16.

La voiture les avait récupérés devant leur hôtel, comme prévu. À la sortie d'Oslo, Ashton exigea de ses passagers qu'ils aient les yeux bandés jusqu'à la fin du voyage.

Ils roulèrent deux heures durant dans l'obscurité complète. Lorsqu'ils ralentirent enfin, Ashton les autorisa à ôter les foulards qui couvraient leurs yeux. Andrew regarda autour de lui. Une allée en gravier menait vers un couvent perdu dans la campagne.

– C'est ici qu'elle a passé sa vie ? demanda Suzie effarée.

– Oui, et elle y a été très heureuse. Vous constaterez en y entrant que l'endroit est ravissant et l'intérieur bien moins austère qu'on pourrait l'imaginer.

– Elle n'en est jamais sortie ?

– Quelques fois, pour aller au village, mais jamais très longtemps. Je sais que cela vous étonnera, mais dès qu'elle s'en éloignait, elle n'avait qu'un seul souhait, rentrer aussitôt. Il y a une autre chose qui va vous surprendre et certainement vous décevoir. Je préférais attendre le dernier moment pour vous l'annoncer. Votre grand-mère n'a plus sa raison. Ce n'est pas qu'elle soit folle, mais depuis deux ans déjà, elle ne parle plus ou très rarement, et pour ne dire que quelques mots, des paroles vagues sans rapport avec la conversation qu'on lui tient. Elle souffre d'une forme d'absence dont on ne revient pas. Je suis désolé Suzie, la femme que vous allez rencontrer n'est pas celle des photos qui ont nourri votre imaginaire. Plus maintenant en tout cas.

– La femme que je vais rencontrer est ma grand-mère, répliqua Suzie.

La voiture se rangea devant l'entrée du couvent.

Deux religieuses les accueillirent et les guidèrent à travers les galeries d'un cloître qui jouxtait le couvent. Le cortège emprunta un escalier et s'engagea dans un couloir aux murs couverts de boiseries. Les deux sœurs ouvraient la marche, Ashton la fermait. Elles s'arrêtèrent devant la porte d'un salon.

– Elle vous attend ici, dit la plus âgée des deux sœurs dans un anglais empreint d'un léger accent. Ne la fatiguez pas. Les visites ne peuvent pas durer plus d'une heure. Nous viendrons vous rechercher.

Suzie poussa la porte et entra seule.

Liliane Walker était assise dans un fauteuil, si grand que sa silhouette semblait bien frêle. Son regard fixe était tourné vers la fenêtre.

Suzie s'approcha lentement. Elle s'agenouilla aux pieds de sa grand-mère et prit sa main dans la sienne.

Liliane tourna lentement la tête et lui sourit, sans dire un mot.

– J'ai fait un long voyage pour venir jusqu'à vous, si long, murmura Suzie.

Elle posa sa tête sur les genoux de Liliane et huma son parfum. C'était un parfum doux et sucré, un parfum de grand-mère qui apaise tous les maux de l'enfance.

Un rayon de soleil entra par la fenêtre et caressa le sol.

– Il fait beau aujourd'hui, n'est-ce pas ? dit Liliane d'une voix claire.

– Oui, il fait beau, lui répondit Suzie d'une voix étouffée par les larmes. Je m'appelle Suzie Walker, je suis votre petite-fille. Je ne vous ai pas connue mais vous avez habité mon enfance. Vous m'accompagniez sur le chemin de l'école, je faisais mes devoirs sous votre surveillance. Je vous confiais tous mes secrets. J'ai puisé en vous tant de force. Vous m'aidiez à traverser les épreuves de mon adolescence. Vous me guidiez. Quand je réussissais quelque chose, c'était toujours grâce à vous, et lorsque j'échouais, c'était aussi votre faute. Je vous reprochais d'avoir été distraite, d'avoir oublié de veiller sur moi. Le soir, je vous parlais depuis mon lit. Comme certains récitent une prière en s'endormant, je m'adressais à vous.

La main tremblante de Liliane se posa sur la chevelure de sa petite-fille.

Un long silence suivit, que seul le tic-tac d'une horloge venait meubler.

On frappa à la porte. Le visage d'Ashton apparut dans l'entrebâillement. Le moment était venu de repartir.

Suzie caressa la joue de sa grand-mère, l'entoura de ses bras pour la serrer contre elle et l'embrassa.

– Je sais tout, lui chuchota-t-elle à l'oreille. Je vous pardonne le mal que vous avez fait à ma mère. Je vous aime.

Suzie plongea ses yeux dans ceux de sa grand-mère et s'en alla à reculons.

Lorsqu'elle se retourna pour quitter la pièce, elle ne put voir le visage bouleversé de Liliane qui lui souriait.


*

Ashton les raccompagna jusqu'à la voiture.

– Mon chauffeur vous déposera à votre hôtel pour que vous y récupériez vos bagages. Il vous conduira ensuite à l'aéroport. J'ai pris la liberté de vous acheter deux billets pour New York.

– Je voudrais revenir la voir, dit Suzie.

– Une autre fois peut-être, il est temps de rentrer. Vous pourrez toujours me joindre à ce numéro, dit-il en lui tendant un papier. Je vous donnerai de ses nouvelles, chaque fois que vous le voudrez.

– J'aimerais tellement qu'elle m'ait entendue, dit Suzie en s'installant dans la voiture.

– J'en suis certain. Je viens chaque jour lui rendre visite et je lui parle aussi. Parfois, elle me sourit et, dans ces moments-là, je veux croire qu'elle sait que je suis là. Faites bonne route.

Ashton attendit que la voiture ait tourné au bout de l'allée et revint sur ses pas.

Il regagna le petit salon où Liliane Walker l'attendait, assise dans son fauteuil.

– Tu n'as aucun regret ? demanda-t-il en refermant la porte.

– Si, à bien y penser j'aurais aimé visiter l'Inde, je crois.

– Je parlais de...

– Je sais de quoi tu parlais, George, mais c'est mieux comme ça. Je suis une vieille femme maintenant, je préfère qu'elle garde de moi les souvenirs que ses rêves ont forgés. Et puis avec son tempérament, si je lui avais montré mon émotion, elle n'aurait pas résisté à l'envie de révéler la vérité, de s'acharner à prouver que j'étais innocente. Tu verras, si tu me survis, je suis certaine qu'elle le fera dès que je serai morte. Elle est aussi têtue que moi.

– Quand je suis entré dans cette base, j'ai bien cru que mon cœur allait s'arrêter tant elle te ressemble.

– Ton cœur est bien solide, mon cher George, avec tout ce que je lui ai fait endurer depuis que je te connais. Allez, ramène-nous à la maison, veux-tu bien, cette journée était merveilleuse, mais elle m'a épuisée.

George Ashton posa un baiser sur le front de Liliane Walker et l'aida à se lever.

Main dans la main, ils traversèrent le long couloir du monastère.

– Il faudra penser à remercier les bonnes sœurs pour leur complicité aujourd'hui.

– C'est déjà fait, répondit Ashton.

– Alors il ne nous reste plus qu'à rentrer, souffla Liliane en s'appuyant sur sa canne. Quand je serai morte, tu lui rendras cette clé, c'est promis ?

– Tu la lui rendras toi-même, c'est toi qui me survivras, répondit George Ashton à sa femme.

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