15.

59° 56’ 29” 7’” O. – 79° 7’ 37” 71’” N.

Le GPS de bord venait d'afficher cette position. L'avion fit une rotation sur l'aile et amorça sa descente vers la banquise, perçant la couche de nuages qui occultait le sol. Au loin, on pouvait voir les eaux charrier des blocs de glace. Le phare du Beaver éclaira la terre laiteuse tandis que se soulevait une fine pellicule de neige. Les roues situées sous les flotteurs amortirent le choc, l'avion rebondit et lutta contre les vents de travers qui le bousculaient. Le pilote maintint le cap, le moteur ralentit et l'appareil s'immobilisa.

Autour d'eux, le paysage n'était que blancheur immaculée. Lorsqu'ils ouvrirent la portière, un air, d'une pureté qu'Andrew et Suzie n'avaient encore jamais connue, les saisit. Il n'y avait que le vent pour rompre le silence et un grincement lointain, étrange, comme un ricanement. Leurs regards convergèrent vers cette anomalie.

– L'endroit que vous cherchez doit se situer à un ou deux kilomètres, dans cette direction, dit le pilote. Faites attention, la lumière est trompeuse sur la calotte glaciaire, elle fausse les distances et les reliefs. Vous pourriez facilement passer derrière le versant d'une colline sans vous en apercevoir. Si vous perdez l'avion de vue, vous risquez de tourner en rond sans jamais le retrouver. Dans une heure, j'allumerai mon phare et mettrai mon moteur en route, ne dépassez pas cet horaire. Je sens que le temps se lève et je ne veux pas finir mes jours ici. Si vous n'êtes pas revenus, je serai obligé de décoller. Je préviendrais les secours, mais en attendant leur arrivée, vous devriez vous débrouiller par vos propres moyens, et par ces températures je vous souhaite bonne chance.

Suzie regarda sa montre. Elle fit signe à Andrew et ils se mirent en marche.

Le pilote avait raison. Le vent se levait, dressant à chaque rafale des embruns neigeux qui venaient les gifler. Le grincement s'intensifia, on aurait cru entendre l'une de ces vieilles éoliennes, grêlées de rouille, que l'on voit parfois dans les campagnes près des corps de ferme.

Leur équipement était insuffisant, Andrew avait froid, si le temps devait s'aggraver, poursuivre serait une folie.

Il songea à rebrousser chemin. Suzie le dépassa sans s'arrêter et, croisant son regard, le força à continuer.

Soudain, les baraquements d'une ancienne station météorologique apparurent au milieu d'une étendue glacée, trois bâtiments en tôle se découpant dans une brume fantomatique, telles des coques de navires chavirés sur un océan de glace. En leur centre se dressait un mât où ne flottait aucun drapeau. Un peu plus loin, une remise dont le toit s'était effondré. Le plus imposant des édifices avait la forme d'un grand igloo en métal, son diamètre avoisinait les trente mètres, son dôme percé de deux petites cheminées coiffées d'un tourne-vent et d'une mitre faisait le tiers de sa taille.

La porte en fer n'avait pas de serrure. À quoi aurait servi de fermer une porte à clé, au milieu de nulle part. La poignée était emprisonnée sous la glace. Suzie essaya en vain de la faire tourner. Andrew cogna dessus à coups de pied jusqu'à ce qu'elle cède.

L'intérieur était meublé de façon spartiate. Des tables et des bancs en bois, une dizaine de casiers métalliques à double porte, des caisses vides. Le bâtiment principal où ils se trouvaient avait dû abriter les installations scientifiques tandis que les deux autres baraquements servaient de dortoirs et de cantine. Sur des établis recouverts de poussière, Andrew aperçut divers équipements pour mesurer tout ce qui pouvait être mesurable. Des balances, et aussi des éprouvettes, un anémomètre, plusieurs étuves, deux appareils de filtration, quelques vieilles pompes corrodées et des tubes de carottage. Un matériel qui témoignait que l'activité sur cette base ne s'était pas limitée à l'étude de phénomènes météorologiques. Contre un mur, un rack à fusils avait dû accueillir une bonne vingtaine d'armes, et l'armoire grillagée, où pendait un cadenas, probablement leurs munitions. Il était impossible d'envisager le temps qui s'était écoulé depuis que ces lieux avaient été abandonnés. Suzie et Andrew ouvrirent les armoires une à une, les tiroirs de chaque bureau, soulevèrent les couvercles des caisses, tout était vide.

– C'est forcément quelque part ici, dit-elle d'une voix rageuse.

– Je ne veux pas être pessimiste, mais l'heure tourne. Vous entendez le vent ? Il faudrait peut-être songer à retourner à l'avion.

– Alors ne le soyez pas et aidez-moi à chercher.

– Mais chercher où, bon sang ? Regardez autour de vous, il n'y a que de vieux trucs qui ne servent à rien.

Ils visitèrent les deux autres baraquements.

Quelques minutes leur suffirent pour inspecter le dortoir. Hormis une vingtaine de lits de camp couverts de givre et autant de casiers vides, il n'y avait rien à voir. La cantine était sinistre. On avait l'impression que ceux qui avaient vécu là étaient partis en sachant qu'ils ne reviendraient pas, laissant à la nature le soin de faire le ménage. Sur les tables, on pouvait compter les gamelles et les couverts sales. Sur un ancien réchaud était posée une vieille bouilloire. Le matériel de cuisine était peu alléchant, on ne devait pas se régaler tous les soirs.

Andrew et Suzie affrontèrent la tempête qui se levait pour rejoindre le laboratoire.

– Il faut qu'on parte, répéta Andrew. Je ne sais même pas comment nous pourrons rejoindre l'avion.

– Allez-y si vous voulez.

Suzie avança vers la rangée d'armoires métalliques et poussa de toutes ses forces sur la première qui vacilla et finit par basculer au sol. Vint le tour de la deuxième, puis la troisième s'effondra. Andrew ne pensait qu'à retourner à l'avion. Sachant que Suzie ne s'en irait pas sans aller jusqu'au bout, il décida de l'aider à renverser les autres casiers. Lorsque le dernier s'écroula, ils découvrirent la façade d'un petit coffre, encastré dans le mur. La porte était fermée par une serrure.

Suzie s'en approcha pour l'étudier et se retourna, faisant face à Andrew avec un sourire qui lui donnait un charme presque démoniaque.

Elle ouvrit la fermeture éclair de son blouson, passa sa main sous le col de son pull, la plongea entre ses seins et sortit une petite chaîne où pendait une clé. Une clé rouge que la montagne lui avait rendue, quelques mois plus tôt.

Elle attrapa un petit réchaud à alcool près des éprouvettes et alluma la mèche. Une fois la serrure dégelée, la clé y pénétra, comme si celle-ci l'attendait depuis longtemps.

Le coffre contenait un grand cahier emballé dans un sac plastique. Suzie s'en saisit avec la ferveur d'un croyant qui tiendrait entre ses mains une relique sacrée. Elle le posa sur la table, s'assit sur un banc et commença à en tourner les pages.

Tous les détails de l'opération Snegourotchka s'y trouvaient, les noms des hommes politiques qui l'avaient approuvée, ceux qui l'avaient financée. Le dossier comprenait de nombreuses photographies de courriers. Correspondances entre membres du gouvernement, sénateurs des deux camps, hauts gradés, directeurs d'agences gouvernementales, grands argentiers, dirigeants de compagnies pétrolières ou d'extraction minière. La liste des personnes compromises comptait plus de cent noms et Andrew n'arrivait pas à croire ce qu'il était en train de lire.

L'opération Snegourotchka avait commencé au début de l'année 1966. Des sous-marins avaient procédé à des tirs répétés sur les couches profondes de la banquise, tandis que les scientifiques qui occupaient jadis cette station en mesuraient les effets.

Andrew attrapa son portable dans sa poche.

– Je ne pense pas que l'on capte par ici, dit-il en répondant à Suzie qui le tançait du regard.

Et il commença à photographier chaque document.

Lorsqu'il eut fini, ils entendirent le vrombissement d'un moteur qui ne tarda pas à se noyer dans les sifflements du vent qui secouait le baraquement.

– J'espère qu'il tiendra sa promesse et nous enverra des secours, dit Suzie en regardant par la fenêtre un ciel étendu de gris.

– Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne nouvelle pour nous, répondit Andrew. À votre avis, qui viendra nous chercher ?

– Moi, annonça un homme qui venait d'entrer, un revolver à la main.


*

L'homme abaissa sa capuche. Son visage émacié témoignait de son âge et, s'il n'avait eu cette arme avec laquelle il les mettait en joue, Andrew n'aurait eu aucun mal à le maîtriser.

– Asseyez-vous, dit-il d'une voix calme en refermant la porte.

Suzie et Andrew obéirent. L'homme s'installa à une table voisine. Trop loin pour pouvoir tenter quoi que ce soit.

– N'y pensez même pas, poursuivit-il, alors que la main d'Andrew avançait lentement vers le réchaud. Je ne suis pas venu seul. Dehors, il y a mon pilote et un homme armé beaucoup plus costaud que moi. De toute façon, je ne suis pas là pour vous tuer, sinon vous seriez déjà morts. Ce serait même plutôt le contraire.

– Qu'est-ce que vous voulez ? demanda Andrew.

– Que vous remettiez ce dossier en place et que vous me donniez la clé du coffre où vous l'avez trouvé.

– Et ensuite ? questionna Suzie.

– Ensuite, nous redécollons ensemble. Je vous abandonne à Reykjavik, vous y prendrez un avion pour la destination de votre choix.

– Et l'opération Snegourotchka restera secrète ?

– Exactement.

– Vous travaillez pour eux ? interrogea Suzie.

– Je vous croyais aussi intelligente que votre grand-mère, je suis déçu. Si je travaillais pour eux, je récupérerais ce dossier sans vous le demander poliment et la messe serait dite.

– Qui êtes-vous ? interrogea Andrew.

– George Ashton, répliqua l'homme. J'étais un ami de Liliane.

– Je vous en prie, dit Suzie, d'une voix froide, vous êtes son assassin et celui de Knopf.

Ashton se leva et alla vers la fenêtre.

– Nous n'avons pas beaucoup de temps. Une demi-heure au mieux avant que la météo nous cloue au sol. Par ici, les tempêtes peuvent durer deux semaines et nous n'avons pas de vivres.

– Combien vous paie-t-on pour nous faire taire ? reprit Suzie. Je vous offre le double.

– Vous n'avez rien compris décidément. Ceux que vous voulez dénoncer sont intouchables. Ils ne sont pas tenus par la moindre promesse pour régner sur le monde. Il aura suffi de quelques générations d'hommes bien placés pour contrôler tous les rouages du système, sans que rien ni personne ne les en empêche. Consortiums énergétiques, industries agroalimentaires, pharmaceutiques, électroniques, sécuritaires, transports, secteur bancaire, tout leur appartient, même nos plus prestigieuses universités qui enseignent aux futures élites la belle doctrine qui préservera le système. Quand les lois sont si complexes qu'elles deviennent impossibles à appliquer, la seule qui prévaut est la loi du plus fort. L'or noir, nous en sommes devenus esclaves. Nous avons moins soif d'équité et de vérité que d'appareils électroménagers, de voitures, de médicaments, d'électronique en tout genre, de lumières pour donner aux nuits l'aspect du jour, de toute cette boulimie d'énergie dont ils sont devenus les propriétaires. Et il nous en faut encore plus, toujours plus. L'énergie est devenue le ciment de la cohésion sociale, et sa maîtrise le plus puissant des pouvoirs. Sur quelles terres sommes-nous allés guerroyer ces dernières années au nom de la démocratie ? Là où le pétrole coule à flots, là où doivent passer les oléoducs pour l'acheminer, là où se trouvent les terminaux pétroliers. Avons-nous compté les victimes ? Les grands argentiers financent les campagnes électorales et les politiciens qu'ils font élire leur doivent allégeance. Les postes clés sont distribués à leurs hommes. Banques centrales, Trésor, Cour suprême, Sénat, Parlement, commissions, tous obéissent à une même chose : le pouvoir qui leur est confié et qu'ils veulent conserver. Ils ont tout corrompu. Quand les peuples prétendent vouloir prendre leur destinée en main et que les choses commencent à leur échapper, il leur suffit de faire trembler les marchés. Quoi de mieux qu'une bonne crise économique pour mettre peuples et gouvernements à genoux. Le plus libre des entrepreneurs n'est jamais que l'obligé de son banquier quand il lui doit de l'argent et nos belles démocraties sont endettées jusqu'au cou alors que les multinationales accumulent plus de liquidités que nos États n'en auront jamais. Les populations se serrent la ceinture, sont soumises à des politiques de plus en plus rigoristes, tandis que les multinationales échappent à toutes règles. Avez-vous eu l'impression que les promesses de mettre un peu d'ordre dans les hautes sphères de la finance avaient été tenues depuis la grande crise ? Quand bien même vous révéleriez ce qu'ils ont fait il y a quarante-six ans en Arctique pour s'en approprier les réserves énergétiques, ce ne sont pas ces hommes que vous déstabiliseriez, mais notre pays.

– Et c'est par pur patriotisme que vous voulez couvrir leurs agissements, ricana Suzie.

– Je suis un vieil homme, depuis longtemps apatride.

– Et si nous refusons, demanda Suzie, vous nous tuerez ?

Ashton se retourna pour lui faire face. Il soupira et posa son arme.

– Non plus, mais en revanche, si vous refusez, c'est elle que vous tuerez.

– Je tuerai qui ?

– Votre grand-mère, mademoiselle Walker. C'est une très vieille dame aujourd'hui, et ce dossier est son sauf-conduit depuis le jour où je lui ai sauvé la vie. Liliane s'apprêtait à remettre le dossier aux autorités norvégiennes pour mettre un terme à l'opération Snegourotchka. Ceux qu'elle allait compromettre l'avaient condamnée. J'étais le chef du service de sécurité de votre grand-père. Un homme transparent, de ceux que personne ne remarque, à qui l'on ne dit ni bonjour ni bonsoir. Sauf quand j'étais auprès de votre grand-mère. Chaque fois qu'au cours d'un déjeuner, d'un cocktail ou d'une soirée un invité passait sans me voir, elle me présentait avec ostentation en disant : « Voici un ami qui m'est cher. » Et j'étais vraiment son ami, son confident. Alors, qui mieux que moi pour la trahir ? Ces hommes si fiers de leur rang et qui redoutaient tant qu'elle aille jusqu'au bout ignoraient où elle avait caché les preuves qui les accablaient. Ils tergiversaient à la faire exécuter avant d'avoir mis la main dessus. Ma mission était simple, je devais persuader votre grand-mère de m'emmener dans sa fuite. Tôt ou tard, elle devrait bien récupérer les documents. Je n'avais plus alors qu'à les lui confisquer, les détruire et la tuer. Mais vous seriez la première étonnée de voir combien deux hommes que tout oppose peuvent s'unir quand il s'agit de sauver la femme qu'ils aiment. Son mari et son amant ont agi de concert pour, disons, accommoder l'issue du complot à leur manière et au su de leurs complices. Les documents détruits, je devais conduire votre grand-mère vers un lieu de retraite qu'elle ne quitterait plus jamais si elle voulait rester en vie. J'avais confiance en la sincérité de son mari, ce n'était pas le cas pour son amant. J'étais certain qu'une fois ma mission accomplie il la ferait exécuter. Alors, j'ai pris certaines initiatives, moi aussi. J'ai bien conduit votre grand-mère dans un endroit où personne ne pourrait la trouver et j'ai fait de même avec le dossier. Je ne suis jamais retourné aux États-Unis, j'ai fui en Inde et, de Bombay, j'ai abattu mes cartes. Le dossier resterait en lieu sûr tant que personne ne toucherait à un cheveu de Liliane, dans le cas contraire il ressurgirait et serait remis à la presse. Et depuis quarante-six ans, il en est ainsi. Son ancien amant n'a jamais digéré d'être pour une fois celui que l'on soumettait à un chantage. Je me fiche complètement des conséquences qui découleraient de la révélation de l'opération Snegourotchka, sauf d'une seule : que cet homme arrivé au sommet de sa puissance n'assouvisse une vengeance qu'il nourrit depuis tant d'années et fasse exécuter Liliane. Maintenant, je vous le demande une dernière fois, remettez le dossier dans ce coffre et confiez-moi la clé.

Ashton avait repris son arme et la pointait dans la direction de Suzie. Elle essaya de prononcer quelques mots, en vain.

– Ma grand-mère est vivante ? finit-elle par articuler d'une voix tremblante.

– Je vous l'ai dit Suzie, c'est une très vieille dame, mais elle est en vie.

– Je veux la voir.

Andrew regarda sa montre et soupira. Avec des gestes d'une grande délicatesse, il ôta le dossier des mains de Suzie et alla le remettre à sa place. Il referma le coffre-fort, retira la clé et s'approcha d'Ashton.

– Allons-y, dit-il, mais j'aimerais moi aussi accommoder les choses à ma façon. Je vous donne cette clé et nous repartons à bord de votre avion pour aller à Oslo.

Andrew tira son bloc-notes de sa poche et le fit glisser devant Ashton.

– Et vous m'écrivez sur ce papier où se trouve Liliane Walker.

– Non, c'est hors de question, mais je veux bien m'engager à vous y conduire, répondit Ashton en tendant une main ouverte à son interlocuteur.

Andrew déposa la clé dans la paume d'Ashton qui la rangea dans sa poche avant d'annoncer qu'il était temps de partir.


*

Le bimoteur roula sur la glace, prit de la vitesse et s'éleva. Quand il vira sur l'aile, Andrew et Suzie virent s'éloigner les baraquements d'une base polaire qui ne figurait sur aucune carte. À deux kilomètres de là s'élevait une colonne de fumée. Un Beaver jaune qui n'avait jamais redécollé achevait de se consumer.


*

Ashton tint sa promesse. De retour à Oslo, il déposa Suzie et Andrew devant un hôtel. L'homme qui avait voyagé avec eux resta derrière le volant.

Ashton les accompagna jusque dans le hall.

– Demain, je viendrai vous chercher en fin de matinée ; nous avons un peu de route à faire. Profitez d'Oslo, vous pouvez visiter la ville à votre guise. Vous ne craignez plus rien. Vous êtes désormais libres comme l'air. L'assurance vie de votre grand-mère est aussi la vôtre. Faites-moi confiance, j'en ai personnellement négocié les termes.

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