3.

Lorsque Shamir avait disparu au fond de la crevasse, Suzie avait hurlé à en perdre la voix. Elle n'avait pas entendu le bruit sourd de son corps se fracassant sur la glace. Elle était restée suspendue, immobile dans le silence et l'obscurité, attendant que le froid l'emporte à son tour.

Puis, elle avait songé que s'il avait donné sa vie pour sauver la sienne, il lui en voudrait pour l'éternité que son sacrifice eût été vain.

Elle se décida à rallumer sa frontale, releva la tête vers le haut du cratère, prit appui sur ses jambes et planta ses crampons.

Chaque fois qu'ils mordaient la glace, elle entendait les crépitements de la neige qui filait vers le fond ; chaque fois, elle songeait que cette neige irait recouvrir le corps de Shamir.

Grimper dans la pénombre, les yeux noyés de larmes, grimper sans relâche et serrer les dents. Écouter les conseils qu'il lui prodiguait, entendre encore le timbre de sa voix, entendre battre son cœur, sentir sa peau quand il se collait à la sienne dans la moiteur du lit. Sentir sa langue dans sa bouche, sur ses seins, sur son ventre et dans la tiédeur de son sexe. Sentir ses mains qui la poussaient de l'avant et la ramenaient vers lui, sentir ses mains et continuer de grimper vers le ciel. Grimper des heures durant, sans jamais renoncer, sortir de cet enfer blanc.

À 3 heures du matin, les doigts de Suzie s'agrippèrent aux lèvres du gouffre qui les avait engloutis. Elle se hissa jusqu'à ce que son corps entier en fût extrait. Et lorsque roulant sur le dos, elle vit enfin le ciel étoilé, elle écarta bras et jambes et poussa un cri animal qui ricocha sur les faces argentées du cirque glaciaire qui l'entourait.

Autour d'elle les sommets avaient des reflets métalliques. Elle distinguait les cimes, leurs cols ourlés de vires enneigées. Le vent remontait en sifflant des abîmes avant de s'engouffrer dans les orgues de glace qui ornent les versants. Au loin, un éboulement se produisit dans un bruit de souffle. Lorsque les pierres percutaient la roche graniteuse, elles entraînaient dans leur course une gerbe d'étincelles. Suzie crut se trouver dans un autre monde. Elle était sortie du néant, pour renaître sur une terre immaculée. Mais dans ce monde, Shamir n'existait plus.


*

Il l'avait avertie : « Une fois en haut, nous n'aurons accompli que la première partie de l'exploit. Il faudra encore redescendre. »

Le temps était compté. Sa combinaison avait souffert autant qu'elle. Suzie ressentit les premières morsures du froid à la taille, aux mollets. Pire, elle se rendit compte qu'elle ne sentait plus ses doigts. Elle se releva, attrapa son sac à dos et étudia attentivement sa route. Mais avant de partir, Suzie s'agenouilla au bord de la crevasse. Elle dirigea son regard vers le sommet du mont Blanc, injuria la montagne et lui promit de revenir un jour lui reprendre Shamir.


*

Au cours de la descente, son corps ne lui appartenait plus. Elle avançait comme une somnambule à travers la nuit. Et la montagne n'avait pas fini de lui faire payer son défi.

Le vent redoubla de violence. Suzie avançait dans le blanc total, sans rien y voir. À chaque pas, elle entendait les craquements sinistres du glacier.

Épuisée, elle se réfugia à la nuit tombée dans le creux d'un rocher. Bien qu'elle l'eût protégée en l'enfouissant dans la poche de son blouson, sa main droite la faisait terriblement souffrir. Elle ôta son écharpe, et se fabriqua un gant de fortune, se maudissant en constatant la noirceur des engelures qui avaient gagné ses phalanges. Elle rouvrit son sac à dos, cala le petit réchaud sur une pierre et décida d'en consommer les derniers reliquats de gaz pour faire fondre un peu de glace et se désaltérer. À la lumière d'une flamme vacillante, elle saisit la pochette en cuir qui avait coûté la vie à Shamir et se décida à en examiner le contenu.

Elle contenait une lettre scellée dans une enveloppe en plastique qu'elle se garda bien de défaire pour ne pas l'endommager, la photo délavée d'une femme, et une clé rouge. Elle referma précautionneusement la pochette et la remit sous sa combinaison.

Aux premières heures du jour, Suzie reprit sa marche. Le ciel était clair. Elle titubait, tombait sans cesse, se relevait chaque fois.

Les secouristes la trouvèrent allongée dans une anfractuosité de la moraine, à demi consciente. Ses joues étaient brûlées par la glace, le sang avait noirci les doigts de sa main dégantée, mais ce qui frappa le guide de montagne qui l'avait découverte, ce fut son regard. Ses yeux reflétaient le drame qui s'était déroulé.

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