pas faire plus de vingt mètres. Tout à l'heure, j'ai vraiment vu le ciel. Nous avons bien assez de corde. Je vais monter d'une traite et quand je serai sortie, je te hisserai.

– Tu es restée trop longtemps la tête à l'envers et tu dis n'importe quoi. Je suis trop lourd.

– Pour une fois, fais ce que je te dis, Shamir, tu n'es plus en état de grimper, tu le sais aussi bien que moi. Nous allons sortir de ce putain de trou, je te le jure !

Shamir savait que Suzie avait raison. Chaque fois qu'il inspirait, il entendait ses poumons siffler, et chaque fois qu'il expirait, du sang refluait dans sa bouche.

– D'accord, dit-il, grimpe et nous verrons ensuite. À deux nous y arriverons.

– Bien sûr que nous y arriverons, répéta Suzie.

Elle entama un mouvement de bascule pour se remettre droite quand elle entendit Shamir pousser un juron.

« Quand on plante un piolet, on écoute le bruit qu'il fait et on le regarde », lui avait-il appris un jour alors qu'ils escaladaient le pic Grays. Mais c'était en été, à la surface... Le piolet de Shamir venait de produire un son étrange, que Suzie avait perçu aussi. Il essaya de le déplacer pour trouver un meilleur point d'ancrage, mais ses bras ne répondaient plus. Soudain, il entendit un craquement. Les tubes de l'orgue de glace, fracturés en plusieurs endroits par les crampons de Suzie, étaient en train de se disloquer.

Shamir savait que son sursis ne durerait que quelques secondes.

– Assure-moi ! hurla-t-il en essayant de s'élancer.

La glace rompit d'un coup. Suzie se projeta en avant, tentant d'attraper d'une main celle de Shamir, tandis que de l'autre elle retenait la corde qui filait le long du baudrier. Elle sentit glisser la pochette en cuir sous sa combinaison, sa concentration se relâcha un instant et, avec elle, la main de Shamir qu'elle venait pourtant d'agripper.

Le choc fut brutal, la corde l'étreignit et lui coupa le souffle, mais elle tint bon.

Shamir était suspendu à cinq ou six mètres en dessous d'elle. En temps normal, il aurait effectué une rotation pour trouver une prise. Mais il était à bout de forces.

– Retourne-toi, hurla Suzie. Retourne-toi et accroche-toi !

Son corps était sollicité de toutes parts, elle entreprit un mouvement de balancier pour aider son compagnon dans la manœuvre qu'elle lui ordonnait d'accomplir.

Shamir pensa que sa seule chance était de faire un prusik et Suzie comprit ce qu'il voulait accomplir en le voyant attraper l'une des cordelettes qui pendaient à son baudrier. Le prusik est un nœud autobloquant. Tant qu'il est hors tension, il coulisse. On l'accroche à un mousqueton, on le serre et on se hisse dessus.

La vision de Shamir devenait floue, ses gestes étaient malhabiles. Alors qu'il entourait la cordelette autour de la corde principale, elle lui glissa entre les doigts et fila vers le fond de la crevasse.

Il releva la tête et jeta un regard à Suzie en haussant les épaules.

Et la voyant ainsi, suspendue dans le vide au-dessus de lui, il commença à défaire une des sangles de son sac à dos. Il le laissa glisser sur son épaule et d'un geste d'une minutie exemplaire en sortit le canif qu'il rangeait toujours dans la poche supérieure.

– Ne fais pas ça, Shamir ! implora Suzie.

Elle haletait et pleurait en le voyant ciseler la seconde lanière de son sac.

– Calme-toi, nous sommes trop lourds pour remonter, souffla-t-il.

– On va y arriver, je te le jure. Laisse-moi le temps de reprendre un appui, je vais te hisser, supplia-t-elle.

Shamir coupa la sangle et tous deux entendirent l'écho du sac dans sa dégringolade vers le fond de la crevasse. Puis, ce fut le silence que seuls leurs souffles courts venaient interrompre.

– Tu comptais vraiment me demander ma main une fois au sommet ? questionna Shamir en relevant la tête.

– Je comptais te convaincre de me demander la mienne, répondit Suzie. Et c'est ce que tu feras.

– Nous devrions échanger nos vœux maintenant, dit-il avec un sourire triste.

– Là-haut, lorsque nous serons sortis, pas avant.

– Suzie, tu veux bien de moi pour époux ?

– Tais-toi Shamir, je t'en supplie, tais-toi.

Et sans jamais cesser de la regarder, il ajouta :

– Je t'aime. Je suis tombé amoureux de toi le jour où tu as frappé à ma porte et cet amour n'a cessé de grandir. J'aimerais pouvoir embrasser la mariée, mais tu es un peu trop loin.

Shamir posa un baiser sur son gant qu'il souffla dans sa direction. Puis, d'un geste sec et précis, il trancha la corde qui le retenait à elle.

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