L’armée se divisa et continua son chemin en direction des collines, dans le sud-ouest du Kandor, où elle affronterait bientôt la déferlante ennemie.
Egwene avançait à la tête de plus d’une centaine d’Aes Sedai, la majorité appartenant à l’Ajah Vert. Les ajouts tactiques de Bryne se révélaient très efficaces. Pour briser une charge, il avait mieux que des archers. Idem quand il s’agissait de frapper l’ennemi.
Eh bien, il allait y recourir.
Deux autres unités d’Aes Sedai, plus modestes, progressaient sur les flancs de l’armée. Jadis verdoyantes, les collines jaune et marron donnaient l’impression d’avoir été carbonisées par le soleil.
Egwene tenta de voir les choses du bon côté. Au moins, le sol serait régulier et, malgré les éclairs, il semblait très improbable qu’il pleuve.
La horde de Trollocs s’étendait d’une extrémité de l’horizon à l’autre. Si énorme que fût l’armée de la Tour Blanche, elle en paraissait minuscule. Par bonheur, Egwene bénéficiait d’un mince avantage : les Trollocs n’avaient qu’une idée en tête, continuer à aller de l’avant.
Dès qu’elles n’avançaient pas en permanence, les armées de monstres se débandaient. Les créatures se disputaient, oubliant le ravitaillement, et se retrouvaient le ventre vide avant d’avoir pu dire « ouf ».
Sur leur chemin, l’armée de la Tour Blanche était une sorte de barrière. Et un appât. Les Créatures des Ténèbres ne pouvaient pas se permettre de laisser une telle force dans la nature. Le sachant, Egwene les attirerait sur le terrain qu’elle avait choisi.
Les Aes Sedai atteignirent le front. Pour punir les Trollocs dès qu’ils révélaient une faiblesse, Bryne avait divisé ses forces en une série d’unités rapides capables de frapper dès qu’une ouverture se présentait.
La configuration offensive des troupes de Bryne perturbait les monstres. Au moins, c’était à ça qu’Egwene attribuait leurs mouvements frénétiques. D’habitude, ils n’avaient pas à s’inquiéter d’être sur la défensive. Ils attaquaient et les humains résistaient. À eux de s’inquiéter. De toute façon, ils n’étaient que du bétail.
Ayant atteint le sommet d’une petite colline, Egwene sonda la plaine, au Kandor, où se massaient les Trollocs. Lentement, ses Aes Sedai vinrent la flanquer, formant une longue ligne de cavalières. Derrière, les soldats semblaient dubitatifs. Tous savaient qu’il s’agissait de sœurs, et aucun homme sensé n’était à l’aise avec ces femmes-là.
De l’étui de cuir accroché à sa ceinture, Egwene sortit un long objet très blanc assez fin. Le sa’angreal de Vora – une baguette cannelée. Dans sa main, l’artefact semblait à la fois familier et… confortable. Même si elle ne l’avait utilisé qu’une fois, il lui semblait que ce sa’angreal lui appartenait – ou peut-être bien le contraire. Voire les deux. Pendant la bataille contre les Seanchaniens, il avait été son arme majeure. Pour la première fois, elle comprit pourquoi certains soldats disaient ne faire qu’un avec leur épée.
L’aura du Pouvoir enveloppa toutes les cavalières, comme si on allumait une très longue rangée de bougies. S’unissant à la Source, Egwene sentit le saidar déferler en elle, la submerger et lui ouvrir les yeux. Le monde lui parut plus doux, l’odeur de l’huile des cuirasses et de l’herbe piétinée gagnant en intensité.
Sous l’influence du saidar, Egwene réussissait à voir les vestiges de couleurs que les Ténèbres entendaient dissimuler aux humains. L’herbe, par exemple, n’était pas jaunie partout, des touffes vertes s’accrochant à la vie de-ci de-là. Au milieu, des campagnols s’ébattaient, elle voyait les ondulations qui se propageaient dans la végétation. Dévorant les racines sèches, ces rongeurs aussi s’accrochaient à la vie.
Avec un grand sourire, Egwene canalisa le Pouvoir, le propulsant dans la baguette. Au cœur de ce torrent, elle eut le sentiment de chevaucher une vague de force et d’énergie. Sur son vaisseau solitaire, elle embrassait le vent.
Les Trollocs se décidèrent enfin à charger. Rugissante, une marée puante d’armes, de dents et d’yeux trop humains déferla sur les Aes Sedai. Sans doute parce que des Myrddraals, les ayant identifiés, voulaient saisir l’occasion de les éliminer.
Les autres femmes attendirent le signal d’Egwene. En ce jour, elles ne formaient pas un cercle, car ça s’avérait surtout utile pour générer un unique flux géant de Pouvoir. Là, ce n’était pas l’objectif. La précision ne comptant pas, le but était de détruire.
Quand les monstres furent à mi-chemin des collines, Egwene lança son offensive. Depuis toujours, elle était inhabituellement puissante dès qu’il s’agissait de tisser de la Terre. Du coup, elle commença par des flux très simples et hautement dévastateurs. Envoyant ses tissages dans le sol, sous les pieds des Trollocs, elle le fit se soulever comme un cheval qui se cabre. Avec l’aide du sa’angreal de Vora, l’opération se révéla aussi facile que de jeter une poignée de cailloux en l’air.
À ce signal, toutes les sœurs tissèrent le saidar. Des flux de Feu, de Terre et d’Air fondirent sur les Trollocs, les renversant comme des quilles ou les forçant à se percuter les uns les autres.
Ceux qu’Egwene avait propulsés dans les airs retombèrent lourdement, la plupart ayant perdu un bras ou une jambe. Tandis que leurs os se brisaient, ils hurlèrent de douleur quand des congénères s’écrasèrent sur eux.
Egwene laissa le deuxième rang piétiner le premier, puis elle frappa de nouveau – cette fois, en ne se concentrant pas sur la terre, mais sur le métal.
Celui des armures, des armes, des bracelets de force… Ainsi, elle fit exploser des haches, des épées, des cottes de mailles et des plastrons. Des éclats de métal jaillirent dans tous les sens, semant eux aussi la mort. Les Trollocs des rangs suivants tentèrent de s’arrêter pour échapper au massacre, mais ceux qui couraient sur leurs talons les poussèrent en avant – vers la zone mortelle où ils les piétineraient une fois qu’ils seraient au sol.
Egwene déchiqueta également ces rangs-là avec des éclats de métal. C’était plus difficile que d’éventrer la terre, mais ça alarmait moins les Trollocs suivants, qui lui offraient de nouvelles victimes sans vraiment comprendre ce qu’ils faisaient.
Ensuite, la Chaire d’Amyrlin recommença à soulever le sol. Cette façon d’expédier des tissages presque primaux – la puissance sous sa forme la plus brute – avait quelque chose de revigorant. Alors qu’elle mutilait, détruisait et étripait l’ennemi, elle eut le sentiment de ne plus faire qu’un avec le monde. Et qu’elle accomplissait enfin ce qu’il attendait depuis longtemps, sans savoir qui accéderait à son désir. La Flétrissure et les Créatures des Ténèbres qu’elle générait étaient un cancer. Ou une infection. Tel un phare d’où jaillissaient la justice et la mort, Egwene, sublimée par le Pouvoir, devenait la flamme qui cautériserait les plaies et guérirait la terre blessée.
Acharnés, les Trollocs tentèrent de forcer ce tir de barrage. Tout ce qu’ils réussirent à faire fut de s’offrir par milliers au courroux de la Tour Blanche. Se déchaînant sur les monstres, les sœurs vertes se montraient à la hauteur de leur réputation martiale. Mais les autres Ajah ne s’en sortaient pas si mal que ça non plus…
Le sol trembla et le vent charria les cris des agonisants.
Des corps déchiquetés, de la chair brûlée… Dans les premiers rangs de soldats, plus d’un vomit tripes et boyaux à ce spectacle.
Inlassables, les Aes Sedai continuèrent à massacrer les flots de Trollocs. Comme on le leur avait ordonné, des sœurs spécialement sélectionnées cherchèrent à toucher des Myrddraals. Egwene en abattit un elle-même, faisant sauter de ses épaules sa tête sans yeux.
Avec chaque Blafard mort, des dizaines de Trollocs s’écroulaient comme des marionnettes dont on aurait coupé les fils.
Egwene exécuta une attaque double. D’abord un tissage de Terre, afin de soulever le sol, puis un poing d’Air percutant les corps, histoire qu’ils volent en arrière et s’écrasent sur les rangs de derrière.
Creusant des cratères dans la terre et faisant exploser les pierres, Egwene déchiqueta des Trollocs pendant ce qui lui sembla une petite éternité.
Soudain, les monstres se débandèrent malgré les cris et les fouets des Myrddraals.
Un peu engourdie, Egwene prit une grande inspiration puis recommença à viser les Blafards. Finalement, démoralisés, eux aussi s’enfuirent.
Plus très stable sur sa selle, Egwene baissa son sa’angreal. Combien de temps s’était-il écoulé ? Elle n’aurait su le dire.
Les yeux ronds, les soldats regardaient le massacre. Aujourd’hui, ils n’auraient pas besoin de verser leur sang.
— C’était… incroyable ! fit Gawyn, son cheval s’arrêtant à côté de celui d’Egwene. Comme un siège, quand on essaie d’appuyer des échelles contre un mur d’enceinte. Sauf qu’il n’y avait ni mur ni échelles…
— Ils reviendront, fit Egwene, très lasse. Nous avons tué un infime pourcentage de ces monstres.
Le lendemain, ou dans deux jours, les Trollocs retenteraient leur chance. En recourant à une autre tactique, peut-être. Un assaut par vagues distinctes, pour compliquer la tâche des Aes Sedai, véritables expertes des éliminations en masse.
— Nous les avons pris par surprise, dit Egwene. Ils seront plus forts, la prochaine fois. Mais pour aujourd’hui, mission accomplie. Nous avons tenu.
— Tenu ? répéta Gawyn. Egwene, vous leur avez botté les fesses ! Je ne crois pas avoir déjà vu une armée prendre une telle raclée.
Les soldats partageaient à l’évidence l’enthousiasme de Gawyn. Levant leurs armes, ils lancèrent des vivats. Malgré sa fatigue, Egwene remit son sa’angreal dans l’étui de cuir. Sur ses flancs, d’autres sœurs baissèrent des figurines, des bracelets, des broches, des bagues ou des tiges. Vidant la salle des trésors de la Tour Blanche de tous ses sa’angreal et angreal – ce qui ne faisait pas beaucoup –, Egwene les avait fait distribuer aux sœurs qui participeraient à la bataille. Le soir, on les récupérerait pour les remettre aux Aes Sedai chargées de guérir les combattants.
Les Aes Sedai firent volter leurs montures et s’en retournèrent auprès des soldats, toujours occupés à les acclamer. Hélas, cette joie ne durerait pas, et le temps des larmes viendrait vite. Sauf à mourir de fatigue, les sœurs ne pourraient pas livrer toutes les batailles.
Pour l’heure, cependant, Egwene se réjouit de voir les hommes laisser libre cours à leur joie. La victoire, il fallait l’avouer, méritait qu’on la célèbre. Car elle n’avait pas coûté une goutte de sang.
— Le seigneur Dragon et ses éclaireurs sont en reconnaissance au mont Shayol Ghul, annonça Bashere en désignant une des cartes d’état-major. Au Kandor et au Shienar, notre résistance force les Ténèbres à engager de plus en plus de troupes. Bientôt, les Terres Dévastées seront presque désertes, à l’exception d’un maigre contingent de défenseurs. Alors, le Dragon pourra frapper plus aisément.
Elayne acquiesça. Dans un coin de son esprit, elle sentait Rand, et il s’inquiétait au sujet de quelque chose. À cette distance, elle ne pouvait pas en savoir plus. De temps en temps, il venait la voir dans son camp du bois de Braem, mais pour l’heure, il était sur un autre champ de bataille.
— Au Kandor, continua Bashere, la Chaire d’Amyrlin devrait pouvoir tenir, vu le nombre de sœurs qui l’accompagnent. Pour elle, je n’ai pas d’inquiétude.
— C’est différent avec les Frontaliers, pas vrai ? avança Elayne.
— Oui. Ils ont dû abandonner la brèche de Tarwin.
— J’aurais préféré qu’ils tiennent, mais ils ont été submergés. On n’y peut rien, à part leur envoyer de l’aide, si c’est possible.
Bashere approuva du chef.
— S’il avait plus d’Aes Sedai ou d’Asha’man, dit-il, le seigneur Mandragoran pourrait renverser la situation.
Certes, mais où trouver des sœurs ou des hommes en noir ? Elayne avait envoyé à Lan quelques Aes Sedai d’Egwene pour l’aider à amorcer son repli, et ça l’avait bien aidé. Mais si Rand lui-même était incapable d’affronter les Seigneurs de la Terreur sur ce terrain-là…
— Le seigneur Agelmar saura que faire, dit Elayne. Si la Lumière le veut bien, il sera capable d’attirer les Trollocs loin des zones les plus peuplées.
— Un repli de ce genre, dit Bashere, en réalité presque une débâcle, ne permet en principe pas d’orienter le cours d’une bataille.
Le Maréchal du Saldaea désigna la carte du Shienar.
Elayne l’étudia attentivement. La trajectoire des Trollocs n’éviterait pas les zones peuplées. Fal Dara, Mos Shirare, Fal Moran… Et face aux Seigneurs de la Terreur, les fortifications des villes seraient inutiles.
— Qu’on contacte Lan et les seigneurs du Shienar, dit Elayne. Fal Dara et Ankor Dail doivent être brûlées – tout comme Fal Moran et les villages tels que Medo. On procède déjà ainsi avec les fermes vides. Il faut évacuer les autres villes et envoyer les civils à Tar Valon.
— C’est désolant, dit Bashere. Mais c’est ce qui doit être fait, pas vrai ?
— Oui, confirma Elayne.
Par la Lumière, quel bazar !
Tu t’attendais à quoi ? Une partie de campagne ?
Des bruits de pas annoncèrent l’arrivée de Talmanes avec un de ses officiers. Le Cairhienien semblait épuisé – comme tout le monde. Une semaine de combats, c’était peu, mais l’excitation du feu faiblissait déjà. À présent s’installait la cruelle routine de la guerre. Des journées à se battre ou à attendre de se battre, et des nuits à dormir l’épée au poing.
La position d’Elayne dans le bois – à quelque mille pas de celle du matin, mais la tactique de repli offensif l’obligeait à se déplacer sans cesse – était idéale. Trois cours d’eau faciles d’accès, assez de place pour dresser un grand camp et des arbres, au sommet de la colline, qui faisaient office de tours de guet. Quel dommage d’être obligé d’abandonner ce site au matin…
— Les Trollocs contrôlent toute la partie sud du bois, dit Bashere en lissant sa moustache. Comme ils évitent les clairières, notre cavalerie n’aura pas les coudées franches.
— Dans cette zone, ajouta Talmanes en entrant sous la tente, les dragons ne servent pratiquement à rien. Depuis que les Trollocs ne s’aventurent plus sur la route, nous ne leur faisons aucun mal. Dans la forêt, manœuvrer les dragons est un vrai casse-tête. Et quand on peut tirer, on abat plus d’arbres que de Créatures des Ténèbres.
— Et ce dont parlait Aludra… ces projectiles particuliers ?
— Les « dents de dragon » et non les « œufs » ? demanda Talmanes. Au lieu d’une seule boule, l’arme tire de la ferraille. C’est plus efficace, j’en conviens. Mais j’estime toujours risqué d’exposer les dragons pour un résultat si douteux.
— Le bois de Braem nous a donné tout ce qu’il pouvait, dit Bashere. (Il déplaça quelques étendards sur ses cartes.) Nous avons réduit le nombre de Trollocs, mais les survivants sont devenus plus malins. Évitant les terrains découverts, ils essaient de nous encercler.
— Des suggestions ?
— Nous replier vers l’est.
— En direction du fleuve Erinin ? Si loin au nord, il n’y a pas de ponts, rappela Talmanes.
— Donc, fit Bashere, tu sais ce que je vais te demander… Dans ta Compagnie, tu as une unité du génie. Sous la protection des dragons, envoie-la construire des ponts flottants. Nous la suivrons de près. Le terrain découvert, là-bas, facilitera la tâche des dragons et de notre cavalerie. En outre, le fleuve ralentira les Trollocs – surtout quand nous aurons brûlé nos ponts derrière nous. Quelques dragons judicieusement placés feront un massacre. Nous continuerons vers l’est – la rivière Alguenya –, et recommencerons la manœuvre. Ensuite, nous serons sur le chemin du Cairhien. Là, nous foncerons vers le nord puis trouverons un terrain favorable où résister – j’ai déjà ma petite idée sur la question. Adossés au Cairhien, nous affronterons les Ténèbres.
— Tu ne crois pas sérieusement que nous devrons faire tant de chemin ? demanda Elayne.
Bashere sonda la carte, les yeux plissés comme s’il pouvait voir le terrain réel à travers le parchemin.
— Nous orientons cette bataille, dit-il, mais nous ne la contrôlons pas. À la manière d’un homme qui dresse un étalon, nous la chevauchons sans la diriger. Je ne saurais pas dire quand le cheval cessera de galoper. Je peux le faire changer de direction ou le forcer à traverser des buissons de ronces, mais l’arrêter, c’est impossible tant que des Trollocs continueront à déferler.
Elayne se rembrunit. Une retraite perpétuelle n’était pas dans ses intentions. Elle devait écraser l’ennemi le plus vite possible afin de répartir ses forces entre les armées de Lan et d’Egwene et d’enrayer l’invasion venue du nord.
C’était le seul moyen de vaincre. Et en cas de défaite, le duel entre Rand et le Ténébreux n’aurait plus aucune importance.
Un bazar, vraiment.
— D’accord pour ton plan, Bashere…
Son marteau sur l’épaule, Perrin écoutait le jeune messager en sueur qui lui transmettait les ordres d’Elayne. Derrière lui, une aimable brise faisait frémir les branches. Des Ogiers s’étaient battus dans ce secteur. Au début, Perrin avait craint qu’ils refusent de mettre en danger les arbres. Mais leur prestation… De sa vie, il n’avait jamais vu une sauvagerie pareille.
— Ces tactiques ne sont pas mauvaises, dit Tam, les yeux baissés sur la version écrite des consignes. La reine a un réel don pour la guerre.
Perrin fit signe au messager de se retirer. Le garçon passa devant Galad et d’autres officiers, qui conversaient non loin de là.
— Elle écoute attentivement ceux qui savent, dit Perrin, et elle n’y met pas son grain de sel.
— C’est ce que je voulais dire, mon garçon… Commander, ce n’est pas toujours indiquer aux gens ce qu’ils doivent faire. Parfois, c’est être capable de s’écarter du chemin de ceux qui savent ce qu’ils font.
— De sages paroles, Tam, fit Perrin en se tournant vers le nord. Je t’encourage à les mettre en application, puisque c’est toi le chef, à présent.
Dans la tête du jeune seigneur, les couleurs tourbillonnèrent et il vit Rand en grande conversation sur une saillie rocheuse qu’il ne reconnut pas. L’heure de l’invasion du mont Shayol Ghul avait presque sonné. L’appel était de plus en plus fort pour le mari de Faile. Bientôt, le Dragon aurait besoin de lui.
— Perrin, demanda Tam, que signifient ces sornettes au sujet du commandement ?
— Tu vas diriger nos forces, Tam. Désormais, nos hommes travaillent ensemble. Laisse-toi assister par Arganda, Gallenne et Galad.
Non loin de là, Grady maintenait ouvert un portail qui permettait aux blessés de rallier l’hôpital de campagne tenu par Berelain – parce que l’Ajah Jaune avait choisi de l’établir à Mayene. L’air qui soufflait du portail était agréablement chaud…
— J’ignore s’ils m’écouteront, Perrin. Je ne suis qu’un fermier…
— Ils t’écoutaient bien avant ta promotion…
— Quand nous traversions des terres hostiles, et tu n’étais jamais bien loin. Donc, sous ton autorité… Perrin, à te voir regarder le nord, j’ai l’impression que tu ne resteras plus très longtemps ici.
— Rand a besoin de moi. Que la Lumière me brûle, Tam ! Je déteste ça, mais je ne pourrai pas me battre ici, en Andor, avec toi et les autres. Quelqu’un doit veiller sur les arrières de Rand, et il se trouve que c’est moi. Je le sais d’instinct.
Tam acquiesça.
— Dans ce cas, allons voir Arganda et annonçons-lui qu’il est le nouveau chef de nos troupes. Ou Gallenne, si tu préfères. De toute façon, c’est la reine qui donne la plupart des ordres…
— Messires ! cria Perrin en se tournant vers les officiers qui conversaient.
Arganda et Gallenne se tournèrent vers le jeune seigneur. Galad les imita, comme les membres de la Garde du Loup.
Le jeune Bornhald regarda Perrin d’une drôle de façon. Ces derniers temps, il devenait de plus en plus… étrange. Veuille la Lumière que Galad ait pu le tenir éloigné de la gnôle.
— Messires, répéta Perrin, acceptez-vous l’autorité qui m’a été conférée par la couronne d’Andor ?
— Bien sûr, seigneur Yeux-Jaunes, répondit Arganda. N’est-ce pas déjà établi ?
— Dès cet instant, je fais de Tam al’Thor un seigneur, annonça Perrin. Et je le nomme Régent de Deux-Rivières au nom de son fils, le Dragon Réincarné. Il est investi de toute mon autorité, qui est en fait celle du Dragon. Si je ne survis pas à cette guerre, Tam me succédera.
Dans un silence plein de respect, les hommes hochèrent la tête et certains saluèrent Tam – lequel grogna si doucement que nul ne l’entendit, à part Perrin.
— Est-il trop tard pour t’envoyer devant le Cercle des Femmes ? demanda-t-il. Une bonne fessée et une semaine à porter de l’eau pour la veuve al’Thone te remettraient peut-être les idées en place.
— Désolé, Tam…, fit Perrin. Neald, essaie d’ouvrir un portail pour la Tour Noire.
Le jeune Asha’man se concentra.
— C’est toujours impossible, seigneur Yeux-Jaunes.
Perrin secoua la tête. Selon les rapports de Lan, des membres de la Tour Noire combattaient avec le Ténébreux. Quelque chose de terrible avait dû se passer dans le fief des Asha’man.
— Compris… Dans ce cas, retour au champ de Merrilor !
Neald se concentra de nouveau.
Pendant que l’Asha’man tissait le Pouvoir, Perrin se tourna vers les officiers.
— Je n’ai aucune envie de vous laisser, mais il y a dans ma chair des hameçons qui m’attirent vers le nord. Je dois rejoindre Rand, et ce n’est pas négociable. J’essaierai de revenir, mais si je n’y arrive pas… Eh bien, sachez que je suis très fier de vous tous. Quand tout sera fini, vous serez les bienvenus chez moi. Nous ouvrirons un tonnelet ou deux du meilleur alcool de maître al’Vere. Après avoir bu à la mémoire des camarades tombés au champ d’honneur, nous raconterons à nos enfants comment nous sommes restés forts et fiers quand le ciel a viré au noir, le monde commençant à mourir. Comme nous nous tenions épaule contre épaule, leur raconterons-nous, les Ténèbres n’eurent jamais assez d’espace pour traverser nos lignes.
Perrin leva Mah’alleinir et se joignit aux vivats des hommes. Pas parce qu’il les méritait, mais parce que eux en étaient dignes.
Neald avait ouvert le portail. Perrin se détourna, mais il hésita quand quelqu’un cria son nom. Faisant volte-face, il vit que Dain Bornhald courait vers lui.
Prudent, il ne rengaina pas son marteau. Ce type lui avait sauvé la vie face aux Trollocs et le jour où un autre Fils avait voulu le tuer. Mais il ne l’aimait pas, et ça se voyait. S’il ne pouvait plus l’accuser de la mort de son père, ça ne signifiait pas qu’il l’appréciait ou qu’il l’acceptait.
— Un mot, Aybara ! lança Bornhald. (Il jeta un coup d’œil à l’omniprésent Gaul.) En privé.
Perrin fit signe à l’Aiel de s’écarter. À contrecœur, le guerrier obéit.
— Qu’y a-t-il, Fils Bornhald ? Si c’est lié à ton père…
— S’il te plaît, tais-toi ! Je ne veux pas dire ce que je vais dire, car ces mots m’arracheront la langue. Que la Lumière me brûle, il faut pourtant que tu saches !
— Savoir quoi ?
— Aybara, fit Bornhald en prenant une grande inspiration, ce ne sont pas les Trollocs qui ont tué ta famille.
Perrin en fut ébranlé jusque dans la moelle de ses os.
— Je suis désolé, Aybara… Le meurtrier, c’était Ordeith. Ton père l’a insulté, il s’est vengé en massacrant les tiens, et nous avons accusé les Trollocs. Je n’ai pas participé à ce crime, mais je n’ai rien dit. Tout ce sang…
— Quoi ? (Perrin prit le Fils par les épaules.) Mais ils ont dit… Enfin…
Bon sang, il était déjà passé par là une fois !
L’expression de Bornhald, quand il regarda enfin Perrin en face, ramena tout à la surface. La douleur, l’horreur, le deuil et la rage.
Le Fils saisit les poignets de Perrin et se dégagea de son étreinte.
— C’est un moment terrible pour te révéler ça, je sais… Mais je ne pouvais plus me taire. Parce que… Eh bien, nous pouvons tous mourir. Le monde aussi… Il fallait que je te le dise.
Bornhald se détourna et alla rejoindre le petit groupe de Capes Blanches. Perrin resta seul, son univers en miettes.
Mais il ne le laissa pas se désintégrer. Il avait pleuré sa famille et surmonté ce drame. C’était fini…
Il continuerait à vivre ! Les vieilles douleurs revenaient, mais il les repoussa, et tourna la tête vers le portail. En direction de Rand et de son devoir.
Il avait une mission à accomplir. Mais Ordeith… Enfin, Padan Fain… Eh bien, ce n’était qu’un crime de plus sur la longue liste de ses abominations. Et il s’assurerait qu’il paie pour ça, d’une façon ou d’une autre.
Perrin se dirigea vers le portail qui le conduirait au champ de Merrilor. En silence, Gaul lui emboîta le pas.
— Je vais en un lieu où tu ne peux pas me suivre, mon ami, dit Perrin, son chagrin encore à vif. Je suis désolé.
— Tu vas vers le rêve qui est dans un rêve, fit Gaul. (Il bâilla à s’en décrocher la mâchoire.) Or, je suis très fatigué…
— Mais…
— Je t’accompagne, Perrin Aybara. Tue-moi si tu veux que je reste en arrière.
Le jeune seigneur n’osa pas défier l’Aiel sur ce terrain.
Après avoir acquiescé, il regarda derrière lui et leva de nouveau son marteau. Ce faisant, il aperçut quelque chose dans l’autre portail, celui que Grady maintenait ouvert en direction de Mayene.
À l’intérieur du passage, deux silhouettes en robe blanche regardaient Gaul, qui leva une lance à leur intention.
Que devaient éprouver deux gai’shain qui ne pourraient pas participer à l’Ultime Bataille ? Rand aurait peut-être dû essayer de les faire tous libérer de leur serment pendant quelques semaines…
Une initiative qui lui aurait sûrement valu l’inimitié de tous les Aiels. Que la Lumière protège l’habitant des terres mouillées assez fou pour se mêler du ji’e’toh.
Perrin franchit le portail et se retrouva dans le champ de Merrilor. Là, Gaul et lui s’équipèrent comme pour un long voyage – à savoir avec autant de vivres et d’eau qu’ils pouvaient en porter.
Ensuite, Perrin dut cuisiner les Asha’man pendant une bonne demi-heure pour qu’ils lui disent où était parti le Dragon. De guerre lasse, Naeff, non sans ronchonner, finit par ouvrir un portail. Quittant le champ de Merrilor, le jeune seigneur et Gaul émergèrent dans ce qui semblait être un secteur de la Flétrissure.
L’air empestait la désolation et la mort. Ces relents fétides surprirent Perrin, qui eut besoin de quelques minutes avant de pouvoir identifier des odeurs normales.
Rand était au bord d’une saillie rocheuse, les bras dans le dos. Derrière lui se tenaient plusieurs de ses conseillers, de ses officiers et de ses gardes du corps. Perrin avisa Moiraine, Aviendha et Cadsuane. Mais le Dragon était seul au bord de la saillie.
Dans le lointain se dressait le mont Shayol Ghul.
Perrin frissonna. La montagne n’était pas proche, mais quand il vit l’expression de Rand, il comprit que le temps de l’attente était révolu.
— L’heure est venue ? demanda-t-il à son vieil ami.
— Non, c’est une sonde, pour voir s’il me sent…
— Perrin ? appela Nynaeve.
Occupée à parler avec Moiraine, elle ne semblait pas du tout hargneuse – une première. Entre ces deux femmes, quelque chose s’était passé…
— J’en ai pour quelques minutes, dit Perrin quand il eut rejoint son ami au bout de la saillie.
Dans la suite du Dragon, il y avait quelques Aiels, et le jeune seigneur ne voulait pas qu’ils entendent ce qu’il avait à dire. Les Matriarches, en particulier…
— Tu auras ces minutes et plus encore, Perrin, dit Rand. J’ai une dette envers toi. Que veux-tu ?
— Eh bien…
Perrin jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Moiraine ou Nynaeve en savaient-elles assez pour essayer de l’arrêter ? Sans doute, oui… Comme si elles redoutaient qu’il se brise la nuque, les femmes essayaient toujours d’empêcher un homme de faire ce qu’il devait faire. Même pendant l’Ultime Bataille, il en allait ainsi…
— Perrin ? l’encouragea Rand.
— Je dois entrer dans le rêve des loups.
— Tel’aran’rhiod ? Perrin, je n’ai aucune idée de ce que tu y fais. Tu m’en as si peu dit. J’imaginais que…
— Je sais y aller d’une façon, murmura Perrin, afin que les Matriarches et les autres empêcheuses de tourner en rond ne l’entendent pas. La méthode simple et facile. Il m’en faut une autre. Tu connais beaucoup de choses, et tu as des multitudes de souvenirs. Dans ton antique cerveau, quelque part, y a-t-il une manière d’entrer dans le Monde des Rêves en chair et en os ?
— C’est très dangereux, ce que tu demandes.
— Aussi risqué que ce que tu t’apprêtes à faire ?
— Peut-être, oui… Si j’avais su quand j’ai… Bien, disons que certaines personnes qualifieraient ta demande de maléfique.
— C’est faux, Rand ! Le mal, je le reconnais dès que je renifle son odeur ! Ce n’est pas maléfique, mais incroyablement stupide !
Rand sourit.
— Et pourtant, tu demandes quand même ?
— Les bonnes options sont épuisées, mon ami… Mieux vaut commettre un acte désespéré que ne rien faire du tout.
Rand ne répondit pas.
— Ensemble, nous avons parlé de la Tour Noire. Je sais qu’elle t’inquiète.
— Oui, je vais devoir y aller. Et pourtant, c’est de toute évidence un piège.
— Je crois savoir qui en est en partie responsable…, fit Perrin. Je dois vaincre quelqu’un, et ce sera impossible si je ne parviens pas à lutter à armes égales. Dans le rêve, je veux dire.
Rand hocha lentement la tête.
— La Roue tisse comme elle l’entend, mon ami. Nous allons devoir quitter les Terres Dévastées. Tu ne peux pas entrer dans le rêve à partir de…
Rand s’interrompit, puis il fit quelques gestes – un tissage, sans doute. À côté de lui, un portail s’ouvrit. Différent de ceux que Perrin avait vus, cependant.
— Je vois…, dit Rand. Les mondes s’attirent mutuellement. Ce qui était jadis séparé ne l’est plus. Ce portail te conduira dans le rêve. Mais prends garde, Perrin. Si tu meurs en y étant en chair et en os, ça aura des… conséquences. Tu risques de subir un sort pire que la mort, particulièrement en ce moment.
— Je sais… Il me faudra une issue de secours… Un de tes Asha’man pourrait-il ouvrir un portail comme celui-là une fois par jour, à l’aube ? Une issue de secours qui donnerait sur le site de Voyage du champ de Merrilor ?
— C’est dangereux, souffla Rand. Mais ça sera fait.
Perrin remercia son ami d’un signe de tête.
— Si la Lumière le veut, dit Rand, nous nous reverrons… (Il tendit la main à Perrin.) Garde un œil sur Mat. Pour être franc, je ne sais pas ce qu’il fera, mais j’ai le pressentiment que ce sera dangereux pour toutes les personnes impliquées.
— Il n’est pas comme nous, ironisa Perrin en serrant l’avant-bras de son ami. Toi et moi, on est bien plus faciles à garder sur les chemins les plus sûrs.
Rand eut un petit sourire.
— Que la Lumière t’abrite, Perrin Aybara.
— Toi aussi, Rand al’Thor.
Un moment perplexe, Perrin comprit ce qui se passait. Ils se disaient au revoir. Du coup, il donna l’accolade à Rand.
Puis il s’écarta du Dragon et lança à l’intention de Moiraine et de Nynaeve :
— Veillez sur lui, toutes les deux. C’est compris ?
— À présent, tu veux que je veille sur lui, Perrin Aybara ? fit Nynaeve, les poings sur les hanches. Il me semble que je n’ai jamais cessé un instant. Surtout, ne croyez pas que je ne vous aie pas entendus marmonner… Vous préparez un coup pendable, je parie.
— Comme d’habitude…, répondit Perrin en faisant un geste d’adieu à Thom. Gaul, tu es sûr de vouloir venir ?
— Certain, dit l’Aiel.
Détachant ses lances de son dos, il sonda le portail que Rand venait d’ouvrir.
Sans un mot de plus, les deux hommes, paquetage à l’épaule, entrèrent dans le Monde des Rêves.