11.
Andrew réveilla Suzie aux premières lueurs de l'aube. Elle dormait au pied du canapé où il avait trouvé le sommeil quelques courtes heures.
Ils éteignirent les lumières et Suzie referma à clé la porte de la maison de sa grand-mère.
Ils s'engagèrent sur le chemin qui menait à l'embarcadère. La neige recommençait à tomber. Les flocons mourant sur le lac imprimaient à la scène une grâce apaisante.
Andrew aida Suzie à s'installer dans la barque.
– Merci de m'avoir accompagnée jusqu'ici, dit-elle en prenant place sur la banquette.
Le reste de la traversée se fit en silence, on n'entendait que le ronronnement du petit moteur et le chuintement de l'étrave. Suzie ne quitta pas un instant du regard l'île qui s'éloignait. Andrew prit la direction opposée de Schroon Lake. Il accosta au pied d'un chemin de terre qu'il avait repéré et échoua la barque sur la berge.
Ils traversèrent un bois. Suzie affrontait la neige, insensible aux morsures du froid, comme si une partie d'elle était restée sur l'île.
Ils rejoignirent la route après une heure de marche. Andrew leva le pouce et le premier camion qui passa s'arrêta pour les prendre à son bord.
Le chauffeur ne leur posa aucune question, dans cette région la discrétion était de mise et personne n'aurait laissé deux voyageurs perdus dans l'hiver.
Le semi-remorque remontait vers le nord, Andrew et Suzie allaient au sud. Le routier lança un appel de sa CB pour savoir si l'un de ses collègues se dirigeait vers New York.
Le transbordement se fit à une station essence, à quinze kilomètres de la frontière canadienne. Andrew se demanda s'il n'aurait pas été plus prudent de la franchir.
Leur nouveau chauffeur n'était pas plus bavard que le précédent. Andrew et Suzie dormirent pendant les huit heures que dura le voyage. Ils descendirent du camion devant les quais d'un entrepôt de Jersey City. De l'autre côté de l'Hudson River, New York brillait dans la nuit naissante.
– Ça fait du bien d'être de retour chez soi, dit Andrew.
Ils empruntèrent le ferry et décidèrent de prendre un peu l'air en s'installant sur le pont. Par le froid qui régnait, ils étaient les deux seuls passagers à avoir fait ce choix.
– Il y a quelque chose qui ne colle pas, dit Andrew. Morton habite à une soixantaine de kilomètres de cette île, je n'arrive pas à croire qu'il n'ait pas eu la curiosité de s'y rendre.
– Qui vous dit qu'il ne l'a pas fait ?
– Il n'y avait rien dans ses notes à ce sujet. Je l'appellerai pour en avoir le cœur net.
– Qu'est-ce que cela nous apportera ?
– Ce sont ses notes qui nous ont mis sur la piste de la maison de votre grand-mère, il en sait certainement plus qu'il n'a voulu me le dire.
– Je dois appeler Knopf, dit Suzie.
– Souvenez-vous des recommandations de votre grand-mère à sa fille dans la lettre. Ne faire confiance à personne. Vous devriez les reprendre à votre compte. Ce soir, nous dormirons à l'hôtel, j'ai du liquide sur moi. Ne rallumez pas votre portable.
– Vous êtes méfiant à ce point ?
– Hier après-midi, sur le ponton, je ne me méfiais pas et j'avais tort.
– Et demain, que ferons-nous ?
– J'ai passé la nuit dernière à réfléchir. La liaison qu'entretenait votre grand-mère a peut-être précipité son sort, mais j'ai du mal à croire qu'elle ait causé sa perte. Si nous avons des gens aussi déterminés à nos trousses, c'est pour d'autres raisons et je pense avoir deviné l'une d'elles.
Le ferry accosta à South Seaport. Andrew et Suzie se firent déposer en taxi devant le Marriott dont Andrew avait, plus que quiconque, fréquenté le bar.
À peine installé dans la chambre, il voulut y descendre au prétexte de passer un coup de téléphone.
– Vous êtes en manque ? questionna Suzie.
– J'ai soif, c'est tout.
– Mathilde disait la même chose avant d'aller se saouler, poursuivit Suzie en ouvrant le minibar. Elle avait soif, elle aussi ! J'étais gamine, alors j'allais dans la cuisine lui chercher de quoi se désaltérer.
Suzie saisit une canette de soda et la lança à Andrew qui la rattrapa au vol.
– Maman me prenait des mains le verre de Coca Cola que je lui avais apporté, poursuivit Suzie, et le posait sur le premier meuble à sa portée. Elle me caressait la joue avec un sourire condescendant et sortait de la maison. Vous avez soif, disiez-vous ?
Andrew fit rouler la canette dans sa main avant de la poser sans ménagement sur la desserte. Il quitta la chambre en claquant la porte.
*
Andrew s'était installé au comptoir. Le barman le salua et lui servit un Fernet-Coca qu'il but d'un trait. Il s'apprêtait à le resservir quand Andrew arrêta son geste.
– Je peux t'emprunter un téléphone ? Je n'ai plus de batterie. C'est un appel local.
Le barman lui confia son portable. Andrew recomposa trois fois de suite le numéro de Ben Morton, sans succès. Morton lui avait pourtant dit de le joindre le soir et, d'après ce qu'Andrew avait pu constater, il était peu probable que le vieux reporter soit sorti faire la bringue. Andrew finit par s'en inquiéter. Un homme qui vivait aussi isolé du monde n'était pas à l'abri d'un accident.
Il appela les renseignements pour obtenir le numéro de la station-service de Turnbridge dans le Vermont. L'opératrice lui proposa de le mettre en relation avec son correspondant.
Le garagiste se souvint d'Andrew et voulut savoir comment s'était passée sa rencontre avec ce vieux con de Morton, Andrew lui expliqua qu'il cherchait justement à le joindre et s'inquiétait à son sujet.
Andrew insista longuement, le garagiste accepta d'aller voir le lendemain si son ennemi juré se portait bien, se sentant obligé d'ajouter que s'il le trouvait terrassé par un arrêt cardiaque il n'irait pas à ses obsèques.
Andrew hésita un instant à trahir un secret et, n'y résistant plus, confia au garagiste que Morton lui avait avoué n'avoir jamais couché avec sa sœur. Le garagiste lui répondit que le contraire l'aurait bien étonné, puisqu'il était fils unique.
*
La sonnerie du téléphone ne cessait de retentir. Exaspérée, Suzie sortit de son bain et décrocha.
– Mais qu'est-ce que vous faites, bon sang, ça fait dix fois que j'appelle !
– Je m'habille !
– Je vous attends en bas, j'ai faim, râla Andrew en raccrochant.
Suzie le retrouva assis à une table accolée à la vitre. À peine l'avait-elle rejoint que le serveur déposa devant elle un plat de pâtes et une pièce de bœuf devant Andrew.
– Ce n'est pas la vie de votre grand-mère, mais les documents qui sont la cause de nos problèmes, dit Andrew en coupant son steak.
– Quels documents ?
– Ceux que votre grand-mère allait prétendument faire passer à l'Est.
– Je suis heureuse d'entendre que vous ne l'avez pas définitivement condamnée.
– Je vous l'ai déjà dit, je n'ai pas d'a priori. C'est valable dans un sens comme dans l'autre. Ils ne les ont pas retrouvés sur elle, c'est pour cela que Morton, comme tous les journalistes de l'époque, n'a jamais pu les voir. Et ils les cherchent encore, ou plutôt, ils crèvent de trouille que quelqu'un mette la main dessus avant eux. Réfléchissez une minute. Quelle valeur pourraient encore avoir de nos jours les positions stratégiques de l'armée américaine dans une guerre qui est terminée depuis bientôt quarante ans ? Je ne pense pas que le Pentagone ait pour projet d'aller massacrer à nouveau les habitants de My Lai. Ce que votre grand-mère cherchait à passer de l'autre côté du « rideau de fer » devait être d'une tout autre nature que ce que l'histoire raconte. Reste à savoir quelles étaient les informations tombées entre ses mains et ce qu'elle comptait en faire.
– Ça pourrait coller avec ce qu'elle disait à son amant au moment de leur dispute ; qu'elle irait jusqu'au bout quoi qu'il lui en coûte.
– Mais au bout de quoi ? questionna Andrew.
Et soudain, guidé par une force qu'il n'aurait su expliquer, Andrew tourna la tête vers la vitrine du bar et aperçut Valérie dans la rue. Elle tenait un parapluie à la main, et le regardait dîner en compagnie de Suzie. Elle lui sourit timidement, et poursuivit son chemin.
– Qu'est-ce que vous attendez ? demanda Suzie.
Andrew se leva d'un bond et se précipita dehors. La silhouette de Valérie disparaissait au coin de la rue. Il courut pour la rattraper et quand il arriva à sa hauteur, elle ouvrait la portière d'un taxi. Elle se retourna et lui sourit encore.
– Ce n'est pas ce que tu crois, dit-il en s'approchant.
– Le bar ou ton amie ? s'enquit Valérie.
– L'un et l'autre, je ne bois plus et je suis seul.
– C'est ta vie, Andrew, dit Valérie d'une voix claire, tu n'as pas à te justifier.
Andrew ne trouva rien à répondre. Il avait rêvé de ce moment pendant des nuits entières et il était incapable de prononcer la moindre parole sensible.
– Tu es resplendissante, finit-il par bafouiller.
– Tu n'es pas mal non plus, répliqua-t-elle.
Le chauffeur du taxi se retourna, impatient.
– Il faut que j'y aille, dit-elle. Une urgence.
– Je comprends.
– Tu vas bien ?
– Je crois.
– Alors j'en suis heureuse.
– C'était étrange de te revoir ici, dit Andrew, l'air perdu.
– Oui, c'était étrange.
Valérie s'assit sur la banquette et referma la portière.
Andrew regarda le taxi s'éloigner et lorsqu'il se retourna, pour rebrousser chemin, il ne vit pas que Valérie venait de faire de même et le regardait par la lunette arrière.
*
Il entra dans le bar et s'assit à la table. Suzie termina son plat.
– Elle est beaucoup plus belle que sur la photo, lâcha-t-elle en rompant le silence.
Andrew ne répondit pas.
– C'est un endroit que vous fréquentez beaucoup ?
– Oui, c'est sur ce bout de trottoir que nous nous étions revus.
– Vous y êtes revenu souvent depuis votre séparation ?
– Une seule fois, en sortant de l'hôpital.
– Le bureau de votre ex-femme se trouve près d'ici ?
– Non, il est à l'autre bout de la ville.
– Et vous croyez qu'elle passait là par hasard ?
– Le hasard, vous savez...
– Vous n'êtes peut-être pas le seul à ressasser des souvenirs dans des reflets de fenêtres. Vous croyez au destin ?
– Quand ça m'arrange, oui.
– Alors faites-lui confiance, dit Suzie en se levant de table.
– Vous pensez que...
– Qu'elle avait l'air jalouse en me voyant ?
– Ce n'était pas la question que j'allais vous poser.
– Alors ne m'en posez pas d'autre et allons nous coucher, je tombe de sommeil.
Dans l'ascenseur qui s'élevait vers le vingtième étage, Suzie posa ses mains sur la nuque d'Andrew.
– J'aimerais bien rencontrer un jour un type comme vous, Stilman.
– Vous m'avez rencontré, il me semble.
– Je voulais dire au bon moment, ajouta-t-elle alors que les portes de la cabine s'ouvraient sur le palier.
Suzie entra dans la chambre, attrapa un oreiller et une couverture, et alla se coucher sous la fenêtre.
*
Suzie fut réveillée par le vacarme de la rue. Elle ouvrit les yeux, Andrew n'était plus là. Elle s'habilla et descendit dans le hall. Le bar de l'hôtel était fermé et Andrew n'était pas non plus dans la salle où l'on servait les petits déjeuners.
Elle appela le New York Times, la standardiste lui répondit qu'elle n'avait pas vu Stilman depuis plusieurs jours. Il était encore trop tôt pour aller à la bibliothèque et Suzie s'en voulut de ne pas savoir quoi faire en son absence. Elle remonta dans la chambre, ouvrit son sac de voyage, relut la lettre de Liliane et, après avoir parcouru la partition musicale, elle eut enfin une idée de la façon dont elle occuperait sa matinée.
*
Simon allait et venait de la porte de son bureau à la fenêtre, lançant au passage des regards incendiaires à Andrew.
– Tu vas finir par me donner le mal de mer si tu continues comme ça, dit Andrew.
– Je te laisse trois jours seul et tu te débrouilles pour te mettre dans une situation impossible.
– C'est bien ce que je pensais, ma mère s'est réincarnée en toi. Je ne suis pas venu pour que tu me fasses la morale, mais pour que tu me prêtes de l'argent.
– C'est tellement grave que tu ne peux pas te servir de ta carte de crédit ?
– Je préfère prendre mes précautions tant que je ne sais pas à qui j'ai affaire. Et puis j'ai besoin d'un peu plus que ce qu'il y a sur mon compte.
Simon alla s'asseoir à son bureau, avant de se relever aussitôt pour retourner à la fenêtre.
– Reste assis, je t'en supplie ! Écoute Simon, je ne suis ni le premier ni le dernier reporter à s'attirer les foudres du pouvoir en menant une enquête. Toi qui aimes tant les voitures, vois ça comme une course. Le but est de coiffer l'autre au poteau. L'équipe adverse est prête à tout, j'en suis conscient, mais mon arme à moi, ce sont les rotatives du journal. Tu te plaignais de me voir noyer mon malheur dans du Fernet-Coca, je n'ai pas touché à une goutte d'alcool depuis une semaine et je n'ai jamais été aussi occupé depuis mon accident.
– Je n'arrive pas à savoir si tu es cynique par pur plaisir ou si tu es vraiment devenu irresponsable.
– J'ai bien pensé écrire un grand article sur ton garage, mais je connais ma rédactrice en chef, elle préfère les affaires d'État et les scandales. Elle ne sait pas ce qu'elle rate.
– Tu as besoin de combien ?
– Cinq mille pour être tranquille, je te les rendrai dès que j'aurai publié.
– Tu ne sais même pas ce que tu vas publier.
– Pas encore, mais ça pue déjà suffisamment la charogne pour que je devine qu'un gros gibier se cache derrière cette histoire.
– Et en liquide en plus !
– Je préférerais éviter de passer à la banque, et puis je ne veux pas qu'on puisse remonter jusqu'à toi.
– J'ai l'impression que c'est déjà fait, répondit Simon en regardant par la fenêtre.
– Qu'est-ce que tu racontes ?
– Ne bouge pas. Il y a une berline noire garée sur le trottoir d'en face, avec un type louche à l'intérieur.
Andrew se précipita à la fenêtre pour savoir si on l'avait suivi, provoquant l'exaspération de Simon. Une femme sortit d'un immeuble en vis-à-vis du garage, portant un chien minuscule dans ses bras. Son chauffeur lui ouvrit la portière et démarra dès qu'elle fut installée.
– C'est sûrement la CIA, dit Andrew en tapant sur l'épaule de Simon, ils ont toute une brigade de mémères à chihuahua pour assurer leur couverture.
– Fous-toi de moi, cette voiture était suspecte, voilà tout.
Simon ouvrit le coffre-fort de son bureau, et tendit une enveloppe à son ami.
– Il y a dix mille dollars dedans, tu me rendras ce que tu n'as pas utilisé.
– Tu veux que je te garde les reçus ?
– Va-t'en avant que je ne change d'avis et débrouille-toi pour me donner de tes nouvelles. Tu es sûr que je ne peux pas venir avec vous ?
– J'en suis certain.
– Tu as quelque chose de changé. C'est cette fille qui t'a métamorphosé en trois jours ?
Andrew regarda Simon depuis la porte du bureau.
– J'ai croisé Valérie hier dans la rue.
– Je sais, elle m'a appelé en rentrant chez elle.
– Elle t'a appelé ?
– C'est ce que je viens de te dire.
– Qu'est-ce qu'elle t'a raconté ?
– Elle m'a demandé de mes nouvelles et plus tard dans la conversation, si tu voyais quelqu'un en ce moment.
– Qu'est-ce que tu lui a répondu ?
– Que je n'en savais vraiment rien.
– Pourquoi tu lui as dit ça ?
– Parce que c'est la vérité et que je savais que ça la rendrait jalouse.
– Tu as cinq ans d'âge mental, tu ne pouvais pas trouver mieux pour la faire fuir.
– Je vais te dire un truc mon vieux, occupe-toi de tes articles, et en ce qui concerne la psychologie féminine, laisse-moi faire.
– Rappelle-moi à quand remonte ta dernière liaison qui aurait duré plus de quinze jours ?
– File, tu as du travail et moi aussi !
*
En rentrant à l'hôtel, Andrew trouva la chambre vide. Il renonça à téléphoner à Suzie, espérant qu'elle aurait respecté ses consignes et laissé son portable éteint. L'idée qu'elle soit peut-être repassée chez elle l'inquiéta. L'envie d'alcool ne l'avait pas lâché depuis la veille, et le souvenir de son dernier Fernet-Coca fit redoubler sa soif. Il ouvrit le minibar et trouva un petit mot.
« Retrouvez-moi à la Juilliard School, aux studios de répétition, et demandez à parler au professeur Colson. À tout à l'heure. Sue. »
Andrew sauta dans un taxi et se fit déposer sur la 65e Rue.
La réceptionniste lui expliqua où se trouvait le studio de répétition, ajoutant que le professeur Colson s'y trouvait en compagnie d'une élève et qu'on ne devait pas le déranger. Andrew s'engagea dans le couloir avant que la réceptionniste n'eût le temps de protester.
Le professeur Colson avait la soixantaine, bien qu'il parût plus âgé dans sa vieille redingote, avec son nœud papillon de travers, son front brillant et ses cheveux blancs hirsutes dressés à l'arrière du crâne.
Il se leva de son tabouret de piano pour accueillir Andrew et le pria de s'installer sur la chaise à côté de Suzie.
– Je vois que vous avez trouvé mon mot, chuchota-t-elle.
– Très malin, l'idée du minibar.
– Qui d'autre que vous l'aurait trouvé là ? poursuivit-elle en s'approchant de son visage, comme pour le renifler.
– Je peux continuer ? demanda le professeur.
– Qui est-ce ? chuchota à son tour Andrew.
– M. Colson était mon professeur de piano quand j'étais petite fille. Maintenant, taisez-vous.
Le professeur posa ses mains sur le clavier et se remit à jouer la partition qui se trouvait devant lui.
– Je comprends pourquoi vous n'avez pas fait de progrès, murmura Andrew en se penchant à l'oreille de Suzie.
– Ces portées n'ont aucun sens, râla le professeur, c'est d'ailleurs ce que j'expliquais à Suzie avant votre arrivée. Cette cacophonie est à vous briser les tympans.
– C'est la Demoiselle des neiges ?
– En effet, s'exclama le professeur Colson, amputée de toute sa grâce, mais c'est bien elle. Je ne peux pas continuer à jouer cela, c'est insupportable, ajouta-t-il en rendant la partition à Suzie.
– Que voulez-vous dire par « amputée de sa grâce » ?
– Qu'il manque la moitié des mesures, comme si quelqu'un avait voulu réécrire ce chef-d'œuvre en le raccourcissant, et je peux vous assurer que ce n'est pas une réussite.
– Vous voyez que vous n'êtes pas le seul à avoir de l'intuition, souffla Suzie, pas peu fière de son effet.
– Vous savez où nous pourrions nous procurer une version intégrale de cet opéra ?
– Oui, évidemment, à la bibliothèque. Je peux vous en obtenir une copie.
Colson guida ses visiteurs. Il pria le bibliothécaire de lui remettre un exemplaire de la partition de la Demoiselle des neiges et demanda à Suzie si elle avait encore besoin de ses services.
Suzie hésitait à solliciter davantage son ancien professeur.
– J'aimerais que vous me présentiez à votre plus mauvais élève.
– Quelle étrange requête, dit Colson. Pourquoi ne pas me demander plutôt à rencontrer le meilleur ?
– J'ai toujours eu un penchant pour les cancres, répondit-elle.
– Alors, je dirais Jack Colman. Je ne sais pas comment ce jeune homme a réussi à se faire admettre ici, il n'a aucun talent. Vous le trouverez probablement en train de se goinfrer à la cafétéria, ajouta Colson en regardant la pendule. Je donne un cours à sa classe dans une demi-heure et il arrive toujours les mains grasses. Si vous voulez bien m'excuser.
– Je ne lui répéterai rien de tout cela, je vous le promets, dit Suzie en saluant son professeur.
– Oh, ne vous gênez surtout pas, soupira Colson en s'en allant.
*
Jack Colman, la bouche pleine et les lèvres couvertes de sucre glacé, suçait ses doigts avec gourmandise.
– J'ai une vraie passion pour les cancres, s'exclama Suzie en avançant vers Colman.
Le jeune homme découvrait étonné cette femme qui marchait dans sa direction d'un pas décidé et il se retourna pour chercher celui qui avait la chance d'attirer ainsi cette créature. Suzie s'assit en face de lui, prit un bout de sa brioche et l'avala aussitôt. Colman s'arrêta de mastiquer.
– Jack ?
Et le seul fait qu'elle connût son prénom le fit déglutir.
– J'ai des ennuis ? demanda-t-il inquiet, en voyant Andrew s'asseoir à son tour.
– Faute avouée à moitié pardonnée, tu connais le dicton, répondit Suzie
– Je rendrai l'argent à la fin de la semaine, je le jure, dit Colman.
– Et si tu le rendais dès ce soir ? enchaîna-telle avec un aplomb qui laissa Andrew pantois.
– Je ne peux pas, je vous promets que si je pouvais...
– Et si nous t'en donnions les moyens ? J'ai un travail à te confier.
– Qu'est-ce que je dois faire ? demanda Colman, d'une voix tremblante.
– Nous filer un petit coup de main, intervint Stilman. Mange ta brioche tranquillement, nous ne sommes pas là pour t'attirer des ennuis, c'est Colson qui t'a recommandé à nous.
– Colson est au courant ?
– Écoute, mon garçon, je ne sais pas de quoi tu me parles et ça ne me regarde pas. Tu dois combien ?
– Deux cents dollars.
– Tu pourras les rembourser dès ce soir si tu veux, dit Andrew en sortant l'enveloppe de Simon.
Il prit un billet de cent dollars et le glissa devant Colman, qui le regarda avec autant d'appétit que lorsqu'il suçait ses doigts tout à l'heure. Andrew indiqua à Suzie de lui confier la partition trouvée sur l'île et la version intégrale remise par Colson.
– Tu connais le jeu des sept erreurs ?
– Je n'y ai pas joué depuis que j'étais gosse, mais je me débrouillais plutôt bien.
– Dans la partie que je te propose, il y en a probablement plus de sept, mais ce qui compte, c'est que tu n'en omettes aucune. Tu nous compares ces deux partitions, tu repères toutes les notes manquantes sur celle qui se trouve sur ce papier jauni, tu réfléchis et tu essaies de comprendre si elles forment une suite cohérente, ou n'importe quoi qui justifie qu'on les ait effacées.
Colman se passa la main dans les cheveux.
– Et si j'y arrive ?
– Tu touches l'autre billet de cent dollars.
– Et vous voulez que je fasse ça quand ?
– Maintenant, dit Suzie en posant la main sur l'avant-bras de Colman.
– J'ai cours dans une demi-heure.
– Colson t'autorise à sécher.
– Il vous a vraiment envoyés me voir ?
– Il t'en fait baver, n'est-ce pas ?
Colman leva les yeux au ciel.
– Je l'ai eu comme professeur, dit Suzie, s'il est dur, c'est parce qu'il croit en toi, tu es celui sur qui il fonde le plus d'espoir.
– Sérieux ? s'exclama Colman.
– Tout ce qu'il y a de plus sérieux.
Et Andrew opina pour confirmer.
– D'accord, je m'y mets tout de suite, dit Colman en prenant les deux partitions. J'habite dans la résidence des étudiants, bâtiment C, chambre 311 au deuxième étage. Dix-sept heures, ça va ?
Andrew recopia le téléphone du bar du Marriott sur une carte de visite qu'il tendit à Colman.
– Appelle ce numéro à 15 heures précises, tu demandes à me parler et tu nous dis où tu en es de tes recherches, ordonna Andrew en offrant une poignée de main à Colman.
– Vous êtes journaliste ? questionna Colman en retournant la carte de visite.
– Fais ce qu'on te dit et le succès de ton année sera garanti, dit Suzie.
Elle se leva, lui adressa un grand sourire et emporta la brioche.
*
– C'est dégueulasse, le tour que vous avez joué à ce gamin, protesta Andrew en arrivant sur le trottoir de la 65e.
– Parce que je lui ai piqué sa brioche ? Je n'ai pas pris de petit déjeuner et j'avais faim.
– Ne faites pas l'idiote, je parle de ce que vous lui avez dit au sujet de Colson et de ses études.
– Vous ne connaissez rien à la psychologie du cancre. C'est la plus belle journée de sa vie. Pour la première fois, il se sent utile, investi d'une mission pour laquelle on l'a choisi lui et non un autre.
– Et je ne connais rien non plus à la psychologie féminine, je sais, on me l'a déjà dit.
– Pas moi en tout cas, répliqua Suzie.
*
Une brise glaciale balayait l'esplanade du Rockefeller Center. Knopf était assis sur un banc, face à la patinoire. Que des gens, par ce froid, se réjouissent de glisser au milieu d'un enclos plus petit qu'un manège à chevaux était pour lui un mystère.
Woolford surgit dans son dos et prit place à côté de lui.
– J'ai quitté la cabane de Morton dès que j'ai reçu votre appel.
– Vous savez où elle est ?
– Non, ils étaient déjà partis quand je suis arrivé sur l'île.
– Tous les deux ?
– Je n'en sais rien.
– Comment ça, vous n'en savez rien ? Merde, Woolford, vous étiez censé la ramener.
– Il y avait une mare de sang sur le ponton lorsque j'ai accosté.
Knopf serra les mâchoires
– Vous êtes sûr qu'elle n'était plus sur l'île ?
– Ni dans la maison ni ailleurs.
– Vous êtes passé au village ?
– Après ce que j'ai trouvé là-bas, j'ai préféré ne pas traîner.
– Vous avez fait le ménage ?
– Il neigeait, ce n'était pas la peine.
– Vous êtes allé chez eux ?
– Les deux appartements sont inoccupés. J'ai pris mes précautions, votre journaliste est plus costaud que je ne le pensais, j'en ai fait l'expérience quand je me suis frotté à lui dans sa cage d'escalier.
– Leurs portables ?
– Muets depuis qu'ils ont mis le pied sur l'île.
– Je n'aime pas ça.
– Elliott Broody nous aurait doublés ?
– Il est vénal et en même temps trop peureux pour prendre des risques avec moi.
– Ne soyez pas inquiet, ils doivent être sur leurs gardes.
– Comment ne pas l'être ?
– Il serait peut-être temps de renforcer nos effectifs ?
– Aujourd'hui encore moins qu'hier. Quelqu'un essaie de nous prendre de vitesse et tant que je ne saurai pas de qui il s'agit, nous avons tout intérêt à rester discrets. Retournez à l'agence et guettez le moindre mouvement de leur part. Ils auront besoin d'argent à un moment donné, ou de téléphoner.
– Je vous contacte dès que j'ai du nouveau, monsieur, dit Woolford en se levant.
Knopf se retourna pour le suivre du regard, et attendit qu'il eût descendu les marches de l'esplanade pour saisir son téléphone.
– Alors ?
– Il est de retour à l'hôtel, répondit son interlocutrice.
– Qu'est-ce qu'il allait faire à la Juilliard Académie ?
– Le chauffeur les a suivis, mais compte tenu de la configuration des locaux, il lui était difficile de s'approcher.
– Pourquoi n'y êtes-vous pas allée vous-même ?
– Stilman était à la fenêtre du garage ce matin, il est possible qu'il m'ait vue, je ne voulais courir aucun risque.
– Vous avez dit que le chauffeur les avait suivis ?
– Stilman est arrivé seul à la Juilliard, mais il en est reparti avec Suzie Walker, elle devait l'attendre là-bas.
Knopf regarda le ciel gris et soupira.
– Passez me chercher au Rockefeller Center, je veux entendre le rapport du chauffeur de sa propre voix.
*
Andrew s'allongea sur le lit, mains derrière la nuque. Suzie s'approcha de la table de nuit, ouvrit le tiroir et regarda la bible qui s'y trouvait.
– Vous croyez en Dieu ?
– Mes parents étaient très croyants, nous allions chaque dimanche à la messe. La dernière à laquelle j'ai assisté fut celle de l'enterrement de mon père. Et vous ?
– Un mois après mon rapatriement aux États-Unis, je suis retournée à Baltimore. Quand je suis entrée dans l'appartement de Shamir, ses parents étaient là. Son père m'a regardée, sans rien dire, et lorsqu'il a vu mes mains, ses premières paroles ont été pour s'inquiéter de ma douleur. Je ne saurais pas vous dire pourquoi, mais ce soir-là, j'ai renoué avec la foi. J'ai demandé à sa mère si je pouvais prendre quelques affaires lui appartenant, son bleu de travail, son blouson et une écharpe rouge qu'il emportait toujours en montagne. Cette écharpe était son porte-bonheur. Chaque fois qu'il atteignait un sommet, il la nouait à son piolet et la regardait flotter dans le vent, le temps de savourer sa victoire et de reprendre des forces. Il ne l'avait pas sur le mont Blanc, nous l'avions oubliée en faisant nos bagages. J'ai répété à ses parents une histoire dont ils connaissaient l'issue, mais sa mère voulait réentendre les détails de notre ascension. Je voyais dans son regard que tant que je lui parlais de son fils il était encore un peu en vie. Et puis je me suis tue, parce que je n'avais plus rien à raconter. Sa mère s'est levée, elle est revenue avec un sac de vêtements qui appartenaient à Shamir. Elle m'a caressé la joue sur le pas de la porte et m'a confié un médaillon qu'elle portait toujours autour du cou. Elle m'a dit que si je retournais un jour sur cette montagne, elle aimerait beaucoup que je le jette dans la crevasse où dormait son fils, puis elle m'a suppliée d'avoir une vie qui vaille la peine que son fils se soit sacrifié. Je voudrais juste que la mort ne soit pas qu'un long sommeil sans rêves, que l'âme de Shamir erre quelque part et soit heureuse.
Andrew se leva et alla jusqu'à la fenêtre, attendant quelques instants avant de prendre la parole.
– Je courais le long de l'Hudson River et je me suis retrouvé dans une ambulance entre la vie et la mort, plus proche de la mort que de la vie. Je n'ai aperçu aucune lueur, n'ai entendu aucune voix d'ange m'appeler vers les cieux, rien de tout ce que le curé nous racontait. Mais j'ai vu beaucoup d'autres choses. Aujourd'hui, je ne sais plus en quoi je crois. En la vie probablement, à la peur de la perdre et bizarrement jamais à celle de la foutre en l'air. Vous devriez comprendre, vous aussi vous êtes une survivante et vous vous acharnez à vouloir prouver l'innocence d'une femme que vous n'avez même pas connue.
– Ne comparez pas la façon dont nous menons nos vies. Vous avec votre bouteille, moi avec mon obsession. J'aurais voulu avoir une grand-mère à qui confier ce que l'on ne dit pas à ses parents, qui vous donne des conseils sans vous faire de leçons. J'ai besoin de prouver son innocence pour donner un sens à mon existence, pas pour la détruire. Je suis née sous un nom d'emprunt. Lorsque le temps sera venu, je voudrais être enterrée sous celui de Walker et fière de l'avoir porté.
– C'était le nom de son mari.
– C'est celui qu'elle avait choisi de prendre, son nom de jeune fille était Mc Carthy. J'ai du sang irlandais dans les veines.
– Il est l'heure, dit Andrew en regardant sa montre. Colman ne devrait plus tarder à appeler, allons grignoter quelque chose en attendant.
*
Andrew commanda un club-sandwich, Suzie se contenta d'un soda. Son regard allait de la pendule murale au téléphone posé sur le comptoir.
– Il appellera, dit Andrew en s'essuyant la bouche.
Enfin, le téléphone sonna. Le barman tendit le combiné à Andrew.
– Je veux mille dollars de plus ! dit Colman surexcité.
– Ce n'est pas ce qui était convenu, répondit Andrew.
– Ce que j'ai trouvé vaut beaucoup plus que les deux cents que vous m'avez proposés.
– Il faudrait peut-être me dire de quoi il s'agit pour que je puisse en juger.
– Les notes manquantes ne forment aucune suite logique, elles n'ont aucune signification.
– Et c'est avec ça que tu veux négocier une rallonge ?
– Laissez-moi finir. L'idée m'est venue de les rapprocher du livret de l'opéra. J'ai comparé les mesures qui avaient disparu avec le texte qu'elles accompagnaient. Et votre jeu des sept erreurs prend tout son sens. Je suis en train de recoller les mots, de recomposer chaque phrase, c'est sidérant. Je comprends mieux pourquoi vous vouliez décoder ce rébus. Si ce que j'ai sous les yeux est vrai, vous avez un énorme scoop entre les mains.
Andrew s'efforça de ne rien laisser filtrer de l'impatience qui le gagnait.
– D'accord tu toucheras ton argent. Quand auras-tu fini ?
– Avec mon ordinateur, rapprocher phrases et mesures est un jeu d'enfant, je devrais avoir complété le texte dans une heure tout au plus.
– Nous serons chez toi dans vingt minutes, envoie-moi par e-mail ce que tu as déjà fait, je le lirai en chemin.
– Vous me promettez que vous me paierez ?
– Je n'ai qu'une parole.
Jack Colman raccrocha.