14.
La voiture traversait des sous-bois auxquels succéda une campagne blanche. Des champs séparés de murets se jouxtaient, tristes comme des cours de prison en hiver. Sur la ligne d'horizon apparurent des hameaux aux cheminées fumantes. Ils longèrent un lac, passèrent plusieurs villages et le rideau du jour s'ouvrit sur la banlieue d'Oslo.
Suzie prit dans son sac l'enveloppe que lui avait confiée l'homme juste avant leur départ. Elle contenait un guide touristique, des couronnes norvégiennes et l'adresse d'un hôtel qu'elle remit au chauffeur.
L'hôtel était modeste, mais le propriétaire ne leur demanda ni de présenter leurs papiers ni de remplir une fiche de renseignements.
La chambre contenait deux lits étroits couverts d'une toile de velours râpé, séparés par une table de nuit en pin. La fenêtre s'ouvrait sur l'entrée d'une usine où des ouvriers se pressaient. Suzie tira le rideau de percale et alla se doucher dans la salle de bains attenante. Elle était minuscule, mais avait le mérite d'exister.
*
Il régnait une ambiance monacale dans la salle à manger. La femme qui leur servit le petit déjeuner n'avait plus d'âge, elle se retira sans prononcer un mot. Andrew et Suzie restèrent en compagnie d'un couple de voyageurs, assis près d'un buffet. L'homme lisait son journal, son épouse étalait avec grande précaution une confiture rouge sur des biscottes. Ils se saluèrent du regard et chacun replongea le nez dans son assiette.
Andrew remonta chercher leurs sacs. Il s'acquitta de la note et prit un dépliant où sur une face était imprimé un plan de la ville et sur l'autre celui du réseau ferré.
Suzie, qui se plaignait souvent de la dureté du froid bostonien, reconsidéra la question en se faisant cueillir par la brise glaciale qui parcourait les rues de cette banlieue de Norvège.
Ils marchèrent jusqu'à la gare d'Asker, Andrew demanda à un guichetier depuis quel quai partaient les trains de la ligne Drammen en direction d'Oslo. L'homme leur indiqua leur chemin dans un anglais très correct.
La motrice rouge entra en gare quinze minutes plus tard. C'était un train régional comme il en passe dans toutes les banlieues des grandes villes du monde, mais pour seuls graffitis sur ses wagons, il arborait les traînées de neige grise que le vent avait brossée sur les flancs.
À la gare centrale d'Oslo, Suzie se rendit devant un kiosque à journaux. Elle acheta deux exemplaires du Herald Tribune et conduisit Andrew à la table d'un café où ils s'assirent côte à côte.
– Vous me beurrez une biscotte ? dit-elle en ouvrant l'exemplaire du quotidien.
Andrew se pencha par-dessus son épaule.
– Qu'est-ce qu'on cherche ? demanda-t-il.
– Un message anodin.
– Où avez-vous appris tout ça ?
– J'ai eu Knopf pour parrain, j'étais à bonne école, répondit Suzie. Il me racontait que pendant la guerre froide les annonces du Herald servaient de courrier à tous les services d'espionnage qui communiquaient ainsi en toute impunité. Des informations ultraconfidentielles traversaient les frontières sans que personne puisse les intercepter. Et de ce fait, chaque matin, des services de contre-espionnage scrutaient la moindre ligne de ces mêmes annonces, à l'affût d'un message à décoder. Voilà, j'ai trouvé le nôtre, ajouta-t-elle en parcourant du doigt les lignes suivantes :
Cher Clark,
Tout va bien.
Je t'attends à Bryggen pour manger des harengs.
Téléphone à Bergenhus,
pense acheter du mimosa, c'est le début de la saison.
Amitiés.
– Et cette annonce vous est destinée ?
– Le mimosa était la fleur préférée de ma grand-mère, il n'y a que lui et moi pour savoir ça.
– Et que veut dire le reste ?
– Qu'il y a un problème, répondit Suzie. Je crois que Knopf est en Norvège.
– Vous lui faites toujours confiance ?
– Plus que jamais.
Andrew ouvrit le guide touristique.
– Nous allons le visiter, ce musée d'Histoire naturelle, oui ou non ?
Suzie replia le Herald Tribune et le rangea dans son sac.
– Je ne le sens pas du tout. Si Knopf nous écrit que tout va bien, c'est qu'il pense le contraire. S'il fait référence à l'île de Clarks, c'est pour nous prévenir d'un danger.
Andrew tournait les pages, il s'arrêta sur la carte de la Norvège et l'étudia.
– Si manger des harengs vous tente plus, Bryggen se trouve ici, sur la côte ouest. Nous pouvons nous y rendre en train ou en voiture. Dans les deux cas, cela nous prendra sept heures. J'opterais pour le train, je ne vois pas comment louer un véhicule sans présenter nos papiers, ce que je préférerais éviter, dit-il en refermant le guide.
– Ou en hydravion, suggéra Suzie en montrant à Andrew la vignette colorée d'une annonce publicitaire imprimée au dos du guide.
Ils quittèrent la gare et sautèrent dans un taxi qui les mena au port.
*
L'hydravion, arrimé au quai, ballottait sur ses flotteurs. Au bout du ponton, une baraque en bois servait de locaux à la compagnie Nordairway Tour. Andrew poussa la porte. Un homme à la bedaine généreuse, avachi dans un fauteuil, pieds en éventail sur une table basse, ronflait paisiblement, comme un vieux poêle chargé de bois. Suzie toussota. L'homme ouvrit les yeux, bâilla et lui sourit de toutes ses dents. Derrière sa barbe blanche, on aurait dit un père Noël surgi d'un conte nordique.
Suzie lui demanda s'il pouvait les emmener à Bryggen. En s'étirant, l'homme lui répondit que pour dix mille couronnes ils y seraient en deux heures. Mais il devait d'abord livrer une cargaison d'outillages, ajouta-t-il en regardant sa montre. Il serait de retour en début d'après-midi. Suzie lui offrit deux mille couronnes de plus, et l'homme fut convaincu que la quincaillerie pouvait attendre.
Le Beaver De Havilland affichait le même air affable que son pilote, avec son gros nez rond, et sa carlingue épaisse. Perché sur ses flotteurs, il avait l'allure pataude. Andrew prit la place du copilote et Suzie s'assit à l'arrière, non qu'Andrew eût la moindre connaissance en navigation aérienne, mais le capitaine en avait décidé ainsi. Le moteur toussota, crachant de grosses fumerolles noires, et trouva son régime. Le capitaine largua l'amarre qui les retenait au quai et referma le hublot.
L'avion glissait vers l'estuaire, tanguant chaque fois qu'il coupait les sillages des chalands traversant le port.
Le phare dépassé, le commandant poussa sur la manette des gaz, le moteur vrombit, la cabine vibrait.
– Ôtez-moi vos pieds du palonnier si vous ne voulez pas qu'on finisse à la baille, grommela-t-il, les pédales, bon sang, soulevez vos jambes !
Andrew s'exécuta et l'avion s'éleva.
– La météo est bonne, reprit le capitaine, nous ne devrions pas être trop secoués.
Il vira et Suzie vit le port d'Oslo s'éloigner sous l'aile.
*
Une lumière terne entrait par les meurtrières de la forteresse de Bergenhus. La salle des gardes avait retrouvé depuis peu le mobilier qui l'occupait jadis. Une table en bois et quelques bancs, copies de bonne facture réalisées par les menuisiers et ébénistes de la région. La restauration n'était pas achevée et cette partie du musée restait fermée au public.
Knopf imprimait de ses pas la terre sèche qui recouvrait le sol. S'il n'avait entendu au loin les ronronnements des chalutiers qui revenaient au port, il se serait imaginé transporté des siècles en arrière. Une rêverie qu'il crut presque réelle en découvrant le visage de l'homme qui venait d'entrer dans la pièce.
– Je vous croyais à la retraite, dit Ashton en s'approchant de lui.
– Certains hommes n'y ont pas droit, rétorqua Knopf.
– Ce rendez-vous était-il nécessaire ?
– Elle est ici, répondit Knopf, je la précède de quelques heures.
– Mathilde ?
– Mathilde est morte, je vous parle de sa fille.
– Elle sait ?
– Bien sûr que non, nous sommes les deux seuls à savoir.
– Alors, que vient-elle faire en Norvège ?
– Sauver sa peau.
– Et vous êtes là pour lui porter secours, je suppose.
– Je l'espère, cela dépend beaucoup de vous.
– De moi ?
– Il me faut le dossier, Ashton, c'est la seule monnaie d'échange possible pour arrêter la meute qui est à ses trousses.
– Mon Dieu, Knopf, en vous écoutant parler, j'ai l'impression d'être reparti quarante ans en arrière.
– C'est exactement la sensation que j'ai eue en vous voyant, quoique les choses fussent plus simples à cette époque. On ne tuait pas ceux de son propre camp.
– Ce sont vos hommes qui en ont après elle ? Ils savent que le dossier existe ?
– Ils s'en doutent.
– Et vous voudriez le leur remettre pour sauver la petite-fille de Liliane ?
– Elle est la dernière des Walker. J'ai juré à son grand-père de la protéger jusqu'à la fin de mes jours.
– Vous auriez dû mourir plus tôt. Je ne peux rien faire, Knopf, ni pour vous ni pour elle. Et croyez bien que j'en suis désolé. Je n'ai pas ce dossier, même si je savais où il est, je ne possède plus le passe pour y accéder.
– Quel passe ?
– La clé d'un coffre que personne ne réussirait à forcer sans en détruire le contenu.
– Alors, vous savez où il se trouve.
– Rentrez chez vous, Knopf, vous n'auriez pas dû faire ce voyage et nos chemins n'auraient pas dû se recroiser.
– Je ne repartirai pas les mains vides, Ashton. Dussé-je...
– Me tuer ? À coups de canne ? Un combat de vieux coqs... Allons Knopf, ce serait pathétique.
Knopf empoigna Ashton à la gorge et le repoussa contre le mur.
– J'ai encore beaucoup de ressources pour mon âge, et je vois dans vos yeux que vous avez envie de vivre quelques années de plus. Où est ce dossier ?
Le visage d'Ashton s'empourprait au fur et à mesure que l'oxygène se raréfiait dans ses poumons. Il essaya de se débattre, mais Knopf était plus fort que lui. Ses jambes se dérobèrent, Ashton glissa le long du mur, entraînant son assaillant dans sa chute.
– Je vous donne une dernière chance, dit Knopf penché sur lui en desserrant son emprise.
Ashton toussa en recouvrant sa respiration.
– Deux vieillards qui luttent à mort, souffla-t-il. Quand je pense aux carrières que nous avons menées, si ceux que nous avons formés nous voyaient, quel spectacle désolant nous leur offririons !
– J'ai tenu secret votre mensonge, Ashton. Je savais que vous n'aviez pas mené votre mission jusqu'à son terme. Si j'avais parlé, votre carrière vous aurait mené au fond d'un trou.
– Vous l'avez su parce qu'Edward vous en avait informé, une confidence sur l'oreiller, peut-être ?
Knopf gifla Ashton. Le vieil officier des renseignements roula à terre. Il se releva en se frottant la joue.
– Je n'ignore rien de ce qui s'est passé entre le sénateur et vous.
– C'est elle qui vous l'a dit ?
– Bien sûr que c'est elle. Pendant que je l'entraînais vers la mort dans cette forêt à cent kilomètres d'ici, elle m'a raconté toute sa vie, y compris ce jour où elle est entrée dans sa chambre et vous a surpris dans son lit en compagnie de son mari. Vous voyez, moi aussi j'ai tu vos petits secrets. C'est touchant que vos sentiments à l'égard du sénateur n'aient pas faibli avec le temps, mais vous pouvez m'étrangler si cela vous chante, ça ne changera rien. Je ne peux rien faire pour sauver la petite Walker. C'était votre travail de la protéger, pas le mien.
Knopf se dirigea vers l'une des meurtrières. Il arracha la toile en plastique qui la recouvrait et contempla la vue. Depuis sa position, il pouvait voir l'embouchure du port et les modestes reliefs des fjords qui émergeaient de la mer du Nord. Il se demanda combien d'années s'écouleraient avant qu'ils disparaissent sous les flots. Vingt, trente, quarante, peut-être un peu plus ? Verrait-on alors, depuis les remparts du fort de la cité antique, s'élever dans la nuit polaire les immenses flammes des stations de forage, quand elles pousseraient sur l'océan Arctique telles des escadres de brûlots allumés par la folie des hommes ?
– Il est là-bas, n'est-ce pas ? dit Knopf, songeur. Vous l'avez caché dans sa robe. Snegourotchka détient le secret qui la condamne. C'était malin, qui aurait pensé à cela ?
– Moi, dit Ashton, en s'approchant de Knopf.
Le couteau pénétra dans son dos à la hauteur des reins. Ashton enfonça la lame jusqu'à la garde.
Knopf fut foudroyé par la douleur et grimaça en s'affaissant.
– Et elle le gardera jusqu'à sa mort, lui souffla Ashton au creux de l'oreille. Le dossier disparaîtra avec elle.
– Pourquoi ? gémit Knopf en se laissant glisser sur le sol.
Avec des gestes presque tendres, Ashton l'aida à s'adosser au mur. Il s'agenouilla près de lui et soupira.
– Je n'ai jamais pris de plaisir à tuer. Chaque fois que j'ai dû le faire, ce fut pour moi une terrible épreuve. Il n'y a rien de réjouissant à voir mourir un vieil allié. Votre mission était de protéger la fille du sénateur Walker et sa petite-fille, la mienne de protéger sa femme. Votre entêtement nous opposait, je n'avais pas d'autre choix.
Knopf sourit, son visage se crispa. Ashton lui prit la main.
– Vous souffrez beaucoup ?
– Moins que vous ne le supposez.
– Je vais rester avec vous jusqu'à la fin, je vous dois au moins ça.
– Non, murmura Knopf, je préfère être seul.
Ashton lui tapota la main. Il se leva, se dirigea chancelant vers la porte de la salle des gardes et se retourna avant de sortir pour regarder Knopf. La tristesse dans ses yeux n'était pas feinte.
– Je suis désolé.
– Je le sais, répondit Knopf. Partez maintenant.
Ashton leva la main vers son front, et fit un salut militaire. Une sorte d'adieu à un vieux camarade.
*
– Nous arrivons bientôt, cria le pilote en montrant les petites maisons en bois de Bryggen que l'on apercevait au loin. La mer est agitée, je me poserai à l'entrée du chenal. Attachez vos ceintures, en hydravion, on court toujours un risque en se posant, et quand ça cabre, c'est violent.
– Qui est ce Bergenhus que nous devons appeler en arrivant ? demanda Andrew en se retournant vers Suzie.
– Je n'en ai aucune idée, nous verrons bien sur place, c'est peut-être un restaurant qui sert des harengs. Si c'est le cas, Knopf nous aura laissé un message dans une cabine téléphonique à proximité.
– Bergenhus n'est pas un restaurant, rectifia le capitaine en riant. C'est une vieille forteresse. Elle est juste au-dessous, sur votre droite, précisa-t-il en inclinant l'appareil. Les plus vieux bâtiments encore debout datent de 1240. Durant la guerre, un cargo hollandais bourré d'explosifs s'est écrasé contre la forteresse. Un sacré carnage ! La déflagration fut si forte que le feu ravagea presque tout. Assez parlé maintenant, on se pose !
*
Elias Littlefield verrouilla la porte de son bureau, alla s'installer dans son fauteuil et décrocha son téléphone.
– C'est moi, monsieur le vice-président.
– Mon cher Elias, vous êtes bien le seul à me servir encore du « monsieur le vice-président ». Où en sommes-nous ?
– Ils nous ont distancés sur le port d'Oslo, mais nous savons où ils se rendent, une de nos équipes les aura très vite rejoints.
– Je croyais que vous leur aviez tendu un piège ?
– Knopf s'est douté de quelque chose, il a dû trouver un moyen de les avertir. Ils ne sont pas allés au rendez-vous.
– Où sont-ils ?
– À Bryggen, nos équipes n'avaient d'autre moyen que de les suivre en voiture. Walker et son journaliste ont quatre heures d'avance, mais je ne suis pas inquiet, nous les coincerons.
– Vous avez une idée de ce qu'ils vont faire là-bas ?
– Retrouver Knopf, je suppose.
– Parce que lui aussi vous a échappé ?
– C'est un adversaire qui connaît bien les ficelles de la maison. Une proie difficile à...
– Épargnez-moi vos excuses. Est-il en possession du dossier, oui ou non ?
– Je l'espère ; si c'est le cas, il voudra le négocier contre la vie de sa protégée. C'est pour cela que je vous appelais, que souhaitez-vous que nous fassions ?
Le vice-président ordonna au majordome, qui venait d'entrer dans sa chambre lui porter ses médicaments, de ressortir sur-le-champ.
– Récupérez les documents et faites-les disparaître avec eux, Knopf compris. Le clan Walker m'aura pourri l'existence. Qu'elle aille donc rejoindre son grand-père en enfer. Oh, je sais ce que vous pensez, Littlefield, que je ne tarderai pas à les y retrouver, à chacun sa damnation. Le dossier Snegourotchka doit être détruit, c'est une question de sécurité nationale.
– Je le sais, monsieur le vice-président. Vous pouvez compter sur moi.
Le vice-président se pencha pour ouvrir le tiroir de sa table de nuit. Il saisit sa bible et regarda la photo qui lui servait de marque-page. Une photo qu'il avait prise lui-même, quarante-six ans plus tôt, par une belle journée d'été sur l'île de Clarks.
– Rappelez-moi quand ce sera fait. Je vous laisse, j'ai un appel en attente.
Le vice-président raccrocha d'avec Elias Littlefield et appuya sur le bouton de sa seconde ligne.
– Knopf est mort, annonça la voix.
– Vous en êtes sûr ? Cet homme a plus d'un tour dans son sac.
Ashton resta silencieux.
– Qu'est-ce qu'il y a, vous avez l'air étrange ? questionna le vice-président. Il avait le dossier ?
– Personne ne récupérera ce dossier, les termes de notre accord sont inchangés.
– Alors pourquoi avoir tué Knopf ?
– Parce qu'il s'en rapprochait et qu'il voulait s'en servir comme monnaie d'échange contre la vie de la petite-fille de Liliane.
– Ashton, réfléchissez, nous sommes vieux, notre accord ne nous survivra pas. Il y aura d'autres Knopf, d'autres Suzie Walker, d'autres journalistes fouineurs, il est impératif de détruire les preuves de ce que nous avons fait avant que...
– De ce que vous avez fait, rectifia Ashton. J'ai assassiné Knopf parce qu'il était devenu faible. Il vous l'aurait probablement remis, et je ne vous ai jamais fait confiance. Laissez la petite Walker en paix, sans Knopf, elle est inoffensive.
– Elle, peut-être, le journaliste, c'est autre chose, et ils font équipe. Rapportez-moi le dossier et je donnerai des ordres pour qu'elle soit épargnée, si c'est cela qui vous chagrine.
– Je vous l'ai dit, notre accord reste inchangé, s'il arrivait quelque chose à la petite Walker, vous en paieriez les conséquences.
– Ne me menacez pas une nouvelle fois, Ashton, cela n'a jamais réussi à ceux qui ont voulu jouer à ce genre de petit jeu avec moi.
– Je m'en suis plutôt bien sorti depuis quarante-six ans.
Ashton raccrocha. Furieux, l'ex-vice-président rappela Elias Littlefield.
*
Suzie et Andrew découvraient la forteresse de Bergenhus, mêlés à quelques touristes anglais auxquels un guide en racontait l'histoire.
– Je ne vois pas votre ami, dit Andrew.
Suzie demanda au guide s'il y avait près d'ici un endroit où manger des harengs.
Le guide s'amusa de la question. Il répondit qu'on en servait en ville. Les cuisines de la forteresse avaient disparu depuis longtemps.
– Où se trouvaient les anciennes cantines ? s'informa Andrew.
– Les soldats prenaient leur repas dans la salle des gardes, elle est fermée au public, expliqua le guide.
Puis il leur fit comprendre qu'ils n'étaient pas ses seuls clients et qu'il souhaitait poursuivre la visite.
– Au Moyen Âge, la zone était appelée Holmen, ce qui signifie « îlot » ou « roc, » car elle était entourée d'eau, reprit-il en grimpant l'escalier. Plusieurs églises étaient situées dans la forteresse, dont la célèbre Kristkirken, l'église du Christ, tombeau des rois médiévaux de Bergen.
Suzie attrapa Andrew par le bras et lui montra un cordon rouge sous une alcôve, qui interdisait le passage. Ils ralentirent le pas. Le guide continua d'entraîner son petit monde vers le sommet de la tour.
– La halle fut construite sous le règne de Hakon IV, au milieu du XIIIe siècle...
Sa voix se fit lointaine. Suzie et Andrew attendirent d'être hors de vue et rebroussèrent chemin. Ils enjambèrent le cordon pour s'engouffrer dans un étroit corridor. Quelques marches s'élevaient, tournant à angle droit. Ils arrivèrent sur un palier et poussèrent la porte qui se trouvait devant eux.
Knopf était assis, adossé au mur. Autour de lui, la terre était trempée d'un sang noir. Il releva la tête et sourit, son teint était livide. Suzie se précipita vers lui et prit son téléphone portable pour appeler au secours, mais Knopf posa sa main sur l'appareil.
– Ce serait la dernière chose à faire, ma chère, dit-il en grimaçant. J'ai bien cru que vous n'arriveriez jamais.
– Ne dites rien et préservez vos forces, nous allons vous conduire à l'hôpital.
– J'aurais voulu éviter les tirades emphatiques en prononçant mes dernières paroles, mais je crains qu'il soit trop tard.
– Knopf, ne me laissez pas, je vous en supplie, je n'ai plus que vous.
– Là mon enfant, c'est vous qui devenez grandiloquente. Ne pleurez pas, je vous en prie, ça m'est insupportable et puis je ne le mérite pas. Je vous ai trahie.
– Taisez-vous, chuchota Suzie la voix étouffée par les larmes, vous dites n'importe quoi.
– Non, je vous assure, je voulais récupérer ce dossier à tout prix, je me suis servi de vous. Je comptais marchander votre sécurité en échange, mais quoi qu'il soit advenu je l'aurais détruit. L'amour que je porte à mon pays est plus important que tout autre. Que voulez-vous, on ne se refait pas à mon âge. Maintenant, écoutez-moi. J'ai conservé le peu de forces qu'il me restait pour vous confier ce que je sais.
– Qui vous a fait ça ? demanda Suzie en prenant la main ensanglantée de son parrain.
– Tout à l'heure, laissez-moi finir. Les preuves de l'opération Snegourotchka, je crois savoir où elles se trouvent. Elles sont votre sauf-conduit, mais je veux que vous me fassiez une promesse et que vous la teniez.
– Quelle promesse ? questionna Andrew.
– C'est justement à vous que j'allais m'adresser. Ne publiez rien, j'admets qu'une telle affaire vous servirait le prix Pulitzer sur un plateau d'argent, mais les conséquences seraient désastreuses. J'en appelle à votre patriotisme.
– À mon patriotisme ? ricana Andrew. Vous savez combien de personnes sont mortes en quelques jours à cause de votre foutu patriotisme ?
– Moi y compris ? répliqua Knopf d'un ton sarcastique. Ils sont morts pour leur pays, triste cortège de dommages collatéraux dont je ferme la marche. Si vous révélez ce que je vais vous apprendre, c'est notre pays qui sera tenu responsable aux yeux du monde. La colère des peuples sera incontrôlable, on brûlera nos ambassades, on nous honnira. Même au sein de l'Amérique, la population se divisera. La nation sombrera dans une paranoïa sécuritaire et se repliera sur elle-même. Ne cédez pas aux sirènes de la gloire, réfléchissez aux conséquences qui découleraient de vos révélations et maintenant écoutez-moi. Dans les années 1950, les États-Unis étaient de loin le plus gros producteur de pétrole et le garant de la stabilité de ses cours. Le baril coûtait alors un dollar. En 1956, quand les approvisionnements du Moyen-Orient furent interrompus par la crise du canal de Suez, nous avons pu répondre aux besoins des Européens, évitant une pénurie catastrophique. Mais en 1959, le président Eisenhower, poussé par les lobbyistes des compagnies pétrolières américaines qui craignaient qu'un pétrole moyen-oriental bon marché vienne les ruiner, mit en place des mesures protectionnistes. Ceux qui étaient en faveur d'une telle politique arguaient qu'elle intensifierait la production de pétrole américain, ses détracteurs pressentaient qu'au contraire elle conduirait à son épuisement. Et c'est ce qui se passa. Dès 1960, le nombre de barils extraits du sol américain commença à décroître. Soixante-dix pour cent de nos réserves s'épuisèrent en dix ans. Nous n'allions pas tarder à nous rendre compte que notre suprématie énergétique n'était plus qu'un doux rêve et qu'il nous faudrait explorer les réserves du Grand Nord pour préserver notre indépendance en la matière. Standard Oil, BP, ARCO avaient initié des essais de forages en Alaska, mais ceux-ci s'étaient révélés peu probants. Si les ouragans étaient une menace pour les plates-formes dans le golfe du Mexique, la glace serait notre ennemie dans le cercle arctique. Sauf à la faire disparaître. Votre grand-mère avait trouvé dans le bureau de son mari un dossier qu'elle n'aurait jamais dû voir.
– Celui de l'opération Snegourotchka, dit Andrew.
– Oui, une folie des grandeurs imaginée par des hommes portés par leurs ambitions au-dessus de toutes lois. Il s'agissait de lancer depuis nos sous-marins des charges nucléaires sur les couches profondes de la banquise. Si je vous disais comment cette idée a germé, c'est sidérant. L'un de ces magnats, grand consommateur de whisky, s'était rendu compte qu'à température égale un pain de glace mettait dix fois plus longtemps à fondre que des glaçons. Le processus était d'une simplicité déconcertante. Fracturer la banquise en profondeur et attendre que les mouvements de l'océan fassent le reste. Les plus optimistes pensaient qu'en cinquante ans elle finirait par être si morcelée qu'elle ne pourrait plus se reconstituer en hiver. Ils n'étaient pas si optimistes que cela. Votre grand-mère avait également pris connaissance du rapport sur les conséquences écologiques d'un tel projet. Un véritable désastre pour la planète et pour des millions de gens. Elle était convaincue que son mari s'y opposerait. On sait ce qui est advenu de la forêt amazonienne depuis que les hommes ont voulu s'approprier ses ressources en bois. Alors, imaginez leur appétit quand il s'agit de pétrole. Liliane était aussi naïve que vous. Edward était l'un des principaux investigateurs de Snegourotchka. Ce fut le début de leur éloignement, ils ne s'adressaient quasiment plus la parole. Pendant des mois, votre grand-mère a espionné son mari. Avec la complicité d'un ami, membre des équipes qui assuraient la sécurité du sénateur, elle s'est procuré la combinaison du coffre. La nuit, elle se rendait en cachette dans son bureau et recopiait les pages des rapports qu'elle trouvait. Et puis, résolue à mettre un terme à ce projet, elle décida de se confier au camp adverse, quitte à en payer le prix de sa personne. Un jeune politicien aux dents longues, protégé de l'un des hommes les plus influents du gouvernement, céda à ses charmes au cours d'une soirée officielle. Ils devinrent amants. Le sénateur l'apprit, mais choisit de fermer les yeux sur les frasques de son épouse. Il était hors de question qu'un scandale éclate alors qu'il était pressenti pour la vice-présidence. À demi-mot, il fit comprendre à Liliane qu'elle pourrait consumer sa passion comme bon lui semblait à condition toutefois de le faire à l'abri des regards. Elle possédait une propriété de famille sur l'île de Clarks, qui devint son refuge. C'est là qu'elle décida un jour de tout raconter à cet homme dont elle s'était éprise. Celui-ci crut un temps avoir trouvé là le moyen d'affaiblir ses adversaires politiques et imagina que son mentor lui en serait à jamais reconnaissant. Ce fut une douche froide. Républicains et Démocrates sont bien plus complices qu'on ne le croit quand il s'agit de partager une manne qui se compte en milliards de dollars. Son mentor lui ordonna de se taire non seulement sur tout ce qu'il avait appris de l'opération Snegourotchka, mais également sur le complot qui se tramait pour empêcher votre grand-mère de nuire. Le mentor faisait d'une pierre deux coups, Liliane allait être réduite au silence et la carrière du sénateur serait définitivement coulée. L'affaire fut si grave que même le président Johnson dut renoncer à se présenter pour un second mandat. Liliane allait être poursuivie pour haute trahison. Vous connaissez la fable dont elle fut accusée. Quelques jours avant son arrestation, son amant qui avait gagné du galon fut pris de remords et, lors de leur dernier dimanche passé sur l'île de Clarks, il prévint Liliane qu'on allait l'arrêter. Liliane s'en remit au seul homme sur lequel elle pouvait compter pour organiser sa fuite. Elle s'efforça durant les quelques jours de liberté qu'il lui restait de dissimuler des indices, espérant que sa fille Mathilde puisse un jour faire toute la lumière sur Snegourotchka. Liliane, prétextant un voyage sur l'île de Clarks, fit poser son avion au Canada. De là, elle embarqua à bord d'un navire pour la Norvège avec l'homme qui l'avait aidée dans sa fuite, le dossier sous le bras. Elle comptait le remettre aux autorités norvégiennes qui n'étaient ni alliées avec les Soviétiques, ni soumises aux Américains. Le destin fut d'une cruauté sans nom avec elle. Car c'est à cet homme, membre des forces de sécurité et sur lequel elle comptait tant, que le sénateur avait ordonné de conduire sa femme vers sa mort. En bon soldat, il obéit. Liliane disparut le lendemain de son arrivée à Oslo et le dossier avec elle.
– Qui était cet homme qui a assassiné ma grand-mère ?
– Le même qui m'a poignardé ce soir, ma chère.
Knopf toussa, crachant un sang épais. Il peinait à respirer, son souffle devenait haletant.
– Où se trouve ce dossier ? demanda Suzie.
Les yeux de Knopf erraient, il avait le regard d'un homme dont la raison n'est plus.
– Dans les poches de son beau manteau blanc, dit-il en ricanant.
– Quel manteau ?
– Celui de la Demoiselle des neiges, il voulait qu'il se noie avec elle. C'était la seule façon qu'il avait de préserver son secret.
– De quoi parlez-vous, Knopf ?
– Là-bas, bon sang, dit-il en levant péniblement le bras pointé vers la meurtrière. Le cercle polaire. Ashton connaît l'endroit exact.
– Qui est cet Ashton ?
– J'ai une dernière chose à vous demander. Ne dites rien à Stanley, il faut le préserver. Racontez-lui que j'ai succombé à un infarctus, que je n'ai pas souffert et dites-lui combien je l'aime. Maintenant laissez-moi, il n'y a rien de réjouissant à voir mourir un homme.
Knopf ferma les yeux. Suzie prit sa main et resta près de lui, jusqu'à son dernier souffle, Andrew assis à ses côtés.
Knopf s'éteignit quinze minutes plus tard. Suzie se leva, caressa sa chevelure et ils s'en allèrent.
*
Ils trouvèrent refuge dans un café de Bryggen. Les touristes y étaient nombreux. Le regard de Suzie exprimait sa colère, elle n'avait toujours pas dit un mot. La mort de Knopf venait d'effacer sa décision de renoncer, dont elle lui avait parlé avant de faire ce voyage en Norvège.
Elle ouvrit son sac, fouilla dans ses affaires et sortit la pochette où elle avait regroupé ses recherches. Elle en sortit une enveloppe en assez mauvais état qu'Andrew reconnut immédiatement.
– C'est la lettre que vous avez trouvée sur le cadavre du diplomate dans la montagne ?
– Regardez qui en était le signataire.
Andrew déplia la lettre et la relut.
Cher Edward,
Ce qui devait être fait fut accompli et j'en ressens un profond chagrin pour vous. Tout danger est désormais écarté. La cause se trouve dans un lieu où personne ne pourra y accéder. Sauf si parole n'était pas tenue. Je vous en adresserai les coordonnées précises par deux autres courriers séparés qui prendront le même transport.
J'imagine le profond désarroi dans lequel cette issue dramatique vous a plongé, mais si cela peut apaiser votre conscience, sachez qu'en pareilles circonstances je n'aurais pas agi différemment. La raison d'État prévaut et les hommes tels que nous n'ont d'autre choix que de servir leur patrie, dussent-ils lui sacrifier ce qu'ils ont de plus cher.
Nous ne nous reverrons pas et je le regrette. Jamais je n'oublierai nos escapades de 1956 à 1959 à Berlin et particulièrement ce 29 juillet où vous m'avez sauvé la vie. Nous sommes quittes.
Vous pourrez, en cas d'extrême urgence, m'écrire au 79, Juli 37 Gate, appartement 71, à Oslo. J'y resterai quelque temps.
Détruisez ce courrier après en avoir pris connaissance, je compte sur votre discrétion afin que rien ne subsiste de ce dernier échange.
Votre dévoué
Ashton
– Mon grand-père n'a jamais mis les pieds à Berlin de toute sa vie. Cette lettre est codée.
– Et vous sauriez la déchiffrer ?
– 1956, 1959, 29, juillet est le septième mois de l'année, puis 79, juillet encore, 37 et 71, ces chiffres doivent forcement signifier quelque chose.
– Admettons, mais dans quel ordre et où ? Enfin, je veux dire, quoi ? Je ne cesse de repenser aux dernières paroles de Knopf et à l'endroit où pourrait se trouver ce fichu dossier.
Suzie se leva d'un bond, elle posa ses mains sur les joues d'Andrew et l'embrassa fougueusement.
– Vous êtes mon génie ! dit-elle extatique.
– Épatant ! Je n'ai pas la moindre idée de ce que j'ai fait de génial, mais ça a l'air de vous rendre très heureuse, alors tant mieux.
– L'ordre des chiffres, je les ai retournés en tous sens, pendant des jours et des jours, sans savoir ce que je cherchais. Vous venez de me le dire !
– Qu'est-ce que j'ai dit ?
– Où !
– J'ai dit « Où » ?
– C'était une position qu'indiquaient ces chiffres. Ashton communiquait à mon grand-père les coordonnées de l'endroit où il avait caché le dossier !
– Pourquoi aurait-il révélé ça au sénateur ?
– Parce que cette ordure travaillait pour lui, et ses intentions sont la seule chose qui ne soit pas codée dans cette lettre. Mon grand-père s'était offert une assurance-vie sur le dos de sa femme. Ashton, après l'avoir assassinée, cacha le dossier au lieu de le détruire et mon grand-père détenait de quoi monnayer sa tranquillité. À ceci près que la lettre ne lui est jamais parvenue.
Suzie recopia sur son bloc-notes les chiffres et nombres que contenait le message d'Ashton.
– 59 degrés, 56 minutes, 29 secondes, 7 centièmes de longitude ouest, et 79 degrés, 7 minutes, 37 secondes, 71 centièmes de latitude nord, ce sont les coordonnées on ne peut plus précises du lieu où repose le dossier Snegourotchka. Combien vous reste-t-il de liquide, demanda-t-elle à Andrew.
– À peu près la moitié de ce que j'ai emprunté à Simon.
– Vous avez emprunté cet argent ?
– J'ai fait comme j'ai pu, j'aurais eu beaucoup de mal à négocier une avance sur frais auprès de ma rédactrice en chef. Qu'est-ce que vous voulez faire avec cinq mille dollars ?
– Convaincre notre pilote de nous emmener sur la banquise.
Suzie s'entretint avec lui par téléphone, et la promesse de toucher quatre mille dollars en espèces suffit pour qu'il redécolle et vienne les chercher à Bryggen.