4.
Le corbillard roulait au pas, précédant trois berlines aux vitres teintées. Simon, assis à la droite du chauffeur, regardait fixement la route.
Le cortège entra dans le cimetière, louvoya dans les allées jusqu'au haut de la colline et alla se ranger le long du trottoir.
Les employés des pompes funèbres tirèrent le cercueil hors du fourgon et l'installèrent sur des tréteaux à côté de la tombe fraîchement creusée. Ils disposèrent deux couronnes de fleurs sur son couvercle. Sur l'une était inscrit « À mon meilleur ami », sur l'autre, offerte par le syndicat de la presse, on pouvait lire « À notre cher collègue qui a donné sa vie en exerçant son métier ».
À une dizaine de mètres de là, un reporter d'une chaîne de télévision locale se tenait en retrait, caméra aux pieds, attendant que l'inhumation commence pour tourner quelques images.
Simon fut le premier à prendre la parole, pour dire que le défunt et lui avaient été comme des frères, que derrière le journaliste entêté et si souvent bourru se cachait un homme généreux, parfois drôle. Andrew n'avait pas mérité de mourir si jeune. Il lui restait encore tant de choses à accomplir, un tel gâchis était insupportable.
Simon dut s'interrompre pour retenir un sanglot, il s'essuya les yeux et conclut que les meilleurs partaient toujours en premier.
Olivia Stern, rédactrice en chef au New York Times, s'avança à son tour et, la mine défaite, relata les circonstances tragiques dans lesquelles Andrew Stilman avait perdu la vie.
Journaliste reporter émérite, il était parti traquer en Argentine un ancien criminel de guerre. Mais de retour à New York, après avoir accompli courageusement sa mission, Andrew Stilman avait été assassiné en faisant son footing le long de l'Hudson River, preuve qu'on ne court jamais assez vite quand la mort vous poursuit. Un acte odieux, commis pour étouffer la vérité. Une sordide vengeance perpétrée par la fille du monstre qu'Andrew avait confondu. En s'attaquant à Stilman, c'est à la liberté de la presse que sa meurtrière s'en était prise et son geste s'inscrivait dans la continuité des barbaries commises jadis par son géniteur. Mais avant de sombrer dans un profond coma dont il n'était jamais sorti, Andrew Stilman avait réussi à livrer le nom de son assassin aux ambulanciers. La patrie américaine ne laisserait pas impuni le meurtre de l'un de ses fils. Une demande d'extradition était en cours auprès des autorités argentines. « Justice sera faite ! » avait clamé Olivia Stern.
Puis elle avait posé ses mains sur le cercueil et levé ses yeux vers le ciel avant de déclarer solennellement : « Andrew Stilman était un homme de convictions, il a voué sa vie à son métier, à notre profession, ultime rempart de nos démocraties. Andrew Stilman, tu es tombé sur ce rempart comme un soldat au champ d'honneur, nous ne t'oublierons jamais. Dès demain, la salle B des archives du journal, celle qui se trouve au premier sous-sol à droite en sortant des ascenseurs, avait-elle ajouté en jetant un regard complice au directeur des ressources humaines, sera rebaptisée à ta mémoire. Elle ne sera plus la salle d'archives B, mais portera le nom de “salle Andrew Stilman”. Nous ne t'oublierons pas ! » avait-elle martelé.
Les quelques collègues d'Andrew qui avaient fait le déplacement applaudissaient tandis qu'Olivia Stern embrassait le couvercle du cercueil, imprimant le chêne verni d'un double trait de Rouge de Coco Chanel. Puis elle regagna sa place.
Les employés des pompes funèbres attendirent le signal de Simon. Les quatre hommes soulevèrent la bière et la posèrent sur le berceau qui surplombait la tombe. On actionna le treuil et la dépouille d'Andrew Stilman disparut lentement sous terre.
Ceux qui avaient pris leur matinée pour l'accompagner au cimetière s'approchèrent à tour de rôle pour le saluer dans sa dernière demeure. Il y avait là Dolorès Salazar, la documentaliste qui aimait bien Andrew – ils s'étaient souvent croisés le samedi matin dans le local des alcooliques anonymes de Perry Street –, Manuel Figera, le préposé au courrier – Andrew était le seul à lui offrir un café de temps en temps quand ils se rencontraient à la cafétéria –, Tom Cimilio, le DRH – qui l'avait menacé deux ans plus tôt de le licencier s'il ne réglait pas une fois pour toutes son problème avec la bouteille –, Gary Palmer, employé au département juridique – qui avait souvent eu à résoudre à l'amiable les excès commis par Andrew dans l'exercice de ses fonctions –, Bob Stole, le directeur du syndicat – lui n'avait jamais connu Andrew, mais il était de permanence ce jour-là –, et Freddy Olson, son voisin de bureau, – dont on n'arrivait pas à savoir s'il était au bord des larmes ou s'il retenait un tonitruant fou rire tant il avait l'air défoncé.
Olson fut le dernier à jeter une rose blanche sur le cercueil. Il se pencha pour regarder où elle avait atterri et manqua de peu de tomber dans la fosse avant que le chef du syndicat ne le rattrape de justesse par la manche.
Puis, le cortège s'éloigna et alla se regrouper autour des voitures.
On s'enlaça les uns les autres, Olivia et Dolorès échangèrent quelques larmes, Simon remercia tous ceux qui avaient fait le déplacement et chacun retourna tranquillement à ses occupations.
Dolorès avait une séance de manucure à 11 heures, Olivia un brunch avec une amie, Manuel Figera avait promis à sa femme de l'emmener chez Home Depot acheter un nouveau sèche-linge, Tom Cimilio était témoin au mariage de son neveu, Gary Palmer devait retrouver son compagnon qui tenait un stand au Flea-market de la 25e Rue, Bob Stole rentrait assurer sa permanence au journal et Freddy Olson s'était réservé une séance de soins orientaux à l'heure du déjeuner dans un établissement de Chinatown où les masseuses n'avaient probablement pas dû aller à confesse depuis fort longtemps.
Chacun retournait à sa vie, laissant Andrew Stilman à sa mort.
*
Les premières heures qui suivirent son enterrement lui parurent terriblement longues, et surtout solitaires, ce qui était assez inattendu pour quelqu'un comme lui qui avait toujours adoré être seul. Et il fut pris d'une angoisse qui, cette fois, ne provoqua ni envie d'un Fernet-Coca, ni sueur, ni tremblement, pas même une petite accélération du pouls, et pour cause.
Puis vint la nuit et, avec elle, cet étrange phénomène dont il prit aussitôt conscience.
Bien que jusque-là il se soit plutôt accommodé à l'extrême exiguïté de son « réduit en sous-sol, sans porte ni fenêtre » et que le silence qui régnait à six pieds sous terre ne l'ait finalement pas plus dérangé que cela (lui qui aimait tant la cacophonie de la rue, ses bruits de marteaux-piqueurs, de motards confondant virilité et vrombissement de leur cylindrée, de sirènes hurlantes, de camions de livraison qui reculent en faisant des bips à vous donner envie de tuer le chauffeur, de fêtards abrutis qui chantent à tue-tête et à toute heure en rentrant chez eux et qu'on aimerait tant suivre jusque sous leurs fenêtres pour leur rendre la pareille), Andrew se retrouva à son grand étonnement en lévitation à quelques centimètres au-dessus du monticule de terre fraîche qui recouvrait sa dépouille. Aussi absurde que cela lui semblât, il était là, assis en tailleur, et pouvait voir tout ce qui passait autour de lui, c'est-à-dire pas grand-chose.
Faute d'avoir un emploi du temps chargé, il commença à en faire l'inventaire.
Le gazon brossé par la brise hérissait ses herbes en direction du nord. Les bosquets d'ifs, les érables et les chênes du coin s'agitaient dans la même direction. Toute la nature environnante semblait se tourner vers l'autoroute qui se trouvait en contrebas du cimetière.
Et soudain, alors qu'Andrew, consterné, se demandait combien d'heures encore il allait rester à s'emmerder ainsi, il entendit une voix.
– Tu t'y feras, au début ça paraît un peu long, mais on finit par perdre la notion du temps. Je sais ce que tu es en train de te dire. Si tu avais pensé plus tôt à ta mort, tu te serais offert une concession sur un bout de terrain avec vue sur la mer. Et tu aurais fait une grosse erreur. Les vagues, ça doit finir par être d'un chiant ! Alors que sur l'autoroute, il se passe des trucs de temps à autre. Des embouteillages, des poursuites, des accidents, c'est beaucoup plus varié qu'on ne l'imagine.
Andrew regarda dans la direction où avait surgi la voix. Un homme, assis en tailleur, lévitant comme lui, à quelques centimètres au-dessus de la tombe voisine, lui souriait.
– Arnold Knopf, dit celui-ci sans changer de position. C'était mon nom. J'entame ma cinquantième année ici. Tu verras, tu t'y feras, c'est juste un coup à prendre.
– Alors c'est ça, la mort ? demanda Andrew, on reste là, le cul posé sur sa tombe à regarder l'autoroute ?
– Tu regardes ce que tu veux, tu es libre, mais c'est ce que j'ai trouvé de plus distrayant. Parfois, il y a des visites, les week-ends surtout. Les vivants viennent pleurer sur nos tombes, mais pas sur la mienne. Quant à nos voisins, ils sont là depuis si longtemps que ceux qui venaient les voir sont eux aussi enterrés. La plupart ne prennent même plus la peine de sortir. Nous sommes les jeunes du quartier, si je puis dire. J'espère que tu en auras, des visites, au début il y en a toujours, après le chagrin se tasse, ce n'est plus pareil.
Andrew, au cours de sa longue agonie, avait souvent imaginé ce que pourrait être la mort, espérant même trouver en elle une forme de délivrance des démons qui l'avaient hanté. Mais ce qui lui arrivait était bien pire que tout ce que son esprit retors avait envisagé.
– J'en ai vu des choses, tu sais, reprit l'homme. Deux siècles et trois guerres. Quand je pense que c'est une saleté de bronchite qui a eu raison de moi. Allez me dire que le ridicule ne tue pas ! Et toi ?
Andrew ne répondit pas.
– Remarque, on n'est pas pressé, et puis te fatigue pas, j'ai tout entendu, continua son voisin. Il y avait du beau monde à tes obsèques. Se faire assassiner, ce n'est pas banal tout de même.
– Non, c'est assez original, j'en conviens, répliqua Andrew.
– Et par une femme en plus !
– Homme ou femme, ça ne change pas grand-chose, non ?
– Je suppose que non. Enfin, si tout de même. Monsieur n'avait pas d'enfants ? Je n'ai aperçu ni veuve ni marmots.
– Non, ni enfants ni veuve, soupira Andrew.
– Célibataire, alors ?
– Depuis peu.
– Dommage, mais c'est peut-être mieux pour elle.
– Je suppose.
Au loin, les gyrophares d'une voiture de police se mirent à scintiller, le break qu'elle suivait se rangea sur la bande d'arrêt d'urgence.
– Tu vois, il se passe sans arrêt des trucs sur cette autoroute. C'est la Long Island Expressway qui mène à l'aéroport JFK. Les types sont toujours pressés et ils se font cueillir chaque fois à cet endroit. Les bons jours, il y en a un qui ne s'arrête pas, alors tu peux regarder la poursuite jusqu'au virage là-bas. Après, la rangée de platanes nous cache la vue, dommage.
– Vous voulez dire qu'on ne peut pas bouger de nos tombes ?
– Si, avec le temps on y arrive, peu à peu. J'ai réussi à atteindre le bout de l'allée la semaine dernière, soixante pieds d'un coup ! Cinquante ans d'entraînement tout de même ! Heureusement que ça finit par payer, sinon à quoi bon ?
Andrew céda au désespoir. Son voisin se rapprocha de lui.
– T'inquiète, je te jure qu'on s'y fait. Ça paraît impossible au début, mais tu verras, fais-moi confiance.
– Ça vous ennuierait si on se taisait pendant quelque temps. J'ai vraiment besoin de silence.
– Le temps que tu veux, mon garçon, rétorqua Arnold Knopf, je comprends, je ne suis pas pressé.
Et ils restèrent tous deux, assis en tailleur, côte à côte dans la nuit.
Un peu plus tard, les phares d'une voiture éclairèrent la route qui remontait la colline depuis l'entrée du cimetière. Qu'on lui ait ouvert les grilles d'ordinaire fermées à cette heure était un mystère pour Arnold qui fit part de son étonnement à Andrew.
Le break marron se rangea le long du trottoir, une femme en descendit et marcha dans leur direction.
Andrew reconnut immédiatement son ex, Valérie, l'amour de sa vie qu'il avait perdu en commettant la plus stupide erreur de toute son existence. Et sa situation attestait du prix qu'il avait payé pour un moment d'égarement, une folie passagère.
Avait-elle seulement su combien le remords l'avait rongé ? Qu'il avait renoncé à se battre à compter du moment où elle avait cessé de lui rendre visite à l'hôpital ?
Elle s'approcha de la tombe et se recueillit dans le plus grand silence.
La voir ainsi accroupie devant lui l'apaisa pour la première fois depuis qu'on l'avait poignardé le long de l'Hudson River.
Valérie était là, elle était venue, et cela comptait plus que tout.
Soudain, elle souleva subrepticement sa jupe et se mit à uriner sur la pierre tombale.
Quand elle eut fini, elle rajusta son vêtement et dit à haute voix :
– Va te faire foutre, Andrew Stilman.
Puis, elle remonta dans la voiture et s'en alla comme elle était venue.
– Ça, je dois dire, ce n'est pas banal non plus ! siffla Arnold Knopf.
– Elle a vraiment pissé sur ma tombe ?
– Sans vouloir paraphraser un poète connu, je crois bien que c'est exactement ce qu'elle vient de faire. Je ne voudrais pas être indiscret, mais tu lui as fait quoi pour qu'elle vienne se soulager comme ça au milieu de la nuit ?
Andrew poussa un long soupir.
– Le soir de notre mariage, je lui ai avoué être tombé amoureux d'une autre femme.
– Ce que je suis content de t'avoir pour voisin, Andrew Stilman, tu ne peux pas savoir à quel point ! Je sens que je vais beaucoup moins m'ennuyer, voire plus du tout. Je t'ai un peu menti tout à l'heure, on s'emmerde à mourir. Et comme c'est déjà fait, il n'y a pas vraiment d'alternative, on est dans l'impasse, mon vieux. Ce n'est pas pour dire, mais j'ai bien l'impression que ta petite dame ne t'a pas encore pardonné. En même temps, vider son sac le soir de son mariage, je ne voudrais pas jouer les donneurs de leçon, mais reconnais que le moment était mal choisi.
– Je ne suis pas doué pour les mensonges, soupira Andrew.
– Alors comme ça, monsieur était journaliste ? Tu me raconteras tout ça plus tard, je dois pratiquer mes exercices de concentration, je me suis juré d'atteindre le bosquet que tu vois là-bas avant la fin du siècle. J'en ai marre de ces platanes !
« Être »... à l'imparfait. Cette conjugaison frappa Andrew avec la force d'un boulet de canon qui percute l'enceinte d'une forteresse. Avoir été, et ne plus être qu'un corps en décomposition.
Andrew se sentit aspiré vers sa tombe, il tenta de résister à la force qui l'entraînait sous terre et il hurla.
*
Simon s'approcha du canapé, tira la couette et le secoua.
– Arrête ces gémissements, c'est insupportable. Debout, il est 10 heures, tu devrais être au boulot !
Andrew prit une profonde inspiration, comme un plongeur qui surgit à la surface de l'eau au terme d'une longue apnée.
– Arrête de picoler, tes nuits seront plus sereines, ajouta Simon en ramassant le cadavre d'une bouteille de Jack Daniel's. Lève-toi et va t'habiller ou je te jure que je te fiche dehors, j'en ai assez de te voir dans cet état.
– Ça va, répondit Andrew en s'étirant. Ce sont les ressorts de ton canapé qui me torturent. Tu ne pourrais pas avoir une chambre d'amis ?
– Tu ne pourrais pas rentrer chez toi ? Ça fait trois mois que tu es sorti de l'hôpital.
– Bientôt, je te le promets. Je n'arrive pas à rester seul la nuit. Et puis ici, je ne picole pas.
– Pas avant que je ne m'endorme ! Tu trouveras du café dans la cuisine. Va bosser, Andrew, c'est ce que tu as de mieux à faire et c'est vraiment la seule chose que tu fasses bien.
– « Ce sont toujours les meilleurs qui partent en premier »... sérieusement ? Tu n'as rien trouvé de mieux pour conclure mon oraison funèbre ?
– Je te rappelle que tout ça n'existe que dans ta tête dérangée. C'est toi qui tiens le stylo dans tes cauchemars, et en effet, ta prose est pitoyable.
Simon claqua la porte en sortant.
Andrew entra dans la salle de bains. Il examina son visage et se trouva plutôt bonne figure en repensant à ce qu'il avait descendu la veille. Il changea d'avis en s'approchant du miroir. Ses yeux étaient alourdis, sa barbe noire cachait une grande partie de ses joues. Simon avait raison, le temps était peut-être venu de retourner aux réunions des Alcooliques anonymes sur Perry Street. En attendant, il irait faire acte de présence à la conférence de rédaction et se rendrait ensuite à la bibliothèque municipale. Depuis trois mois, il aimait y passer ses journées.
Installé dans la grande salle de lecture, il s'y trouvait en compagnie bien que le silence règne en maître. Quel autre endroit au monde pouvait lui offrir pareil rempart contre la solitude sans qu'il soit dérangé par le bruit des autres ?
Douché, vêtu de propre, il quitta l'appartement, fit escale au Starbucks où il avala un petit déjeuner et fila au journal. Regardant l'heure à sa montre, il se dirigea directement en salle de réunion où Olivia concluait son briefing.
Les journalistes se levèrent et quittèrent les lieux. Andrew se tenait près de la porte, Olivia lui fit signe de l'attendre. Quand la salle fut vide, elle vint à sa rencontre.
– Personne ne vous a contraint à reprendre le boulot aussi tôt, Andrew. Mais si vous revenez, faites-le vraiment. La conférence de rédaction n'est pas facultative.
– Je suis là, non ?
– Vous êtes présent et absent à la fois. Vous n'avez pas pondu une ligne depuis trois mois.
– Je réfléchis à mon prochain sujet.
– Vous vous la coulez douce et vous vous êtes remis à picoler.
– Qu'est-ce qui vous permet de dire ça ?
– Regardez-vous dans une glace.
– J'ai travaillé tard, je planche sur une nouvelle enquête.
– Heureuse de l'apprendre, je peux en connaître le sujet ?
– Une jeune femme violée et battue à mort dans un township de Johannesburg, il y a dix-huit mois. La police ne fait rien pour arrêter ses assassins.
– Un fait divers en Afrique du Sud, voilà qui va passionner nos lecteurs, prévenez-moi quand vous aurez fini que je vous réserve une place en une.
– C'était ironique ?
– Absolument.
– Elle a été assassinée à cause de son orientation sexuelle. Son seul crime était d'aimer une autre femme. Et pour cette même raison, les flics qui connaissent les coupables ne sont pas plus enclins à les arrêter que si un chien errant s'était fait écraser. Sa famille se bat pour que justice soit faite, mais les pouvoirs publics s'en foutent, pour peu, ils féliciteraient les attardés mentaux qui ont assassiné cette femme. Elle avait vingt-quatre ans.
– C'est tragique, mais l'Afrique du Sud est loin et bien plus loin encore des préoccupations de nos lecteurs.
– La semaine dernière, un de nos brillants députés républicains a déclaré à la télévision au sujet du mariage homosexuel qu'il y voyait une porte ouverte à l'inceste et à la pédophilie. On vit dans un drôle de monde, il y a des limites à tout, notre bon maire veut même limiter la consommation de sodas dans les salles de cinéma, mais pour freiner la connerie de nos élus, rien ! Il devrait y avoir des lois pour les mettre eux aussi à l'amende quand ils dépassent la norme tolérable de l'ignorance.
– Vous voulez vous lancer en politique, Stilman ?
Andrew pria sa rédactrice en chef de ne pas prendre ses propos à la légère. Ceux tenus par le député n'étaient pas qu'insultants, ils relevaient de l'incitation à la haine. Andrew voulait à travers son papier faire état de la violence qu'engendre le discours politique lorsqu'il stigmatise une communauté.
– Vous me suivez maintenant ? Au départ de l'article le massacre de cette innocente, la passivité des autorités sud-africaines qui n'accordent aucune importance à ce meurtre et en fin de course notre abruti de député, le message qu'il véhicule et les dérives prévisibles de ceux qui l'ont pris au mot. Si je me débrouille bien, je pourrai contraindre son parti à le désavouer, et in fine le forcer à prendre position.
– Fumeux et hasardeux projet, mais si ça peut vous occuper le temps que vous retrouviez l'envie de vous attaquer à des choses plus...
– ... plus importantes qu'une jeune femme de vingt-quatre ans violée, rouée de coups et poignardée parce qu'elle était lesbienne ?
– Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, Stilman.
Andrew posa sa main sur l'épaule de sa rédactrice en chef, exerçant une légère pression comme pour accentuer la gravité de son propos.
– Faites-moi une promesse, Olivia. Le jour où j'y passerai vraiment, jurez-moi que vous vous abstiendrez de tout discours pendant mes obsèques.
Olivia regarda Andrew, intriguée.
– Oui, si vous voulez, mais pourquoi ?
– « Tu es tombé sur ce rempart comme un soldat au champ d'honneur », non, mais vraiment ! J'avais honte pour vous.
– Mais de quoi parlez-vous, Stilman ?
– De rien, laissez tomber. Contentez-vous de me le promettre et on en reste là. Ah si, une dernière chose, la salle des archives B ? Franchement, vous ne pouviez pas trouver un endroit plus glauque ?
– Fichez-moi le camp, Andrew, vous me faites perdre mon temps et je ne comprends rien à vos élucubrations. Allez bosser, je serais prête à vous offrir un billet pour Cape Town pour que vous me débarrassiez le plancher.
– Johannesburg ! Venez me dire ensuite que c'est moi qui ne suis pas concentré en ce moment. Non, mais je rêve.
Andrew prit l'ascenseur et regagna son bureau. Il y régnait un désordre identique à celui qu'il avait laissé le jour où on l'avait agressé. Freddy Olson, une revue de mots croisés en main, mâchouillait un crayon en se balançant sur sa chaise.
– « Revenant » en sept lettres, tu as une idée ? demanda Olson.
– Et ma main dans ta figure en sept phalanges, tu as une idée ?
– Un homme qui circulait à vélo dans le West Village s'est fait renverser par un policier, enchaîna Olson. Non content de lui avoir coupé la route, le flic lui a demandé ses papiers et quand le type s'est rebellé en disant que c'était le monde à l'envers, il lui a passé les menottes et l'a coffré. Tu veux te mettre sur l'affaire ?
– Rebellé comment ?
– D'après la déposition, le vieillard aurait giflé le policier parce qu'il lui parlait sur un ton qui lui a déplu.
– Quel âge, ton cycliste ?
– Quatre-vingt-cinq ans, et le policier, trente.
– Cette ville me surprendra tous les jours, soupira Andrew. Je te laisse à tes faits divers, j'ai un vrai boulot de journaliste qui m'attend.
– Bourbon sec ou daiquiri ?
– Tu veux que l'on parle de tes addictions, Olson ? Tu semblais défoncé comme une huître à mes obsèques.
– Je ne sais pas de quoi tu parles, mais je n'ai rien sniffé depuis belle lurette. J'avais fait le serment sur ton lit d'hôpital que si tu y passais, je ne toucherais plus jamais à la dope.
Andrew se garda de répondre à son collègue, prit son courrier, un exemplaire de l'édition du matin et s'en alla. La journée était belle, il se dirigea vers la New York Public Library qui se situait à quelques blocs du journal.
*
Andrew présenta sa carte à l'entrée de la salle de lecture. Le préposé le salua à voix basse.
– Bonjour, Yacine, répondit Andrew en tendant la main au bibliothécaire.
– Vous avez commandé des ouvrages aujourd'hui ? poursuivit celui-ci en consultant son écran d'ordinateur.
– Je suis venu avec tout ce dont j'avais besoin pour être sûr de ne rien faire d'utile, mon courrier et mon journal.
Yacine se tourna vers la table où Andrew avait pris ses habitudes.
– Vous avez une voisine, dit-il, toujours à voix basse.
– Et notre petit arrangement ?
– Je suis désolé, monsieur Stilman, nous avons beaucoup de demandes en ce moment, la salle est pleine et nous refusons du monde. Je ne pouvais pas garder éternellement cette place inoccupée.
– Elle est là pour longtemps ?
– Je n'en ai aucune idée.
– Jolie ?
– Plutôt.
– Qui est-ce ?
– Vous savez que nous ne sommes pas autorisés à divulguer ce genre d'information.
– Même à moi, Yacine ?
– Monsieur Stilman, il y a du monde derrière vous, si vous voulez bien aller vous installer.
Andrew obéit et traversa la salle de lecture, prenant un malin plaisir à faire résonner ses pas. Il tira bruyamment sa chaise à lui, se laissa tomber dessus et ouvrit son journal.
Chaque fois qu'il en tournait les pages, il s'arrangeait pour exagérer le froissement du papier. Sa voisine ne releva même pas la tête. Las, il finit par abandonner et tenta de se concentrer sur l'article qu'il lisait.
En vain, il reposa son journal pour observer de nouveau la jeune femme studieuse assise en face de lui.
Elle avait une coupe de cheveux et une frimousse à la Jean Seberg. Le regard rivé à sa lecture, elle suivait chaque ligne de l'index. De temps à autre, elle annotait un cahier. Rarement Andrew avait vu quelqu'un d'aussi concentré.
– C'est en plusieurs tomes, j'espère ? demanda-t-il.
La jeune femme leva les yeux.
– Je ne sais pas ce que vous êtes en train de lire, mais ça m'a l'air sacrément passionnant, continua-t-il.
Elle leva un sourcil, afficha une mine consternée et se replongea dans son livre.
Andrew la considéra un instant, mais avant qu'il prononce un autre mot, la jeune femme referma son cahier et s'en alla. Elle restitua l'ouvrage qu'elle avait emprunté auprès du bibliothécaire et quitta la salle.
Andrew se leva à son tour et se précipita vers Yacine.
– Vous avez besoin d'un livre, monsieur Stilman ?
– Celui-ci, répondit-il en lorgnant l'exemplaire que sa voisine avait laissé sur le comptoir.
Yacine posa la main dessus.
– Il faut d'abord que j'enregistre son retour avant d'établir un nouveau bon de prêt. Vous connaissez nos règles, depuis le temps, n'est-ce pas ? Retournez à votre place, nous vous l'apporterons.
Andrew fit comprendre au bibliothécaire que son zèle l'excédait au plus haut point.
Il quitta la bibliothèque et se surprit, une fois dehors, à chercher sa voisine au milieu de la foule qui occupait les grands escaliers du bâtiment. Puis il haussa les épaules et décida d'aller se promener.
*
Le lendemain, fidèle à sa routine, Andrew reparut en salle de lecture vers 10 heures du matin. La chaise en face de lui était vide. Il parcourut plusieurs fois les lieux du regard et se résolut à ouvrir son journal.
À l'heure du déjeuner, il se rendit à la cafétéria. Sa voisine de table approchait de la caisse, poussant un plateau sur la glissière qui longeait les vitrines réfrigérées. Andrew attrapa un sandwich sur une clayette, tout en la surveillant du coin de l'œil, et se glissa dans la file.
Quelques instants plus tard, il alla s'asseoir à trois places d'elle et la regarda déjeuner. Entre deux bouchées de tarte aux pommes, elle griffonnait sur son cahier et rien autour d'elle ne semblait la perturber.
Andrew était fasciné par sa concentration. Son regard naviguait selon un rythme régulier du cahier de notes à la pâtisserie qu'elle mangeait avec gourmandise. Mais il fut frappé par un détail qu'il avait déjà remarqué la veille. Alors que de l'index gauche elle suivait la ligne qu'elle lisait, elle annotait de la même main son cahier, la droite restant en permanence dissimulée sous la table. Andrew en vint à se demander ce qu'elle pouvait bien cacher.
La jeune femme releva la tête, balaya la pièce du regard, lui adressa un sourire furtif et repartit vers la salle de lecture après avoir vidé les restes de son repas dans une poubelle.
Andrew y jeta son sandwich et lui emboîta le pas. Il s'installa à sa place et déplia son journal.
– C'est celui d'aujourd'hui, j'espère, murmura la jeune femme après quelques instants.
– Je vous demande pardon ?
– Vous êtes si peu discret ; je disais juste que j'espérais au moins que c'était l'édition du jour ! Puisque vous faites semblant de lire, autant aller droit au but. Qu'est-ce que vous me voulez ?
– Mais rien du tout, je ne m'intéressais pas particulièrement à vous, je réfléchissais, c'est tout, bafouilla Andrew en contenant assez mal son embarras.
– Je fais des recherches sur l'histoire de l'Inde, ça vous intéresse ?
– Professeur d'histoire ?
– Non. Et vous, flic ?
– Non plus, journaliste.
– Dans la finance ?
– Qu'est-ce qui vous fait penser ça ?
– Votre montre, je ne vois qu'une personne de ce milieu pour s'offrir un bijou pareil.
– Un cadeau de ma femme, enfin, mon ex-femme.
– Elle ne s'est pas moquée de vous.
– Non, c'est moi qui me suis moqué d'elle.
– Je peux reprendre mon travail ? demanda la jeune femme.
– Bien sûr, répliqua Andrew. Je ne voulais pas vous interrompre.
Elle le remercia et retourna à sa lecture.
– Reporter, précisa Andrew.
– Je ne veux pas être désagréable, dit la jeune femme, mais je voudrais me concentrer sur ce que j'étudie.
– Pourquoi l'Inde ?
– J'envisage de m'y rendre un jour.
– Vacances ?
– Vous n'allez pas me laisser tranquille, n'est-ce pas ? soupira-t-elle.
– Si, promis, je ne dis plus rien. À partir de maintenant, plus un mot. Croix de bois, croix de fer.
Et il tint promesse. Andrew resta silencieux l'après-midi entier, à peine salua-t-il sa voisine quand elle s'esquiva une heure avant la fermeture.
En partant, Andrew saisit un livre laissé par un lecteur sur le comptoir, glissa un billet de vingt dollars sous la couverture et le tendit au bibliothécaire.
– Je veux juste connaître son nom.
– Baker, chuchota Yacine en serrant l'ouvrage contre lui.
Andrew plongea la main dans la poche de son jean et en ressortit un autre billet à l'effigie de Jackson.
– Son adresse ?
– 65 Morton Street, chuchota Yacine en s'emparant des vingt dollars.
Andrew quitta la bibliothèque. Le trottoir de la Cinquième Avenue était bondé. À cette heure, impossible de trouver un taxi en maraude. Il repéra la jeune femme qui agitait la main au croisement de la 42e Rue, essayant d'attirer l'attention d'un chauffeur. Une voiture de maître se rangea devant elle et son conducteur se pencha à la vitre pour lui proposer ses services. Andrew s'approcha à distance suffisante pour l'entendre négocier le prix de la course. Elle grimpa à l'arrière de la Crown noire et le véhicule se glissa dans le flot de la circulation.
Andrew courut jusqu'à la Sixième Avenue, s'engouffra dans le métro, prit la ligne D et ressurgit, un quart d'heure plus tard, de la station West 4th Street. De là, il rejoignit le Henrietta Hudson Bar qu'il connaissait bien pour sa carte de cocktails. Il commanda un ginger ale au barman et alla s'installer sur un tabouret derrière la vitre. Observant le carrefour de Morton et d'Hudson, il se demanda ce qui lui laissait imaginer que la jeune femme en quittant la bibliothèque rentrerait directement chez elle et surtout ce qui l'avait incité à venir jusqu'ici, alors que cela n'avait aucun sens. Après avoir assez longuement considéré la question, il en conclut que l'ennui était en train d'avoir raison de lui. Il régla sa boisson et partit retrouver Simon qui devait s'apprêter à quitter son garage.
Quelques minutes après son départ, la voiture de maître déposait Suzie Baker en bas de chez elle.
*
Le rideau de fer était baissé. Andrew poursuivit son chemin et reconnut la silhouette de Simon, penché sous le capot d'une Studebaker garée un peu plus loin dans la rue.
– Tu tombes bien, dit Simon. Je n'arrive pas à la faire démarrer et, seul, impossible de la pousser dans le garage. Je me rongeais les sangs à l'idée de la laisser toute la nuit dehors.
– J'envie tes inquiétudes, mon vieux.
– C'est mon gagne-pain, alors oui, j'y fais attention.
– Tu ne l'as toujours pas vendue, celle-là ?
– Si, et reprise à un collectionneur qui m'a acheté une Oldsmobile 1950. C'est comme ça qu'on fidélise sa clientèle dans mon métier. Tu m'aides ?
Andrew se positionna à l'arrière de la Studebaker pendant que Simon la poussait, la main, par la vitre baissée, posée sur le volant.
– Qu'est-ce qu'elle a ? demanda Andrew.
– Je n'en sais rien, je verrai avec mon mécano demain.
La voiture à l'abri, ils allèrent dîner chez Mary's Fish Camp.
– Je vais me remettre au boulot, annonça Andrew en s'attablant.
– Il était temps.
– Et je vais rentrer chez moi.
– Rien ne t'y oblige.
– Si, toi.
Andrew passa sa commande auprès de la serveuse.
– Tu as eu de ses nouvelles ?
– De qui ? répondit Simon.
– Tu sais très bien de qui.
– Non, je n'ai eu aucune nouvelle d'elle, et pourquoi en aurais-je ?
– Je ne sais pas, j'espérais, c'est tout.
– Tourne la page, elle ne reviendra pas. Tu lui as fait trop de mal.
– Une soirée d'ivresse et un aveu stupide, tu ne crois pas que j'en ai assez payé le prix ?
– Je n'y suis pour rien, c'est à elle qu'il faut raconter ça.
– Elle a déménagé.
– Je l'ignorais, mais toi, comment le sais-tu, si tu n'as aucune nouvelle d'elle ?
– Il m'arrive de passer en bas de chez elle.
– Comme ça, par hasard ?
– Oui, par hasard.
Andrew regarda par-delà la vitrine les fenêtres éteintes de son appartement de l'autre côté de la rue.
– Je n'y peux rien, c'est plus fort que moi. Il y a des lieux qui réveillent la mémoire. Les instants que j'ai vécus avec elle sont les plus heureux de ma vie. Je vais sous ses fenêtres, je m'installe sur un banc et je me les rappelle. Parfois, je nous vois tous les deux, comme deux ombres du soir, entrant dans son immeuble, les bras chargés des courses que nous étions allés faire à l'épicerie du coin. J'entends son rire, ses railleries, je regarde l'endroit où elle laissait presque toujours tomber un paquet en cherchant ses clés. Parfois, même, je quitte mon banc, comme pour aller le ramasser, avec l'espoir absurde que la porte de l'immeuble s'ouvrira et que la vie reprendra son cours là où tout s'est arrêté. C'est idiot, mais ça me fait un bien fou.
– Et tu fais ça souvent ?
– Il est bon, ton poisson ? répondit Andrew en plantant sa fourchette dans l'assiette de Simon.
– Tu passes en bas de chez elle combien de fois par semaine, Andrew ?
– Le mien est meilleur, tu as fait le mauvais choix.
– Tu ne peux pas continuer à te lamenter sur ton sort. Ça n'a pas marché entre vous, c'est triste, mais ce n'est pas la fin du monde non plus. Tu as la vie devant toi.
– J'en ai entendu des platitudes, mais alors « tu as la vie devant toi », c'est le pompon.
– Tu veux me donner des leçons après ce que tu viens de me raconter ?
Puis Simon l'interrogea sur sa journée, et pour donner le change, Andrew lui confia avoir fait la connaissance d'une lectrice à la bibliothèque.
– Tant que tu ne vas pas l'espionner assis sur un banc en bas de chez elle, je trouve que c'est plutôt une bonne nouvelle.
– Je me suis planqué dans un bar au coin de sa rue.
– Tu as fait quoi ?
– Tu m'as très bien entendu, et ce n'est pas ce que tu crois ; quelque chose m'intrigue chez cette femme, je ne parviens pas encore à savoir quoi.
Andrew régla l'addition. Charles Street était déserte, un vieil homme promenait son labrador, l'animal claudiquait autant que son maître.
– C'est fou, la ressemblance entre les chiens et leurs propriétaires, s'exclama Simon.
– Oui, tu devrais t'acheter un cocker. Allez viens, rentrons, c'est la dernière nuit que je passe sur ton canapé déglingué. Demain, je lève le camp, c'est promis. Et je ne poireauterai plus sous les fenêtres de Valérie, je te le promets également. De toute façon, elle aussi a levé le camp. Tu sais ce qui me tue, c'est quand j'imagine qu'elle est probablement partie pour emménager avec un autre homme.
– C'est pourtant tout le mal que tu pourrais lui souhaiter, non ?
– L'idée que ce soit à un autre qu'elle fasse ses confidences, qu'elle s'occupe de lui, lui demande comment s'est déroulée sa journée, qu'elle partage avec lui les moments qui nous appartenaient... je n'y arrive pas.
– C'est de la jalousie mal placée et elle mérite mieux que ça.
– Ce que tu m'emmerdes avec tes leçons.
– Peut-être, mais il faut bien que quelqu'un te fasse la morale, regarde-toi.
– Possible, mais pas toi Simon, surtout pas toi.
– D'abord, rien ne te dit qu'elle soit avec quelqu'un, rien ne te dit non plus que si c'était le cas, elle soit heureuse avec lui. On peut être avec quelqu'un pour fuir sa solitude, on peut partager son quotidien pour digérer une rupture en continuant d'entretenir le souvenir d'un autre. On peut parler à quelqu'un en écoutant la voix d'un autre, regarder quelqu'un dans les yeux en voyant ceux d'un autre.
– Eh ben tu vois mon Simon, c'est exactement ça que j'avais besoin d'entendre. Et comment tu sais ces choses-là, toi ?
– Parce que ça m'est arrivé, imbécile.
– D'être avec une femme alors que tu pensais à une autre ?
– Non, d'être avec une femme qui en aimait un autre, de jouer les doublures et, quand on est amoureux, c'est très douloureux. On sait, mais on feint d'ignorer, jusqu'au jour où cela vous devient insupportable, ou jusqu'à ce qu'elle vous mette dehors.
La nuit se rafraîchit, Simon eut un frisson, Andrew le prit par l'épaule.
– On est bien tous les deux, souffla Simon. Demain, rien ne t'oblige si tu ne te sens pas tout à fait prêt. Je peux dormir de temps en temps sur le canapé et toi, prendre ma chambre.
– Je sais mon vieux, je sais, mais ça ira, j'en suis sûr maintenant. Cela étant, je suis d'accord pour prendre ton lit ce soir. Ce qui est dit est dit !
Et sur ces mots, ils marchèrent jusqu'à l'appartement de Simon, dans le plus grand silence.