8.
Andrew passa récupérer son courrier au journal. Freddy Olson était à quatre pattes sous son bureau, tortillant du postérieur.
– Tu te prends pour un caniche, Olson ? demanda Andrew en ouvrant une enveloppe.
– Tu n'aurais pas vu ma carte de presse, Stilman, au lieu de dire des conneries ?
– Je ne savais même pas que tu en avais une. Tu veux que j'aille t'acheter des croquettes ?
– Tu me fais chier, Stilman. Je la cherche partout depuis deux jours.
– Ça fait deux jours que tu es sous ton bureau ? Élargis le périmètre.
Andrew prit le reste de son courrier – deux prospectus et la lettre d'un illuminé se proposant de lui fournir des preuves que la fin du monde se produirait avant la fin du mois – et le glissa dans la fente du destructeur de documents.
– J'ai un scoop pour toi, Olson, si tu veux bien te relever.
Olson se redressa et se cogna la tête.
– C'est quoi ton scoop ?
– Un crétin vient de se cogner le crâne. Bonne journée, Olson.
Andrew se dirigea vers les ascenseurs en sifflotant. Olivia entra dans la cabine derrière lui.
– Qu'est-ce qui vous met de si bonne humeur, Stilman ? demanda-t-elle.
– Vous ne pourriez pas comprendre.
– Vous vous rendez aux archives ?
– Non. Je mourais d'envie de vérifier le numéro de série de la chaudière, c'est pour ça que je descends au sous-sol.
– Stilman, toute ma vie je me sentirai coupable de ce qui vous est arrivé, mais n'en abusez pas quand même. Sur quoi travaillez-vous ?
– Qui vous dit que je travaille, Olivia ?
– Vous avez l'air d'être à jeun, c'est plutôt bon signe. Écoutez-moi bien, Andrew. Soit vous passez me voir aujourd'hui pour me parler de votre enquête, soit je vous en confie une d'office avec une échéance à la clé.
– Une source fiable aurait des informations sur la fin du monde, dit Andrew d'un ton très sérieux.
La rédactrice en chef lança un regard incendiaire à son journaliste, puis ses traits se déridèrent et elle éclata de rire.
– Vous êtes...
– Irrécupérable, je sais Olivia. Donnez-moi huit jours et je vous expliquerai, c'est promis.
– À dans huit jours, Andrew.
Andrew la laissa sortir et attendit qu'elle s'éloigne pour filer vers le bureau de Dolorès.
– Alors ? dit-il en refermant la porte.
– Quelque chose me chiffonne au sujet de votre petite protégée, Stilman. Je ne trouve rien sur elle. Comme si quelqu'un s'était efforcé d'effacer chaque pas qu'elle fait. Cette femme n'a pas de passé.
– Je crois savoir qui aurait pu faire ça.
– Qui que ce soit, c'est quelqu'un qui a le bras long. Je n'ai rien vu de tel en vingt ans de recherches. J'ai même appelé Fort Kent, l'université dont vous m'aviez parlé. Impossible d'obtenir la moindre information sur Suzie Baker.
– Et sur le sénateur Walker ?
– Je vous ai préparé un dossier. Je ne connaissais pas cette affaire, mais quand on lit la presse de l'époque, on se rend compte qu'elle a fait un sacré bruit. Enfin, pendant quelques jours, et puis soudain, plus rien, pas le moindre entrefilet. Black-out absolu. Washington devait être sur les dents pour obtenir un tel silence.
– C'était une autre époque, Internet n'existait pas. Vous me le donnez ce dossier, Dolorès ?
– Il est devant vous, vous n'avez qu'à le prendre.
Andrew attrapa le dossier et commença à le parcourir.
– Merci, mon chien, souffla Dolorès.
– Si vous aviez vu Olson, vous ne me diriez pas ça. Merci, Dolorès.
Andrew quitta le journal.
De retour chez lui, il se rendit dans la cuisine et déplaça le réfrigérateur, se demandant comment Suzie avait réussi seule. Dès que l'écart fut assez large, il glissa la main derrière et trouva la pochette.
Elle contenait une lettre en assez mauvais état qu'il déplia avec précaution.
Cher Edward,
Ce qui devait être fait fut accompli et j'en ressens un profond chagrin pour vous. Tout danger est désormais écarté. La cause se trouve dans un lieu où personne ne pourra accéder. Sauf si parole n'était pas tenue. Je vous en adresserai les coordonnées précises par deux autres courriers séparés qui prendront le même transport.
J'imagine le profond désarroi dans lequel cette issue dramatique vous a plongé, mais si cela peut apaiser votre conscience, sachez qu'en pareilles circonstances je n'aurais pas agi différemment. La raison d'État prévaut et les hommes tels que nous n'ont d'autre choix que de servir leur patrie, dussent-ils lui sacrifier ce qu'ils ont de plus cher.
Nous ne nous reverrons pas et je le regrette. Jamais je n'oublierai nos escapades de 1956 à 1959 à Berlin et particulièrement ce 29 juillet où vous m'avez sauvé la vie. Nous sommes quittes.
Vous pourrez, en cas d'extrême urgence, m'écrire au 79, Juli 37 Gate, appartement 71, à Oslo. J'y resterai quelque temps.
Détruisez ce courrier après en avoir pris connaissance, je compte sur votre discrétion afin que rien ne subsiste de ce dernier échange.
Votre dévoué
Ashton
Andrew retourna dans le salon étudier le dossier que Dolorès avait assemblé pour lui.
Il y trouva des liasses de coupures de presse, toutes datées de la mi-janvier 1966.
« La femme du sénateur Walker soupçonnée de haute trahison », titrait le Washington Post.
« Scandale dans la maison Walker », écrivait en une le Los Angeles Times. « La femme traître », annonçait celle du Daily News. « Coupable ! » clamait le Denver Post. « L'espionne qui trompait son mari et son pays », surenchérissait le New York Post.
Plus de trente quotidiens à travers la nation publiaient la même une, à quelques variantes près. Tous relataient dans leurs colonnes l'histoire de Liliane Walker, épouse du sénateur démocrate Edward Walker et mère d'une fille de dix-neuf ans, accusée d'espionnage pour le compte du KGB. Selon le Chicago Tribune, les agents venus procéder à son arrestation avaient trouvé dans sa chambre des pièces à charge confondantes, sa culpabilité ne faisait aucun doute. L'épouse du sénateur notait les conversations qu'elle entendait dans le bureau de son mari et avait subtilisé la clé de son coffre-fort pour photographier des documents qu'elle s'apprêtait à revendre aux communistes. Le Dallas Morning News affirmait que sans l'intervention du FBI nombre d'installations militaires et de contingents de soldats engagés au Vietnam auraient été victimes de la haute trahison de Liliane Walker. Prévenue par des complices selon les uns, par un agent double, selon d'autres, elle avait pris la fuite, échappant in extremis à ceux qui venaient l'interpeller.
Chaque jour, les journaux faisaient leurs choux gras de cette trahison, autant que de ses conséquences. Le 18 janvier, le sénateur Walker démissionnait et annonçait son retrait définitif de la vie politique. Le 19 janvier, la presse nationale rapportait l'interpellation de Liliane alors qu'elle tentait de franchir la frontière au nord de la Suède pour atteindre l'URSS en passant par la Norvège. Mais à compter du 20 janvier, comme l'avait remarqué Dolorès, les journaux n'avaient plus publié une ligne sur l'affaire Walker.
Sauf une référence dans un article paru le 21 dans le cahier politique du New York Times, signé par un certain Ben Morton, qui avait conclu son papier en posant la question « À qui profite la chute du sénateur Walker ? ».
Andrew gardait le souvenir de cet homme au caractère bien trempé, un vieux brisquard de la profession qu'il avait croisé jadis dans les couloirs du journal lorsque lui-même faisait ses armes au service de nécrologie. À l'époque, Andrew n'appartenait pas encore à la caste des reporters et il n'avait jamais pu lui adresser la parole.
Andrew appela le préposé au courrier et lui demanda l'adresse où il réexpédiait celui de Ben Morton. Figera lui apprit qu'il ne le faisait plus depuis longtemps, seuls des prospectus publicitaires arrivaient encore pour lui au journal et Ben Morton lui avait ordonné de les jeter. Devant l'insistance d'Andrew, Figera finit par lui confier que le journaliste s'était retiré du monde dans un petit hameau, à Turnbridge dans le Vermont, il n'avait pas d'adresse plus précise, juste un numéro de poste restante.
Andrew étudia la carte, il n'y avait d'autre moyen de transport que la voiture pour se rendre à Turnbridge. Il ne s'était plus servi de sa Datsun depuis le jour où un lecteur mécontent l'avait endommagée à coups de batte de baseball dans un parking souterrain. Mauvais souvenir. La Datsun avait été remise en état dans les ateliers de Simon et s'y trouvait encore. Andrew ne doutait pas un instant qu'elle démarrerait au quart de tour, il fallait bien que la maniaquerie de son meilleur ami ait, en de rares occasions, quelques avantages.
Il emporta son dossier, des vêtements chauds, se prépara un thermos de café et se rendit à pied au garage.
*
– Bien sûr qu'elle est en état de marche, soupira Simon, où va-t-on ?
– Je vais me promener seul, cette fois.
– Ça ne me dit pas où tu te rends, répondit Simon, en faisant mauvaise figure.
– Dans le Vermont. Je peux avoir mes clés ?
– Tu vas rencontrer de la neige et, avec ta Datsun, tu te ficheras dans le décor au premier virage, encore plus si tu roules de nuit, dit Simon en ouvrant le tiroir de son bureau. Je vais te confier une Chevy station wagon 1954, cent dix chevaux sous le capot développés par son six cylindres. Je te conseille de me la rendre en parfait état, elle a été entièrement restaurée par nos soins et uniquement avec des pièces d'origine.
– Je n'aurais pas imaginé le contraire.
– C'était ironique ?
– Simon, il faut que j'y aille.
– Tu rentres quand ?
– Par moments, je me demande si tu n'es pas la réincarnation de ma mère.
– Ton humour ne me fait pas rire du tout. Appelle-moi pour me dire que tu es bien arrivé.
Andrew promit et s'installa à bord. Les sièges sentaient la vieille moleskine, mais le volant et le tableau de bord en bakélite avaient belle allure.
– J'en prendrai soin comme si c'était la mienne, jura Andrew.
– Prends-en plutôt soin comme si c'était la mienne, rétorqua Simon.
Andrew quitta New York par le nord. La banlieue s'effaça rapidement, avec son anarchie de tours d'habitation, de zones industrielles, d'entrepôts et de dépôts de carburant. Lui succédèrent de petites villes qui devinrent des villages à la tombée du jour.
Le rythme de l'humanité se calmait peu à peu. Les maisons firent place à des champs, et seules les lumières aux fenêtres de quelques fermes rappelaient qu'ici vivaient des hommes.
Turnbridge n'était rien d'autre qu'une portion de route éclairée par cinq réverbères flanqués à dix mètres les uns des autres. Cinq lampadaires occis par la rouille qui éclairaient piteusement une épicerie, une quincaillerie et une station-service, seule encore ouverte. Andrew se rangea le long de l'unique pompe à essence ; les roues de la Chevy, en passant sur un câble, firent tinter une sonnerie. Un homme presque aussi vieux que son garage en sortit. Andrew descendit de la voiture.
– Vous pouvez me faire le plein ? demanda-t-il au garagiste.
– Des comme celle-là, je n'en ai pas vu depuis longtemps, répondit celui-ci en sifflant entre les rares chicots plantés dans ses mâchoires. Le carburateur est modifié ? On a plus que du sans-plomb ici.
– Je suppose, répliqua Andrew. C'est grave sinon ?
– Grave, non, mais si vous voulez poursuivre votre route, il vaudrait mieux le savoir. Ouvrez-moi le capot, je vais déjà vérifier vos niveaux.
– Ne vous donnez pas cette peine, elle sort de révision.
– Elle a fait combien de miles depuis ?
– Environ trois cents.
– Alors ouvrez-moi ce capot, ces vieilles dames sont gourmandes d'huile, et puis, ce n'est pas comme si j'étais débordé. La dernière personne que j'ai servie est passée hier matin.
– Pourquoi rester ouvert si tard ? questionna Andrew en se frictionnant les épaules pendant que le garagiste remplissait le réservoir de la Chevy.
– La chaise là-bas, derrière la vitre, ça fait cinquante ans que je m'y assieds, c'est le seul endroit où j'aime poser mes fesses. Cette station-service, je la tiens depuis que mon père y est mort, en 1960. C'est lui qui l'avait construite. Quand j'étais gosse, on servait de la Gulf, mais la marque a disparu avant nous. Ma chambre est à l'étage. Je suis insomniaque, alors je reste ouvert jusqu'à ce que mes yeux se ferment. Que voulez-vous que je fasse d'autre ? Et puis, on ne sait jamais, si un type comme vous venait s'égarer par ici, ce serait dommage de rater un client. Vous allez jusqu'où ?
– Je suis arrivé à destination. Vous connaissez un certain Ben Morton ?
– J'aurais préféré vous dire le contraire, mais oui, je le connais.
– Vous savez où il vit ?
– Vous avez passé une bonne journée ?
– Oui, pourquoi ?
– Eh bien, faites demi-tour, sinon vous allez vous la foutre en l'air.
– J'ai roulé depuis New York pour le rencontrer.
– Vous arriveriez de Miami que je vous dirais pareil. Morton est un vieux con qu'il vaut mieux éviter.
– J'en ai fréquenté beaucoup, je suis rodé.
– Pas des comme lui ! s'exclama le garagiste en remettant le pistolet de la pompe dans son logement. Voilà, ça fait quatre-vingts dollars, tout rond, les centimes sont pour la maison.
Andrew donna cinq coupures de vingt dollars au vieil homme. Le garagiste recompta les billets et sourit.
– Le pourboire d'usage, c'est deux dollars. Dix-huit de plus pour obtenir l'adresse de ce vieux schnock, ce serait de l'escroquerie ; j'ai assez de cambouis sur les mains, pas la peine de me graisser la patte. Je vais vous chercher votre monnaie. Vous n'avez qu'à me suivre, j'ai du café au chaud à l'intérieur.
Andrew entra dans la station-service.
– Qu'est-ce que vous lui voulez, à cet abruti ? demanda le garagiste en tendant une tasse à Andrew.
– Qu'est-ce qu'il vous a fait, pour que vous l'appréciiez autant ?
– Citez-moi le nom d'une personne qui s'entende avec cet ours et je vous offre votre plein d'essence.
– À ce point-là ?
– Il vit en ermite dans son cabanon. Monsieur se fait livrer son ravitaillement à l'entrée de son chemin, interdit d'aller jusqu'à sa bicoque. Même ma station essence est trop loin pour Sa Seigneurie.
Le café du garagiste avait la couleur et l'amertume du réglisse, mais Andrew avait froid et il le but sans rechigner.
– Vous comptez aller le déranger cette nuit ? Ça me ferait bien marrer qu'il vous ouvre sa porte.
– À combien de miles se trouve le plus proche motel ?
– À plus de cinquante et il est fermé en cette saison. Je vous aurais bien offert un toit pour la nuit, mais la remise n'est pas chauffée. Le cabanon de Morton est au sud, vous l'avez dépassé. Retournez sur vos pas ; après Russel Road, vous verrez une piste en terre sur votre droite, il habite au bout, vous ne pouvez pas le louper.
Andrew remercia le garagiste et s'avança vers la porte.
– Pour votre moteur, allez-y doucement. S'il chauffe un peu trop avec le carburant que je vous ai mis, vous risquez d'endommager les soupapes.
Le Chevy reprit la route, pleins phares dans la nuit noire avant de s'engager sur un chemin rocailleux.
Les deux fenêtres qui encadraient la porte du cabanon en rondins de bois étaient encore éclairées. Andrew coupa son moteur et alla frapper.
Andrew eut du mal à reconnaître le reporter qu'il avait admiré dans les traits du vieil homme qui venait de lui ouvrir et qui le regardait calmement.
– Fichez-moi le camp, dit celui-ci à travers sa barbe épaisse.
– Monsieur Morton, j'ai parcouru une longue route pour venir vous rencontrer.
– Eh bien reprenez-la en sens inverse, elle vous paraîtra moins longue maintenant que vous la connaissez.
– J'ai besoin de vous parler.
– Pas moi, déguerpissez, je n'ai besoin de rien.
– Votre article sur l'affaire Walker.
– Quelle affaire Walker ?
– 1966, la femme d'un sénateur accusée de trahison.
– Vous aimez les nouvelles fraîches, vous. Qu'est-ce qu'il a mon article ?
– Je suis journaliste au New York Times, comme vous. Nous nous sommes croisés plusieurs fois, il y a longtemps, mais je n'ai jamais eu l'occasion de vous parler.
– J'ai pris ma retraite depuis longtemps, on ne vous l'a pas dit ? Vous êtes du genre à faire des recherches approfondies à ce que je vois.
– Je vous ai trouvé, n'est-ce pas ? Vous ne figurez pas vraiment dans l'annuaire.
Ben Morton observa Andrew un long moment avant de lui faire signe d'entrer.
– Approchez-vous de la cheminée, vous avez les lèvres bleues. On est loin de la ville, ici.
Andrew se frictionna les mains devant l'âtre. Morton ouvrit une bouteille de merlot et en servit deux verres.
– Tenez, dit-il à Andrew, c'est plus efficace qu'un feu de bois. Montrez-moi votre carte de presse.
– La confiance règne, dit Andrew en ouvrant son portefeuille.
– Il n'y a que les couillons qui sont confiants. Et dans votre métier, si vous l'êtes, c'est que vous êtes mauvais. Vous vous réchauffez cinq minutes et vous repartez, c'est clair ?
– Je viens de lire une bonne centaine d'articles sur l'affaire Walker, vous êtes le seul à avoir émis une réserve sur la culpabilité de Liliane Walker. Esquissée sous la forme d'une question, mais c'était tout de même une réserve.
– Et alors ? C'est du passé tout ça.
– La presse s'est totalement désintéressée du sujet à compter du 20 janvier, sauf vous, qui avez publié votre papier le 21.
– J'étais jeune et effronté, sourit Morton en buvant son verre de vin d'un trait.
– Donc, vous vous en souvenez.
– Je suis vieux, pas sénile ! En quoi cette vieille histoire vous intéresse-t-elle ?
– Je me suis toujours méfié du cor qui sonne la curée.
– Moi aussi, répondit Morton, c'est pour cette raison que j'ai écrit cet article. Enfin, écrit est un grand mot. Nous avions reçu l'ordre de ne plus publier une ligne sur le sénateur Walker et sa femme. Il faut vous mettre dans le contexte de l'époque. La liberté de la presse s'arrêtait là où le pouvoir politique traçait une ligne à ne pas franchir. Je me suis arrangé pour l'outrepasser.
– Comment ?
– Une vieille astuce que nous connaissions tous. On faisait valider notre papier en comité de rédaction, et pour qu'il soit publié tel qu'on le voulait, il suffisait de rester tard au journal. À l'heure où les types de la compo montaient le journal, on allait les voir avec les lignes à corriger d'urgence. À cette heure-là, il n'y avait plus personne pour fliquer notre travail. La plupart du temps, ça passait inaperçu, parfois pas. Mais les gens qui ont le pouvoir sont incapables d'admettre que vous les avez bernés. Ça chatouille leur ego. Je me suis fait piquer sur ce coup-là, mais le lendemain, personne n'a pipé mot au journal. Le comité de direction m'a fait payer mon insubordination dans les mois qui suivirent.
– Vous ne croyiez pas à la culpabilité de la femme de Walker ?
– Ce que je croyais ou pas n'avait aucune importance. Ce que je savais, c'est que ni moi ni aucun de mes collègues n'avions eu accès aux preuves accablantes dont on nous parlait. Et ce qui me dérangeait, c'est que personne ne s'en souciait. Le temps du maccarthysme était révolu depuis douze ans, et cette affaire en avait pourtant des relents. Vos cinq minutes sont passées, je n'ai pas besoin de vous montrer la porte ?
– Je ne suis pas en état de reprendre la route, vous n'auriez pas une chambre d'ami ?
– Je n'ai pas d'ami. Il y a un motel au nord du village.
– Le garagiste m'a dit que le plus proche se trouvait à cinquante miles d'ici et qu'il était fermé en hiver.
– Il ment comme un arracheur de dents, c'est lui qui vous a indiqué le chemin de ma maison ?
– Je ne donne pas mes sources.
Morton resservit un verre de vin à Andrew.
– Je vous prête mon canapé, mais je veux vous voir parti avant de m'être levé demain matin.
– J'ai d'autres questions à vous poser sur Liliane Walker.
– Et moi, je n'ai rien à vous dire de plus parce que je vais dormir.
Ben Morton ouvrit un placard et lança une couverture à Andrew.
– Je ne vous dis pas à demain puisque vous ne serez plus là à mon réveil.
Il éteignit la lumière et monta l'escalier qui menait à la mezzanine. La porte de sa chambre se referma.
La pièce unique qui composait le rez-de-chaussée du cabanon n'était plus éclairée qu'à la lueur des flammes. Andrew attendit que Morton se couche et s'approcha du petit bureau situé près de la fenêtre.
Il tira doucement la chaise et s'y installa. Il regarda une photo de Ben Morton, prise à ses vingt ans à côté d'un homme qui devait être son père.
– Ne fouille pas dans mes affaires ou je te fous à la porte ! entendit-il crier depuis l'étage.
Andrew sourit et retourna se coucher. Il étendit la couverture et se laissa bercer par le crépitement du bois qui se consumait.
*
Quelqu'un le secouait par les épaules. Andrew ouvrit les yeux et vit le visage de Morton, penché sur lui.
– Tu en fais des cauchemars pour un type de ton âge ! Tu es pourtant trop jeune pour avoir connu le Vietnam.
Andrew se redressa. Bien que la température dans la pièce ait considérablement chuté, il était en nage.
– Ça ne laisse pas indemne de se faire planter, hein, reprit Morton. Tu crois que je ne sais pas qui tu es, que Figera ne m'avait pas prévenu de ta visite ? Si tu veux devenir un jour un bon journaliste, il faudrait que je t'apprenne deux-trois ficelles sur le métier. Je vais remettre une bûche dans le feu et tu vas essayer de finir ta nuit sans me réveiller avec tes gémissements.
– Je ne me rendormirai pas. Je vais reprendre la route.
– Mais qui m'a envoyé un empoté pareil ? s'emporta Morton. Tu es venu de New York pour me questionner et tu veux déjà repartir ? Quand tu franchis les portes du journal, tu ne regardes jamais l'inscription « New York Times » sur la façade, ça ne te fait pas un peu frissonner ?
– Si, tous les jours.
– Alors essaie d'en être digne, bon sang ! Tu lèveras le camp lorsque je t'aurai tellement ennuyé avec mes histoires que tu pourras roupiller sans faire de cauchemar, ou parce que je t'aurai mis dehors à coups de pompe dans le derrière, mais pas comme un tocard qui n'a pas accompli le quart de son boulot. Maintenant, demande-moi ce que tu veux savoir au sujet de la femme du sénateur Walker.
– Ce qui vous faisait douter de sa culpabilité ?
– Elle était un peu trop coupable, à mon goût. Mais ce n'était qu'une impression.
– Pourquoi ne pas l'avoir écrit dans votre article ?
– Lorsque la direction nous priait poliment de renoncer à un sujet, il était recommandé de ne pas s'entêter. Dans les années 1960, le clavier de nos machines à écrire n'était pas relié au reste du monde. Quant à l'affaire Walker, nous avions reçu ordre de ne plus en parler. Je n'avais rien de concret pour publier ce que je pensais, j'avais pris assez de risques comme ça. Dès que le jour sera levé, nous irons faire un tour dans mon garage. Je regarderai ce que je peux trouver dans mes archives. Ce n'est pas que je perde la mémoire, mais ça date tout de même.
– À votre avis, quel genre de documents Liliane Walker avait en sa possession ?
– C'est la zone d'ombre de cette affaire. Personne ne l'a jamais su. Le gouvernement nous disait qu'il s'agissait d'informations stratégiques concernant nos positions au Vietnam. Et c'est ce qui me chiffonnait. Cette femme était une mère. Au nom de quelle idéologie l'épouse d'un sénateur aurait-elle voulu envoyer nos jeunes soldats à la mort ? Je me suis souvent demandé si ce n'était pas lui qui était visé. Walker était très à droite pour un démocrate, il adoptait parfois des positions éloignées de la ligne de son parti et l'amitié qu'il entretenait avec Johnson suscitait beaucoup de jalousies.
– Vous pensez que ça pouvait être un coup monté ?
– Je ne dis pas que je le pensais, mais que ce n'était pas impossible. Qui aurait cru au Watergate ? Maintenant, à moi de te poser une question. Qu'est-ce qui t'a mis sur ce dossier vieux de plusieurs décennies et en quoi il t'intéresse ?
– La petite-fille de Liliane Walker est une connaissance, elle s'est fait une religion de prouver l'innocence de sa grand-mère et ce qui me turlupine, c'est que cela semble gêner encore certaines personnes.
Andrew présenta à Morton une retranscription de la lettre trouvée dans l'avion et lui parla des deux cambriolages.
– Elle était en très mauvais état, j'ai recopié ce que j'ai pu, dit Andrew.
– Ce bout de papier ne raconte pas grand-chose, répondit le vieux journaliste en la parcourant. Tu m'as dit que tu avais lu plus de cent articles sur cette affaire, n'est-ce pas ?
– Tout ce qui a été publié sur Walker.
– Quelque chose sur un déplacement à l'étranger ?
– Non, rien de tel, pourquoi ?
– Mets ton manteau. Je voudrais aller vérifier quelque chose dans ma grange.
Morton attrapa une lampe torche sur l'étagère du réduit qui lui servait de cuisine et fit signe à Andrew de le suivre.
Ils traversèrent un potager recouvert de givre et entrèrent dans une remise qui parut à Andrew plus grande que le cabanon où vivait le vieux journaliste. Derrière une Jeep et un empilement de bois coupé étaient alignés une dizaine de caissons métalliques.
– Toute ma carrière tient dans ces boîtes, ce n'est pas grand-chose une vie quand on regarde ça. Quand je pense au nombre de nuits blanches passées à écrire ces articles qui n'ont plus la moindre valeur, soupira Ben Morton.
Il ouvrit plusieurs tiroirs, demanda à Andrew de l'éclairer avec la lampe et finit par sortir un dossier qu'il emporta vers la maison.
Les deux hommes s'installèrent autour de la table. Morton avait ravivé le feu et parcourait ses notes.
– Rends-toi utile, et cherche-moi la bio du sénateur Walker, je n'arrive pas à remettre la main dessus.
Andrew s'attela à la tâche, mais l'écriture de Morton n'était pas facile à déchiffrer. Il réussit à trouver le document et le tendit à Morton.
– Je ne suis pas si rouillé que ça, s'exclama le vieux journaliste, ravi.
– De quoi parlez-vous ?
– Un truc qui cloche dans la lettre que tu m'as montrée. En 1956, Walker était député, et un député ne se rendait pas à Berlin en pleine guerre froide, sauf s'il y allait en mission diplomatique, ce qui ne serait pas passé inaperçu. Mais si tu avais fait ton boulot et étudié la bio de Walker comme je viens de le faire, tu aurais appris qu'il n'a jamais étudié l'allemand. Alors pourquoi aurait-il été faire plusieurs escapades avec son ami entre 56 et 59 ?
Andrew se sentit vexé que cette idée ne lui eût pas traversé l'esprit.
Morton se leva et alla regarder le lever du jour à la fenêtre.
– Il va neiger, dit-il en observant le ciel. Si tu veux rentrer à New York, tu ferais bien de ne pas traîner. Dans cette région, quand ça tombe, ce n'est pas de la blague, et tu pourrais te retrouver coincé plusieurs jours. Emporte mon dossier, il ne contient pas grand-chose, mais si ça peut t'aider. Moi, il ne me sert plus à rien.
Morton lui prépara un sandwich et lui offrit de remplir son thermos de café chaud.
– Vous n'êtes pas cet homme dont le garagiste m'avait fait le portrait.
– Si c'est ta façon de me remercier de mon hospitalité, tu as de drôles de manières, mon garçon. Je suis né dans ce bled. J'ai grandi ici et je suis revenu y terminer mes jours. Quand on a parcouru le monde et vu plus de choses que tu ne peux l'imaginer, on ressent l'envie de retourner à la source. L'année de nos dix-sept ans, cet imbécile de garagiste s'est persuadé que j'avais couché avec sa sœur. Je n'ai pas trop cherché à le convaincre du contraire, question d'amour-propre. Elle était vachement délurée, la sœur du garagiste, la plupart des garçons du coin en profitaient, mais pas moi. Il en veut à tous les hommes du patelin et des environs.
Morton accompagna Andrew à sa voiture.
– Prends soin des papiers que je t'ai confiés, étudie-les et je compte sur toi pour me les réexpédier quand tu n'en auras plus besoin.
Andrew promit et s'installa derrière le volant.
– Fais attention à toi, Stilman. Si on t'a cambriolé, c'est que cette affaire n'est pas encore enterrée. Il est possible que certaines personnes ne souhaitent pas que l'on s'intéresse au passé de Liliane Walker.
– Mais pourquoi ? Vous l'avez dit vous-même, c'est si vieux tout ça.
– J'ai connu des procureurs généraux sachant très bien que des types qui attendaient leur tour dans le couloir de la mort n'avaient pas commis les crimes pour lesquels on allait les exécuter. Mais ces procureurs préféraient s'opposer à la réouverture d'enquêtes bâclées et voir ces gars griller sur la chaise électrique plutôt que de reconnaître leur incompétence ou leur compromission. Une femme de sénateur injustement abattue, même quarante ans après, ça pourrait déranger encore beaucoup de monde.
– Comment avez-vous su ? La presse n'a jamais parlé de ce qu'elle était devenue.
– Un tel silence laissait peu de doutes quant à son sort, répondit Morton. En tout cas, si tu as besoin d'un coup de main, tu peux toujours me téléphoner, je t'ai écrit mon numéro sur l'emballage de ton casse-croûte. Appelle le soir, je suis rarement là dans la journée.
– Une dernière chose et je vous laisse pour de bon, dit Andrew, c'est moi qui ai suggéré à Figera de vous prévenir que j'allais débarquer chez vous. Je ne suis pas aussi mauvais reporter que vous le pensez.
Andrew reprit la route alors que les premiers flocons de neige commençaient à tomber.
Dès que la voiture eut disparu du chemin de terre, Morton rentra dans son cabanon et décrocha son téléphone.
– Il vient de partir, dit-il à son interlocuteur.
– Qu'est-ce qu'il sait ?
– Pas grand-chose encore, mais c'est un bon journaliste, même s'il savait, il ne se confierait pas si facilement.
– Vous avez pu prendre connaissance de la lettre ?
– Oui, il me l'a montrée.
– Vous avez pu en recopier le contenu ?
– C'est vous qui allez le copier, ce n'était pas très dur à mémoriser.
Et il dicta le texte suivant :
Cher Edward,
J'imagine le profond désarroi dans lequel cette issue dramatique vous a plongé, mais si cela peut apaiser votre conscience, sachez qu'en pareilles circonstances je n'aurais pas agi différemment. La raison d'État prévaut et les hommes tels que nous n'ont d'autre choix que de servir leur patrie, dussent-ils lui sacrifier ce qu'ils ont de plus cher.
Nous ne nous reverrons pas et je le regrette. Jamais je n'oublierai nos escapades de 1956 à 1959 à Berlin et particulièrement ce 29 juillet où vous m'avez sauvé la vie. Nous sommes quittes.
– Elle n'était pas signée ?
– Pas sur la retranscription qu'il m'a présentée. Il paraît que l'original était en très mauvais état. Après avoir passé près de cinquante ans au fond d'une crevasse, c'est plausible.
– Vous lui avez remis le dossier ?
– Il est reparti avec. Je n'ai pas jugé bon de l'aiguiller plus. Ce Stilman est un fouineur, il doit trouver par lui-même. J'ai suivi vos instructions, mais je ne vous comprends pas. Nous avons tout fait pour que ces documents disparaissent et voilà que maintenant vous œuvrez à les faire ressurgir.
– Personne, depuis sa mort, n'a su trouver où elle les avait cachés.
– Parce que comme en témoignait le rapport, ils ont été détruits. C'est ce que l'agence voulait, non ? Qu'ils se volatilisent avec elle.
– Je n'ai jamais cru aux conclusions de ce rapport. Liliane était trop intelligente pour les brûler avant son arrestation. Si elle voulait les rendre publics, elle n'aurait jamais fait ça.
– C'est votre interprétation des choses. Et quand bien même les conclusions du rapport seraient fausses, après toutes ces années, nous-mêmes n'avons su les localiser, alors quel est le risque ?
– L'honneur d'une famille se défend de génération en génération, c'est ainsi que se perpétuent les guerres claniques. Nous avons bénéficié d'un répit. La fille de Liliane Walker était incapable de quoi que ce soit, mais sa petite-fille est d'une autre engeance. Et si elle ne réussit pas à réhabiliter son nom, ses enfants prendront la relève et ainsi de suite. C'est à nous qu'il appartient de protéger l'honneur de la Nation et nous ne sommes pas éternels. Avec l'aide de ce reporter, Suzie finira peut-être par atteindre son but. Alors, nous interviendrons et réglerons définitivement cette affaire.
– En lui réservant le même sort qu'à sa grand-mère ?
– J'espère sincèrement le contraire. Tout dépendra des circonstances, nous verrons en temps utile. À ce sujet, qu'avez-vous fait du vrai Morton ?
– Vous m'aviez dit qu'il avait choisi de venir s'enterrer dans ce trou perdu, j'ai respecté ses dernières volontés à la lettre. Il dort sous ses rosiers. Que souhaitez-vous que je fasse maintenant ?
– Restez chez Morton jusqu'à nouvel ordre.
– Pas trop longtemps j'espère, ce n'est pas très réjouissant comme endroit.
– Je vous rappellerai d'ici quelques jours, en attendant, tâchez de ne pas vous faire voir des gens du coin.
– Aucun risque, ce cabanon est vraiment au bout du monde, soupira l'homme.
Mais Arnold Knopf avait déjà raccroché.
L'homme remonta à la mezzanine. Il entra dans la pièce d'eau, contempla son reflet dans le miroir et tira délicatement sur les extrémités de sa barbe et de sa chevelure blanche. Quand le postiche fut ôté, il parut vingt ans de moins.