17.
L'avion se posa à New York aux premières heures du matin. Suzie rentra chez elle, Andrew chez lui. Ils se retrouvèrent chez Frankie's à l'heure du déjeuner. Suzie attendait Andrew à sa table, un sac de voyage à ses pieds.
– Je repars à Boston, dit-elle.
– Déjà ?
– C'est mieux comme ça.
– Peut-être, répondit Andrew.
– Je voulais vous remercier, c'était un beau voyage.
– C'est moi qui dois vous remercier.
– De quoi ?
– J'ai pris la décision de ne plus toucher à une goutte d'alcool.
– Je ne vous crois pas une seconde.
– Vous avez bien raison ! On trinque ? Vous me devez bien ça.
– D'accord, je ne sais pas à quoi, mais trinquons, Stilman.
Andrew pria la serveuse de leur apporter la meilleure bouteille de vin que l'établissement servait.
Peu de mots, mais beaucoup de regards furent échangés au cours de ce repas. Puis Suzie se leva, passa son sac à l'épaule et demanda à Andrew de rester assis.
– Je ne suis pas très douée pour les adieux.
– Alors dites-moi plutôt au revoir.
– Au revoir, Andrew.
Suzie posa un baiser sur ses lèvres et s'en alla.
Andrew la suivit du regard. Quand la porte du restaurant se referma sur elle, il ouvrit le New York Times et s'efforça de renouer avec les nouvelles du jour.
*
En fin de journée, Andrew se rendit au journal, résolu à affronter sa rédactrice en chef et à accepter le premier travail qu'elle voudrait bien lui confier. Et pour se préparer au pire, il décida de faire un détour par la cafétéria.
Une main posée sans ménagement sur son épaule le fit renverser son café.
– Dites-moi, Stilman, j'ai consacré toute une semaine à travailler comme une chienne pour des prunes, ou ce que j'ai pu trouver vous intéresse ?
– Et qu'avez-vous trouvé, Dolorès ?
– Pas mal de choses en fait, je suis assez fière de moi. Essuyez-vous et suivez-moi.
Dolorès Salazar accompagna Andrew à son bureau. Elle lui ordonna de s'asseoir sur son fauteuil, se pencha par-dessus son épaule et tapa son mot de passe sur le clavier d'ordinateur. Elle imprima le résultat de ses recherches et lui en fit la lecture à voix haute.
– En 1945, les États-Unis ont entrepris des exercices militaires d'envergure au pôle. Une opération baptisée Musk Ox ouvrit à grand renfort de brise-glaces une route de cinq mille kilomètres. Le but était d'évaluer les risques d'une invasion soviétique par la voie du nord. En 1950, les forces conjointes américano-canadiennes survolèrent près d'un million de kilomètres carrés au-dessus du pôle. En 1954, le sous-marin USS Nautilus rejoignit le pôle en passant sous la banquise. Cette expédition prouva la capacité de la force nucléaire américaine à frapper depuis l'Arctique. Deux décennies plus tard, les Soviétiques procédèrent à des essais nucléaires dans le cercle polaire, faisant disparaître près de quatre-vingts millions de mètres cubes de glace dans la région de Novaya Zemlya. Les États-Unis comme l'URSS envisagèrent la possibilité d'utiliser des charges nucléaires de faible puissance à des fins commerciales et civiles. Les Soviétiques en firent exploser à plusieurs occasions, dont une fois au prétexte de colmater une importante fuite de gaz dans la région arctique de Pechora. Les inquiétudes d'une pollution radioactive ne les ont pas empêchés de poursuivre leurs investigations sur la façon dont la force nucléaire pourrait faciliter l'accès aux ressources géologiques de l'Arctique. Lors de la conférence d'Anchorage, le chef de l'institut Kurchatov expliqua à l'assemblée présente comment les sous-marins nucléaires pouvaient assurer le transport du gaz liquide. En 1969, le tanker américain, USS Manhattan, emprunta la voie du nord pour naviguer de Prudhoe Bay jusqu'à la côte Est des États-Unis, et quand le gouvernement canadien étendit ses droits territoriaux en mer de douze miles, mettant les États-Unis devant le fait accompli, la réponse ne se fit pas attendre. Le gouvernement américain invoqua une question de sécurité nationale pour s'y opposer. Le gouvernement d'Ottawa a alloué cent millions de dollars pour établir la carte des ressources minérales de l'Arctique canadien dans l'idée d'en accélérer l'extraction. Le Kremlin de son côté a annoncé récemment que l'extraction du pétrole et du gaz en Arctique était un facteur clé pour que la Russie demeure une superpuissance énergétique. Même les autorités du Groenland prônent l'extraction des ressources minérales comme condition à leur indépendance vis-à-vis du Danemark. Pétrole, gaz, nickel et zinc, les États riches veulent tous mettre la main sur ces gisements, y compris ceux qui ne peuvent revendiquer des droits territoriaux et qui invoquent que le continent arctique est la propriété de toutes les nations. Depuis que l'ouverture de la route du nord est considérée comme imminente en raison de la fonte des glaces, de nombreux pays, dont la France, la Chine et l'Inde, veillent désormais sur la banquise comme ils le font depuis des années sur le canal de Panamá. Les Canadiens ont annoncé en 2008 avoir lancé la construction d'une base sous-marine à Nanisvik qui ouvrira en 2015, ainsi que la mise en chantier de six navires offshore pour un coût de trois milliards de dollars. Et en 2001, alors que l'administration Bush réfutait la thèse du réchauffement climatique, l'US Navy tint son premier symposium sur les conséquences militaires d'un océan Arctique devenu navigable tout au long de l'année. Le ministère norvégien de la Défense a présenté un scénario dans lequel les compagnies pétrolières russes commenceraient à forer pour le pétrole au-delà de leurs eaux territoriales dans la décennie à venir et, sans mauvais jeu de mots, a assuré que le partage de l'Arctique annoncerait le début d'une nouvelle guerre froide entre Ouest et Est.
Andrew se dirigea vers le planisphère punaisé à la porte du bureau.
– C'est tout l'effet que ça vous fait ? râla Dolorès
– Si je vous disais que cette folie était préméditée depuis près de cinquante ans, vous me croiriez ?
– Si vous le dites. Vous allez publier ?
– Hélas, je n'ai plus les preuves pour écrire un papier sur ce qui fut l'une des plus belles saloperies imaginées par l'homme, de quoi pourtant décrocher le Pulitzer.
– Où sont ces preuves ?
– Là-bas, dit Andrew en pointant son index sur le nord de la carte du monde. Quelque part dans les poches de son beau manteau blanc.
– De qui parlez-vous ?
– De Snegourotchka, la Demoiselle des neiges.
– Et ces preuves sont définitivement perdues ?
– Qui sait ? Après tout, le Pulitzer peut bien attendre quelques années, ajouta-t-il en repartant vers son bureau.
Et une fois seul dans l'ascenseur, Andrew alluma son portable, regarda les photos qu'il contenait et sourit. Peut-être à l'idée d'aller prendre un peu plus tard un Fernet-Coca au bar du Marriott, peut-être pas.
*
Valérie avait quitté son bureau comme chaque soir aux environs de 18 heures. Elle se dirigea vers la station de métro. Une femme se tenait adossée à un réverbère, un grand sac à ses pieds. Valérie reconnut aussitôt celle qui la fixait du regard.
– Il vous attend au bar du Marriott, dit Suzie. S'il vous demande de lui offrir une seconde chance, réfléchissez. Andrew est un homme dont les défauts ne se comptent pas, mais c'est quelqu'un de formidable. Il vous a dans la peau. Trop tard n'existe pas quand on la chance que celui qui vous aime soit encore là pour vous le prouver.
– Il vous a vraiment dit cela ? demanda Valérie.
– D'une certaine façon, oui.
– Vous avez couché avec lui ?
– Je l'aurais fait volontiers s'il avait bien voulu. Il lui a fallu beaucoup de courage pour parcourir le chemin qui menait à vous.
– Il m'en a fallu beaucoup pour me reconstruire après son départ.
Suzie plongea son regard dans les yeux de Valérie et lui sourit.
– Je vous souhaite d'être heureux, lui dit-elle.
– C'était très courageux de votre part, de venir me voir ce soir, ajouta Valérie.
– Le courage n'est qu'un sentiment plus fort que la peur, répondit Suzie en soulevant son baluchon.
Elle salua Valérie et s'éloigna.
*
Un quart d'heure plus tard, un taxi s'arrêta au coin de Broadway et de la 48e Rue, Valérie régla la course et entra dans le bar du Marriott.