9.

– Vous en savez beaucoup plus sur le passé de votre grand-mère que ce que vous avez voulu m'en dire, annonça Andrew en s'asseyant à côté de Suzie dans la salle de lecture de la bibliothèque.

– Si j'ai changé de place, ce n'était pas pour que vous veniez vous installer ici.

– Ça reste à prouver.

– Vous ne m'aviez rien demandé.

– Alors je vais le faire maintenant. Qu'est-ce que vous ne m'avez pas encore appris sur Liliane Walker ?

– En quoi cela vous concerne ?

– En rien. Je suis peut-être un soûlard à mes heures, j'ai un caractère de cochon, mais mon métier est le seul domaine dans lequel j'excelle. Vous voulez de mon aide, oui ou non ?

– Quelles sont vos conditions ?

– Je vous consacre quelques semaines ; à supposer que l'on réussisse à prouver l'innocence de votre grand-mère, et que ça représente un intérêt quelconque, je veux l'exclusivité du sujet et le droit de publier sans relecture de votre part.

Suzie emporta ses affaires et se leva sans dire un mot.

– Vous plaisantez, j'espère, protesta Andrew en la rejoignant. Vous n'allez pas prétendre négocier mes conditions ?

– Il est interdit de parler en salle de lecture, suivez-moi à la cafétéria et taisez-vous.

Suzie alla chercher une pâtisserie et rejoignit Andrew à la table où il s'était assis.

– Vous mangez autre chose que du sucré ?

– Vous buvez autre chose que de l'alcool ? répondit-elle du tac au tac. J'accepte vos conditions, à un détail près. Je ne vous demande pas le droit de corriger votre papier, mais de le lire avant qu'il paraisse.

– Bien, dit Andrew. Est-ce que votre grand-père vous a parlé de ses voyages à Berlin ?

– Mon grand-père m'adressait à peine la parole. Pourquoi me posez-vous cette question ?

– Parce qu'il n'y a probablement jamais mis les pieds. Ce qui nous amène à essayer de comprendre ce que signifie la phrase de cet Ashton. Vous êtes plutôt douée en cryptologie, alors au boulot.

– Je me suis efforcée de comprendre le sens de cette lettre depuis que j'en ai pris connaissance. Que croyez-vous que je fasse tous les jours ici ? J'ai tourné les mots en tous sens, soustrait et additionné les consonnes et les voyelles, j'ai même utilisé un logiciel, et pour l'instant je n'ai rien trouvé.

– Vous m'aviez parlé d'un message que votre grand-mère avait laissé, je peux le voir ?

Suzie ouvrit sa sacoche, et sortit un classeur. Elle libéra les attaches et tendit une page à Andrew où était écrit de la main de Liliane :

« WOODIN ROBERT WETMORE

TAYLOR FISHER STONE »

– Qui sont ces quatre hommes ? demanda Andrew.

– Trois hommes, William Woodin était secrétaire du Trésor sous Roosevelt. Je n'ai rien trouvé sur Robert Wetmore, il y en a tellement ! Si vous connaissiez seulement le nombre de toubibs qui s'appellent Robert Wetmore, c'est sidérant. Quant au tailleur de Fisher Stone...

– Où se trouve Fisher Stone ?

– Je n'en ai pas la moindre idée. J'ai vérifié toutes les petites villes côtières, à l'est et à l'ouest du pays, aucune ne porte ce nom-là. J'ai étendu mes recherches au Canada, sans meilleur résultat.

– Vous avez essayé en Norvège et en Finlande ?

– Pas plus concluant.

– Je vais demander à Dolorès de nous aider. Si un patelin porte ce nom, qu'il se situe dans la banlieue de Zanzibar ou sur la plus petite île du monde, elle le trouvera. Que contient votre classeur qui puisse nous indiquer quoi chercher ?

– À part ce message incompréhensible de ma grand-mère, des photos d'elle et une phrase qu'elle avait écrite à Mathilde, pas grand-chose.

– Quelle phrase ?

– « Ni la neige ni la pluie, pas plus que la chaleur ou l'obscurité de la nuit, n'empêcheront ces messagers d'accomplir la ronde qui leur a été confiée. »

– Votre grand-mère avait le goût du mystère ! râla Andrew.

– Mettez-vous à sa place.

– Parlez-moi de cet homme que j'ai vu sortir de l'épicerie.

– Je vous l'ai dit, Knopf était un ami de mon grand-père.

– Pas tout à fait du même âge, si je ne me trompe.

– Non, Knopf était plus jeune que lui.

– À part être très lié à votre grand-père, qu'est-ce qu'il faisait dans la vie ?

– Il a fait carrière à la CIA.

– C'est lui qui passe son temps à effacer toute trace de votre passé ?

– Il me protège depuis que je suis gosse. Il en avait fait la promesse à mon grand-père. C'est un homme de parole.

– Agent de la CIA et ami de votre famille, cette situation n'a pas dû être facile à gérer pour lui. Il avait le cul entre deux chaises.

– Mathilde pensait que c'était lui qui avait averti Liliane qu'elle allait être arrêtée. Knopf m'a toujours assuré du contraire. Pourtant, ce jour-là, ma grand-mère n'est pas rentrée à la maison. Maman ne l'a plus jamais revue.

Andrew sortit le dossier que Morton lui avait remis.

– Nous ne serons pas trop de deux pour en venir à bout.

– Qui vous a confié ça ? demanda Suzie en parcourant les coupures de presse.

– Un vieux collègue à la retraite qui avait en son temps émis quelques réserves sur l'affaire Walker. Laissez tomber les articles, ils disent tous à peu près la même chose. Et bien que ceux-ci soient des originaux, je doute qu'il en manque un dans la compilation que m'avait préparée Dolorès. Étudions plutôt les notes de Morton, elles sont d'époque, elles aussi, et écrites dans le feu de l'action.

Andrew et Suzie passèrent le reste de l'après-midi en salle de lecture. Ils se quittèrent en fin de journée sur les grandes marches de la bibliothèque. Andrew espérait que Dolorès serait encore au journal, mais quand il y arriva, la recherchiste était déjà partie.

Il regagna son bureau et profita de ce que l'étage était désert pour se remettre au travail. Il étala ses notes devant lui et s'efforça pendant un long moment de relier entre elles les pièces d'un puzzle dont la vision d'ensemble lui échappait encore.

Freddy Olson sortit des sanitaires et s'avança dans sa direction.

– Ne me regarde pas comme ça, Stilman, j'étais juste aux toilettes.

– Je te regarde le moins souvent possible, Olson, répondit Andrew les yeux braqués sur ses notes.

– Alors tu t'es vraiment remis au boulot ! Quel sera donc le sujet du prochain article du grand reporter Stilman ? demanda Olson en s'asseyant sur le coin du bureau d'Andrew.

– Tu ne te fatigues jamais ? rétorqua Andrew.

– Si je peux t'aider, je le ferais de bonne grâce.

– Retourne à ta place, Freddy, j'ai horreur qu'on lise par-dessus mon épaule.

– Tu t'intéresses à la poste centrale ? Je sais combien tu méprises mon travail, mais j'ai publié il y a deux ans un grand papier sur la poste Farley.

– De quoi tu parles ?

– De l'annexion de ses sous-sols pour les transformer en gare. Le projet avait été proposé par le sénateur de l'État au début des années 1990. Il aura mis vingt ans à voir le jour. La première phase des travaux a démarré il y a deux ans et devrait se terminer dans quatre. Les sous-sols de la poste Farley vont devenir une extension de Penn Station avec une connexion qui passera sous la Huitième Avenue.

– Merci pour ce cours d'urbanisme, Olson.

– Pourquoi tu te méfies toujours de moi, Stilman ? Toi qui te prends pour un plus grand journaliste que nous tous ici, tu ne vas pas me dire que tu as peur que je te pique ton sujet ? Surtout quand je l'ai déjà traité. Mais si tu voulais faire l'effort de descendre de ton piédestal, je te passerais mes notes, tu pourrais même les utiliser, je ne dirais rien, c'est promis.

– Mais qu'est-ce que j'en ai à foutre de ta poste centrale ?

– « Ni la neige ni la pluie, pas plus que la chaleur ou l'obscurité de la nuit, n'empêcheront ces messagers d'accomplir la ronde qui leur a été confiée. » Tu me prends pour un imbécile ? Cette phrase est gravée sur toute la longueur du frontispice de la poste, elle doit faire cent mètres de long. Tu l'as recopiée parce que tu la trouvais poétique ?

– Je l'ignorais, je te le jure, répondit Andrew.

– Lève la tête de temps en temps quand tu marches, Stilman, tu te rendras compte que tu habites à New York. Et le gratte-ciel pointu dont le sommet change de couleur s'appelle l'Empire State Building, au cas où tu te poses un jour la question.

Andrew, perplexe, réunit ses affaires et quitta le journal. Pourquoi Liliane Walker avait-elle recopié une phrase figurant sur le frontispice de la poste centrale, et qu'est-ce que cette citation pouvait indiquer ?


*

Le givre recouvrait les ronces et les bruyères des marais. La plaine était entièrement blanche et les étangs glacés. Le ciel hésitait entre craie et fusain selon l'humeur du vent qui tirait les nuages sur une lune presque pleine. À l'horizon, elle aperçut une lumière vacillante. Elle prit appui sur ses mains et se leva d'un bond, courant de toutes ses forces. Le cri d'un corbeau lui fit relever la tête. Il la fixait de ses yeux noirs, attendant patiemment son repas fait de la chair d'un mort.

– Pas encore, dit-elle, en reprenant sa course.

Sur sa gauche, des talus formaient un rempart, elle bifurqua pour tenter de les gagner. Derrière eux, elle serait hors de portée.

Elle accéléra, mais la nuit devint claire. Trois coups de feu claquèrent. Elle sentit une brûlure dans son dos, son souffle se coupa, ses jambes fléchirent et son corps bascula en avant.

Le contact de la neige sur sa bouche l'apaisa. Mourir n'était finalement pas si terrible que cela. C'était si bon de ne plus lutter.

Elle entendit la terre gelée craquer sous les pas des hommes qui se rapprochaient et elle souhaita mourir avant d'avoir vu leurs visages. Ne garder pour dernier souvenir que les yeux de Mathilde. Elle voulait juste trouver encore la force d'articuler un pardon à sa fille. Pardon d'avoir été égoïste au point de la priver de sa mère.

Comment se résigner à quitter son enfant, à ne plus jamais pouvoir le serrer contre soi, ne plus jamais sentir son souffle quand il vous murmure un secret à l'oreille, ne plus entendre ses éclats de rire qui vous arrachent à vos tracas d'adultes, à tout ce qui vous entraînait si loin de lui ? Mourir en soi n'est rien, ne plus voir les siens est bien pire que l'enfer.

Son cœur battait à toute vitesse, elle tenta de se relever, mais la terre s'ouvrit devant elle et elle vit le visage de Mathilde surgir de l'abîme dans un roulement de tambour.

Suzie était en sueur. Ce cauchemar, récurrent depuis l'enfance, la mettait toujours en colère à son réveil.

On tambourinait à la porte. Elle repoussa ses draps, traversa le salon et demanda qui était là.

– C'est Andrew Stilman, cria la voix qui provenait du palier.

Elle ouvrit.

– Vous faisiez votre gymnastique ? questionna-t-il en entrant.

Il détourna son regard de la poitrine qui apparaissait sous le tee-shirt humide. Pour la première fois depuis longtemps, il ressentait du désir.

– Quelle heure est-il ? répondit Suzie.

– Sept heures et demie. Je vous ai apporté un café et une brioche. Allez vous doucher et habillez-vous.

– Vous êtes tombé du lit, Stilman ?

– Moi non. Vous n'auriez pas un peignoir ou quelque chose de plus décent à vous mettre ?

Suzie lui prit le café des mains et mordit dans la brioche.

– Que me vaut le plaisir de ce petit déjeuner servi à domicile ?

– J'ai pris connaissance d'une information importante cette nuit grâce à l'un de mes collègues.

– Votre Dolorès, maintenant l'un de vos collègues, c'est toute la rédaction du New York Times qui s'intéresse au sort de ma grand-mère ? Si nous voulions être discrets, avec vous, ça va être compliqué.

– Olson n'est au courant de rien et épargnez-moi vos leçons. Vous allez vous habiller oui ou non ?

– Qu'avez-vous appris ? s'enquit Suzie en retournant vers sa chambre.

– Vous verrez sur place, rétorqua Andrew en la suivant.

– Si ça ne vous ne dérange pas, je vais aller prendre ma douche toute seule.

Andrew piqua un fard et se dirigea vers la fenêtre du salon.

Suzie réapparut dix minutes plus tard, vêtue d'un jean, d'un pull à grosses mailles et coiffée d'un bonnet assorti au pull-over.

– On y va ?

– Passez mon manteau, ordonna Andrew en lui tendant son caban. Et enfoncez-moi ce bonnet jusqu'aux yeux. Vous allez sortir seule. Remontez la rue. Sur le trottoir d'en face, vous verrez une allée un peu plus haut, empruntez-la, la grille est toujours ouverte. Vous déboucherez sur Leroy. Courez jusqu'à la Septième Avenue et sautez dans un taxi. Faites-vous déposer à l'entrée de Penn Station au croisement de la Huitième et de la 31e Rue. Je vous y retrouverai.

– Vous ne croyez pas qu'il est un peu tôt pour un jeu de pistes ? À quoi ça rime ?

– Il y a un taxi garé en bas de chez vous. Depuis que vous êtes allée vous doucher, il n'a pas bougé d'un mètre, dit Andrew en regardant par la fenêtre.

– Et alors, le chauffeur est allé prendre un café ?

– Vous connaissez un endroit où on sert du café dans le coin ? Le chauffeur est derrière son volant et ne cesse de reluquer les fenêtres de votre appartement, alors faites ce que je vous dis.

Suzie enfila le manteau. Andrew ajusta le bonnet sur son visage et l'observa.

– Ça devrait donner le change. Ne me regardez pas comme ça, ce n'est pas moi qu'on surveille.

– Et vous pensez qu'on me prendra pour vous, dans cet accoutrement ?

– Ce qui compte, c'est qu'on ne vous prenne pas pour vous.

Andrew retourna à son poste d'observation. Le taxi ne quitta pas son emplacement lorsque Suzie sortit de l'immeuble.

Andrew attendit quelques minutes et s'en alla.


*

Elle l'attendait sur le trottoir, devant le kiosque à journaux.

– Qui planquait en bas de chez moi ?

– J'ai relevé le numéro de la plaque, j'essaierai d'en savoir plus.

– Nous prenons le train ? interrogea Suzie en se retournant vers Penn Station.

– Non, répondit calmement Andrew. C'est de l'autre côté de la rue qu'il faut regarder.

Elle pivota sur elle-même.

– Vous avez du courrier à poster ?

– Cessez de faire la maline et lisez ce qui est écrit là-haut, dit Andrew.

Suzie écarquilla les yeux en découvrant le texte sur le frontispice de la poste Farley.

– Maintenant, j'aimerais comprendre pourquoi votre grand-mère s'était donné la peine de recopier cette phrase.

– Mathilde me parlait d'un coffre où Lilly aurait laissé des documents. Il devait s'agir d'une boîte postale.

– Si c'est ça, c'est une mauvaise nouvelle. Je doute qu'elle soit restée attribuée à sa locataire aussi longtemps, et puis comment la trouver ?

Ils traversèrent la rue et entrèrent dans le hall. Le bâtiment avait des proportions immenses. Andrew demanda à un guichetier où se trouvaient les boîtes postales. L'homme pointa du doigt un couloir sur leur droite.

Suzie ôta son bonnet, et Andrew fut troublé par sa nuque dénudée.

– Nous ne la trouverons jamais, il y en a plus de mille ici, soupira-t-elle en regardant le mur de boîtes aux lettres qui occupait toute la longueur du corridor.

– Votre grand-mère voulait que quelqu'un accède à cette boîte. Quelle que soit cette personne, il lui fallait comme à nous une indication supplémentaire.

Andrew appela le journal.

– J'ai besoin d'un coup de main, Olson.

– Passez-moi le vrai Andrew Stilman, riposta Freddy, vous l'imitez très bien, mais ce que je viens d'entendre lui arracherait la gueule.

– Je suis sérieux, rejoins-moi devant l'entrée principale de la poste Farley, Freddy.

– Ah, je comprends mieux. Qu'est-ce que j'y gagnerai, à te rendre service, Stilman ?

– Ma considération, et l'assurance que tu pourras compter sur moi le jour où tu en auras besoin.

– D'accord, répondit Olson après un temps de réflexion.


*

Andrew et Suzie attendaient Olson sur les marches. Il descendit d'un taxi et tendit le reçu à Andrew.

– Je n'avais pas envie de marcher, tu me dois dix dollars. Qu'est-ce que tu lui veux à la poste Farley ?

– Que tu me racontes tout ce que tu sais de cet endroit.

Olson ne quittait pas Suzie des yeux et l'insistance de son regard en devint presque gênante.

– Je suis une amie de l'ex-femme d'Andrew, lui dit Suzie qui avait cerné le personnage. Je termine mes études d'urbanisme. Je me suis fait prendre à recopier sur Internet tout un chapitre qui avait enrichi ma thèse. Mon professeur a accepté de fermer les yeux à condition que je le remplace par un autre sur l'importance de l'architecture 1900 dans le développement du paysage urbain new-yorkais. Ce prof est un vicelard de premier ordre. J'ai jusqu'à lundi, c'est irréalisable en si peu de temps, mais je n'ai pas le choix, je dois réussir. Cette poste compte parmi les constructions les plus représentatives de cette époque. Andrew m'a assurée que vous la connaissiez mieux que l'architecte qui l'a construite.

– Mieux que James Wetmore, vous me flattez mademoiselle, mais il est vrai que j'en connais un bout sur cet endroit. J'ai publié un excellent article à ce sujet, vous devriez commencer par le lire. Si vous me donnez votre adresse, je peux vous en apporter une copie dès ce soir...

– Quel nom avez-vous prononcé ?

– Celui de l'architecte qui a supervisé les travaux. Vous l'ignoriez ?

– Je l'avais oublié, répliqua Suzie, pensive. Et Fisher Stone, ça vous dit quelque chose ? Est-ce un endroit particulier dans cette poste ?

– Quel genre d'étudiante en urbanisme êtes-vous exactement ?

– Plutôt cancre, avoua Suzie.

– C'est ce qui me semblait. Suivez-moi, grommela Olson.

Il accompagna Suzie et Andrew vers un mur et les fit s'arrêter en face d'une plaque qui commémorait l'inauguration de la poste centrale et où l'on pouvait lire :

William H. WOODIN

Secrétaire du Trésor

Laurence W. ROBERT Jr

Secrétaire assistant

James A. WETMORE

Architecte superviseur

TAYLOR & FISHER

William F. STONE Jr

Architectes associés

1933

– Nous avons le numéro de la boîte postale, murmura Andrew à l'oreille de Suzie.

– Alors, par où voulez-vous la commencer, cette visite ? questionna Olson, fier de son effet.

– Vous êtes notre guide, répondit Suzie.

Et durant les deux heures qui suivirent, Olson se comporta en parfait conférencier. Ses connaissances finirent même par surprendre Andrew. À chaque pas, il s'immobilisait pour expliquer à Suzie l'origine d'une frise, lui apprendre quel sculpteur avait taillé un bas-relief, quels artisans avaient menuisé les plafonds à caissons, d'où provenaient les marbres dont étaient recouverts les sols. Suzie prit plaisir à découvrir l'histoire des lieux, allant jusqu'à interroger parfois Olson, ce qui avait pour conséquence immédiate d'exaspérer Andrew.

De retour devant les boîtes à lettres de la poste restante, Suzie et Andrew constatèrent qu'aucune ne portait le numéro 1933.

– Lorsque le système de tri automatisé du courrier fut implanté au début des années 1980, reprit Olson, toute la partie souterraine fut fermée au public.

– Il y avait d'autres boîtes postales dans les sous-sols ? demanda Suzie.

– Oui sûrement, mais ce fut sans conséquence, les gens les utilisaient de moins en moins, la plupart de celles que vous voyez ici ne sont plus que décoratives. Les étages aussi sont inaccessibles, mais j'ai gardé de bonnes relations avec l'un des responsables de la poste. Si vous souhaitez les visiter, je vous organiserai cela dans les prochains jours. Nous pourrions même déjeuner avant, ou dîner après ?

– C'est une très bonne idée, répondit Suzie.

Elle remercia Freddy Olson du temps qu'il leur avait consacré et annonça qu'elle rentrait chez elle compléter son mémoire avec ce qu'il lui avait appris.

Olson recopia son numéro de téléphone sur une feuille de son bloc-notes et l'assura de son entière disponibilité.

Suzie, après avoir rendu son manteau à Andrew, laissa les deux hommes seuls. Olson attendit qu'elle s'éloigne.

– Dis-moi Stilman, tu fais toujours le deuil de ton mariage, n'est-ce pas ? dit Freddy en lorgnant Suzie qui traversait la Huitième Avenue.

– En quoi cela te concerne ?

– C'est bien ce qui me semblait. Dans ce cas, tu ne verras pas d'inconvénient à ce que je propose à ton amie de dîner un soir ? Je peux me tromper, mais j'ai eu l'impression de ne pas lui déplaire.

– Si tu as eu l'impression de ne pas déplaire à quelqu'un, ne laisse surtout pas passer une telle occasion.

– Il faut toujours que tu aies un petit mot gentil à mon égard, Stilman.

– C'est une femme libre, fais ce que tu veux, Freddy.


*

En entrant chez Frankie's, Andrew trouva Suzie installée à sa table, au fond du restaurant.

– J'ai dit à la serveuse que je dînais avec vous.

– Je vois ça, répondit Andrew en s'asseyant.

– Vous avez réussi à vous débarrasser de votre collègue ?

– Pas grâce à vous, en tout cas.

– Que faisons-nous maintenant ?

– Nous dînons. Ensuite, nous irons faire une connerie en espérant ne pas la regretter plus tard.

– Quel genre de connerie ? demanda Suzie en adoptant une posture provocatrice.

Andrew leva les yeux au ciel et fouilla sa sacoche. Il en sortit une lampe torche et la posa sur la table. Suzie l'alluma et la dirigea vers le plafond.

– On joue à celui qui imite le mieux la statue de la Liberté ! s'exclama-t-elle avant de braquer le faisceau sur les yeux d'Andrew. Dites-moi tout ce que vous savez, monsieur Stilman ! ajouta-t-elle en prenant un air de flic coriace.

– Au cirque, j'aurais trouvé mon maître. Je suis content que ça vous amuse.

– Bon, qu'est-ce qu'on fait avec cette lampe ?

– On va chercher une boîte postale dans les sous-sols de la poste Farley.

– Sérieusement ?

– Silencieusement.

– J'adore cette idée !

– Tant mieux, moi, c'est tout le contraire.

Andrew déplia un plan devant Suzie.

– Dolorès l'a obtenu auprès des services de la mairie. Il faisait partie des pièces présentées en consultation publique. D'anciennes postes restantes ont été murées dans cette zone que vous voyez ici, ajouta-t-il, en pointant du doigt une ligne noire. Et j'ai déniché le moyen d'y accéder.

– Vous êtes passe-muraille ?

– Ces traits, plus fins sur le plan, ce sont des cloisons en plâtre. Mais puisque tout ça vous fait rigoler, je vais rentrer chez moi regarder la télévision, ce sera plus reposant et moins risqué que d'aller marauder dans les sous-sols de la poste.

Suzie posa sa main sur celle d'Andrew.

– Je voulais juste vous faire sourire. Je ne vous ai encore jamais vu sourire.

Andrew se força d'une grimace.

– On dirait Nicholson dans le rôle du Joker.

– Eh bien voilà, je suis le type qui ne sourit pas, marmonna Andrew en repliant le plan. Finissez vos pâtes, je vous expliquerai sur place, dit-il en retirant sa main.

Suzie demanda à la serveuse de lui resservir un verre de vin. Andrew lui fit signe de lui apporter l'addition.

– Comment avez-vous connu votre femme ?

– Nous nous sommes rencontrés au collège. Nous avons tous les deux grandi à Poughkeepsie.

– Vous étiez ensemble depuis l'adolescence ?

– Avec un interlude d'une vingtaine d'années. Nous nous sommes croisés à New York, à la sortie d'un bar. Valérie était devenue une femme, et quelle femme ! Mais ce soir-là, c'était la jeune fille de mon enfance que je revoyais. Les sentiments ne vieillissent pas toujours.

– Pourquoi vous êtes-vous séparés ?

– La première fois, c'est elle qui est partie. Nous avions chacun nos rêves de gosse, elle n'avait pas le temps de m'attendre. L'adolescence est impatiente.

– Et la seconde fois ?

– Je n'ai jamais su mentir.

– Vous l'aviez trompée ?

– Même pas.

– Vous êtes un drôle de type, Stilman.

– Qui ne sait pas sourire.

– Vous l'aimez toujours ?

– Qu'est-ce que ça change ?

– Elle est en vie, ça change beaucoup de choses.

– Shamir vous aimait et vous l'aimiez. D'une certaine façon, vous êtes toujours ensemble. Moi, je suis seul.

Suzie se pencha sur la table et embrassa Andrew. Ce fut un baiser volé, mêlé de tristesse et de peur, un baiser d'abandon, pour l'un comme pour l'autre.

– On va le faire, ce casse ? dit-elle en lui caressant la joue.

Andrew prit la main de Suzie et arrêta son regard sur les doigts aux phalanges absentes. Il l'embrassa au creux de la paume.

– Oui, allons faire ce casse, dit-il en se levant.

Les rues du West Village firent place à celles de Chelsea, d'Hell's Kitchen et leur taxi bifurqua vers l'est. Andrew se retourna plusieurs fois pour regarder par la lunette arrière.

– Ne soyez pas paranoïaque, soupira Suzie.

– Le taxi en bas de chez vous était une voiture banalisée de la police.

– Son chauffeur est passé aux aveux ? répondit-elle d'un ton moqueur.

– Olson n'est pas le seul qui ait des relations. Lui avec un postier, moi avec un ancien inspecteur de notre commissariat de quartier. Je lui ai téléphoné cet après-midi, l'immatriculation de ce taxi correspond à une voiture de flic.

– Un criminel rode près de chez moi, cela pourrait expliquer nos deux cambriolages.

– J'aimerais que ce soit le cas. L'inspecteur Pilguez n'est pas du genre à me laisser sans réponse, mais cette fois... Je lui avais demandé d'essayer de savoir qui la police espionnait. Ses anciens collègues l'ont assuré qu'il n'y avait personne en planque sur Hudson Street aujourd'hui.

– Je ne comprends pas, c'était une voiture de flic ou pas ?

– C'était un véhicule deux fois banalisé. Il n'y a qu'une agence gouvernementale pour faire ce genre de chose, vous comprenez mieux maintenant ?


*

Andrew guida Suzie à travers Penn Station. Un grand escalator les conduisit vers les quais situés au sous-sol. À cette heure tardive, la gare était presque déserte. Le couloir dans lequel ils s'étaient aventurés s'assombrissait de plus en plus. Après avoir passé un coude, ils aboutirent devant une palissade sur laquelle étaient apposés des permis de construire.

– C'est là que commence le chantier, annonça Andrew en sortant une visseuse de sa sacoche.

Il s'occupa des deux charnières d'une porte en bois qu'il réussit à ouvrir sans grande difficulté.

– Vous vous y connaissez plutôt bien, lâcha Suzie.

– Mon père était bricoleur.

S'ouvrait devant eux un passage souterrain faiblement éclairé par quelques ampoules pendant à un câble accroché à la voûte. Andrew alluma sa lampe torche et invita Suzie à le suivre.

– Nous sommes sous la Huitième Avenue ? demanda-t-elle.

– Oui, et si mon plan est juste, ce tunnel nous mènera dans les sous-sols de la poste Farley.

La pièce dans laquelle ils débouchèrent était plongée dans une obscurité totale. Andrew tendit sa lampe de poche à Suzie et la pria d'en diriger le faisceau sur le croquis qu'il tenait d'une main.

– À droite, dit-il en avançant.

Leurs pas résonnaient. Andrew fit signe à Suzie de s'arrêter et de rester silencieuse. Il éteignit la lampe et attendit quelques instants.

– Qu'est-ce qu'il y a ? chuchota-t-elle.

– Nous ne sommes pas seuls.

– Ce sont les rats, répondit-elle. Cet endroit doit en être truffé.

– Les rats ne portent pas de chaussures, rétorqua Andrew, j'ai entendu des bruits de pas.

– Alors, fichons le camp.

– Je vous croyais plus téméraire. Suivez-moi, après tout, c'était peut-être des rats, je n'entends plus rien.

Andrew ralluma la lampe.

Ils arrivèrent dans une ancienne salle de tri. De vieux bureaux en bois surplombés de casiers métalliques où les postiers répartissaient jadis le courrier apparurent sous une couche de poussière. Ils traversèrent ensuite le réfectoire d'une vieille cantine, un vestiaire et une enfilade de bureaux en piteux état. Andrew avait l'impression de visiter une épave.

Il consulta de nouveau son plan et revint sur ses pas.

– Nous aurions dû trouver un escalier en colimaçon, quelque part sur notre gauche. Les anciennes boîtes postales sont juste au-dessus de nous, mais je ne sais pas comment les atteindre.

Andrew repéra un empilement de caisses. Il tendit la lampe à Suzie et les déplaça, découvrant derrière elles la rambarde corrodée d'un escalier bringuebalant qui disparaissait dans la trémie du plafond.

– Voilà notre passage, dit Andrew en s'époussetant.

Il grimpa le premier, s'assurant qu'aucune marche ne céderait quand Suzie le suivrait, mais elle était alpiniste, songea-t-il, et un vieil escalier ne devait pas lui faire peur.

Suzie le rejoignit sur la mezzanine. Andrew balaya les lieux de sa lampe, éclairant une enfilade de boîtes postales enchâssées dans un mur. Leurs serrures étaient serties d'une étoile en étain. Leurs numéros, peints à la feuille d'or, apparaissaient sur un fond cérulé.

Suzie s'approcha de la boîte 1933. Andrew reprit sa visseuse en main et perça le canon de la serrure.

– À vous l'honneur, dit-il après avoir ouvert la boîte à lettres.

Suzie en retira une enveloppe qu'elle décacheta fébrilement et lut l'unique mot inscrit sur le bristol qu'elle renfermait : « Snegourotchka ».

Andrew posa son index sur les lèvres de Suzie et éteignit de nouveau sa lampe.

Cette fois, il était certain d'avoir entendu un craquement, puis un souffle trop prononcé pour être celui d'un rongeur. Il attendit un instant, tentant de se remémorer le plan des lieux qu'il avait étudié à maintes reprises. Il prit la main de Suzie et longea le mur des boîtes postales jusqu'à l'extrémité de la mezzanine.

Suzie buta sur un objet et poussa un cri. Andrew ralluma la lampe, et éclaira des marches qui grimpaient vers l'étage supérieur.

– Par ici, dit-il en accélérant.

Il distingua clairement dans l'écho de leurs pas ceux de deux hommes qui les suivaient.

Andrew serra la main de Suzie et se mit à courir. Une porte leur barrait la route. Andrew la fit chanceler d'un coup de pied. Au second essai, la serrure céda. Il la referma sur leur passage et y adossa un caisson métallique.

Ils avaient abouti dans une salle jonchée de détritus où régnait une odeur pestilentielle, mélange d'urine et d'excréments. Des squatters avaient dû faire leur nid de cet endroit. Et s'ils étaient arrivés jusque-là, c'est qu'il devait exister un accès quelque part. Andrew promena le faisceau de sa lampe et aperçut une ouverture dans le plafond. Il tira la carcasse d'un bureau et demanda à Suzie d'y grimper. Il la vit disparaître par la trappe avec une agilité qu'il trouva remarquable. Son visage réapparut, elle lui tendit la main. Se hissant à son tour, Andrew entendit céder la porte sous les assauts de ceux qui avaient réussi à repousser le caisson.

Suzie désigna une lucarne dont les barreaux en fer avaient disparu. C'était probablement par là que les squatters s'étaient faufilés dans le bâtiment. Ils rampèrent jusqu'à la lucarne, s'y glissèrent à tour de rôle et sautèrent dans la douve sèche qui environnait la poste Farley le long de la 31e Rue.

Renouer avec l'air frais leur fit un bien fou. Andrew estima qu'ils avaient deux minutes d'avance au plus sur leurs poursuivants. Dans ce fossé en contrebas de la rue, et en pleine nuit, tout pouvait encore leur arriver.

– Venez, il faut sortir d'ici, ordonna-t-il à Suzie.


*

Une fois la rue atteinte, ils traversèrent la Huitième Avenue en courant et s'arrêtèrent au beau milieu de la chaussée pour grimper dans un taxi. Andrew demanda au chauffeur de rouler vers Harlem. La 80e Rue passée, il lui annonça qu'il avait changé d'avis et le pria de redescendre vers Greenwich Village.

Et tandis que le taxi filait sur le West Side Highway, Andrew ne décolérait pas.

– Avez-vous parlé à quelqu'un de notre escapade de ce soir ? dit-il, la mâchoire serrée.

– Bien sûr que non, vous me prenez pour qui ?

– Alors comment expliquez-vous ce qui vient de se passer ?

– Qui vous dit que ce n'était pas simplement les squatters ?

– Personne ne s'était introduit depuis des années dans la pièce où j'ai entendu les premiers bruits.

– Qu'en savez-vous ?

– La poussière au sol était vierge comme neige. Ceux qui étaient à nos trousses nous suivaient depuis Penn Station. Et je peux vous garantir que ni vous ni moi n'étions filés en partant de chez vous.

– Je vous jure que je n'ai parlé à personne ! s'emporta Suzie.

– Je vous crois, répliqua Andrew. À partir de maintenant, nous allons devoir être beaucoup plus vigilants.

Suzie remit à Andrew le mot qu'elle avait trouvé dans la boîte postale.

– Vous avez une idée de ce que ça signifie ? dit-il en le découvrant.

– Pas la moindre.

– On dirait du russe, dit Andrew. Ça ne plaide pas en faveur de votre grand-mère.

Suzie ne répondit pas.

De retour chez Andrew, Suzie, frigorifiée, leur prépara un thé.

– La Demoiselle des neiges ! cria soudain Andrew depuis le salon.

Suzie déposa le plateau sur le bureau et se pencha sur l'écran d'ordinateur.

Snegourotchka, est un opéra composé par Rimski-Korsakov en 1881, à partir d'une pièce de théâtre écrite par un certain Aleksandr Ostrovski, annonça-t-il.

– Liliane n'aimait que le jazz.

– Si votre grand-mère s'est donné la peine d'aller cacher le nom de cet opéra dans un bureau de poste, c'est qu'il doit avoir une signification importante.

– Quel en est le sujet ?

– L'opposition éternelle des forces de la nature, répondit Andrew. Je vous laisse lire, mes yeux fatiguent, dit-il en se levant. Ses mains commençaient à trembler, il les cacha dans son dos et alla s'allonger sur le canapé.

Suzie s'installa à sa place et poursuivit la lecture à voix haute.

– C'est une histoire où se croisent êtres de chair et personnages mythologiques, reprit-elle. La Demoiselle des neiges rêve de vivre parmi les humains. Sa mère, la Beauté du printemps, et son grand-père, la Glace, acceptent qu'elle soit adoptée par un couple de paysans. Au deuxième acte, une femme prénommée Kupova annonce son mariage avec un certain Mizghir. Mais à quelques jours de leur union, Mizghir aperçoit dans le bois la Demoiselle des neiges et tombe follement amoureux d'elle, la suppliant de l'aimer en retour.

– Ça me rappelle quelqu'un, soupira Andrew.

– La Demoiselle des neiges ignore tout de ce qu'est l'amour et refuse. Les villageois demandent réparation au tsar de l'affront qu'a subi la promise. Le tsar décide de bannir Mizghir. Mais voyant apparaître à son tour la Demoiselle des neiges, le tsar subjugué par sa beauté suspend sa décision et lui demande si elle aime Mizghir. Celle-ci lui répond qu'elle a un cœur de glace et qu'elle ne peut aimer personne. Le tsar déclare alors que celui qui réussira à conquérir son cœur l'épousera et sera honoré. Au cours des deux actes suivants, la Demoiselle des neiges finit par découvrir la vertu des sentiments et tombe amoureuse de Mizghir. Sa mère l'avait mise en garde de ne jamais s'exposer aux rayons du soleil, mais Mizghir vit dans la lumière. La Demoiselle des neiges sort des bois pour le rejoindre et, au grand désarroi de l'assemblée présente et de l'infortuné aimant, elle fond et disparaît.

– Je me sens assez proche de ce Mizghir, je compatis à sa douleur, grommela Andrew.

– Vous ne savez pas si bien dire, Mizghir, inconsolable, se noie dans un lac.

– Chacun son truc, moi, j'ai choisi le Fernet-Coca. Et comment s'achève cette tragédie russe ?

– Le tsar annonce à son peuple que la disparition de la Demoiselle des neiges aura pour conséquence la fin du long hiver qui règne sur la Russie.

– Superbe ! Nous voilà vraiment avancés ! pesta Andrew.

– Pourquoi ma grand-mère a-t-elle laissé ce mot russe dans cette boîte postale ?

– Je comptais vous le demander !

Andrew offrit sa chambre à Suzie, il dormirait dans le canapé, il en avait l'habitude. Suzie prit une couverture, éteignit la lumière et s'étendit sur le tapis à côté de lui.

– Qu'est-ce que vous faites ?

– Je vous ai dit que je n'aimais pas les lits, et j'ai l'impression que, même avec des draps neufs, vous n'avez pas envie de dormir dans le vôtre, alors pourquoi faire chambre à part ?

– Vous ne seriez pas mieux dans ce canapé ? Si vous ne voulez pas dormir seule, je peux m'accommoder du tapis.

– Sûre et certaine.

Ils restèrent silencieux tandis que leurs yeux s'accoutumaient à la pénombre.

– Vous dormez ? chuchota Suzie.

– Non.

– Vous n'avez pas sommeil ?

– Si, je suis épuisé.

– Alors ?

– Alors, rien.

– C'était bien, ce soir.

– Je n'en menais pas large quand les types qui nous suivaient ont commencé à défoncer la porte.

– Je parlais de notre dîner, murmura Suzie.

– Oui, c'était bien, répliqua Andrew en se retournant vers elle.

Et il entendit le souffle calme de sa respiration. Suzie s'était assoupie et Andrew resta ainsi à la regarder, jusqu'à ce que le sommeil l'emportât à son tour.


*

La sonnerie du téléphone réveilla Knopf.

– Pour m'appeler à cette heure-ci, j'espère que c'est important.

Snegourotchka. Cela valait la peine de vous déranger ?

Knopf retint sa respiration.

– Pourquoi avez-vous prononcé ce nom ? dit-il en contenant son émotion.

– Parce que désormais vos deux tourtereaux le connaissent.

– Ils en ont compris le sens ?

– Pas encore.

– Comment l'ont-ils appris ?

– D'après le compte-rendu des écoutes que l'on vient de me remettre, ils se sont amusés à visiter cette nuit les sous-sols de la poste Farley. Votre Liliane Walker y avait laissé un message dans une boîte postale. Je croyais que nous avions effacé toutes les traces ?

– Apparemment pas, soupira Knopf.

– J'aimerais savoir comment une telle erreur a pu se produire.

– Il faut croire qu'elle était encore plus rusée que nous le pensions.

– Que vous le pensiez, Knopf, je vous rappelle que c'était vous qui supervisiez cette affaire.

– Vous avez voulu agir trop tôt, et contre mon avis. Si nous avions attendu...

– Si nous avions attendu un jour de plus, elle aurait tout balancé, et Snegourotchka serait morte. Maintenant, nettoyez devant votre porte et réglez-nous cette histoire une bonne fois pour toutes.

– Je ne crois pas qu'il y ait de quoi s'affoler. Quand bien même ils réussiraient à comprendre de quoi il s'agit, ce dont je doute fort, ils n'auraient aucune preuve.

– Suzie Walker et Andrew Stilman ont réussi en quelques jours à mettre la main sur un document dont nous ignorions l'existence depuis quarante-six ans, ne les sous-estimez pas eux aussi. Êtes-vous si sûr que le dossier sur Snegourotchka a été détruit ? Ce qui s'est produit ce soir semblerait nous indiquer le contraire.

– J'en suis certain.

– Alors qui s'intéresse aussi à vos deux protégés, et pourquoi ?

– Qu'est-ce que vous racontez ?

– Toujours selon le rapport d'écoutes, je cite dans le texte « Je n'en menais pas large quand les types qui nous suivaient ont commencé à défoncer la porte ». Une de nos équipes les suivait ?

– Non, nous avions perdu leur trace, ils ont réussi à sortir de l'immeuble à notre insu.

– Travail d'amateur, Knopf, protesta la voix nasillarde. Snegourotchka doit être protégée. Aujourd'hui plus que jamais. Dans le contexte actuel, révéler son existence serait une véritable catastrophe, vous m'entendez ?

– Je vous entends parfaitement, monsieur.

– Alors, faites le nécessaire.

Son interlocuteur raccrocha sans un bonsoir.

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