Bayrd serra la pièce de monnaie entre son pouce et son index et fut très perturbé de sentir le métal s’écraser.
Retirant son doigt, il constata que l’empreinte était gravée dans le cuivre où se reflétait la lumière vacillante des torches. Comme s’il avait passé la nuit dans une cave, il se sentait gelé jusqu’aux os.
Une nouvelle fois, son estomac grommela.
Le vent du nord, soudain plus vigoureux, faisait crépiter les flammes des torches. Assis au cœur du camp de guerre, le dos bien calé contre un rocher, Bayrd taillait un fragment d’ardoise. En se réchauffant les mains au-dessus des feux de camp, les hommes marmonnaient dans leur barbe. Il y avait de quoi, puisque les rations étaient pourries depuis longtemps.
Non loin de là, d’autres soldats avaient disposé sur le sol leurs équipements en métal – armes, fixations des cuirasses, cottes de mailles – comme s’il s’agissait de linge à sécher. Au lever du soleil, espéraient-ils, le matériau redeviendrait peut-être normal.
Entre ses doigts, Bayrd fit une boule de ce qui était naguère une pièce.
Que la Lumière nous protège, pensa-t-il. La Lumière…
Il laissa tomber la boule sur l’herbe puis se pencha et reprit les pierres avec lesquelles il travaillait.
— Karam, cria le seigneur Jarid, je veux savoir ce qui est arrivé ici !
Autour d’une table couverte de cartes, le seigneur et ses conseillers conféraient gravement.
— Je veux savoir comment ils ont pu frapper si précisément, et j’entends avoir la tête de cette maudite Aes Sedai – ce Suppôt des Ténèbres illégitimement couronné.
Jarid tapa du poing sur la table. Avant, le fanatisme ne faisait pas briller ses yeux ainsi. La pression des événements – les rations pourries, les étranges phénomènes dans la nuit – le transformait inexorablement.
Derrière Jarid, la tente de commandement gisait en tas. Les cheveux du seigneur – qui avaient poussé pendant leur exil – voletaient au vent autour de son visage éclairé par la lueur irrégulière des torches. Des brins d’herbe morte s’accrochaient encore à sa veste – rien d’étonnant, après qu’il fut sorti en rampant de sous son fief.
Stupéfiés, des serviteurs touchaient les piquets en fer. Comme tous les objets en métal du camp, ils étaient devenus mous. Du coup, ses supports s’affaissant, la tente s’était écroulée comme un soufflé.
Une mauvaise odeur flottait dans la nuit. Quelque chose de rance, comme les relents d’une pièce où nul n’est entré depuis des années. Dans une clairière, l’air n’aurait pas dû empester le moisi.
L’estomac de Bayrd ronchonna de nouveau. Lumière, que n’aurait-il pas donné pour avoir quelque chose à se mettre sous la dent !
Il se concentra sur son ouvrage, tapant avec une de ses pierres sur l’autre.
Ses pierres, il les tenait comme son pappil le lui avait appris dans son enfance. Les sentir s’entrechoquer l’aidait à oublier la faim et le froid. Au moins, il restait quelque chose de solide en ce monde…
Jarid foudroya Bayrd du regard. Ce soir, le tailleur de pierres était un des dix hommes chargés de veiller sur le seigneur.
— Karam, j’aurai la tête d’Elayne, dit Jarid en se tournant de nouveau vers ses officiers. Cette nuit contre nature est l’œuvre de ses maudites sorcières.
— Sa tête ? répéta Eri, à l’évidence sceptique. Et comment, s’il te plaît, est-on censé te la rapporter ?
Jarid tourna la tête, comme tous ses conseillers. Un peu à l’écart, Eri sondait le ciel. À l’épaule, il arborait l’insigne sur lequel un sanglier d’or chargeait face à une lance rouge. L’emblème des gardes rapprochés du seigneur. Pourtant, il lui manifestait un respect… minimaliste.
— Et pour la décapiter, Jarid, qu’utilisera ton chasseur de têtes ? Ses dents ?
L’insolente réplique fut accueillie par un silence glacial. Bayrd cessa d’entrechoquer ses pierres. D’accord, on parlait beaucoup du seigneur Jarid, qui semblait ne plus avoir toute sa tête. Mais aller jusqu’à tant d’insolence ?
Rouge de fureur, le seigneur beugla :
— Tu oses t’adresser à moi sur ce ton ? Toi, un de mes gardes du corps ?
Imperturbable, Eri continua à scruter le ciel.
— Je te mets à l’amende ! s’égosilla Jarid, la voix chevrotante. Deux mois de solde en moins ! Tu seras également dégradé et affecté à l’entretien des feuillées. Et si tu oses encore me parler, je te couperai la langue.
Bayrd frissonna dans le vent piquant. Dans leur armée de rebelles, un type comme Eri était ce qu’il leur restait de mieux. Gênés, les autres gardes détournèrent les yeux.
Eri regarda son seigneur et sourit – sans dire un mot, mais en avait-il vraiment besoin ? Lui couper la langue ? Avec quoi, puisque tous les objets en fer du camp étaient mous comme de la mélasse ? Tout tordu, le propre couteau de Jarid gisait sur la table. En le sortant du fourreau, il avait étiré la lame. Dans le même ordre d’idées, son manteau béait au vent, car tous les boutons en argent avaient fondu.
— Jarid…, souffla Karam.
Jeune noble d’une lignée loyale à la maison Sarand, ce garçon avait un visage étroit et long et des lèvres charnues.
— Tu penses vraiment que des Aes Sedai sont responsables ? Tout le métal du camp ?
— Bien sûr que oui ! Qui ça pourrait être d’autre ? Ne me dis pas que tu crois aux fadaises qu’on raconte autour des feux de camp ! L’Ultime Bataille ? Quelle idiotie !
Jarid baissa les yeux sur la table où des pierres lestaient les côtés d’une grande carte d’Andor.
Bayrd s’en retourna à ses pierres. Ardoise contre granit. Les trouver n’avait pas été facile. Par bonheur, son pappil lui avait appris à identifier toutes les variantes de minéraux.
Quand le père de Bayrd était parti pour devenir boucher en ville, abandonnant la profession familiale – tailleur de pierres –, son pappil lui en avait beaucoup voulu.
De l’ardoise lisse et du granit rugueux… Oui, en ce monde, certaines choses étaient encore solides. Mais elles ne couraient pas les rues. Ces derniers temps, on ne pouvait se fier à rien. Sous le ciel noir, des hommes courageux que Bayrd admirait depuis toujours tremblaient et gémissaient comme des enfants.
— Je suis inquiet, Jarid, dit le seigneur Davies.
Blanchi sous le harnais, cet homme pouvait être tenu pour le confident de Jarid.
— Depuis des jours, nous n’avons plus vu âme qui vive. Pas de fermiers ni de soldats de la reine. Il se passe quelque chose… Et ça ne sent pas bon.
— Elle a mis ses gens à l’abri, grogna Jarid, parce qu’elle se prépare à attaquer.
Karam sonda lui aussi le ciel. Toujours aussi plombé.
Bayrd aurait juré qu’il n’avait plus vu un coin de ciel bleu depuis des mois.
— Je pense qu’elle nous ignore, Jarid, dit Karam. Pourquoi se soucierait-elle de nous ? Nos hommes crèvent de faim. Et la nourriture continue de pourrir. Les signes…
— Elle essaie de nous écraser, marmonna Jarid, les yeux fous. C’est l’œuvre des Aes Sedai.
De nouveau, un lourd silence s’abattit sur le camp, seulement troublé par les pierres de Bayrd. Dans la boucherie paternelle, il ne s’était jamais senti à sa place. En revanche, il s’épanouissait au sein de la garde seigneuriale. Découper des carcasses ou tailler en pièces des hommes, c’était en gros la même chose. Parfois, il s’étonnait d’être passé si aisément d’une activité à l’autre.
Eri tourna la tête. Jarid le regarda, furibard, comme s’il s’apprêtait à alourdir sa punition.
Il n’a pas toujours été si fou, n’est-ce pas ? pensa Bayrd. Le trône, il le convoitait pour sa femme, mais quel seigneur n’aurait pas réagi ainsi ?
Se détourner des traditions n’avait rien de facile. La famille de Bayrd était fidèle aux Sarand depuis des générations.
Eri entreprit de s’éloigner du poste de commandement.
— Où crois-tu aller comme ça ? rugit Jarid.
Eri arracha de son épaule l’insigne de la garde rapprochée des Sarand. Après l’avoir jeté au loin, il s’engouffra dans la nuit, face au vent du nord.
Dans le camp, beaucoup d’hommes ne s’étaient pas couchés. En quête de chaleur et de lumière, ils se massaient autour des feux. Quelques-uns avaient mis à bouillir dans des chaudrons des touffes d’herbe ou de vieux morceaux de cuir – n’importe quoi qui puisse se manger ou se mâcher.
Tous se levèrent pour regarder Eri s’en aller.
— Un déserteur ! éructa Jarid. Après tout ce que nous avons traversé, le voilà qui fiche le camp. Simplement parce que la situation se complique.
— Jarid, répéta Davies, les hommes meurent de faim.
— Je sais… Merci de me le rappeler chaque fois que tu ouvres la bouche. (Jarid s’essuya le front d’un revers de la main puis tapa du poing sur sa carte.) Nous devons attaquer une des villes. Maintenant qu’elle sait où nous sommes, impossible d’échapper à Elayne. Pont-Blanc ! Nous allons conquérir la ville pour nous ravitailler. Après l’assaut de ce soir, les Aes Sedai doivent être épuisées. Sinon, elles auraient poussé leur avantage.
Bayrd plissa les yeux pour mieux voir dans l’obscurité. D’autres hommes se levaient, lestés d’un bâton ou d’un gourdin. Certains ne brandissaient même pas d’arme. Sur l’épaule, ils portaient leur couverture enroulée…
Comme des spectres, ils sortirent du camp sans un bruit… Aucun cliquetis de cotte de mailles ni de fixations de cuirasse. Tout le métal avait disparu – comme si on l’avait privé de son âme.
— Elayne n’ose pas nous affronter, marmonna Jarid, peut-être pour se convaincre lui-même. Il doit y avoir du grabuge à Caemlyn. Shiv, tous ces mercenaires dont tu parlais… Des émeutes, peut-être. Elenia doit toujours œuvrer contre Elayne, bien entendu. Pont-Blanc ! Oui, Pont-Blanc est le meilleur choix.
» Cette ville, nous la tiendrons, ce qui coupera le pays en deux. Nous recruterons des hommes, ralliant tout l’ouest d’Andor à notre étendard. Jusqu’à cet endroit… Comment s’appelle-t-il, déjà ? Deux-Rivières. Là-bas, nous devrions trouver des bras puissants. D’après ce qu’on dit, ces gens n’ont plus vu un seigneur depuis des lustres. Qu’on me donne quatre mois, et j’aurai une armée digne de ce nom. Assez puissante pour qu’Elayne n’ose plus lancer ses sorcières contre nous.
Bayrd exposa sa pierre à la lueur d’une torche. La technique, pour créer une bonne tête de lance, était d’éliminer de la matière en allant de l’extérieur vers l’intérieur.
Sur l’ardoise, il avait dessiné à la craie le modèle, puis retiré la matière selon la méthode éprouvée. Au stade des finitions, il avait cessé de « frapper » pour « tapoter » et faire sauter des éclats plus petits.
Le tranchant de droite était terminé depuis un moment et il en aurait bientôt fini avec celui de gauche. Pour un peu, il aurait presque entendu son grand-père lui souffler : Nous sommes des gens de la pierre, Bayrd. Qu’importe ce que raconte ton père. Au plus profond de nos âmes, nous sommes et nous restons des gens de la pierre.
D’autres soldats quittaient le camp. Étrangement, presque aucun ne parlait.
Jarid s’aperçut finalement de ce qui se passait. Saisissant une torche, il la leva bien haut, le dos très droit.
— Que font-ils donc ? Ils partent chasser ? Mais nous n’avons pas vu de gibier depuis des semaines. Ils vont poser des pièges ?
Personne ne répondit.
— Ou alors, ils ont vu quelque chose… Ou ils le croient. Je ne veux plus entendre parler de spectres et d’autres idioties. Les sorcières créent des illusions pour nous ruiner les nerfs. Oui, c’est ça l’explication, c’est ça…
Des bruits montèrent dans la nuit. Karam cherchait quelque chose sous sa tente écroulée. Quand il eut trouvé, il revint avec un tout petit ballot.
— Karam ? s’enquit Jarid.
Karam dévisagea son seigneur, puis il baissa les yeux et entreprit de fixer l’objet à sa ceinture. S’interrompant, il éclata de rire et vida dans sa paume le contenu de la bourse. Toutes les pièces d’or avaient fondu pour former une masse qui évoquait vaguement une oreille de cochon flottant dans un bocal.
Karam empocha cette « pépite ». Ensuite, il sortit une bague de la bourse. La grosse pierre rouge qui l’ornait était encore parfaite.
— Même pas de quoi s’acheter une pomme, par les temps qui courent, marmonna-t-il.
— J’exige de savoir ce qui se passe ! siffla Jarid. C’est ton œuvre, Karam ? (Il désigna les « déserteurs ».) Tu organises une mutinerie ?
— Je ne suis pour rien là-dedans, répondit Karam, l’air honteux. Et toi non plus, seigneur… Je… Je suis navré.
Karam s’éloigna lui aussi du cercle de lumière. Un moment, Bayrd crut qu’il avait la berlue. Les seigneurs Karam et Jarid étaient des amis d’enfance.
Le seigneur Davies emboîta le pas à Karam. Pour essayer de le retenir ? Non, pour partir avec lui. Ensemble, ils s’enfoncèrent dans l’obscurité.
— Pour ça, je vous ferai traquer jour et nuit ! cria Jarid. Bientôt, je serai le consort de la reine. Personne ne vous proposera de l’aide, même chose pour vos proches. Et ça s’étendra sur dix générations.
Bayrd baissa les yeux sur la pierre qu’il tenait. Il ne restait plus qu’une étape : le polissage. Une bonne tête de lance avait besoin de ça pour être vraiment dangereuse.
Sortant un autre morceau de granit qu’il avait choisi pour cette tâche, il commença à la frotter le long d’un des tranchants d’ardoise.
On dirait que je n’ai rien oublié du métier…, pensa-t-il alors que le seigneur Jarid continuait à divaguer.
Créer cette tête de lance à partir de rien était une expérience presque surnaturelle. Cet acte très simple semblait repousser la nuit. Jusque-là, une ombre avait déployé ses ailes sur Bayrd. À croire que… Eh bien, qu’il ne pouvait plus se tenir debout sous la lumière, si intensément qu’il essayât. Chaque matin, il se réveillait avec le sentiment qu’un des êtres qu’il chérissait le plus venait de mourir la veille.
Un tel désespoir pouvait écrabouiller un homme. Mais le simple fait de créer – n’importe quoi, on s’en fichait – compensait largement tout le reste. C’était l’unique manière de le défier… et une défense contre… lui.
La méthode dont personne ne parle. La seule qui permette de gagner. En défiant… Eh bien, en le défiant.
Celui dont nul ne parlait. L’esprit qui se cachait derrière tout ça, quoi que Jarid en dise ou en pense.
Bayrd se redressa. Il restait pas mal de polissage à faire, mais la tête de lance semblait de bonne qualité.
Bayrd leva la hampe de bois de son arme. Lorsque le mal avait frappé le camp, le fer s’en était détaché de lui-même. Très calmement, Bayrd adapta à cette lance la tête qu’il venait de créer. En suivant la méthode indiquée par son grand-père, une éternité plus tôt.
Les autres gardes le dévisagèrent avec des yeux ronds.
— Il nous faut plus de têtes semblables, dit Morear. Si tu veux bien…
Bayrd hocha la tête.
— Au sortir de la ville, nous nous arrêterons au pied du versant de colline où j’ai trouvé l’ardoise.
Jarid cessa enfin de brailler, même si ses yeux restaient écarquillés.
— Non. Tu es un de mes gardes rapprochés. Et tu ne me défieras pas !
Une lueur meurtrière dans le regard, Jarid voulut fondre sur Bayrd. Mais Morear et Rosse le retinrent par-derrière.
L’air stupéfié par ce qu’il venait de faire – un acte d’insubordination –, Rosse ne lâcha pas pour autant son seigneur.
Bayrd ramassa quelques objets autour de sa couverture, puis il fit signe aux autres gars, qui se joignirent à lui.
Huit membres de la garde rapprochée du seigneur l’entraînèrent dans les vestiges du camp. Alors qu’il éructait, ils passèrent devant des braises encore ardentes et des tentes écroulées. Partout, des soldats s’enfonçaient dans les ténèbres en direction du nord. Face au vent.
À la lisière du camp, Bayrd choisit un arbre solide. Dès qu’il leur eut fait signe, ses compagnons y attachèrent Jarid avec la corde qu’ils avaient apportée. Jusqu’à ce que Morear le bâillonne, le seigneur continua à brailler.
Bayrd approcha et posa une outre dans le creux du bras de son ancien chef.
— Ne te débats pas trop, seigneur, sinon, l’outre tombera. Le bâillon n’étant pas trop serré, tu devrais réussir à t’en débarrasser. En soulevant le bras, tu réussiras à boire. Regarde, j’enlève le bouchon.
Jarid foudroya Bayrd du regard.
— Ça n’a rien de personnel, seigneur. Ma famille, tu l’as toujours bien traitée. Mais on ne peut pas te permettre de nous suivre et de nous compliquer la vie. Nous devons faire quelque chose, et tu nous en empêches. Peut-être aurions-nous dû t’en parler plus tôt. Eh bien, c’est fait. Parfois, on laisse une carcasse pendre trop longtemps et tout l’arrière-train se détache…
Bayrd fit signe à ses compagnons, qui allèrent récupérer les couvertures. Puis il désigna la saillie d’ardoise, non loin de là, et précisa à Rosse ce qu’il fallait choisir pour se tailler une bonne tête de lance. Ensuite, il s’adressa de nouveau à Jarid :
— Ce n’étaient pas les sorcières, seigneur. Elayne n’y est pour rien. Enfin, la reine, car c’est ainsi que je devrais l’appeler. Ça fait bizarre d’associer ce terme à une si jolie jeune femme… Plutôt que la vénérer, je préférerais la faire sauter sur mes genoux dans une auberge, mais Andor a besoin d’une dirigeante qui le guide jusqu’à l’Ultime Bataille, et ce ne sera pas ta femme. J’en suis désolé.
Fou de rage, Jarid se tortilla dans ses liens. Bayrd remarqua qu’il pleurait. Un étrange spectacle.
— Si nous croisons des gens, nous leur dirons où tu es, promit Bayrd. En ajoutant que tu portes sans doute des bijoux. Ils viendront peut-être. Oui, peut-être. (Il hésita.) Tu n’aurais pas dû te dresser sur notre chemin. À part toi, tout le monde semble savoir ce qui va se passer. Le Dragon s’est réincarné, les anciens liens sont brisés et les vieux serments ne valent plus rien. Plutôt que laisser Andor marcher sans moi jusqu’à l’Ultime Bataille, j’aimerais mieux être pendu.
Sa nouvelle lance sur l’épaule, Bayrd s’en fut dans la nuit.
J’ai prêté un serment bien antérieur à celui qui me lie à ta famille. Un serment que le Dragon lui-même ne pourrait pas briser.
Un serment qui le liait à Andor. Les pierres coulaient dans son sang et son fluide vital circulait dans les pierres d’Andor.
Ses compagnons dans son sillage, Bayrd prit lui aussi la direction du nord. Derrière eux, leur seigneur commença à marmonner tandis que des spectres sillonnaient le camp.
Talmanes tira sur les rênes de Selfar, qui renâcla et secoua la tête. Le rouan semblait nerveux. Peut-être parce qu’il sentait l’inquiétude de son maître.
De la fumée planait dans l’air nocturne. Des cris, aussi… À la tête de la Compagnie, Talmanes chevauchait sur une route bondée de fugitifs au visage maculé de suie. On eût dit des morceaux de bois charriés par un fleuve boueux.
Les Bras Rouges regardaient ces malheureux avec une inquiétude visible.
— En avant ! leur lança Talmanes. On ne peut pas foncer sur tout le chemin jusqu’à Caemlyn. Mais en avant quand même !
Il faisait avancer les hommes aussi vite qu’il l’osait, presque au pas de course. Du coup, tous leurs équipements cliquetaient. Elayne avait emmené une moitié de la Compagnie au champ de Merrilor – y compris Estean et la plupart des cavaliers. Peut-être parce qu’elle prévoyait de devoir se replier à la hâte.
Eh bien, dans des rues qui seraient sans doute aussi bondées que cette route, Talmanes n’aurait su que faire des cavaliers.
De nouveau, Selfar renâcla et secoua la tête. Ils n’étaient plus bien loin, à présent, le mur d’enceinte de la ville droit devant eux. Dans la nuit, il paraissait noir sur un fond de lumière rouge. Comme si la cité était une fosse à feu.
Par la Grâce et les Étendards vaincus, pensa Talmanes avec un frisson glacé. D’énormes nuages de fumée dérivaient au-dessus de la capitale. C’était terrible. Bien plus que lorsque les Aiels avaient attaqué Cairhien.
Talmanes laissa à Selfar la bride sur le cou. Un moment, le rouan galopa le long du bas-côté de la route, puis l’officier, à contrecœur, décida de fendre la foule en ignorant les appels à l’aide.
Après avoir passé si longtemps avec Mat, il regrettait de ne rien pouvoir faire pour ces gens. Vraiment étrange, l’effet que pouvait avoir Matrim Cauthon, quand on le fréquentait beaucoup. Désormais, Talmanes ne voyait plus le peuple de la même façon. Était-ce parce qu’il ne savait toujours pas s’il devait penser à Mat comme à un seigneur ou à un roturier ?
De l’autre côté de la route, en attendant ses hommes, Talmanes observa la cité en flammes. Même s’ils n’étaient pas des cavaliers aguerris, tous les gars de la Compagnie disposaient d’un cheval pour les longs voyages. Donc, il aurait pu leur ordonner à tous de chevaucher. Ce soir, il n’avait pas osé. Alors que des Trollocs et des Myrddraals sillonnaient les rues, les Bras Rouges devaient être prêts à se battre. Sur les flancs des piquiers en colonne, les arbalétriers avançaient avec leur arme chargée. Si urgente que fût leur mission, Talmanes refusait de laisser ses gars vulnérables à une charge de Trollocs.
Mais s’ils perdaient les dragons…
Lumière, brille pour nous !
Avec toute cette fumée, on eût dit que la ville était en ébullition. Cela dit, certains secteurs de la Cité Intérieure – au sommet de la colline, donc visibles de l’extérieur – n’étaient pas encore en flammes. Le palais, par exemple. Ses soldats parvenaient-ils à résister ?
De la reine, pas un mot n’était arrivé. Et d’après ce que l’officier voyait, la capitale n’avait reçu aucun secours. La souveraine ignorait ce qui se passait, et ça n’augurait rien de bon.
Non, rien de bon…
Devant lui, Talmanes repéra Sandip avec quelques-uns des éclaireurs de la Compagnie. Sans trop de succès, ce type pourtant très mince tentait de s’extraire de la foule de fugitifs.
— Pitié, mon bon maître ! cria une jeune femme. Ma petite… Ma fille, il faut aller la chercher !
— Je dois rejoindre ma boutique ! braillait un gros type. Ma verrerie…
— Braves gens, dit Talmanes en se frayant un chemin dans la foule, si vous voulez notre aide, vous devriez vous écarter afin de nous laisser atteindre cette maudite ville !
Les fugitifs obéirent à contrecœur et Sandip remercia Talmanes d’un signe de tête. Les cheveux noirs et le teint mat, Sandip était un des chefs de la Compagnie, accessoirement bien connu pour avoir la main verte. D’habitude très affable, il tirait la tête, en ce jour.
— Sandip, fit Talmanes en tendant un bras, là !
Non loin des deux hommes, un groupe important de combattants observait la ville.
— Des mercenaires, grogna Sandip. Nous avons dépassé plusieurs bandes. Aucune ne semble envisager de lever le petit doigt.
— Il faudra voir de quoi il retourne…, répondit Talmanes.
Portant leurs chiches possessions, des gamins en pleurs à la remorque, des gens continuaient à fuir la cité. Et ce flot ne se tarirait pas de sitôt. Caemlyn, ces derniers temps, était aussi bondée qu’une auberge les jours de marché. Les fugitifs ne représentaient qu’une infime partie des malheureux coincés dans cet enfer.
— Talmanes, dit Sandip, très calme, cette capitale va devenir un piège mortel. Il n’y a pas assez d’issues. Si la Compagnie se fait surprendre à l’intérieur…
— Je sais. Mais…
Devant les portes, une sorte d’onde traversa le flot de fugitifs. Un phénomène presque physique, comme une crise de tremblements. Ensuite, les cris gagnèrent en intensité.
Talmanes tourna la tête. Des silhouettes géantes franchissaient les portes à contre-courant des fugitifs.
— Lumière ! s’écria Sandip. Qu’est-ce que c’est ?
— Des Trollocs, dit Talmanes en faisant volter Selfar. Ils veulent s’emparer des portes et empêcher les citadins de fuir.
Des portes, il y en avait plusieurs. Si les Trollocs les tenaient toutes…
L’attaque était déjà une boucherie. Si les monstres pouvaient empêcher les gens de s’enfuir, ce serait encore pire.
— En avant ! cria Talmanes. Direction les cinq portes de la ville.
Il lança Selfar au galop.
Dans un autre endroit, ce bâtiment se serait appelé une « auberge », même si Isam n’avait jamais vu personne à l’intérieur, à part la femme aux yeux mornes qui s’occupait des chambres miteuses et préparait des repas sans saveur. Quand on venait ici, ce n’était sûrement pas pour le confort ! Assis sur un siège très dur, Isam s’accoudait à une table en pin si usée qu’elle devait être une antiquité bien avant sa naissance. Craignant de récolter autant d’échardes qu’un Aiel trimballait de lances, il évitait de toucher la surface dévastée.
Le gobelet ébréché d’Isam contenait un liquide sombre qu’il n’avait pas encore goûté. Installé près du mur, il était assez proche de l’unique fenêtre pour surveiller la rue chichement éclairée par les quelques lanternes rouillées accrochées à la façade des bâtiments.
Prudent, Isam s’assurait qu’on ne pourrait pas voir sa silhouette à travers la vitre crasseuse. Pour ce faire, il ne restait jamais en face de la fenêtre. Dans la Ville, il n’était jamais bon d’attirer l’attention.
La Ville… C’était le seul nom de cet endroit, si on pouvait tenir ça pour un nom. Au fil de deux millénaires, les bâtiments de guingois avaient été érigés et remplacés d’innombrables fois. Si on plissait les yeux, le lieu ressemblait de fait à une cité de bonne taille. Mais la plupart des structures avaient été construites par des prisonniers ignares en maçonnerie. Des contremaîtres tout aussi médiocres les supervisant, le résultat se passait de commentaires. Beaucoup de maisons tenaient debout uniquement parce qu’elles étaient mitoyennes des deux côtés.
Alors qu’il surveillait la rue, de la sueur ruisselait sur le visage d’Isam. Lequel des Élus allait venir pour lui ?
Dans le lointain, il distinguait vaguement les contours d’une montagne sur un fond de ciel nocturne. Au cœur de la Ville, quelque part, du métal tapait contre du métal – une sorte de pouls d’acier. Dans la rue, des silhouettes allaient et venaient. Des hommes en manteau à capuche, leur visage caché par un voile rouge sang qui ne laissait voir que leurs yeux…
Isam s’efforçait de ne jamais permettre à son regard de s’attarder sur eux.
Le tonnerre se déchaînait. Des versants de la montagne jaillissaient d’étranges éclairs qui fusaient en direction des nuages gris omniprésents. Très peu d’humains connaissaient l’existence de la Ville, pas très loin de la vallée de Thakan’dar, où se dressait le mont Shayol Ghul. Une poignée seulement avaient entendu des rumeurs sur cet endroit. Et s’il n’en avait pas fait partie, Isam ne l’aurait sûrement pas regretté.
D’autres hommes passèrent, tous avec des voiles rouges. Ces carrés de tissu, ils ne les abaissaient jamais. Enfin, presque jamais. Et quand l’un d’entre eux le faisait, il était plus que temps de le tuer. Parce que si on le ratait, lui ne vous ratait pas.
Pour la plupart, ces hommes au voile rouge semblaient n’avoir aucune raison d’arpenter les rues – sinon le plaisir de se foudroyer du regard et de flanquer des coups de pied aux chiens errants faméliques. Les rares femmes qui osaient sortir rasaient les murs, les yeux baissés. Des enfants, il n’y en avait nulle part en vue. Et très vraisemblablement, ils devaient être rarissimes, même cachés. La Ville n’était pas un endroit pour eux. Isam le savait très bien, puisqu’il y avait grandi.
Un des hommes remarqua la fenêtre et s’immobilisa. Isam ne bougea plus un cil. Les Samma N’Sei – les Chasseurs de l’Œil – étaient depuis toujours très fiers et hautement susceptibles. Non, « susceptibles » était un terme bien trop faible. Pour poignarder un Sans Talent, ils n’avaient même pas besoin pour prétexte d’un mot plus haut que l’autre. En règle générale, c’étaient les serviteurs qui payaient les pots cassés. Mais pas toujours.
L’homme au voile rouge continuait à fixer la fenêtre. Isam contrôla ses nerfs et ne céda pas à la tentation de rendre son regard au type. S’il était convoqué ici, c’était pour une urgence – du genre qu’on ne négligeait pas, si on tenait à vivre un peu plus vieux. Pourtant, si l’homme faisait un pas en direction de l’auberge, Isam se réfugierait aussitôt en Tel’aran’rhiod, rassuré parce qu’un Élu lui-même n’aurait pas pu le suivre.
Sans crier gare, le Samma N’Sei se détourna de la fenêtre. Puis il s’éloigna du bâtiment d’un pas décidé.
La tension d’Isam baissa d’un cran. Mais ici, il ne se sentirait jamais en sécurité. Malgré sa déplorable enfance, ce n’était pas son foyer. Non, c’était l’antre de la mort.
Attiré par un mouvement, Isam sonda le bout de la rue. Un autre homme très grand, en veste et manteau noirs, avançait vers lui, le visage découvert. Si étrange que ça paraisse, tous les Samma N’Sei s’engouffrèrent dans des rues ou des allées latérales.
Donc, ce serait Moridin… Lors de la première visite de l’Élu en ville, Isam n’était pas présent, mais il en avait entendu parler. Jusqu’à ce qu’il leur démontre le contraire, les Samma N’Sei avaient pris Moridin pour un Sans Talent. Et comme les contraintes qui les liaient ne l’entravaient pas…
Selon les récits, le nombre de morts parmi les Voiles Rouges variait beaucoup, mais sans jamais descendre en dessous de douze. Avec ce qu’il avait vu plus tard, Isam voulait bien le croire…
Quand Moridin atteignit l’auberge, la rue était déserte, à l’exception des chiens.
L’Élu passa devant l’établissement comme s’il ne s’y intéressait pas – et moins encore à son unique client. Pourtant, c’était là qu’on avait ordonné à Isam d’attendre. L’Élu avait peut-être plus urgent à faire, son « rendez-vous » à l’auberge passant en dernier.
Quand Moridin fut hors de vue, Isam but enfin une gorgée de sa boisson noire. Ici, les gens lui donnaient un nom très simple : « Feu Liquide ». Eh bien, ça n’était pas exagéré. D’après ce qu’on disait, ce tord-boyaux avait un lien avec un breuvage du désert des Aiels. Comme tout le reste dans la Ville, c’était une version corrompue du modèle original.
Combien de temps Moridin allait-il le faire attendre ? Isam détestait être ici, parce que ça lui rappelait trop son enfance.
La servante passa, sa robe si déchirée qu’elle méritait le qualificatif de « haillon ». Sans cérémonie, elle laissa tomber une assiette sur la table. Puis elle s’éloigna en silence.
Isam étudia son repas. Des légumes – poivrons et oignons, pour l’essentiel – coupés fin et bouillis. Il goûta, fit la moue et repoussa son assiette. Un rata aussi peu savoureux qu’une bouillie de millet sans assaisonnement.
Bien entendu, il n’y avait pas de viande, mais ça, c’était un bon point. Isam n’aimait pas en manger s’il n’avait pas vu tuer et découper la bête. Un vestige de son enfance. Quand on n’avait pas assisté à la mise à mort, on ne pouvait pas savoir ce qu’on avalait. Pas à coup sûr, en tout cas. Ici, quand on trouvait de la viande, ça pouvait être un animal capturé dans le Sud ou élevé dans le coin – par exemple une chèvre ou une vache. Mais il pouvait aussi s’agir d’autre chose. Dans la Ville, des gens perdaient au jeu, se révélaient insolvables et disparaissaient. Souvent, les Samma N’Sei qui ne se montraient pas à la hauteur se volatilisaient au milieu de leur formation. Toutes ces dépouilles, bizarrement, se révélaient introuvables quand il s’agissait de les enterrer.
Maudit soit cet endroit ! pensa Isam, l’estomac retourné. Oui, mille fois maudit !
Quelqu’un venait d’entrer dans l’auberge. De là où il était, Isam ne pouvait pas surveiller la porte ; donc, il dut attendre que le visiteur approche.
Une visiteuse, en fait. Très jolie dans sa robe noire brodée de rouge. Sa mince silhouette et son visage délicat ne dirent rien à Isam. Pourtant, il était de plus en plus sûr de pouvoir reconnaître n’importe quel Élu. Rien d’étonnant, puisqu’il les avait si souvent vus en rêve. Bien entendu, ils ne s’en doutaient pas. Se croyant les maîtres des lieux, certains d’entre eux se révélaient en effet très compétents…
Mais Isam l’était aussi, et il avait un don hors du commun quand il s’agissait de ne pas être vu.
En tout cas, cette femme portait un déguisement. Ici, pourquoi aurait-elle voulu se cacher ? Quelle que soit la réponse, c’était elle, sans nul doute, qui l’avait convoqué. Dans la Ville, aucune femme ordinaire n’arborait une expression si affirmée ni n’affichait une telle assurance. À croire qu’elle s’attendait à voir les pierres sauter en l’air si elle le leur ordonnait.
Isam se leva et posa un genou sur le sol.
Ce mouvement réveilla la douleur dans son estomac, là où il avait été blessé. Du combat contre le loup, il ne s’était pas encore remis. Au plus profond de lui-même, il sentit quelque chose s’éveiller. Luc détestait Aybara. Et c’était inhabituel. Normalement, Luc était le plus « doux », et Isam le plus dur. En tout cas, c’était ainsi qu’ils se voyaient.
Cela dit, au sujet de ce loup-là, ils étaient d’accord. En un sens, Isam était excité : dans sa vie de chasseur, il n’avait jamais eu à relever un tel défi. Mais sa haine se révélait bien plus profonde que ça. Aybara, il le tuerait un jour.
Étouffant une grimace, à cause de la douleur, Isam inclina la tête. Sans lui faire signe de se relever, la femme s’assit à la table. Les yeux baissés sur son contenu, elle tapota le gobelet sans desserrer les lèvres.
Isam ne broncha pas. Parmi les crétins qui se baptisaient eux-mêmes « Suppôts des Ténèbres », beaucoup se tortillaient comme des vers dès que quelqu’un leur imposait sa puissance et son pouvoir. À dire vrai, admit Isam à contrecœur, Luc se serait comporté exactement comme ça.
Lui, il était un chasseur. Sa seule raison de vivre. Quand on n’avait aucun doute sur sa propre nature, être remis à sa place n’avait rien d’humiliant, et on ne devait pas s’en indigner.
Cela posé, sa blessure lui faisait un mal de chien.
— Je veux qu’il meure, dit la femme, d’une voix douce mais vibrante de passion.
Isam ne lâcha pas un son.
— Je veux qu’il soit vidé comme un animal, ses boyaux éparpillés sur le sol. Je veux que son sang nourrisse les corbeaux, et que ses os laissés à blanchir tournent au gris puis se fissurent sous les assauts du soleil. Chasseur, j’entends qu’il meure !
— Al’Thor…
— Oui. Par le passé, tu as déjà échoué…
Une voix glaciale. Isam frissonna. Cette femme était aussi dure que Moridin.
En des années de service – voire de servitude –, il avait appris à mépriser les Élus. Si puissants et sages qu’ils soient supposés être, ces gens se chamaillaient comme des enfants. Cette femme était d’une autre trempe. À se demander s’il avait vraiment espionné tous les Élus. Elle semblait si différente…
— Eh bien, chasseur, qu’as-tu à dire pour ta défense ?
— Chaque fois que l’un de vous m’a lancé sur la piste de cette proie, un autre est venu m’en retirer pour me confier une nouvelle mission.
À dire vrai, Isam aurait préféré continuer à traquer le loup. Mais il ne désobéirait pas aux ordres donnés par un Élu. De plus, à ses yeux, à part en ce qui concernait Aybara, toutes les proies se ressemblaient. S’il le fallait, il tuerait ce Dragon.
— Ça n’arrivera plus, assura l’Élue, les yeux toujours baissés sur le gobelet.
Jusque-là, elle n’avait pas regardé Isam une seule fois. Comme elle ne lui donnait toujours pas l’autorisation de se relever, il resta agenouillé.
— Les autres ont renoncé à tout droit sur toi. Tant que le Grand Seigneur ne t’aura pas dit le contraire – après t’avoir convoqué lui-même –, tu devras t’en tenir à cette feuille de route : tuer al’Thor !
Un mouvement, dehors, incita Isam à jeter un coup d’œil par la fenêtre. Alors qu’un groupe de silhouettes en capuche noire passait devant l’auberge, l’Élue ne leur accorda pas un regard. Pourtant, le vent ne parvenait pas à faire bouger d’un pouce les pans de leurs manteaux.
Ces inconnus étaient suivis par des calèches – une occurrence des plus rares, dans la Ville. Bien qu’avançant lentement, les véhicules grinçaient sur le sol irrégulier.
Pour deviner qui voyageait dans ces calèches, Isam n’eut pas besoin que les rideaux des portières s’écartent. Treize passagères, le pendant du nombre de Myrddraals…
Pas un seul Samma N’Sei ne s’était remontré. Les colonnes de ce genre, ils les évitaient comme la peste. Pour des raisons évidentes, elles leur inspiraient des sentiments… très forts.
Les calèches furent assez vite passées. Eh bien, encore une capture… Isam aurait cru que cette pratique cesserait, à présent que le saidin était purifié.
Avant de baisser de nouveau les yeux sur le sol, le chasseur remarqua quelque chose de plus… incongru. Depuis les ombres d’une allée, de l’autre côté de la rue, un petit visage crasseux observait les événements. Suite au passage de Moridin et des treize femmes, les Samma N’Sei s’étaient comme volatilisés. De quoi encourager les gosses à s’aventurer un peu partout. Enfin, peut-être…
Isam eut envie de crier au gamin de ficher le camp. Qu’il coure donc, au risque de traverser la Flétrissure ! Ou de crever dans l’estomac d’un ver géant. Tout valait mieux que vivre dans cette maudite Ville et subir ce qu’elle vous infligeait.
File ! Dégage ! Crève !
L’incident ne dura pas, car le gamin battit en retraite dans les ombres. Isam avait été comme lui, il s’en souvenait très bien. Et à l’époque, il avait appris tant de choses. Par exemple, comment trouver de la nourriture assez fiable pour ne pas devoir la vomir après avoir découvert ce qu’il y avait dedans. Ou comment se battre à l’arme blanche. Ou comment éviter d’être vu et remarqué…
Sans oublier l’essentiel : comment tuer un homme. Pour survivre longtemps dans la Ville, c’était la première compétence à acquérir.
L’Élue regardait toujours la boisson noire. Elle contemplait son reflet, comprit soudain Isam. Qu’y voyait-elle donc ?
— J’aurai besoin d’aide, dit Isam. Le Dragon Réincarné est entouré de gardes, et il s’aventure rarement dans le rêve.
— Tu auras toute l’assistance requise. Mais tu devras le trouver, chasseur. Finis, ces jeux idiots censés l’attirer à toi ! Lews Therin sentirait aussitôt le piège. De plus, le Dragon ne déviera plus de son objectif, désormais. Le temps presse.
L’Élue évoqua le ratage désastreux, à Deux-Rivières. À l’époque, c’était Luc qui avait pris les choses en main. Isam, que savait-il des vraies villes et des gens réels ? Pour un peu, il s’en serait langui, mais en réalité, ce devaient être les émotions de Luc. Isam, lui, n’était qu’un chasseur. À part pour apprendre où loger leur flèche afin de percer le cœur d’une proie, les gens ne s’intéressaient pas à lui.
Cette affaire à Deux-Rivières, cela dit, puait plus qu’une carcasse laissée à pourrir. À ce jour, Isam ne pouvait toujours pas se prononcer. L’objectif était-il vraiment d’appâter al’Thor ? Ou n’était-ce pas plutôt un moyen de garder Isam loin des événements importants ? Parce qu’il savait faire quelque chose qui restait hors de leur portée, Isam fascinait les Élus. Bien sûr, ils pouvaient imiter sa façon d’entrer dans le rêve, mais pour ça, il leur fallait canaliser le Pouvoir, ouvrir un portail, gaspiller du temps…
Isam en avait assez de n’être qu’un pion dans leur jeu. Tout ce qu’il voulait, c’était chasser sans qu’on change sa proie chaque semaine.
Aux Élus, nul n’aurait osé faire de telles remarques. Du coup, Isam garda ses objections pour lui.
Des ombres envahirent l’entrée de l’auberge et la servante disparut au fond de la salle. Désormais, l’établissement était vide, à l’exception d’Isam et de l’Élue.
— Tu peux te lever, dit la femme.
Isam se hâta de le faire alors que deux hommes entraient dans la salle. Grands, musclés et voilés de rouge. En tenue ocre, comme les Aiels, ils ne portaient ni lances ni arc. Ces créatures tuaient avec des armes beaucoup plus mortelles.
Même s’il restait impassible, Isam éprouva une kyrielle d’émotions. Une enfance sous le signe de la souffrance, de la faim et de la mort… Et une vie entière à éviter le regard d’hommes comme ces deux-là…
Alors qu’ils avançaient vers la table avec la grâce des grands prédateurs, Isam eut du mal à s’empêcher de trembler.
Les deux hommes baissèrent leur voile et révélèrent leur bouche.
Que je sois maudit !
Leurs dents étaient taillées en pointe.
Ces deux-là avaient été Changés. C’était visible dans leurs yeux, qui ne semblaient plus normaux – en tout cas, plus humains.
Isam faillit se ruer dans le rêve. Deux adversaires pareils, il ne parviendrait pas à les tuer. Avant d’en avoir maîtrisé un, il serait déjà réduit en cendres.
Les Samma N’Sei, il les avait vus à l’œuvre. Souvent, ils tuaient simplement pour explorer une nouvelle façon d’utiliser leurs pouvoirs.
Ils n’attaquaient pas… Savaient-ils que la femme était une Élue ? Dans ce cas, pourquoi avoir baissé leur voile ? Ils ne le faisaient jamais, sauf pour tuer. Et seulement pour les meurtres qu’ils attendaient avec impatience…
— Ils t’accompagneront, dit l’Élue. Tu auras aussi quelques Sans Talent pour se charger des protecteurs d’al’Thor.
Elle se tourna vers Isam et, pour la première fois, croisa son regard. Elle semblait… révulsée. Comme si avoir besoin de l’aide du chasseur l’indignait.
« Ils t’accompagneront », avait-elle dit. Pas : « Ils te serviront. »
Pauvre fils d’une fichue chienne ! Cette mission serait un calvaire…
En se jetant sur le côté, Talmanes évita de justesse la hache d’un Trolloc. Quand le tranchant s’abattit sur le sol pavé, la terre trembla.
Se penchant, Talmanes enfonça sa lame dans la cuisse du monstre. Dotée de naseaux de taureau, la créature inclina la tête en arrière et beugla de douleur.
— Que la Lumière me brûle ! lâcha Talmanes. Mon cochon, tu as une haleine de vieux chien !
Il dégagea son épée et recula. Le monstre tomba sur un genou et l’officier en profita pour hacher menu la main qui tenait son arme.
Haletant, il recula alors que ses deux compagnons plantaient leur lance dans le dos du Trolloc. Contre ces abominations, il ne fallait jamais combattre seul. Bien entendu, c’était vrai face à n’importe quels adversaires, mais plus encore avec ceux-là, à cause de leur taille et de leur force.
À la lueur de la lune, des cadavres gisaient en tas un peu partout. Pour avoir de la lumière, Talmanes avait dû faire incendier les postes de guet, près des portes de la ville. Les quelques gardes encore présents étaient provisoirement intégrés à la Compagnie.
Comme une marée noire, les Trollocs battaient en retraite. En poussant jusqu’aux portes, ils avaient surestimé leurs forces. Enfin, en étant poussés… Avec eux, il y avait un Blafard…
Talmanes posa une main sur sa hanche blessée et sentit l’humidité du sang. Les postes de guet finissaient de se consumer. Si ça continuait, il devrait ordonner qu’on mette le feu à des boutiques. Au risque que l’incendie se propage, hélas. Tant pis. De toute façon, la ville était perdue. Tenter de la tenir n’avait plus aucun sens.
— Brynt ! cria Talmanes. Flanque-moi le feu à cette écurie !
Alors que Brynt s’exécutait, une torche au poing, Sandip déboula près de son chef.
— Ils reviendront… Bientôt, probablement.
Talmanes acquiesça. Les combats finis, les citadins sortaient des allées et des coins sombres, filant vers les portes et leur promesse de sécurité.
— On ne peut pas rester ici pour tenir cette issue, dit Sandip. Les dragons…
— Je sais. Combien de tués avons-nous ?
— Je n’ai pas encore le compte… Une centaine, au moins.
Lumière ! Quand il apprendra ça, Mat me fera écorcher vif !
Matrim Cauthon détestait perdre des soldats. Chez lui, il y avait une douceur au moins égale à son génie. Un mélange étrange, mais… hautement inspirant.
— Charge des éclaireurs de surveiller toutes les routes d’où peuvent débouler des Créatures des Ténèbres. Avec les charognes des Trollocs, fais ériger des barricades. La chair morte est aussi efficace que le reste. Soldat, toi, là !
Un des hommes sursauta. Pour l’heure, il portait les couleurs de la reine.
— Seigneur ? demanda-t-il.
— Il faut que les gens apprennent que cette porte est sécurisée. Ces bouseux sauraient-ils distinguer une sonnerie de cor d’une autre ? Quelque chose qui les inciterait à venir ici…
— Bouseux…, répéta le garde, qui semblait ne pas apprécier ce mot.
En Andor, on ne s’en servait pas beaucoup non plus.
— Oui, la Marche de la Reine…
— Sandip, ton opinion ?
— Je dirai aux hommes de jouer ça…
— Très bien…
Talmanes se pencha pour essuyer sa lame sur la chemise d’un Trolloc.
Son flanc lui faisait toujours mal. En réalité, la blessure n’était pas grave. Une égratignure, rien de plus. Mais en des temps perturbés, tout prenait des proportions inouïes.
La chemise du mort était si crasseuse que Talmanes hésita un moment à y nettoyer sa lame. Se souvenant que le sang des monstres abîmait l’acier, il se força quand même à passer l’épée plusieurs fois sur le torse du cadavre. Puis il se releva, oubliant la douleur, et se dirigea vers la porte où il avait attaché Selfar. Contre l’engeance du démon, il n’avait pas voulu impliquer le cheval. Par manque de confiance… Ce hongre était valeureux, mais pas dressé à la façon des Frontaliers.
Personne n’interrogea Talmanes quand il se hissa en selle puis fit traverser à Selfar la porte occidentale de la ville. En direction des mercenaires qu’il avait remarqués un peu plus tôt. Sans la moindre surprise, il constata que ces hommes s’étaient approchés de la capitale. Pour attirer des bagarreurs, rien de mieux qu’une bonne bagarre…
Mais ces types n’avaient pas participé aux combats.
Six d’entre eux vinrent l’accueillir avant qu’il ait fait la jonction. Des costauds aux gros bras et sûrement un peu lents de la comprenette.
Bien entendu, ils avaient reconnu Talmanes et ses hommes. Ces derniers temps, Matrim Cauthon était devenu une célébrité, et la Compagnie bénéficiait de sa notoriété.
Les six hommes avaient sûrement remarqué les taches de sang, partout sur Talmanes – et son bandage autour de la taille.
Soit dit en passant, cette blessure torturait le militaire. Tirant sur les rênes de Selfar, il tapota pensivement ses sacoches de selle.
Je dois avoir du tabac, là-dedans…
— Eh bien ? demanda un des mercenaires.
Dans les groupes de ce type, le chef était facile à repérer, parce qu’il arborait la plus belle cuirasse. Pour commander une troupe pareille, il suffisait souvent de rester un peu plus longtemps en vie que la moyenne des hommes…
Dans une des sacoches, Talmanes récupéra la deuxième meilleure pipe de sa collection. Où était donc son fichu tabac ? Au combat, il n’emportait jamais sa meilleure bouffarde. Selon son père, ça lui aurait porté malchance…
La voilà ! pensa-t-il, triomphant, en dénichant sa blague à tabac. Sa pipe bourrée, il embrasa un allume-feu à la flamme d’une torche tenue par un mercenaire à l’air pas commode et le passa lentement au-dessus du tabac.
— Pas question de nous battre sans être payés, dit le chef du groupe.
Très costaud, il se révélait étonnamment propre, même si sa barbe aurait eu besoin d’être taillée.
Sa pipe allumée, Talmanes exhala un nuage de fumée. La Marche de la Reine, constata-t-il, était un air entraînant.
Des cris retentissant soudain, le militaire tourna la tête. Des Trollocs déferlaient sur l’avenue principale. Une vraie horde, cette fois.
Les arbalétriers se mirent en formation et tirèrent en réponse à un ordre que Talmanes n’avait pas pu entendre.
— Nous ne sommes pas…, commença à dire le chef des mercenaires.
— Tu sais ce qui se passe ? demanda Talmanes, le tuyau de sa pipe entre les dents. C’est le commencement de la fin, mon vieux. La chute des nations et l’unification forcée des êtres humains. Ça s’appelle l’Ultime Bataille, espèce d’abruti !
Le type ne cacha pas son malaise.
— Parles-tu au nom de la reine ? demanda-t-il, sans doute pour essayer de se rattraper. Je veux simplement qu’on s’occupe de mes hommes.
— Si tu te bats, je te promets une formidable récompense.
L’homme attendit la suite.
— Je jure que tu continueras à respirer.
— C’est une menace, Cairhienien ?
Talmanes lâcha un nuage de fumée, puis il se pencha sur sa selle, le visage très proche de celui du mercenaire.
— Andorien, ce soir, j’ai tué un Myrddraal. Il m’a touché avec une lame de Thakan’dar, et la plaie a viré au noir. En d’autres termes, il me reste quelques heures avant que le poison me dévaste de l’intérieur. Une mort atroce, tu peux me croire. Du coup, mon ami, je te suggère de me croire aussi quand j’affirme n’avoir rien à perdre.
L’homme cilla de surprise.
— Vous avez deux options, continua Talmanes en s’adressant à tous les soldats de fortune. Vous battre comme nous tous, aider ce monde à voir se lever de nouveaux jours et, peut-être, recevoir quelques pièces à la fin. Ça, je ne peux pas le promettre. L’autre possibilité, c’est de rester ici, de regarder des braves se faire massacrer, et de vous répéter que vous ne ferraillez pas gratuitement. Si vous avez de la chance – et que nous parvenions à sauver le monde sans votre aide –, vous respirerez jusqu’à ce que le nœud coulant se referme sur vos cous de poltrons.
Alors que les cors retentissaient toujours dans le lointain, pas un homme ne parla.
Mais quand leur chef les interrogea du regard, tous hochèrent la tête.
— Allez aider à défendre cette porte, dit Talmanes. Pour vous soutenir, je recruterai d’autres groupes de mercenaires.
Leilwin balaya du regard les nombreux camps qui se dressaient sur le site appelé le champ de Merrilor. Dans l’obscurité, alors que la lune tardait encore à se lever, elle pouvait presque prendre les feux de camp pour les lanternes de proue d’une multitude de bateaux allant et venant dans un port grouillant d’activité.
Un spectacle auquel elle n’assisterait probablement plus jamais. Leilwin Sans-Navire n’était plus capitaine, et elle ne retrouverait pas son grade. Désirer qu’il en soit autrement revenait à défier la nature profonde de l’être qu’elle était devenue.
Bayle posa sur son épaule une main aux doigts épais couverts de cals après des jours et des jours de labeur. Leilwin mit une main sur celle de son époux. Se glisser via un des portails ouverts à Tar Valon avait été un jeu d’enfant. Même s’il avait râlé d’abondance, Bayle connaissait très bien cette ville.
« Cet endroit fait se hérisser tous les poils de mes bras », s’était-il lamenté. « J’espérais bien ne plus jamais arpenter ces rues. Oui, je l’espérais. »
Malgré tout, il avait accompagné Leilwin. Un brave homme, ce Bayle Domon. Le meilleur qu’elle aurait pu trouver en ces terres inamicales. Bon, dans son passé, il y avait des moments peu glorieux. Mais la contrebande était derrière lui, désormais. S’il ne comprenait pas vraiment comment tournait le monde, il essayait de toutes ses forces.
— Une sacrée vision, dit-il en contemplant la mer de lumières. Que veux-tu faire, à présent ?
— Trouver Nynaeve al’Meara ou Elayne Trakand.
Bayle grattouilla son menton barbu. Cédant à la mode de l’Illian, il n’arborait pas de moustache. Sur sa tête, les cheveux étaient de plusieurs longueurs. Depuis que Leilwin l’avait libéré de ses obligations, il ne se rasait plus une partie du crâne. Bien entendu, elle avait fait ça pour qu’ils puissent se marier.
C’était très bien. Ici, un crâne en partie rasé aurait attiré l’attention. Une fois certains… problèmes résolus, Bayle avait été un excellent so’jhin. Mais au bout du compte, Leilwin avait dû reconnaître qu’il n’était pas taillé pour ce rôle. Un type doté de trop d’aspérités que rien ne viendrait jamais aplanir. Et c’était ainsi qu’elle voulait qu’il soit, même si elle ne le lui avait jamais avoué.
— Il est tard, Leilwin, dit-il. Nous devrions peut-être attendre demain.
Non. Les camps étaient tranquilles, certes, mais ce n’était pas la quiétude du sommeil. Plutôt celle de navires qui attendent que se lève un bon vent.
Leilwin ne savait pas grand-chose sur ce qui se passait ici. À Tar Valon, elle n’avait pas osé poser des questions, de peur que son accent seanchanien la trahisse. Mais un rassemblement de cette envergure ne pouvait rien devoir au hasard.
La taille de cette réunion la stupéfiait. Bien entendu, elle avait entendu parler de cet événement auquel la majorité des Aes Sedai participerait. Mais la réalité dépassait ses spéculations les plus folles.
Bayle dans son sillage, elle commença à traverser le site, se dirigeant vers la colonne de serviteurs de Tar Valon qu’on leur avait permis d’accompagner – grâce aux pots-de-vin de Bayle. Ces méthodes déplaisaient à Leilwin, mais elle n’avait pas eu de meilleure idée. Cela dit, elle évitait de trop penser aux « contacts » très spéciaux de Bayle à Tar Valon. Mais si elle ne monterait plus jamais sur le pont d’un navire, lui n’aurait plus l’occasion de s’adonner à la contrebande. Une petite consolation…
Tu es capitaine de vaisseau. C’est tout ce que tu sais faire et tout ce que tu veux faire. Et te voilà sans navire…
Leilwin frissonna et serra les poings pour s’empêcher d’enrouler ses bras autour de son torse. Passer le reste de sa vie sur ces terres monotones, sans jamais avancer plus vite que ce qu’un cheval pouvait courir… Ne plus sentir l’air du large, ne plus orienter la proue de son navire vers l’horizon… Ne plus jamais relever l’ancre, déployer les voiles et simplement…
Leilwin s’ébroua. Trouver Nynaeve et Elayne… Sans-Navire ou non, elle n’était pas femme à faire naufrage et à sombrer. Son cap établi, elle accéléra le pas. Soupçonneux, Bayle rentra la tête dans les épaules et tenta de regarder dans toutes les directions à la fois. L’air soucieux, il lorgna aussi plusieurs fois sa femme. Facile de deviner pourquoi…
— Qu’y a-t-il ? demanda Leilwin.
— Qu’est-ce que nous fichons ici ?
— Je te l’ai dit. On cherche…
— D’accord, mais pourquoi ? Quel résultat attends-tu ? Ce sont des Aes Sedai.
— Oui, mais elles m’ont manifesté du respect, par le passé.
— Donc, tu penses qu’elles nous accepteront ?
— Peut-être, oui… Allons, Bayle, dis-moi ce que tu as sur le cœur.
— Pourquoi faudrait-il nous mêler à ça, Leilwin ? Nous pouvons trouver un bateau et filer quelque part où il n’y a ni Aes Sedai ni Seanchaniens.
— Je n’aimerais pas le genre de navire que tu choisirais…
Bayle regarda mornement sa femme.
— Je suis capable de gagner ma vie honnêtement. Ce ne serait pas…
Leilwin leva une main pour faire taire son mari, puis elle la lui posa sur l’épaule. Ensemble, ils cessèrent de marcher.
— Je sais, mon amour. Je sais… Je parle pour penser à autre chose qu’au courant qui nous entraîne vers… nulle part.
— Alors, pourquoi se laisser entraîner ?
Pourquoi ?
Ce simple mot torturait Leilwin comme une écharde enfoncée sous un ongle. Pourquoi ? Pourquoi avait-elle fait tout ce chemin, voyageant avec Matrim Cauthon et frayant dangereusement avec la Fille des Neuf Lunes ?
— Mon peuple a une vision du monde profondément erronée, Bayle. À cause de ça, il génère beaucoup d’injustice.
— Ton peuple t’a rejetée, Leilwin. Tu n’en fais plus partie.
— J’en ferai toujours partie, au contraire. On a banni mon nom, pas mon sang.
— Excuse-moi de t’avoir offensée…
Leilwin hocha brièvement la tête.
— Je suis toujours loyale à l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement. Mais les damane… Ces femmes sont les fondations de son règne. L’outil grâce auquel elle impose l’ordre et assure l’unité de l’Empire. Et tout repose sur un énorme mensonge !
Les sul’dam étaient capables de canaliser le Pouvoir. Donc, le don pouvait s’apprendre. Des mois après que Leilwin eut découvert la vérité, elle n’osait toujours pas en mesurer les implications. Une autre personne, à sa place, aurait utilisé ce qu’elle savait pour en tirer des avantages politiques. Une autre encore serait retournée au Seanchan avec l’idée d’augmenter son pouvoir. En un sens, Leilwin regrettait de ne pas l’avoir fait. En un sens seulement…
Mais savoir la vérité au sujet des sul’dam… et des Aes Sedai, qui ne ressemblaient en rien à ce qu’on lui avait enseigné, quel fardeau moral !
Pourtant, il fallait faire quelque chose. Certes, mais en agissant, ne risquait-elle pas de provoquer la chute de l’Empire ? Comme à la fin d’une parie de shal, chacun de ses mouvements devait être calculé avec une minutieuse précision.
Les deux époux continuèrent de suivre la colonne de serviteurs dans l’obscurité. Souvent, l’une ou l’autre Aes Sedai envoyait des domestiques récupérer ce qu’elle avait oublié à la Tour Blanche. Du coup, les allées et venues étaient d’une grande banalité. Une excellente chose pour Leilwin.
Sans ennui, la petite colonne dépassa le camp des Aes Sedai.
Leilwin s’étonnait que tout ça soit si facile quand elle repéra plusieurs hommes, le long du chemin. Ne pas les remarquer aurait été aisé, car un accessoire vestimentaire, sur eux, se fondait dans le décor, particulièrement lorsqu’il faisait sombre. En fait, Leilwin les avait vus quand l’un d’eux, se séparant des autres, était venu marcher quelques pas derrière son mari et elle.
À l’évidence, il les avait repérés. Peut-être à leur façon de marcher ou de se tenir. Même si la barbe de Bayle l’identifiait comme un Illianien, ils avaient pris soin de choisir des vêtements passe-partout.
Leilwin s’arrêta, posa une main sur le bras de Bayle et se retourna pour affronter l’homme qui les suivait. Un Champion, supposa-t-elle à partir des descriptions qu’elle avait entendues.
L’homme continua d’avancer. Alors qu’ils étaient toujours dans le périmètre du camp des Aes Sedai, Leilwin remarqua qu’une lumière trop stable pour être celle d’une bougie ou d’une lampe brillait sous certaines des tentes disposées en cercle.
— Salut, fit Bayle en levant une main à l’intention du Champion. Nous cherchons une Aes Sedai appelée Nynaeve al’Meara. Et si elle n’est pas là, pourrions-nous voir celle qui se nomme Elayne Trakand ?
— Aucune des deux ne campe ici, répondit le Champion.
Les bras très longs, il se déplaçait avec une grâce féline. Son visage encadré par de longs cheveux noirs paraissait… inachevé. Comme sculpté dans du marbre par un artiste ayant perdu tout intérêt pour son œuvre avant de l’avoir terminée.
— Vraiment ? fit Bayle. Dans ce cas, nous nous sommes trompés. Pouvez-vous nous indiquer où elles campent ? C’est une affaire assez urgente, pour tout dire.
La parole facile, Bayle pouvait être charmant, quand il le fallait. Beaucoup plus que Leilwin, en tout cas.
— Eh bien, ça dépend, répondit le Champion. Votre compagne, elle désire aussi voir ces Aes Sedai ?
— En effet, elle…
Le Champion leva une main.
— Je veux l’entendre de sa bouche, dit-il en étudiant Leilwin.
— C’est bien ce que je désire, oui. Par ma vieille grand-mère bancale ! Ces femmes nous ont promis de l’argent, et j’entends le récupérer. Les Aes Sedai ne mentent pas. Tout le monde sait ça. Si vous ne pouvez pas nous conduire jusqu’à elles, chargez quelqu’un d’autre de le faire.
Troublé sous ce bombardement de mots, le Champion hésita. Enfin, par bonheur, il acquiesça.
— Suivez-moi.
Il prit la direction opposée au centre du camp, mais il ne paraissait plus soupçonneux. Leilwin soupira de soulagement. Puis, avec Bayle, elle lui emboîta le pas.
Son mari la regarda, très fier d’elle, et s’autorisa un sourire si béat que leur guide aurait tout compris s’il s’était retourné à ce moment-là. Malgré elle, Leilwin sentit ses lèvres s’étirer aussi.
Prendre l’accent illianien n’avait pas été facile, loin de là, mais sa façon de parler typique du Seanchan était dangereuse, ils étaient tombés d’accord là-dessus. Surtout quand on voyageait au milieu d’Aes Sedai. Selon Bayle, aucun Illianien digne de ce nom ne l’aurait prise pour une compatriote, mais elle était assez bonne pour abuser un étranger.
Leilwin se sentit soulagée à mesure qu’ils s’éloignaient du camp des Aes Sedai. Avoir deux amies parmi ces femmes – oui, elles étaient amies, malgré leurs désaccords – ne lui donnait pas pour autant envie de traîner au milieu d’une horde de sœurs.
Le Champion guida les deux époux jusqu’au centre du champ de Merrilor. Sur un grand terrain, une multitude de petites tentes composaient un immense camp.
— Des Aiels, souffla Bayle à sa femme. Il doit y en avoir des dizaines de milliers.
Intéressant, ça. Des récits terrifiants circulaient sur les guerriers du désert. Des légendes qui ne pouvaient pas être toutes vraies. Cela dit, si exagérées qu’elles fussent, ces histoires laissaient penser que les Aiels étaient les meilleurs combattants de ce côté de l’océan. Dans d’autres circonstances, Leilwin se serait bien entraînée avec un ou deux de ces braves.
À cette idée, elle tapota un côté de son sac. Celui où elle avait rangé son gourdin, dans une poche spéciale très facile à atteindre.
En passant devant certains de ces guerriers, apparemment très détendus autour de leurs feux de camp, Leilwin constata que les récits ne mentaient pas sur un point : les Aiels étaient très grands ! Et leurs yeux semblaient encore plus vifs que ceux des Champions… Des gens dangereux, prêts à tuer même quand ils se reposaient le soir.
Dans le ciel noir, on ne pouvait pas distinguer les étendards qui flottaient au-dessus de ce camp.
— Champion, quel roi ou quelle reine dirige ce peuple ? demanda Leilwin.
L’homme se retourna, visage noyé dans la pénombre.
— Ton roi, Illianienne !
Près de Leilwin, Bayle se raidit.
Mon roi ?
Oui, le Dragon Réincarné !
Leilwin fut très fière de ne pas s’être emmêlée les pinceaux en marchant. Mais ça n’était pas passé loin… Un homme capable de canaliser. C’était bien pire que les Aes Sedai ! Cent fois pire !
Le Champion conduisit les deux époux devant une tente, au centre du camp.
— Vous avez de la chance, elle n’a pas encore éteint la lumière.
En l’absence de gardes, l’homme demanda à entrer et y fut invité. Écartant le rabat, il fit signe à Leilwin et à Bayle d’avancer. Mais sa main libre reposait sur la poignée de son épée, et il semblait prêt à en découdre.
Leilwin détestait l’idée d’avoir dans son dos la lame de cet homme, mais elle entra quand même sous la tente éclairée par un globe lumineux. En robe verte, une femme très familière, assise à son bureau, rédigeait une lettre.
Nynaeve al’Meara était ce qu’on aurait appelé une telarti dans l’Empire du Seanchan. Une femme avec du feu en guise d’âme. Durant son séjour de ce côté de l’océan, Leilwin avait appris qu’une Aes Sedai, en principe, était aussi calme qu’une mer étale. Nynaeve pouvait apparaître ainsi à l’occasion, mais il ne fallait pas s’y tromper. Ces eaux paisibles là, on les trouvait en aval des cascades les plus tumultueuses.
Nynaeve continua d’écrire sans relever la tête. Apparemment, elle n’arborait plus de natte, ses cheveux tombant sur ses épaules. Une vision aussi perturbante que celle d’un navire sans mât de misaine.
— Je serai à toi dans un moment, Sleete, dit-elle. Pour tout te dire, la façon dont les Champions me couvent, ces derniers temps, me fait penser à une poule qui a perdu un œuf. Ton Aes Sedai n’a pas de travail à te confier ?
— Nynaeve Sedai, Lan est important aux yeux de beaucoup d’entre nous, répondit le Champion.
Sleete, donc…
— Et à mes yeux, tu penses qu’il ne compte pas ? Sincèrement, je me demande si on ne devrait pas vous envoyer couper du bois ou un truc dans ce genre. Si un Champion de plus vient s’enquérir de mes besoins…
Levant les yeux, Nynaeve vit enfin Leilwin. Aussitôt, elle afficha son masque d’Aes Sedai. Impassible et glacial.
Leilwin sentit de la sueur perler à son front. Cette femme tenait sa vie entre ses mains. Pourquoi Sleete ne l’avait-il pas plutôt conduite chez Elayne ? Au fond, elle n’aurait peut-être pas dû mentionner Nynaeve…
— Ces deux-là veulent te parler, dit le Champion.
Son épée, il l’avait dégainée. Leilwin ne s’en était pas aperçue, mais Bayle marmonnait entre ses dents.
— Selon eux, tu leur dois de l’argent, et ils viennent réclamer leur dû. À la tour, ils ne se sont pas fait connaître, mais ils ont trouvé un moyen de se faufiler dans un portail. L’homme est illianien. La femme vient d’ailleurs, car elle contrefait son accent.
Eh bien, Leilwin n’était peut-être pas aussi bonne qu’elle l’avait cru. Du coin de l’œil, elle lorgna l’épée. Si elle faisait un roulé-boulé latéral, Sleete visant sa gorge ou son cœur, le coup la manquerait peut-être. Alors, elle sortirait son gourdin et…
Non, elle était face à une Aes Sedai. Donc, elle ne se relèverait jamais de son acrobatie. Le Pouvoir de l’Unique l’en empêcherait, en attendant pire…
— Je les connais, Sleete, dit Nynaeve, très calme. Tu as bien fait de me les amener. Merci.
Son arme rengainée en un éclair, le Champion sortit, aussi discret qu’un murmure.
— Si tu viens implorer mon pardon, dit Nynaeve, tu te trompes d’interlocutrice. J’ai bien envie de te confier aux Champions, pour qu’ils t’interrogent. De ton esprit tordu et pervers, ils tireront peut-être de précieuses informations sur ton peuple.
— Je suis également contente de te revoir, Nynaeve, dit Leilwin sans se laisser démonter.
— Bon, qu’est-il arrivé ? demanda l’Aes Sedai.
De quoi parlait-elle ? s’interrogea Leilwin.
— J’ai essayé, dit soudain Bayle, contrit. Je les ai combattus, mais ils m’ont vaincu sans mal. Ils auraient pu incendier mon bateau, nous noyer tous et tuer mes hommes.
— Illianien, j’aurais préféré que vous mouriez, lâcha Nynaeve. Le ter’angreal a fini entre les mains d’une Rejetée. Semirhage se cachait parmi les Seanchaniens, faisant mine d’être une espèce de juge. Une Voix de la Vérité ? C’est bien ce nom ?
— Oui, souffla Leilwin. (Elle comprenait, à présent.) Je regrette d’avoir violé mon serment, mais…
— Tu regrettes, Egeanin ? dit Nynaeve. (Elle se leva, sa chaise basculant en arrière.) « Regret » me semble un mot bien faible, quand on a mis en danger le monde, poussé ses habitants au bord d’un gouffre d’obscurité et flanqué un coup de pied pour qu’ils y tombent. Femme, Semirhage a fait fabriquer des copies de cet artefact. Et l’une d’elles s’est retrouvée autour du cou du Dragon Réincarné. Tu imagines ? Le Dragon contrôlé par une Rejetée ?
Nynaeve leva les bras au ciel.
— Lumière ! Par ta faute, nous sommes passés à un souffle de la fin. La fin de tout ! Plus de Trame, plus de monde – plus rien. À cause de ton imprudence, des millions de vies auraient pu être anéanties.
— Je…
Soudain, le fiasco de Leilwin lui parut monumental. Sa vie, perdue. Son nom, perdu. Son navire, arraché à son commandement par la Fille des Neuf Lunes en personne. Tout ça, ce n’était rien face à ce que disait Nynaeve.
— Je me suis battu, insista Bayle. J’ai donné tout ce que j’avais !
— J’aurais dû me joindre à toi, semble-t-il, fit Leilwin.
— J’ai essayé d’expliquer ça, marmonna Bayle. Que la Lumière me brûle, j’ai essayé, il fut un temps !
— Il fut un temps, oui…, répéta Nynaeve en portant une main à son front. Que viens-tu faire ici, Egeanin ? J’espérais que tu n’étais plus de ce monde. Si tu avais péri en tentant d’honorer ton serment, je n’aurais pas pu te blâmer.
Mon serment, je l’ai renié face à Suroth, pensa Leilwin. Le prix à payer pour ma vie. La seule voie de sortie…
— Alors ? (Nynaeve foudroya son interlocutrice du regard.) En avons-nous terminé, Egeanin ?
— Ce nom, je ne le porte plus. (Leilwin tomba à genoux.) On m’a tout arraché, jusqu’à mon honneur, viens-je de découvrir. En échange, je me livre à toi.
— Contrairement aux Seanchaniens, siffla Nynaeve, nous ne considérons pas les gens comme du bétail…
Leilwin ne se releva pas. Bayle posa une main sur son épaule, mais il n’essaya pas de l’aider à se redresser. À présent, il comprenait sa façon d’agir et de réagir. Parce qu’il était quasiment civilisé…
— Debout ! cria Nynaeve. Par la Lumière, Egeanin ! Je me souviens d’une femme assez forte pour mâcher une pierre et recracher du sable !
— C’est ma force qui me contraint à insister…, dit Leilwin en baissant les yeux.
Nynaeve ne comprenait-elle pas à quel point c’était difficile ? Se trancher la gorge aurait été tellement plus confortable. Mais il ne lui restait pas assez d’honneur pour exiger une fin si douce.
— Debout !
Leilwin obéit.
Sur le lit, Nynaeve prit son manteau et s’en drapa.
— Viens, nous allons voir la Chaire d’Amyrlin. Elle saura peut-être que faire de toi.
Nynaeve s’enfonça dans la nuit et Leilwin lui emboîta le pas. Sa décision était prise. Un seul chemin avait encore un sens – une façon de préserver un peu d’honneur, et peut-être d’aider son peuple à survivre aux mensonges dont on l’abreuvait depuis si longtemps.
Leilwin Sans-Navire appartenait désormais à la Tour Blanche. Quoi que disent les Aes Sedai et quoi qu’elles tentent de faire d’elle, ça ne changerait plus. Les sœurs la possédaient. Pour la Chaire d’Amyrlin, elle serait une da’covale et traverserait cette tempête comme un bateau dont les voiles ont été déchirées par le vent.
Avec ce qui subsistait de son honneur, elle pourrait peut-être se gagner la confiance de la dirigeante suprême.
— Ça fait partie d’un traitement contre la douleur prisé dans les Terres Frontalières, dit Melten en retirant le pansement qui couvrait le flanc de Talmanes. Les feuilles macérées ralentissent le poison distillé par le métal maléfique.
Mince, les cheveux en bataille, Melten s’habillait comme un forestier d’Andor – une chemise toute simple et un manteau encore plus sobre –, mais il parlait comme un Frontalier. Dans sa sacoche, il gardait un jeu de boules de couleur avec lesquelles il jonglait parfois pour divertir les Bras Rouges. Dans une autre vie, il avait dû être un trouvère.
Un type qui semblait ne pas être fait pour appartenir à la Compagnie. Mais c’était le cas de tous ses membres, d’une façon ou d’une autre…
— J’ignore comment ce cataplasme affaiblit le poison, mais ça fonctionne. Comme ce n’est pas une toxine naturelle, on ne peut pas la retirer du corps.
Talmanes appuya d’une main sur son flanc. On eût dit que des lianes hérissées d’épines se tortillaient sous sa peau, déchirant sans cesse ses chairs. En d’autres termes, il sentait le poison envahir son corps. Et c’était atrocement douloureux.
Non loin de là, les Bras Rouges tentaient de se frayer un chemin jusqu’au palais. Entrés par la porte du Sud, ils avaient laissé les mercenaires, commandés par Sandip, se charger de tenir celle de l’Ouest.
Si des gens résistaient quelque part en ville, c’était sûrement autour du palais. Hélas, des groupes de Trollocs maraudaient dans la zone qui s’étendait entre la position de Talmanes et le fief d’Elayne. Les escarmouches se multipliaient, ralentissant la progression.
Sans aller sur place, Talmanes n’avait aucun moyen de savoir s’il y avait une résistance là-haut. Pour ça, il devrait y faire monter ses hommes en se battant tout au long du chemin – avec le risque d’être pris à revers si des maraudeurs déboulaient derrière eux.
Eh bien, tant pis, il faudrait faire avec. S’il restait quelque chose des défenses du palais, il importait de le savoir. À partir de là, il serait possible de lancer une attaque avec l’espoir de récupérer les dragons.
L’air empestait la fumée et le sang. Durant une brève accalmie, les Bras Rouges avaient entassé les dépouilles de Trollocs d’un côté de la rue, histoire de dégager le passage.
Dans ce secteur de la ville, il y avait aussi des fugitifs, mais en moins grand nombre qu’ailleurs. Pas un flot, mais un filet qui sourdait des ténèbres tandis que Talmanes et ses gars s’emparaient d’une partie des voies qui conduisaient au palais.
Ces malheureux-là ne demandaient jamais que la Compagnie protège leurs maigres possessions ou leur demeure. En voyant que des hommes résistaient encore, ils pleuraient de joie, tout simplement. Madwin avait mission de les diriger vers la liberté et la sécurité, via le couloir de survie ménagé par la Compagnie.
Talmanes leva les yeux vers le palais, au sommet de la colline. Dans le noir, il était à peine visible. Alors que presque toute la cité brûlait, ce dernier bastion ne flambait pas, ses murs blancs se dressant dans la nuit enfumée comme autant de fantômes.
Pas de feu… C’était un indice de résistance, non ? S’ils l’avaient pu, les Trollocs n’auraient-ils pas d’abord dévasté ce puissant symbole du royaume d’Andor ?
Alors qu’il s’autorisait une courte pause, ainsi qu’à ses hommes, Talmanes avait envoyé des éclaireurs voir où en étaient les choses.
Son cataplasme terminé, Melten le banda en serrant très fort.
— Merci, mon ami, dit Talmanes avec un hochement de tête reconnaissant. Je sens que ça agit déjà. Tu as dit que c’est une partie du traitement contre la douleur. Quelle est l’autre ?
Melten décrocha une flasque de sa ceinture et la tendit à son chef.
— De la gnôle explosive du Shienar…
— Boire pendant une bataille n’est pas une très bonne idée, mon vieux…
— Prends quand même la flasque et vide-la, seigneur. Sinon, dans une heure, tu ne tiendras plus sur tes jambes.
Talmanes hésita, puis il saisit la flasque et but une longue gorgée. La gnôle brûlait encore plus que sa blessure. Toussant comme un perdu, il éloigna la flasque de sa bouche.
— Tu t’es trompé de bouteille, Melten. Ça, c’est un liquide que tu as puisé dans la cuve d’une tannerie.
Melten ricana.
— Dire qu’on prétend que tu n’as pas le sens de l’humour, seigneur.
— C’est la stricte vérité… Ne t’éloigne pas trop de moi, avec ton épée…
L’air très grave, Melten acquiesça.
— Bourreau des Fléaux, lâcha-t-il.
— Pardon ?
— Un titre des Terres Frontalières. Quand on tue un Blafard, on est digne de le porter.
— Celui que j’ai zigouillé avait au moins dix-sept carreaux dans le corps.
— Aucune importance. (Melten tapa sur l’épaule de son chef.) Bourreau des Fléaux ! Quand tu ne pourras plus supporter la douleur, lève les deux poings vers moi. Je ferai ce qu’il faudra…
Talmanes se mit debout, tentant en vain d’étouffer un gémissement. Melten et lui se comprenaient à demi-mot. Dans la Compagnie, les Bras Rouges originaires des Terres Frontalières étaient tous d’accord : les blessures infligées par une lame de Thakan’dar restaient imprévisibles. Certaines s’infectaient très vite et d’autres rendaient simplement malade. Quand elles noircissaient, comme celle de Talmanes, ce n’était pas du tout bon signe. Pour le sauver, il faudrait qu’une Aes Sedai s’occupe de lui dans les heures à venir.
— Tu sais, dit-il, ne pas avoir le sens de l’humour est une bonne chose. Sinon, je penserais que la Trame me fait une blague. Dennel, tu as une carte disponible ?
Par la Lumière, combien Vanin manquait à Talmanes !
Une torche dans une main et une carte dessinée à la hâte dans l’autre, Dennel accourut. Depuis peu, il faisait partie des capitaines des dragons…
— Seigneur, je crois avoir trouvé un chemin plus rapide pour accéder à l’endroit où Aludra a entreposé les dragons.
— Le palais d’abord, fit Talmanes, laconique.
Dennel tira sur son uniforme comme s’il n’était pas vraiment à sa taille. Puis il parla plus calmement, mais toujours avec conviction :
— Si les Ténèbres s’emparent de ces armes…
— J’ai conscience du danger, merci… Combien de temps faudra-t-il pour déplacer ces dragons, en supposant qu’on les atteigne ? Je redoute d’étirer trop nos rangs, et cette ville brûle plus vite qu’une liasse de lettres d’amour adressées à la maîtresse d’un Haut Seigneur et imbibées d’huile après la rupture. Mon idée, c’est de récupérer les armes et de filer d’ici le plus vite possible.
— Je peux détruire des fortifications ennemies en un tir ou deux, seigneur, mais les dragons ne sont pas très mobiles. Ils sont équipés de roues, ce qui nous aidera, mais ils n’iront pas plus vite que… Eh bien, disons, un convoi de chariots de ravitaillement. Une fois à destination, il faudra pas mal de temps pour les mettre en batterie et pouvoir tirer.
— Dans ce cas, d’abord le palais, confirma Talmanes.
— Mais…
— Au palais, nous trouverons peut-être des femmes capables de nous ouvrir un portail donnant sur la cachette d’Aludra. De plus, si des gardes palatiaux combattent encore, nous aurons des amis pour couvrir nos arrières. Tes dragons, nous allons les récupérer, mais en nous montrant malins.
Talmanes avisa Ladwin et Mar, deux éclaireurs qui revenaient de leur mission.
— Là-haut, dit Mar, le souffle court, ça grouille de Trollocs. Une centaine au moins, tapis dans la rue principale.
— En formation, les gars ! cria Talmanes. On fonce vers le palais.
Un lourd silence s’abattit sur la tente-étuve.
Aviendha s’attendait à de l’incrédulité quand elle aurait raconté son histoire. Et à un bombardement de questions. Mais pas à ce mutisme douloureux.
Même si elle n’avait pas anticipé cette réaction, elle la comprenait. Après avoir vu un avenir où les Aiels perdaient peu à peu leur honneur et leur fierté, elle avait eu la même. Une sorte de… sidération devant la décadence inexorable de son peuple. Au moins, à présent, elle avait des gens avec qui partager son fardeau.
Dans le chaudron, les pierres chauffées grésillaient. Il aurait fallu ajouter de l’eau, mais aucune des six femmes présentes sous la tente n’esquissait un geste.
Les cinq compagnes d’Aviendha étaient toutes des Matriarches. Nues comme des vers elles aussi, ainsi qu’il convenait sous une tente-étuve. Sorilea, Amys, Bair, Melaine et Kymer des Aiels Tomanelle. Perdues dans leurs pensées, ces femmes regardaient dans le vide.
L’une après l’autre, elles se redressèrent, le dos bien droit, comme si elles acceptaient un nouveau fardeau. Cette vision réconforta Aviendha. Non qu’elle se fût attendue à les voir craquer. Mais qu’elles regardent ainsi les choses en face et affrontent le danger avait quelque chose de rassurant.
— L’Aveugleur est bien trop près du monde, dit Melaine. D’une façon ou d’une autre, la Trame est distordue. Dans le rêve, nous voyons toujours des événements qui peuvent se produire… ou non. Mais il y a trop de possibilités pour faire le tri. Pour celles qui marchent dans le rêve, le destin de notre peuple n’est pas clair. Parce que c’est celui du Car’a’carn, une fois qu’il aura craché dans l’œil de l’Aveugleur, lors du Dernier Jour. Pour l’instant, nous ne savons pas si ce qu’Aviendha a vu s’avérera ou non.
— Nous devons essayer de le découvrir, dit Sorilea, le regard glacial. Il faut savoir ! Chaque femme verrait-elle la même chose, ou était-ce une expérience unique ?
— Elenar des Aiels Daryne…, dit Amys. Son entraînement est presque terminé. Elle doit être la prochaine à partir pour Rhuidean. Nous pourrions demander à Hayde et à Shanni de l’encourager.
Aviendha faillit en frissonner. Désormais, elle savait à quel point les Matriarches pouvaient être « encourageantes ».
— Ce serait très bien, fit Bair en se penchant en avant. Au fond, c’est peut-être ce qui arrive lorsque quelqu’un traverse une deuxième fois les colonnes de verre. Qui sait ? Peut-être est-ce pour ça que c’est interdit ?
Aucune Matriarche ne regarda Aviendha, mais elle sentit qu’elles songeaient toutes à elle. De fait, ce qu’elle avait fait n’était pas autorisé. Et parler des événements survenus à Rhuidean était en principe proscrit.
Pourtant, Aviendha ne risquait pas de réprimande. Rhuidean ne l’avait pas tuée, voilà ce que la Roue avait tissé !
Alors que Bair continuait à sonder le vide, Aviendha sentit de la sueur ruisseler sur ses tempes et entre ses seins.
Prendre des bains ne me manque pas ! se rappela-t-elle.
Enfin, elle n’était pas une chiffe molle, contrairement aux habitants des terres mouillées. Cela dit, il n’y avait pas vraiment besoin d’une tente-étuve de ce côté des montagnes. Le soir, on ne gelait pas. Du coup, l’extrême chaleur de la tente n’avait rien de revigorant. Alors, si on disposait d’assez d’eau pour remplir une baignoire…
Non ! Aviendha serra les dents.
— Je peux parler ?
— Ne sois pas stupide, ma fille, lâcha Melaine.
Le ventre bien rond, elle n’était plus loin du terme.
— Tu es une des nôtres, à présent. Plus besoin de demander la permission.
« Ma fille » ? Ces femmes auraient besoin de temps pour l’accepter vraiment. Au moins, elles s’efforçaient d’essayer. Et personne n’exigeait qu’elle prépare les infusions ou verse de l’eau dans un chaudron. En l’absence d’autres apprentis et de gai’shain, les femmes s’y collaient chacune à son tour.
— Que les visions se reproduisent ou non m’est égal, dit Aviendha. La vraie question est : ce que j’ai vu arrivera-t-il ? Est-il possible de l’empêcher ?
— Rhuidean montre deux types de visions, rappela Kymer.
Plus jeune que les autres Matriarches, elle devait avoir dix ans de plus qu’Aviendha, au maximum. Le visage très hâlé, elle arborait une belle crinière rousse.
— Lors de la première visite, on découvre ce qui pourrait être. Pendant la seconde, au milieu des colonnes, on voit le passé.
— La « troisième » vision doit être aussi fiable, avança Amys. Sur le passé, les colonnes sont toujours d’une parfaite précision. Pourquoi montreraient-elles un avenir fantaisiste ?
Le cœur d’Aviendha rata un battement.
— D’accord, fit Bair, mais pourquoi les colonnes dévoileraient-elles un avenir désespérant qu’on ne peut pas changer ? Moi, je refuse d’y croire. Rhuidean nous a toujours montré ce que nous avions besoin de voir. Pour nous aider, pas pour nous détruire. Ces visions doivent aussi avoir un… objectif. Nous encourager à plus d’honneur encore ?
— C’est sans importance, coupa Sorilea.
— Mais…, commença Aviendha.
— Sans importance, répéta Sorilea. Si ces visions sont gravées dans le marbre, notre destin étant la décadence, une seule d’entre nous cesserait-elle de lutter pour qu’il en soit autrement ?
De nouveau, un lourd silence s’abattit sur la tente.
Aviendha secoua la tête.
— Tu vois ? fit Sorilea. Nous devons considérer que cet avenir est modifiable. Au lieu de nous appesantir sur ta question, nous ferions mieux de décider que faire.
Aviendha acquiesça d’instinct.
— Oui, tu as raison, Matriarche.
— Mais que devons-nous faire ? demanda Kymer. Que faut-il modifier ? Au minimum, nous devons remporter l’Ultime Bataille.
— Et ce n’est pas garanti, dit Amys. J’aimerais presque que ces visions soient immuables. Ainsi, nous serions sûres d’avoir vaincu.
— Ça ne prouverait rien, objecta Sorilea. Si l’Aveugleur gagne, la Trame sera déchiquetée, et aucune vision du futur n’aura plus de sens. Même si des prophéties annoncent ce qui se produira dans les Âges à venir, un triomphe de l’Aveugleur les rendra nulles et non avenues.
— Ce que j’ai vu, dit Aviendha, doit avoir un lien avec le plan de Rand, quel qu’il soit.
Les cinq autres femmes se tournèrent vers elle.
— Demain…, précisa Aviendha. D’après ce que vous m’avez dit, il nous réserve une révélation capitale.
— Le Car’a’carn, fit Bair, a une faiblesse pour les mises en scène dramatiques. Il est un peu comme un crockobur qui travaille toute la nuit pour se construire un nid histoire de pouvoir y chanter, au matin, pour tous ceux qui veulent bien l’entendre.
Aviendha avait été surprise par le grand rassemblement du champ de Merrilor. Si elle était arrivée sur ce site, elle le devait à son lien avec Rand, qui l’avait guidée vers lui. En découvrant une telle réunion d’habitants des terres mouillées, elle s’était demandé si ça avait un rapport avec ses visions. Cet événement était-il à l’origine de l’avenir qu’elle avait vu pour son peuple ?
— J’ai le sentiment d’en savoir plus que je le devrais, dit-elle – presque pour elle-même.
— Tu as eu un vaste aperçu de ce que sera l’avenir, dit Kymer. Cette expérience te changera, Aviendha.
— La clé, c’est demain ! Son plan !
— De ton récit, fit Kymer, on peut déduire qu’il a l’intention d’ignorer les Aiels, qui sont pourtant son peuple. Pourquoi distribuerait-il des faveurs à tout le monde, sauf aux gens qui le méritent le plus ? Cherche-t-il à nous insulter ?
— Je ne crois pas que ce soit ça…, répondit Aviendha. Je pense qu’il entend présenter des exigences aux participants de cette réunion. Il n’est pas là pour les couvrir de bienfaits.
— Il a parlé d’un prix, rappela Bair. Un prix que les autres devront payer. Personne n’a pu lui faire dire de quoi il s’agissait.
— Ce soir, il est allé à Tear via un portail et il en est revenu avec… quelque chose. (Melaine marqua une courte pause.) Les Promises nous ont rapporté cet événement – désormais, il tient son engagement de les emmener partout avec lui. Quand nous l’avons interrogé au sujet de ce prix, il a répondu que les Aiels ne devaient pas s’en inquiéter.
Aviendha se rembrunit.
— Il entend se faire payer pour accomplir ce qu’il doit accomplir quoi qu’il arrive ? N’aurait-il pas passé trop de temps avec la nounou que le Peuple de la Mer lui a envoyée ?
— Non, il a raison, dit Amys. Ces gens sont tellement exigeants vis-à-vis du Car’a’carn. Ça lui donne le droit de leur demander quelque chose en retour. Ils sont faibles, peut-être veut-il simplement les rendre forts.
— Du coup, souffla Bair, il nous exclut de cette affaire, parce que nous sommes déjà forts.
Dans un lourd silence, Amys, l’air perturbée, alla verser de l’eau sur les pierres chaudes, qui grésillèrent de plus belle tandis que de la vapeur en montait.
— Ce doit être ça, dit Sorilea. Il n’entend pas nous insulter, mais nous honorer, à sa façon. (Elle secoua la tête.) Il devrait être moins naïf…
— Souvent, renchérit Kymer, le Car’a’carn profère des insultes sans le savoir, comme s’il était un enfant. Nous sommes forts, donc ce qu’il exige – quoi que ce soit – ne nous concerne pas. Si c’est un prix que les autres peuvent payer, nous le pouvons aussi.
— S’il avait été formé convenablement, parmi nous, souffla Sorilea, il ne commettrait pas ce genre d’erreur.
Aviendha croisa le regard des autres femmes. De fait, elle n’avait pas formé Rand al’Thor aussi bien qu’il aurait pu l’être. Mais c’était une tête de pioche, et elles le savaient toutes. De plus, Aviendha était l’égale de ces Matriarches, désormais. Cela dit, sous la désapprobation évidente de Sorilea, il se révélait difficile d’en avoir conscience.
Peut-être parce qu’elle avait passé trop de temps avec des gens comme Elayne – des faibles des terres mouillées –, Aviendha vit soudain les choses comme Rand devait les voir. Dispenser les Aiels de s’acquitter du prix – si c’était vraiment son intention – revenait à les honorer. D’ailleurs, s’il avait exigé d’eux ce qu’il exigeait des autres, ces Matriarches auraient été en train de s’indigner d’être mises dans le même sac que les minables des terres mouillées.
Que préparait Rand ? Dans ses visions, Aviendha en avait eu un aperçu, mais elle était de plus en plus sûre que le lendemain serait la clé de tout. Le début de la dérive qui conduirait inéluctablement les Aiels à leur perte.
Aviendha devait s’assurer que ça n’arrive pas. C’était son devoir de Matriarche – et sans doute la mission la plus importante qu’elle aurait à accomplir. Pas question d’échouer !
— La tâche d’Aviendha n’était pas seulement de le former, dit Amys. Que ne donnerais-je pas pour le savoir sous la bienveillante surveillance d’une femme de bien !
La Matriarche gratifia Aviendha d’un regard lourd de signification.
— Il sera à moi ! affirma Aviendha.
Mais pas pour toi, Amys, ni pour notre peuple.
La force du sentiment qu’elle éprouvait stupéfia Aviendha. Pour une Aielle, son peuple aurait dû passer avant tout.
Mais ce choix n’appartenait pas aux Aiels. C’était le sien !
— Sois prévenue, dit Bair en posant une main sur le poignet d’Aviendha. Depuis ton départ, il a changé. Et il est devenu fort.
— En quel sens ?
— Il a embrassé la mort, répondit Amys, la voix vibrante de fierté. S’il porte toujours une épée et s’habille encore comme un habitant des terres mouillées, il est enfin des nôtres. Pour de bon !
— Je dois voir ça ! fit Aviendha en se levant. Et j’en profiterai pour en apprendre plus long sur son plan.
— Il ne reste pas beaucoup de temps, rappela Kymer.
— Une nuit, oui. Et ce sera suffisant.
Les autres acquiesçant, Aviendha commença à s’habiller. À sa grande surprise, les cinq Matriarches l’imitèrent. À l’évidence, elles jugeaient son récit assez important pour aller informer leurs collègues au lieu de rester à discuter en rond.
Aviendha fut la première à émerger de la tente-étuve. L’air frais, après la chaleur étouffante, lui fit un bien fou. Savourant le contact du vent sur sa peau, elle inspira à fond. Mentalement, elle était épuisée, mais le sommeil devrait attendre.
Le petit bruit du rabat de la tente signala la sortie des autres femmes. Tout en murmurant entre elles, Melaine et Amys s’enfoncèrent dans la nuit. D’un pas décidé, Kymer se dirigea vers la section du camp où s’étaient installés les Tomanelle. Peut-être avec l’intention d’informer son oncle Han, le chef de sa tribu.
Aviendha voulut s’éloigner, mais une main osseuse se referma sur son avant-bras. Tournant la tête, elle vit que c’était Bair qui la retenait ainsi.
— Matriarche…, souffla-t-elle.
Un pur réflexe.
— Matriarche, répliqua Bair avec un sourire.
— Puis-je faire quelque chose… ?
— Je veux aller à Rhuidean. (Bair consulta brièvement le ciel.) Aurais-tu l’obligeance d’ouvrir un portail pour moi ?
— Tu prévois de traverser les colonnes de verre ?
— L’une d’entre nous doit le faire. Malgré ce que dit Amys, Elenar n’est pas prête. Surtout s’il s’agit de voir… ce que tu sais. Cette gamine passe la moitié de ses journées à criailler comme un charognard qui dispute aux autres les derniers lambeaux de viande d’une carcasse pourrie.
— Mais…
— Oh, ne commence pas aussi ! Tu es l’une des nôtres, Aviendha ! Certes, mais je suis assez vieille pour m’être occupée de ta grand-mère quand elle était au berceau.
Bair secoua sa crinière de cheveux blancs qui semblait scintiller sous la lumière de la lune.
— Je suis la meilleure candidate… Celles d’entre nous qui savent canaliser doivent être préservées pour l’Ultime Bataille. Et je ne voudrais pas qu’une gamine s’aventure entre ces colonnes. Donc, je le ferai. Alors, ce portail ? Accéderas-tu à ma demande, ou vais-je devoir houspiller Amys pour qu’elle le fasse ?
Aviendha aurait aimé voir ça… Houspiller Amys pour qu’elle fasse quelque chose… Seule Sorilea aurait pu réussir…
Sans un mot, elle généra les flux requis pour ouvrir un portail.
L’idée que quelqu’un d’autre voie l’avenir des Aiels lui donnait la nausée. Si Bair revenait avec le même récit, quelles conclusions faudrait-il en tirer ? Ce futur serait-il des plus probables ?
— C’était terrifiant, pas vrai ? demanda Bair.
— Affreux, oui. Une lance en aurait pleuré et une pierre s’en serait effritée. J’aurais préféré danser avec l’Aveugleur en personne.
— Alors, il vaut vraiment mieux que j’y aille. C’est à la plus forte d’entre nous de le faire.
Aviendha s’empêcha de justesse d’arquer un sourcil. Bair était aussi solide que du vieux cuir, mais les autres Matriarches n’avaient rien de pétales de rose.
— Bair, demanda Aviendha, as-tu jamais rencontré une femme nommée Nakomi ?
— Nakomi… (Bair fit tourner ce mot dans sa bouche, comme pour mieux le goûter.) Un très ancien nom. Je n’ai jamais croisé quelqu’un qui le portait. Pourquoi ?
— Sur le chemin de Rhuidean, j’ai rencontré une Aielle. Elle affirmait ne pas être une Matriarche, mais il y avait quelque chose en elle… (Aviendha secoua la tête.) Ma question était de la pure curiosité.
Bair se prépara à franchir le portail.
— Eh bien, nous saurons bientôt ce qu’il en est de ces visions.
— Et si elles sont vraies, Bair ? S’il n’y a rien à faire pour changer l’avenir ?
Bair se retourna.
— Tu as vu tes enfants, c’est ça ?
Aviendha acquiesça. Sur cette partie des visions, elle ne s’était pas appesantie. Un sujet qui semblait bien trop personnel…
— Change un de leurs noms, conseilla Bair. Et ne mentionne jamais celui que cet enfant portait dans les visions, même devant nous. Ainsi, tu sauras. Si une chose est différente, d’autres peuvent l’être aussi. Et le seront ! Ce n’est pas notre destin, Aviendha, mais un chemin que nous éviterons. Ensemble.
Aviendha hocha la tête. Un changement infime, oui, mais lourd de sens.
— Merci, Bair.
La vieille Matriarche salua Aviendha de la tête, puis elle traversa le portail, en route pour la fabuleuse cité qui l’attendait de l’autre côté.
Talmanes flanqua un coup d’épaule à un grand Trolloc à gueule de sanglier équipé d’une cotte de mailles rudimentaire. Le monstre empestait. Un mélange de fumée, de fourrure mouillée et de peau crasseuse. Sous la puissance de l’assaut, il grogna de surprise. Ces créatures étaient toujours étonnées quand l’officier les attaquait.
Talmanes recula et retira sa lame du flanc du Trolloc, qui s’écroula aussitôt. Plongeant en avant, le militaire égorgea sa victime sans se soucier des mains griffues qui s’accrochaient à ses jambes.
Toute lueur déserta les yeux trop humains du monstre.
Partout, des hommes se battaient, criaient, grognaient et tuaient. L’avenue qui menait au palais montait désormais abruptement. Des Trollocs y avaient pris position, empêchant la Compagnie d’atteindre son objectif.
Talmanes s’affaissa contre le flanc d’un bâtiment. Celui d’à côté était en feu, illuminant la rue et dégageant une chaleur éprouvante. Mais ces incendies passaient pour une plaisanterie comparés aux souffrances que sa blessure infligeait au militaire. La douleur se diffusait de sa hanche à son pied. Et elle remontait aussi, menaçant de s’attaquer à son épaule.
Par le maudit sang et les fichues cendres ! Je donnerais cher pour passer les heures à venir avec un bon livre et une délicieuse bouffarde, seul et tranquille.
Les gens qui s’extasiaient sur les morts glorieuses au combat étaient des crétins finis. Crever dans un océan de feu et de sang n’avait rien d’un triomphe. Une mort paisible, ça, c’était bon à prendre.
Talmanes se redressa péniblement, le visage lustré de sueur. Plus bas, des Trollocs se massaient derrière ses lignes arrière. Ils coupaient toute retraite aux Bras Rouges, mais il leur restait toujours l’option d’avancer en taillant en pièces les monstres de devant.
Se replier serait une tout autre paire de manches. Comme dans cette rue, se battre en ville impliquait de subir sans cesse des attaques latérales venues des multiples ruelles et allées. Des escarmouches qui finissaient par coûter cher.
— Donnez tout ce que vous avez, les gars ! cria Talmanes.
Il repartit dans la rue, fondant sur les Trollocs qui tentaient de la bloquer. Désormais, le palais n’était plus très loin.
Avec son bouclier, Talmanes bloqua l’épée d’un Trolloc à face de chèvre – une fraction de seconde avant que la lame ait fait voler dans les airs la tête du brave Dennel.
Talmanes tenta de pousser en arrière l’arme du monstre, mais ces fichues créatures étaient rudement fortes. Non sans peine, le militaire empêcha celle-là de le faire basculer en arrière – juste assez longtemps pour que Dennel, remis de ses émotions, la frappe aux cuisses et la force à s’écrouler.
Melten suivait Talmanes comme son ombre. Fidèle à sa promesse, il était prêt à faire le travail si son chef avait soudain besoin d’une lame pour mettre fin à ses souffrances. Ensemble, les deux hommes menaient l’assaut contre la colline.
Les Trollocs reculèrent un peu, mais ils reprirent la formation, masse rugissante de fourrure noire, d’yeux haineux et d’armes mortelles.
Tant et tant de monstres…
— En avant ! cria Talmanes. Pour le seigneur Mat et la Compagnie de la Main Rouge !
Si Mat avait été là, il aurait juré d’abondance, pleurniché presque autant, puis trouvé un moyen de sauver tout le monde grâce à un miracle tactique de son cru. Incapable d’être aussi créatif que son chef en matière d’insanités et d’inspiration, Talmanes était cependant certain que ses cris stimulaient les hommes.
Alors que les rangs se resserraient, Gavid déploya sa vingtaine d’arbalétriers – les derniers qu’il restait à Talmanes – sur le toit d’un bâtiment épargné par les flammes. De cette position, ils entreprirent de cribler de carreaux les Trollocs.
Cette manœuvre aurait sans doute eu raison d’ennemis humains. Pas des monstres. Les carreaux en tuèrent pas mal, mais beaucoup moins que Talmanes l’aurait espéré.
Un Blafard les pousse à charger, pensa le militaire. Lumière, je ne peux pas en affronter un autre. Déjà que je n’aurais pas dû combattre le premier…
Pour commencer, Talmanes n’aurait pas dû être debout. La flasque de Melten, désormais vide, avait cessé de faire effet sur la douleur. De toute façon, il aurait été dangereux d’avoir l’esprit plus embrumé… Pour oublier son piteux état, Talmanes se concentra sur l’assaut qu’il conduisait en compagnie de Dennel et Londraed. Sous leurs lames, le sang des Trollocs jaillissait puis cascadait le long des pavés.
La Compagnie se sortait les tripes, mais l’épuisement et l’infériorité numérique la condamnaient à l’échec. Derrière les attaquants, un nouveau groupe de Trollocs s’était joint aux autres.
À présent, les choses étaient claires. Talmanes allait devoir affronter cette menace – en tournant le dos aux monstres de devant – ou diviser ses hommes en petites unités qui tenteraient de filer par les rues latérales avec pour objectif un regroupement devant la porte sud.
Talmanes se prépara à donner les ordres idoines.
— En avant, les Lions Blancs ! lancèrent des voix. Pour Andor et la reine !
Au sommet de la colline, des soldats en blanc et rouge venaient de faire une percée dans les rangs ennemis. Un autre détachement de piquiers andoriens jaillit d’une rue latérale, prenant à revers les Trollocs qui menaçaient les arrières de Talmanes.
Devant ces assauts, les monstres s’éparpillèrent dans toutes les directions.
Talmanes vacilla sur ses jambes. Un instant, il dut utiliser son épée comme une canne pour ne pas tomber. Prenant le commandement, Madwin lança une contre-attaque. Ses hommes et lui firent un massacre parmi les fuyards.
Plusieurs officiers en uniforme de la Garde Royale dévalèrent le flanc de la colline. À première vue, ils ne semblaient pas en meilleur état que les Bras Rouges.
Guybon était à leur tête.
— Mercenaire, dit-il à Talmanes, je te remercie d’être intervenu.
— Tu parles comme si nous vous avions sauvés. De mon point de vue, c’est tout le contraire.
Guybon fit la grimace.
— Grâce à vous, nous avons obtenu un répit… Ces Trollocs attaquaient les portes du palais. Désolé d’avoir mis si longtemps à faire la jonction. Au début, nous n’avons pas compris pourquoi les monstres rebroussaient chemin.
— Le palais a tenu ?
— Oui. Mais il est plein de réfugiés.
— Et les femmes capables de canaliser ? demanda Talmanes, plein d’espoir. Pourquoi la reine n’est-elle pas revenue avec l’armée andorienne ?
— Les Suppôts…, soupira Guybon. Sa Majesté a emmené presque toutes les femmes de la Famille – les plus puissantes, en tout cas. Elle nous en a laissé quatre assez fortes pour ouvrir un portail en s’unissant, mais un archer en a abattu deux sans que les autres puissent intervenir. Seules, les survivantes ne peuvent pas appeler au secours via un portail. Pour l’heure, elles se rabattent sur la guérison…
— Par le sang et les cendres ! jura Talmanes.
En même temps, une étincelle d’espoir se ralluma en lui. Ces deux femmes ne pouvaient pas ouvrir un portail, certes. Mais guérir sa blessure ?
— Guybon, tu devrais conduire tes réfugiés hors de la ville. Mes hommes tiennent la porte du Sud.
— Bonne nouvelle, fit Guybon, tout requinqué. Mais il te reviendra de guider ces pauvres gens. Moi, je dois défendre le palais.
Talmanes arqua un sourcil. Depuis quand recevait-il des ordres de Guybon ? La Compagnie disposait de sa propre chaîne de commandement, et elle n’avait de comptes à rendre qu’à la reine. En signant le contrat, Mat avait bien précisé ces deux points. Hélas, Guybon n’avait pas davantage d’ordres à recevoir de Talmanes.
Le militaire prit une grande inspiration… puis il tituba. De justesse, Melten le retint par un bras.
Quel calvaire, cette blessure ! Ce maudit flanc ne pouvait-il pas s’engourdir, comme il aurait été convenable ? Par le sang et les cendres ! Talmanes devait aller voir les deux femmes…
— Ces deux membres de la Famille qui savent guérir…, souffla-t-il.
— Je les ai déjà envoyé chercher, dit Guybon. Dès que j’ai vu ton groupe, dans la rue.
Eh bien, c’était déjà ça de pris.
— J’ai l’intention de rester ici, annonça Guybon. Pas question d’abandonner cette position.
— Pourquoi ? La ville est perdue, mon gars !
— La reine nous a ordonné de lui expédier régulièrement des rapports via les portails. Sans nouvelles de nous, elle ne tardera pas à se poser des questions. Pour savoir ce qui se passe, elle enverra une femme de la Famille qui arrivera sur le site de Voyage du palais. C’est…
— Seigneur ! cria soudain une voix. Seigneur Talmanes !
Guybon remit ses explications à plus tard. Dans le dos de Talmanes, un des éclaireurs de la Compagnie – nommé Filger – gravissait péniblement les pavés rouges de sang. Très mince, ce type aux cheveux de plus en plus rares arborait en permanence une barbe de trois jours. Le voir ici glaça les sangs de Talmanes. Filger comptait parmi les hommes chargés de défendre la porte sud.
— Seigneur, dit-il, à bout de souffle, les Trollocs ont conquis les fortifications. Massés sur les remparts, ils criblent de flèches ou de lances quiconque essaie d’approcher. Le lieutenant Sandip m’envoie te prévenir.
— Malédiction ! Et la porte sud ?
— Nous la tenons, seigneur. Pour l’instant…
Talmanes se tourna vers Guybon :
— Fais montre de compréhension, mon gars ! Il faut que quelqu’un défende cette porte. Je t’en prie, tire les réfugiés de là et va soutenir mes hommes. Cette issue sera notre unique chance de sortir de Caemlyn en un seul morceau.
— Mais le messager qu’enverra la reine…
— Dès qu’elle aura idée de jeter un coup d’œil ici, la reine saura ce qui se passe. Regarde-toi, Guybon ! Dans ton état, essayer de défendre le palais est de la folie. Cette cité n’est plus qu’un bûcher funéraire !
En proie à un dilemme, Guybon tenta de peser le pour et le contre.
— Tu sais que j’ai raison, dit Talmanes, les traits tordus par la douleur. Le mieux que tu aies à faire, c’est d’aller prêter main-forte à mes gars, devant la porte sud – qui te sera utile pour évacuer la ville.
— C’est possible…, marmonna Guybon. Mais laisser brûler le palais…
— Au moins, ce sacrifice sera utile… Et si tu chargeais quelques hommes de défendre le palais ? Ces braves feront diversion, évitant que les monstres s’intéressent aux citadins qui tentent de s’enfuir. Et quand ils seront près de céder, ils fileront par les jardins, à l’arrière du palais, puis ils rejoindront la porte sud en le contournant.
— Un bon plan, reconnut Guybon de mauvaise grâce. Je le suivrai… Mais toi, que vas-tu faire ?
— Il faut que je récupère les dragons. Pas question de les abandonner aux Ténèbres. Ils sont dans un entrepôt, à la lisière de la Cité Intérieure. La reine insistait pour qu’ils soient cachés le plus loin possible des compagnies de mercenaires. Je dois les retrouver. Si possible, pour les emporter. Sinon, pour les détruire.
— Très bien, fit Guybon, excédé de devoir accepter l’inévitable. Mes hommes agiront selon tes suggestions. Une moitié aidera les fugitifs puis renforcera les défenses de la porte. L’autre tiendra le palais quelques heures de plus. Puis elle battra en retraite. Mais moi, je t’accompagne !
— Avons-nous vraiment besoin de tant de lampes ? demanda l’Aes Sedai assise sur un tabouret, au fond de la pièce.
À son maintien, elle aurait tout aussi bien pu siéger sur un trône.
— Pensez au gaspillage d’huile !
— Nous avons besoin des lampes, grogna Androl.
Une pluie nocturne martelait la fenêtre, mais il l’ignorait, luttant pour se concentrer sur le morceau de cuir qu’il cousait. Un jour, le produit fini serait une selle. Pour l’heure, il travaillait sur le harnais ventral de l’équidé.
Perçant le cuir d’une double rangée de trous, il laissa le travail le calmer. Le poinçon qu’il utilisait faisait des trous en forme de diamant. Pour aller plus vite, il aurait pu taper dessus avec un maillet, mais ce soir, il se régalait de sentir le cuir céder sous la pression de sa main.
Avec sa roulette graduée, il détermina la position des trous suivants puis commença à les percer. Pour ce genre d’objet, il fallait que les parties plates des diamants soient alignées les unes en direction des autres. Ainsi, quand le cuir subissait une traction, les trous ne se déchiraient pas. Quant aux coutures de toute première qualité, elles contribueraient à conserver la selle en bon état pendant des années.
Bien sûr, les rangées de trous devaient être assez proches pour se renforcer mutuellement – mais pas au point de se déchirer ensemble. Évidemment, échelonner avec précision les orifices était d’une aide précieuse.
Les petits détails, toujours… Il suffisait de leur prêter attention pour…
Ses doigts ayant glissé, Androl perça un trou orienté dans le mauvais sens. Une erreur inacceptable !
De rage, il faillit jeter son œuvre en travers de la pièce. C’était sa cinquième bévue, ce soir.
Pour se calmer, il posa les paumes à plat sur son établi.
Lumière, qu’est-il arrivé à mon équanimité légendaire ?
À cette question, il ne fallait pas être grand clerc pour répondre.
La Tour Noire, voilà ce qui est arrivé !
Ici, il se sentait comme un nachi multipatte piégé dans une flaque laissée par la marée. Alors qu’il attendait désespérément le retour de l’eau, des enfants écumaient la plage, jetant dans leur seau tout ce qui paraissait comestible…
Après une profonde inspiration, Androl reprit le harnais. Ce serait la plus mauvaise pièce qu’il aurait créée depuis des années, mais il la finirait coûte que coûte. Laisser un travail inachevé était presque aussi grave que de négliger les petits détails.
— Bizarre, dit l’Aes Sedai.
Membre de l’Ajah Rouge, elle se nommait Pevara. Sur sa nuque, il sentait peser son regard.
Une sœur rouge…
Eh bien, partager une destination réunissait souvent des voyageurs disparates, comme le soulignait un proverbe tearien.
Mais il y en avait un autre, au Saldaea, qu’il ne fallait pas négliger non plus.
« Si l’épée de ton ennemi est sur sa propre gorge, ne perds pas ton temps à te souvenir du temps où elle faisait pression sur la tienne. »
— Tu me parlais de ta vie avant ta venue à la tour, rappela Pevara.
— Tu es sûre ? Moi, ça m’étonnerait… (Androl commença à coudre le cuir.) Pourquoi prétends-tu ça ? Ou plutôt, que veux-tu savoir ?
— Je suis curieuse, c’est tout… Fais-tu partie de ceux qui sont venus ici volontairement, pour être mis à l’épreuve, ou des hommes qui ont été recrutés aux quatre coins du continent ?
Androl tira fermement sur son aiguille.
— Je suis venu de mon plein gré. Sauf erreur de ma part, Evin te l’a dit hier, quand tu l’as cuisiné à mon propos.
— Eh bien, on me surveille, à ce que je vois…
Androl leva les yeux sur la sœur.
— C’est quelque chose qu’on t’enseigne ? demanda-t-il.
— Quoi ? demanda innocemment Pevara.
— L’art de détourner une conversation. Entends-toi m’accuser de t’espionner, alors que c’est toi qui as interrogé mes amis à mon sujet.
— J’aime savoir ce que valent exactement mes alliés.
— Tu veux surtout découvrir pourquoi un homme choisit de venir à la Tour Noire afin d’apprendre à canaliser le Pouvoir.
Pevara ne répliqua pas tout de suite. Androl devina qu’elle cherchait une réponse qui ne violerait pas un des Trois Serments. Parler avec une Aes Sedai était aussi simple que de suivre un serpent vert qui rampe dans une herbe tout aussi verte.
— C’est ça, oui, concéda Pevara.
Androl en cilla de surprise.
— Oui, je désire le savoir, continua Pevara. Qu’on le veuille ou non, nous sommes alliés. Je tiens à connaître la personne dont je partage la couche. C’est une image, bien entendu !
Androl inspira à fond pour se calmer. Dialoguer avec une Aes Sedai, il détestait ça, car ces femmes embrouillaient tout. Si on ajoutait sa peur du noir et ses démêlés avec la fichue selle…
Mais il ne s’énerverait pas !
— Nous devrions nous entraîner à former un cercle, dit Pevara. Contre les hommes de Taim, ça nous conférerait un avantage. Petit, je m’empresse de le préciser.
Androl oublia l’antipathie que lui inspirait la sœur – pour l’heure, il avait d’autres soucis – et s’efforça de réfléchir objectivement.
— Un cercle ?
— Tu ne sais pas ce que c’est ?
— J’ai peur que non.
Pevara fit la moue.
— Parfois, j’oublie à quel point vous êtes tous ignorants.
Elle se tut, comme si elle prenait conscience d’en avoir trop dit.
— L’ignorance est inévitable, Aes Sedai. Le sujet de cette ignorance peut changer selon les personnes, mais le monde est ainsi fait : trop complexe pour qu’un seul être sache tout.
Apparemment, ce n’était pas la réponse qu’attendait Pevara. Le regard dur, elle étudia Androl. Comme la plupart des gens, elle n’aimait pas les hommes capables de canaliser. Mais chez elle, ça allait plus loin. Les types comme Androl, elle avait passé sa vie à les traquer.
— Un cercle est généré quand des hommes et des femmes unissent leurs forces pour canaliser le Pouvoir. Il y a une façon de faire très précise.
— Le M’Hael la connaît, je suppose.
— Pour faire un cercle, les hommes ont besoin des femmes. En fait, sauf dans de très rares cas, il faut qu’il y ait plus de femmes que d’hommes pour que ça fonctionne. Mais un homme et une femme peuvent se lier, ainsi qu’une femme et deux hommes, ou deux femmes et deux hommes. Ici, le plus grand cercle possible réunira trois personnes. Moi et deux d’entre vous. C’est peu, mais ça nous sera utile.
— Je te trouverai deux gars avec qui t’entraîner, dit Androl. Parmi ceux auxquels je me fie, Nalaam est le plus fort. Emarin est également puissant, et il n’a pas encore réalisé son potentiel. Même chose pour Jonneth.
— Ce sont les meilleurs ? Tu n’en fais pas partie ?
— Non, répondit Androl avant de se reconcentrer sur son ouvrage.
Dehors, il pleuvait plus fort et un air mordant s’infiltrait sous la porte. Une des lampes de la pièce battait de l’aile, plongeant tout un coin dans la pénombre. Un secteur qu’Androl lorgnait avec méfiance…
— J’ai du mal à y croire, maître Androl, dit Pevara. Ils t’écoutent tous religieusement.
— Crois ce que tu veux, Aes Sedai. Je suis le plus faible du lot. Et peut-être de la Tour Noire.
Cette révélation coupa la chique à Pevara. Se levant, Androl alla remplir la lampe défaillante. Alors qu’il se rasseyait, un grattement, à la porte, annonça l’arrivée de Canler et Emarin. À part être trempés jusqu’aux os, ces deux-là n’avaient aucun point commun. L’un était grand, raffiné et prudent, l’autre grincheux et bavard comme une pie. Pourtant, ils devaient s’être trouvé des intérêts communs, puisqu’on les voyait très souvent ensemble.
— Alors ? demanda Androl.
— Ça pourrait fonctionner, annonça Emarin.
Retirant son manteau gorgé de pluie, il le pendit à une patère, près de la porte. Dessous, il portait une tenue brodée à la mode de Tear.
— Il faudra que ce soit un orage puissant. Les gardes ne relâchent jamais leur vigilance.
— Je me sens comme un taureau primé à une foire, marmonna Canler.
Avant de suspendre son manteau, il tapa des pieds sur le plancher pour nettoyer ses semelles.
— Partout où nous allons, les favoris de Taim nous observent du coin de l’œil. Par le sang et les cendres, Androl ! Ils savent ! Oui, ils sont informés que nous voulons filer.
— As-tu trouvé des failles ? demanda Pevara en se penchant en avant. Un endroit où le mur est moins surveillé.
— Pevara, intervint Emarin, tout dépend des gardes affectés à un poste ou à un autre.
— Oui, je suppose que c’est normal. Ai-je mentionné un détail qui me trouble ? Celui d’entre vous qui me manifeste le plus de respect est un Tearien.
— Pour eux, être poli avec quelqu’un n’est pas un gage de respect, Pevara Sedai, fit remarquer Emarin. C’est simplement le signe d’une bonne éducation et d’un caractère égal.
Androl sourit. Emarin était un génie en matière d’insultes. Le plus souvent, ses victimes le quittaient sans avoir conscience qu’il venait de se moquer d’elles.
Pevara fit la moue.
— Dans ce cas, il faudra surveiller les rotations de sentinelles. Lors du prochain orage, nous tenterons de fuir à l’endroit où se trouveront les moins vigilantes.
Les deux hommes se tournèrent vers Androl. Agacé, il constata qu’il était en train de scruter le coin le plus sombre de la pièce, près de la table. Les ombres grossissaient-elles ? Tentaient-elles de l’atteindre ?
— Je n’aime pas laisser des gars en arrière, dit-il en se forçant à détourner le regard du coin fatidique. Ici, des dizaines et des dizaines d’hommes et de garçons ne sont pas encore sous le contrôle de Taim. Impossible de les emmener sans attirer l’attention. Et si nous les laissons, le risque…
Androl ne put pas achever sa phrase. En réalité, il ne savait pas ce qui se passait. Mais les gens se modifiaient. En un clin d’œil, un allié fidèle devenait un ennemi. Sans changer d’apparence, mais en n’étant plus la même personne. C’était visible dans son regard…
Androl frissonna.
— Les femmes envoyées par les Aes Sedai rebelles sont toujours à l’extérieur de la Tour Noire, rappela Pevara.
Elles campaient là depuis un moment, affirmant que le Dragon Réincarné leur avait promis des Champions. Mais Taim faisait la sourde oreille.
— Si nous pouvons les contacter, il sera possible d’ébranler la Tour Noire et de sauver nos amis.
— Ce sera vraiment si facile ? demanda Emarin. Taim disposera de tout un village d’otages. Et beaucoup d’hommes ont leur famille avec eux.
Canler approuva du chef. Lui aussi était venu avec les siens, et il ne comptait pas les laisser en arrière.
— Au-delà de ça, dit Androl, se tournant sur son tabouret pour regarder Pevara, crois-tu honnêtement que les Aes Sedai pourraient l’emporter ici ?
— Beaucoup d’entre elles ont des décennies voire des siècles d’expérience.
— Du combat ? Tu en es sûre ?
La sœur rouge ne répondit pas.
— Aes Sedai, insista Androl, ici, il y a des centaines d’hommes capables de canaliser. Et tous ont été entraînés pour devenir des armes. Sur l’histoire ou la politique, nous n’apprenons rien. Idem sur l’aptitude d’influencer les nations. Tout ce qu’on nous enseigne, c’est l’art de tuer. Chaque homme et chaque garçon est poussé à ses limites pour devenir fort et se développer. En d’autres termes, être plus puissant. Afin de détruire. Et un grand nombre de ces hommes sont fous. Les sœurs peuvent-elles faire face à ça ? Surtout quand tant d’amis qu’on pense fidèles – ceux que nous tentons de sauver – risquent de se ranger du côté de Taim si des Aes Sedai essaient d’envahir la Tour Noire ?
— Tes arguments ne sont pas sans valeur, concéda Pevara.
À la manière d’une reine, pensa Androl, impressionné malgré lui par l’assurance de son interlocutrice.
— Mais nous avons besoin d’envoyer des informations à l’extérieur, continua Pevara. Un assaut massif serait peut-être une erreur, mais rester assis à ne rien faire n’est pas non plus une solution, parce que nos ennemis finiront par nous avoir tous.
— Je crois aussi qu’il faut envoyer quelqu’un, dit Emarin. Le seigneur Dragon doit être averti.
— Le seigneur Dragon, ricana Canler tout en s’asseyant sur une chaise, près d’un mur. Il nous a abandonnés, Emarin. À ses yeux, nous ne sommes rien. C’est…
— Canler, coupa Androl, le Dragon Réincarné porte le monde sur ses épaules. J’ignore pourquoi il nous a laissés ici, mais j’aime à penser qu’il nous croit capables de nous débrouiller seuls. (Androl tapota le harnais puis se leva.) La Tour Noire est à la croisée des chemins, et nous devons montrer notre valeur. Si nous courons dans les jupes des Aes Sedai pour être protégés, ça nous soumettra à leur autorité. Et si nous comptons sur le seigneur Dragon, nous ne serons plus rien après son départ…
— Aucune réconciliation avec Taim n’est possible, souligna Emarin. Nous savons tous ce qu’il est en train de faire.
Androl ne regarda pas Pevara. Elle avait exposé sa façon de voir les choses. Malgré des années à s’entraîner à l’impassibilité, elle n’avait pas pu empêcher sa voix de trembler d’angoisse. Treize Myrddraals et treize personnes capables de canaliser, unis lors d’un rite répugnant, pouvaient convertir aux Ténèbres n’importe quel adepte du Pouvoir de l’Unique. Contre sa volonté.
— Ce que fait Taim, intervint Pevara, c’est le mal absolu. Il ne s’agit plus d’un conflit entre des hommes qui suivent un chef et des hommes qui en servent un autre. Androl, c’est l’œuvre du Ténébreux ! La Tour Noire est tombée sous sa coupe. Tu dois voir cette réalité en face.
— La Tour Noire est un rêve, dit Androl, les yeux rivés dans ceux de la sœur. Un refuge pour les hommes capables de canaliser. Un foyer où ils n’ont pas besoin d’avoir peur ni de fuir, et où nul ne les hait. Je ne livrerai pas ce rêve à Taim. Il n’en est pas question.
Un lourd silence tomba sur la pièce, seulement troublé par le martèlement de la pluie contre les fenêtres. Emarin acquiesça et Canler, se levant, prit Androl par le bras.
— Tu as raison, dit-il. Que la Lumière me brûle si tu te trompes ! Mais que pouvons-nous faire ? Nous sommes faibles et peu nombreux.
— Emarin, as-tu entendu parler de la révolte de Knoks ?
— Oui. C’était toute une affaire, même hors des frontières du Murandy.
— Fichus Murandiens ! éructa Canler. Ils vous prennent le manteau sur le dos et vous rouent de coups si vous ne leur donnez pas aussi vos bottes.
Emarin arqua un sourcil.
— Knoks était très loin de Lugard, Canler, dit Androl. Les gens qui y vivaient ressemblaient beaucoup à des Andoriens. La révolte s’est produite il y a une dizaine d’années.
— Des fermiers ont renversé leur seigneur, enchaîna Emarin. Desartin le méritait, car c’était un type détestable, en particulier avec ses « inférieurs ». Mais il commandait une armée – une des plus puissantes hors de Lugard – et se comportait comme s’il avait fondé son propre petit royaume. Contre ça, le roi ne pouvait rien faire.
— Et il a été renversé ? s’étonna Canler.
— Par des hommes et des femmes très humbles qui en avaient assez de sa brutalité, dit Androl. À la fin, beaucoup de mercenaires qui le soutenaient étaient à nos côtés. Alors qu’il semblait si fort, son âme pourrie l’a conduit à sa chute. Ici, les choses semblent terribles, mais la plupart des hommes de Taim ne lui sont pas fidèles. Les gens comme lui n’inspirent pas la loyauté. Ils se font plutôt des complices qui espèrent s’enrichir ou gagner du pouvoir. Nous pouvons et nous devons trouver un moyen de renverser Taim.
Les autres acquiescèrent, à part Pevara, qui se fendit d’une moue dubitative.
Androl ne put s’empêcher de se trouver un peu idiot. Au fond de son cœur, il ne pensait pas que les autres devaient s’en remettre à lui plutôt qu’à une personne raffinée comme Emarin ou puissante comme Nalaam.
Du coin de l’œil, il lorgna les ombres, le long de la table. Elles rampaient vers lui, semblait-il.
Il serra les dents. À coup sûr, elles n’oseraient pas l’attaquer en présence de tant de gens. Pas vrai ? Pour le consumer, elles attendraient qu’il soit seul, s’efforçant de trouver le sommeil.
Les nuits le terrifiaient…
Elles viennent même quand je ne canalise pas le saidin, désormais. Que la Lumière me brûle ! La Source a été purifiée ! Je ne suis plus censé devenir dingue.
Androl saisit l’assise de son tabouret et la serra jusqu’à ce que la terreur recule, les ombres se retirant en même temps qu’elle.
L’air étonnamment guilleret, Canler annonça soudain qu’il allait leur chercher quelque chose à boire. Il fit mine de partir pour la cuisine, mais il hésita, car personne n’était censé aller et venir seul.
— Je ne cracherais pas non plus sur une infusion, dit Pevara avec un soupir.
Elle se leva et suivit Canler.
Androl se rassit pour continuer à travailler. Se tirant un siège, Emarin s’assit à côté de lui. Avec sa distinction habituelle, il le fit presque nonchalamment, comme s’il cherchait un endroit où se détendre tout en jetant un coup d’œil par la fenêtre.
Mais Emarin n’était pas homme à faire les choses par hasard. Au contraire, il avait toujours une multitude de motivations.
— Tu étais impliqué dans la révolte de Knoks…
— Ai-je jamais dit ça ?
Androl recommença à travailler sur son harnais.
— Oui, tu l’as dit. En parlant des mercenaires, qui sont passés de « notre côté ». « Notre côté », à savoir celui des rebelles.
Androl marqua le coup.
Que la Lumière me brûle ! Il faut que je surveille mes propos…
Si Emarin avait remarqué, Pevara aussi…
— Je traînais dans le coin, et j’ai été entraîné sans vraiment le vouloir.
— Tu as un passé étrange et foisonnant, mon ami… Plus j’en apprends, et plus ça éveille ma curiosité.
— En matière de passé, je ne suis pas le seul à être intéressant, seigneur Algarin de la maison Pendaloan.
Emarin eut un mouvement de recul, les yeux ronds.
— Comment as-tu su ?
— Fanshir a un livre sur les lignées nobles de Tear…
Androl faisait allusion à un Soldat qui était un érudit avant de venir à la tour.
— On y trouve une étrange entrée… Sur une maison dont l’histoire a été troublée par des hommes ayant un problème… indicible. Le dernier en date a couvert cette lignée de honte il y a quelque chose comme douze ans.
— Je vois… Eh bien, je suppose que tu n’es pas étonné que je sois un noble.
— Un noble qui a de l’expérience avec les Aes Sedai, continua Androl, et qui les traite avec respect malgré – ou à cause de – ce qu’elles ont fait pour sa famille. Un noble de Tear, se comporter ainsi, quel prodige ! Un seigneur qui ne se formalise pas de servir sous les ordres de garçons de ferme, et qui sympathise avec des rebelles. Si tu me permets de le dire, mon ami, ce n’est pas une attitude répandue parmi tes pairs et tes compatriotes. Je parie que ton passé est lui aussi des plus intéressants.
Emarin sourit.
— Un point pour toi. Androl, au Grand Jeu, tu serais un champion.
— Ça, je n’en jurerais pas… La dernière fois que je m’en suis mêlé, j’ai failli…
Androl n’alla pas plus loin.
— Je t’écoute !
— Je préfère ne pas en parler…
Androl eut le sentiment d’avoir rougi. Non, il ne s’étendrait pas sur cette époque de sa vie.
Si je me laisse aller, tout le monde croira que je suis un pire affabulateur que Nalaam.
Emarin détourna la tête pour contempler la pluie qui malmenait la fenêtre.
— Si mes souvenirs sont bons, dit-il, le succès de la rébellion de Knoks fut éphémère. En deux ans, la famille noble a repris le pouvoir, les insurgés étant bannis ou exécutés.
— C’est vrai, admit Androl.
— Ici, nous ferons du meilleur travail… Androl, je suis avec toi. Nous le sommes tous. Les hommes d’Androl !
— Non. Les hommes de la Tour Noire ! Je veux bien commander, s’il le faut, mais il n’est pas question de moi, de toi ou de n’importe qui d’autre. C’est une affaire collective. Et je cesserai de diriger le mouvement dès le retour de Logain.
S’il revient un jour… À l’intérieur de la tour, les portails ne fonctionnent pas. Tente-t-il d’entrer mais est-il bloqué dehors ?
— D’accord, capitula Emarin. Alors, que faisons-nous ?
Androl reprit son harnais et ses outils.
— Laisse-moi une heure pour réfléchir…
— Je suis navrée, dit Jesamyn en s’agenouillant à côté de Talmanes. C’est au-delà de mes compétences. Je ne peux rien faire contre cette blessure.
Talmanes hocha la tête et remit en place le pansement. Comme si elle était gelée, la peau, sur son flanc, avait viré au noir.
La femme de la Famille le regarda, le front plissé. Cette blonde semblait très jeune, mais avec le Pouvoir de l’Unique, il fallait toujours se méfier.
— Je m’étonne que tu puisses marcher, seigneur.
— Je doute que ça mérite encore le nom de « marche », marmonna Talmanes.
Il se redressa et clopina en direction de ses hommes. Il tenait encore debout, plus ou moins, mais les vertiges devenaient de plus en plus fréquents.
Guybon discutait ferme avec Dennel, qui désignait sa carte et gesticulait follement. Dans l’air, la fumée était si dense que plusieurs hommes avaient noué un mouchoir sur leur nez.
— … Même les Trollocs évacuent ce quartier, insista Guybon. Trop d’incendies.
— Les Trollocs se replient en direction du mur d’enceinte, et ce dans toute la ville. Leur intention est de laisser Caemlyn brûler jusqu’au matin. Le seul secteur qui n’est pas en feu est celui où se trouve l’issue des Chemins. Pour créer un pare-feu, ils ont démoli tous les bâtiments.
— En utilisant le Pouvoir de l’Unique, dit Jesamyn dans le dos de Talmanes. Je l’ai senti… Des sœurs noires ! Je ne conseillerais pas d’aller dans cette direction.
Jesamyn était la dernière représentante de la Famille, car sa compagne avait péri. Incapable d’ouvrir un portail, elle ne se révélait pas inutile pour autant. De ses yeux, Talmanes l’avait vue carboniser six Trollocs infiltrés derrière leurs lignes.
Cette escarmouche, il avait dû en être seulement témoin, car la douleur le terrassait. Depuis, Jesamyn lui avait donné des herbes à mâcher. Si ça aggravait ses vertiges, ça atténuait la douleur. Il aurait juré que son corps, pris dans un étau géant, se faisait lentement écraser. Mais au moins, il tenait de nouveau sur ses jambes.
— Nous allons prendre le chemin le plus court, dit-il. Le quartier qui ne brûle pas est trop proche des dragons. Je refuse que l’engeance du démon découvre Aludra et ses armes.
Si ce n’est pas déjà fait.
Guybon foudroya Talmanes du regard. Mais c’était l’opération de la Compagnie. Si l’Andorien y était bienvenu, il n’avait pas son mot à dire.
Le groupe de Talmanes continua de s’enfoncer dans la ville truffée de périls. Même en connaissant la position de l’entrepôt d’Aludra – approximativement, en tout cas –, le rallier ne serait pas un jeu d’enfant. Beaucoup de grandes rues étaient bloquées par des débris, le feu… ou l’ennemi. Du coup, il fallait passer par des dédales de ruelles si tortueux que même Guybon, pourtant du cru, avait du mal à s’y repérer.
D’autant plus qu’il fallait éviter les secteurs qui brûlaient au point de faire fondre les pavés. Contemplant les flammes jusqu’à ce que ses yeux se dessèchent, Talmanes entraîna ses hommes dans de nouveaux détours.
Pas vite, certes, ils approchaient de l’entrepôt. Par deux fois, ils tombèrent sur des Trollocs en quête de citadins à tuer. Avec le soutien des arbalétriers, les Bras Rouges firent un massacre.
Talmanes assista de loin au combat, car il ne se sentait plus en état de ferrailler. Sa blessure avait raison de lui. Mais pourquoi avait-il laissé son cheval en arrière ? Une idée idiote, ça. Quoique… Les Trollocs auraient fondu sur l’équidé…
Mes pensées commencent à tourner en rond…
Avec sa lame, Talmanes désigna une allée latérale. Des éclaireurs se précipitèrent, regardèrent à droite et à gauche, et firent signe que le chemin était libre.
En fait, je ne suis plus en état de penser… Encore quelques minutes, et le néant réclamera son dû.
Avant, il voulait savoir que les dragons étaient en sécurité. C’était son devoir.
Au sortir de l’allée, Talmanes déboucha dans une rue qui lui parut familière. Ils étaient vraiment près du but. D’un côté de cette artère, les bâtiments brûlaient. Ici, les statues faisaient penser à de pauvres hères piégés par les flammes. Sur le marbre blanc, des traînées noires se formaient.
L’autre côté de la rue était intact et… silencieux. Les ombres projetées par les statues y dansaient au gré des flammes, comme des ivrognes ravis de regarder brûler leurs ennemis. Dans l’air, la fumée devenait oppressante.
Aux yeux de Talmanes, dont la raison vacillait, les ombres et les statues semblaient se déplacer telles des créatures maléfiques engagées dans un ballet morbide.
La beauté consumée par le mal, sa peau noircissant tandis que la vermine la dévorait de l’intérieur et dévastait son âme…
— Nous ne sommes plus loin ! lança Talmanes.
En titubant, il avança, passant au pas de course. Pas question de ralentir ses hommes.
Si les flammes touchent l’entrepôt…
Les Bras Rouges atteignirent un endroit où le sol était noir de suie. Ici, le feu s’était déchaîné, mais il avait cessé. Non sans avoir réduit en cendres le grand entrepôt qui se dressait naguère sur ce site. Par endroits, on reconnaissait des poutres fumantes au milieu des cadavres de Trollocs.
Les braves de Talmanes se réunirent autour de lui, tous muets de terreur. À part le crépitement des flammes, omniprésent, pas un bruit ne troublait le silence.
Talmanes sentit une sueur glacée ruisseler le long de ses joues.
— Nous arrivons trop tard, souffla Melten. Ils ont emporté les armes, pas vrai ? Si les dragons avaient explosé, nous aurions entendu le boucan. Les Créatures des Ténèbres sont venues, elles ont pris les armes et elles ont brûlé l’entrepôt.
Autour de leur chef, des Bras Rouges exténués tombèrent à genoux.
Désolé, Mat… On a essayé. Et…
Un vacarme pire que le tonnerre retentit soudain dans toute la ville. Talmanes en trembla jusque dans la moelle de ses os et ses hommes levèrent les yeux.
— Lumière ! s’écria Guybon. L’engeance du démon utilise les dragons ?
— Peut-être pas, fit Talmanes.
Ses forces lui revenant, il repartit au pas de course, entouré de ses braves.
Chaque foulée lui déchirait le flanc. Pourtant, il descendit la rue aux statues, les flammes sur sa droite.
Boum !
À bien y réfléchir, ces explosions ne semblaient pas assez fortes pour être des tirs de dragon. Une Aes Sedai ? Pouvait-on espérer un tel miracle ?
Ayant repéré l’origine des sons, Jesamyn courait dans cette direction, l’ourlet de sa jupe relevé. Les hommes la suivirent et, à l’intersection de deux rues, pas très loin de l’entrepôt, déboulèrent sur les arrières d’une bande de Trollocs.
Talmanes beugla avec ce qui lui restait de voix et leva son épée en la tenant à deux mains. Désormais, le feu de la mort se déversait dans tout son corps, y compris dans ses doigts. À croire qu’il était devenu une des statues condamnées à brûler avec la ville.
Avant même qu’un Trolloc s’avise qu’il était là, Talmanes le décapita. Puis il fondit sur le suivant.
Non, celui-là n’était pas un Trolloc. Avec une étrange grâce, la créature tourna vers le militaire son visage sans yeux. Les pans de son manteau, remarqua Talmanes, ne bougeaient pas d’un pouce.
Le militaire éclata de rire.
Pourquoi pas, après tout !
Et dire que ses hommes l’accusaient de ne pas avoir le sens de l’humour !
Exécutant des Fleurs de Pommier dans le Vent, le militaire frappa de toutes ses forces, avec une fureur égale à celle du feu qui le tuait de l’intérieur.
À l’évidence, le Myrddraal jouait sur du velours. Même en pleine forme, Talmanes aurait eu besoin d’aide pour l’affronter.
Passant d’une figure d’escrime à une autre, le Blafard virevoltait comme un spectre.
Presque détendu, il abattit sa lame, comme si une simple chiquenaude allait suffire.
La pointe entailla la joue de Talmanes sur toute sa longueur. Toujours hilare, le moribond dévia la lame avec la sienne – une réaction qui stupéfia le Blafard. Les humains, en principe, ne devaient pas se comporter ainsi. À la moindre égratignure d’une lame de Thakan’dar, ils étaient censés tituber, terrorisés de savoir que leur dernière heure avait sonné.
— J’ai déjà goûté à une de vos fichues lames, espèce de fils de chèvre !
Fou furieux, Talmanes attaqua sans relâche. Il osa même un Forgeron qui Martèle la Lame. Une figure inélégante, mais qui convenait très bien à son humeur.
Sous ce déluge de coups, le Myrddraal tituba. Très lentement, Talmanes ramena sa lame en arrière, sur le côté, et, au niveau du coude, trancha net le bras blanchâtre de son adversaire. La moitié de membre vola dans les airs, et l’épée empoisonnée s’échappa des doigts saisis de spasmes.
Tournant sur lui-même pour prendre de l’élan, Talmanes frappa encore et décolla la tête du Blafard de ses épaules.
Alors qu’un sang noir jaillissait vers le ciel, le monstre s’écroula, sa main intacte se tendant vers le moignon ensanglanté de son autre bras.
Talmanes se campa devant son adversaire vaincu. Bizarrement, son épée lui parut peser une tonne. La lâchant, il l’entendit cliqueter quand elle atterrit sur les pavés.
Alors qu’il basculait lui-même en avant, une main le retint par-derrière.
— Par la Lumière ! s’écria Melten. Tu en as tué un autre ?
— J’ai trouvé le secret pour leur faire la peau… Il suffit d’être déjà mort.
Sous le regard perplexe de Melten, Talmanes ricana sombrement.
Autour d’eux, des Trollocs s’écroulaient par dizaines, foudroyés par la mort de leur Myrddraal.
Presque tous blessés, les Bras Rouges se massèrent autour de leur chef. Les survivants, en tout cas. Dans leur état, cette bande de Trollocs aurait pu les exterminer.
Melten ramassa l’épée de Talmanes et nettoya la lame. S’avisant qu’il ne tenait plus debout, le second de Mat rengaina l’arme et accepta la lance d’un Trolloc que lui tendait un de ses soldats.
— Au fond de la rue ! cria une voix distante. Qui que vous soyez, merci !
Talmanes se mit en chemin, Filger et Mar le précédant sans qu’il ait eu besoin de le leur ordonner.
La rue étant obscure et jonchée de charognes de Trollocs, Talmanes eut besoin d’un moment avant d’apercevoir la personne qui s’était adressée à lui.
Au milieu de la rue, on avait érigé une barricade. Des gens se tenaient derrière, y compris un type qui tenait une torche.
Non, pas un type, mais une femme aux cheveux tressés en robe marron ordinaire et tablier blanc.
Aludra !
— Des soldats de Cauthon, lâcha-t-elle, caustique. Vous en avez mis du temps, pour nous rejoindre !
De l’autre main, l’Illuminatrice tenait un cylindre de cuir pansu plus gros que le poing d’un homme et équipé d’une mèche noire très courte.
Ces objets, se souvint Talmanes, explosaient après qu’on les eut embrasés et lancés. La Compagnie y avait déjà eu recours, les propulsant avec des frondes. Moins dévastatrices que les dragons, ces armes restaient dangereuses.
— Aludra, tu as les dragons ? Je t’en prie, dis-moi que oui.
Sans répondre, l’Illuminatrice fit signe à trois de ses compagnons d’écarter une partie de la barricade, afin de laisser passer Talmanes et ses braves.
Derrière la fortification improvisée, des centaines de citadins – voire des milliers – se massaient dans la rue. En avançant, Talmanes vit un spectacle fabuleux.
Une centaine de dragons, entourés par des hommes et des femmes de Caemlyn. Les cylindres de bronze étaient montés sur des roues et un cadre en principe tiré par deux chevaux. Tout compte fait, ces armes étaient très mobiles. De plus, les roues pouvaient être ancrées dans le sol pour gérer le recul. Du coup, tirer devenait possible dès qu’on avait détaché les chevaux.
Dans la rue, il y avait assez de gens pour faire le travail des équidés et mettre les armes en batterie.
— Tu as cru que je les abandonnerais ? demanda Aludra. Ces gens, là, ne sont pas capables de servir mes dragons. Mais pour les tirer, il suffit d’avoir deux bras et deux jambes.
— Nous devons sortir ces armes de là, dit Talmanes.
— Sans blague ? Tu viens d’avoir une révélation ? Que penses-tu que je tentais de faire ? Mais… qu’y a-t-il avec ton visage ?
— Un jour, j’ai mangé un fromage trop dur, et je me suis coupé avec…
Aludra regarda Talmanes, perplexe.
Je devrais sourire quand je plaisante, pensa-t-il dans son brouillard en s’appuyant à la barricade. Peut-être que les gens comprendraient…
Oui, mais ça soulevait une question cruciale. Voulait-il que les autres comprennent ses blagues ? Souvent, c’était beaucoup plus amusant quand ils ne captaient rien. Et sourire semblait si vulgaire. Où était la subtilité là-dedans ? En outre…
Lumière, il avait vraiment du mal à se concentrer. Plissant les yeux, il lut de l’inquiétude dans ceux d’Aludra.
— Quoi, mon visage ? dit-il en portant une main à sa joue.
Le Myrddraal, oui… Une blessure…
— Une égratignure…
— Et les veines ?
— Les veines ? répéta Talmanes.
Regardant sa main, il vit que des tentacules noirs, comme du lierre qui aurait poussé sous sa peau, s’enroulaient autour de son poignet et progressaient vers ses doigts. Et ils devenaient plus sombres à chaque seconde.
— Oh, ça ? J’agonise, manque de chance… C’est terriblement tragique, non ? Tu n’aurais pas un peu de gnôle, par hasard ?
— Je…
— Seigneur ! appela une voix.
Talmanes cilla puis trouva la force de se retourner – en s’appuyant à sa lance.
— Oui, Filger ?
— Des Trollocs, seigneur. Une horde. Ils se massent face à nous.
— Magnifique ! Il faut mettre la table. J’espère que nous aurons assez de couverts. Je savais bien qu’il fallait envoyer les domestiques chercher les cinq mille sept cents jeux qu’il nous manque…
— Tu… Tu te sens bien ? demanda Aludra.
— Par le sang et les cendres, femme, j’ai l’air d’un type au sommet de sa forme ? Guybon ! On nous coupe la retraite. À quelle distance sommes-nous de la porte de l’Est ?
— Une demi-heure de marche, environ. Et il faudra descendre le versant de la colline…
— Alors, en route ! Prends les éclaireurs et assure-toi que la voie est libre. Dennel, vérifie l’aptitude de ces citadins à tracter les dragons. Et préparez-vous à les utiliser.
— Talmanes, dit Aludra, il nous reste très peu de poudre et d’« œufs ». Nous aurons besoin des réserves de Baerlon. Jusque-là, tout ce que je pourrai fournir, ce sera quelques tirs par dragon.
— Seigneur, intervint Dennel, les dragons ne sont pas faits pour tenir un front seuls. Ils ont besoin de soutien pour empêcher l’ennemi de trop approcher et de les détruire. Ces armes, nous pourrons les utiliser, mais sans fantassins, ce ne sera pas pendant longtemps…
— C’est pour ça qu’on va courir, fit Talmanes.
Il se retourna, esquissa un pas et faillit s’étaler.
— Et je crois que… Eh bien, que j’aurai besoin d’un cheval.
Moghedien prit pied sur la plate-forme de pierre qui flottait au milieu d’une vaste étendue d’eau. Bleu et vitreuse, cette onde frémissait sous la brise, mais on ne distinguait pas de vague. Et aucune côte n’était en vue.
Les mains croisées dans le dos, Moridin se tenait au bord de la plate-forme. Devant lui, la mer brûlait. Pas une once de fumée n’en montait, mais on sentait la chaleur et l’eau, autour de la plate-forme, produisait de la vapeur en sifflant.
Un cercle de pierre au milieu d’un océan infini… De l’eau en feu… Dans ses fantaisies oniriques, Moridin avait toujours aimé créer des configurations impossibles.
— Assise ! ordonna-t-il sans se retourner.
Moghedien obéit, se laissant tomber sur un des quatre sièges qui venaient d’apparaître au centre de la plate-forme. Dans le ciel bleu limpide, le soleil en était aux trois quarts de la course vers son zénith.
Depuis quand l’Élue n’avait-elle plus vu le soleil en Tel’aran’rhiod ? Ces derniers temps, la tempête noire omniprésente obscurcissait tout. Cela dit, ce n’était pas totalement Tel’aran’rhiod… Ni le rêve de Moridin, d’ailleurs. Il s’agissait… Eh bien, d’un mélange des deux. Comme une sorte d’appentis adossé au Monde des Rêves. Une bulle où fusionnaient deux réalités.
Moghedien portait une robe noir et or. De la dentelle, sur les manches, rappelait une toile d’araignée. Mais vaguement… Il ne fallait jamais insister trop lourdement sur un thème.
Une fois assise, l’Élue tenta de présenter l’image même de la confiance et de la maîtrise de soi. Naguère, ça lui était naturel. Désormais, ces deux qualités lui échappaient, comme quand on tentait de saisir au vol des graines de pissenlit, si légères qu’on ne pouvait jamais refermer la main dessus. Furieuse contre elle-même, Moghedien serra les dents. Bon sang, elle était une des Élus ! Devant elle, des rois avaient éclaté en sanglots tandis que des armées tremblaient de peur. Son nom, des générations de mères l’avaient utilisé pour terroriser leurs rejetons. Et maintenant…
Portant une main à son cou, elle y trouva son pendentif. Elle savait qu’il y serait, mais le toucher la rassurait et la calmait.
— Ne t’habitue pas trop à l’avoir, dit Moridin.
Le vent lui soufflait au visage, faisant onduler l’océan immaculé. Moghedien crut entendre des cris charriés par cette brise.
— Tu n’es pas totalement pardonnée, Moghedien. Te voilà en probation, plutôt… À ton prochain échec, je donnerai peut-être le piège mental à Demandred.
Moghedien haussa les épaules.
— Mortellement ennuyé, il le jetterait au loin. Demandred ne veut qu’une chose : al’Thor. Tout ce qui ne le conduit pas à sa cible lui semble sans intérêt.
— Tu le sous-estimes, fit Moridin. Le Grand Seigneur est content de lui. Très content, même. De toi, en revanche…
Moghedien se recroquevilla sur son siège, de nouveau soumise à la torture. Une douleur telle que peu d’êtres en ce monde en avaient connu. Bien au-delà de ce qu’un corps aurait dû supporter. Tenant le cour’souvra, elle s’unit au saidar, ce qui la soulagea un peu.
Avant, canaliser le Pouvoir à proximité de son cour’souvra était un calvaire. Depuis qu’elle le portait et non Moridin, ce n’était plus pareil.
Ce n’est pas simplement un pendentif, se redit-elle sans lâcher le bijou. C’est mon âme !
Son âme si obscure ! Comment aurait-elle pu imaginer qu’elle serait un jour soumise à un tel artefact ? N’était-elle pas l’Araignée, celle qui se montrait prudente en tout ?
Elle leva son autre main et la posa sur celle qui serrait le cour’souvra. S’il tombait, que se passerait-il ? Et si quelqu’un le volait ? Non, elle ne le perdrait pas. Elle ne pouvait pas le perdre.
C’est donc ce que je suis devenue ? pensa-t-elle, révulsée. Je dois me ressaisir, d’une façon ou d’une autre.
Elle se força à ne plus penser au piège mental.
L’Ultime Bataille était commencée. Déjà, des Trollocs déferlaient sur les terres du Sud. Une nouvelle guerre des Ténèbres, n’était qu’elle était la seule, avec les autres Élus, à connaître les secrets les mieux enfouis du Pouvoir de l’Unique. Ceux qu’elle n’avait pas été contrainte de révéler à ces horribles femmes…
Non, ne pense pas à ça !
La douleur, la torture, l’échec…
Dans la guerre actuelle, ils n’affrontaient pas les Cent Compagnons – donc, pas d’Aes Sedai bénéficiant de siècles de compétences et d’expérience. Elle montrerait sa valeur, et toutes ses erreurs passées lui seraient pardonnées.
Moridin continuait à contempler les impossibles flammes. Les seuls sons, ici, étaient ceux du feu et des eaux qui bouillonnaient. Tôt ou tard, Moridin finirait bien par lui révéler pourquoi il l’avait convoquée, pas vrai ? Ces derniers temps, il se comportait de plus en plus bizarrement. Comme si sa folie était revenue. Jadis, l’homme appelé Moridin – ou Ishamael, ou encore Elan Morin Tedronai – aurait été ravi de contrôler un cour’souvra lui permettant de martyriser une rivale. Sans cesse, il aurait inventé des punitions, gardant Moghedien sur des charbons ardents.
Au début, ça s’était bien passé ainsi. Mais très vite, ça ne l’avait plus intéressé. De plus en plus souvent, il restait seul à contempler les flammes et à broyer du noir. Du coup, les punitions qu’il avait infligées à Moghedien et à Cyndane s’étaient révélées… routinières.
Quand il était dans cet état d’esprit, Moghedien trouvait Moridin encore plus dangereux.
Un portail apparut d’un côté de la plate-forme.
— Devons-nous vraiment faire ça chaque jour, Moridin ? s’enquit Demandred en traversant le passage pour entrer dans le Monde des Rêves.
Grand et beau, les cheveux noirs et le nez proéminent, il gratifia Moghedien d’un bref regard, remarqua le piège mental, autour de son cou, et continua :
— J’ai des choses importantes en cours, et tu m’interromps…
— Tu dois rencontrer certaines personnes, Demandred, dit Moridin. Sauf si le Grand Seigneur t’a nommé Nae’blis sans me prévenir, tu dois faire ce que je te dis. Tes… distractions attendront.
Demandred se rembrunit, mais il n’insista pas. Laissant le portail se refermer, il se campa au bord de la plate-forme et contempla la mer. Soudain, il plissa le front.
Qu’y avait-il dans l’eau ? Moghedien n’avait pas regardé, et elle se sentit stupide. Qu’était devenue sa légendaire prudence ?
Demandred approcha d’un siège, à côté d’elle, mais il ne s’assit pas. Debout, il étudia le dos de Moridin.
Que faisait donc Demandred de si important ? Depuis qu’elle était liée au piège mental, Moghedien accomplissait toutes les volontés du Nae’blis. Mais elle n’avait rien découvert sur Demandred.
L’Élue frissonna en songeant aux mois passés sous le joug de Moridin.
Je me vengerai…
— Tu laisses Moghedien en liberté, constata Demandred. Qu’en est-il de cette… Cyndane ?
— Son sort ne te regarde pas.
Moghedien avait bien sûr remarqué que Moridin portait toujours le cour’souvra de Cyndane. Cyndane… Dans l’ancienne langue, ce nom signifiait « dernière chance ». Mais la vraie nature de cette femme comptait parmi les secrets que l’Araignée avait découverts. Moridin en personne avait sauvé Lanfear de Sindhol, l’arrachant aux griffes des créatures qui se gorgeaient de son aptitude à canaliser le Pouvoir.
Afin de la secourir, mais aussi de la punir, Moridin l’avait tuée. Ainsi, le Grand Seigneur avait pu se réapproprier son âme et la transférer dans un autre corps. Une méthode brutale, mais très efficace. Le genre de solution que le Grand Seigneur privilégiait.
Moridin étant concentré sur les flammes – et Demandred sur le Nae’blis –, Moghedien saisit l’occasion de se lever et d’avancer jusqu’au bord de la plate-forme. Autour, l’eau était parfaitement limpide, laissant voir les gens qui y flottaient, les jambes liées à quelque chose, dans les profondeurs, et les bras attachés dans le dos. Des corps qui dérivaient comme du varech.
Il y en avait des milliers. Tous levaient au ciel des yeux ronds de terreur. Piégés dans une noyade sans fin, ils n’étaient pas morts, n’auraient pas le droit de crier, mais chercheraient pour l’éternité à inspirer de l’air alors qu’ils n’auraient que de l’eau.
Sous les yeux de Moghedien, une silhouette sombre jaillit des fonds marins, s’empara d’un des damnés et l’entraîna avec elle. Du sang colora l’eau, ce qui augmenta l’angoisse et la frénésie des autres suppliciés.
Moghedien en sourit d’aise. Voir souffrir quelqu’un d’autre qu’elle lui mettait du baume au cœur. Ces gens n’étaient peut-être pas réels, mais il pouvait aussi s’agir de personnes qui avaient mal servi le Grand Seigneur.
Un autre portail s’ouvrit sur un côté de la plate-forme, et une femme inconnue en sortit. Dotée de traits hautement déplaisants, cette créature arborait un nez crochu et en même temps bulbeux, et des yeux pâles qui louchaient atrocement. Très bien coupée, sa jolie robe de soie jaune mettait en valeur sa repoussante laideur.
Moghedien ricana et retourna s’asseoir. Pourquoi Moridin acceptait-il qu’une inconnue assiste à une de leurs réunions ? Cette femme était capable de canaliser. Donc, il devait s’agir d’une de ces idiotes inutiles qui se faisaient appeler Aes Sedai dans cet Âge.
Possible, pensa Moghedien, mais elle est très puissante…
Comment avait-elle pu rater, parmi les sœurs, une femme si redoutable ? Ses agents avaient repéré au premier coup d’œil Nynaeve – cette pitoyable gamine –, et laissé passer cette vieille peau ?
— C’est la personne que tu veux nous faire rencontrer ? lâcha Demandred avec une moue méprisante.
— Non, répondit distraitement Moridin. Hessalam, tu la connais déjà.
Hessalam ? « Sans pitié », dans l’ancienne langue.
La harpie soutint le regard de Moghedien, qui trouva quelque chose de familier dans sa façon de se tenir.
— J’ai du pain sur la planche, Moridin, dit la femme. J’espère que…
Moghedien sursauta. Le timbre de cette vieille…
— Ne me parle pas ainsi, lâcha Moridin sans se retourner ni hausser la voix. Ne te le permets avec aucun de nous. À cette heure, même Moghedien est plus en grâce que toi.
— Graendal ? demanda Moghedien, les sangs glacés.
— N’utilise pas ce nom ! fit Moridin en se retournant. (Les eaux brûlèrent de plus belle.) Elle en a été dépouillée.
Graendal – non, Hessalam – s’assit sans accorder un regard de plus à Moghedien. Oui, sa silhouette et sa gestuelle concordaient. C’était bien elle…
Moghedien en eut l’âme toute réjouie. Graendal avait toujours utilisé sa superbe apparence comme une arme. Eh bien là, c’était une arme répulsive. Quel juste retour des choses ! Dans cette enveloppe charnelle, Graendal devait littéralement se tordre de douleur et de rage. Qu’avait-elle donc fait pour mériter une telle punition ? La grandeur de Graendal – son autorité et tous les mythes qui couraient à son sujet – était liée à sa beauté. Qu’en restait-il, à présent ? Allait-elle devoir se mettre en quête de laiderons pour reconstituer sa collection de « chiots » ? Des êtres contrefaits à la hauteur de sa hideur ?
Cette fois, Moghedien s’autorisa à rire. Entre ses dents, mais Graendal l’entendit. Et lui coula un regard qui aurait pu mettre le feu à la moitié d’un océan.
Se sentant bien plus confiante, désormais, Moghedien ne se troubla pas. Du coup, elle résista à l’envie de passer les doigts sur son cour’souvra.
Fais ce qui te chante, Graendal ! Nous sommes sur un pied d’égalité, désormais. À la fin de cette course, on verra laquelle finira devant l’autre.
Le vent gagnant en intensité, des vagues troublèrent l’onde, mais la plate-forme resta en sécurité.
Moridin laissa mourir son feu et des vagues ourlèrent l’onde. Sous l’écume, Moghedien distingua des corps – à peine plus que des ombres, mais c’était bien ça. Des cadavres, évidemment, mais aussi des vivants qui, libérés de leurs chaînes, tentaient de remonter à la surface. Hélas, quand ils y parvenaient, une force les ramenait sous l’eau.
— Nous sommes peu nombreux, dit Moridin. Nous quatre, plus celle qui est le plus punie – c’est tout ce qui reste. Par définition, nous sommes donc les plus forts.
Certains d’entre nous, songea Moghedien. Un des nôtres a été tué par al’Thor, et pour le ramener, il a fallu une intervention du Grand Seigneur.
Pourquoi Moridin n’avait-il jamais été puni pour cet échec ? Eh bien, quand il s’agissait du Grand Seigneur, mieux valait ne pas trop attendre d’équité…
— Forts, mais pas assez nombreux…
Sur un geste de Moridin, une arche de pierre apparut sur le côté de la plate-forme. Pas un portail, simplement une sorte de porte. Dans son rêve, le Nae’blis pouvait tout contrôler. La porte s’ouvrit et un homme la franchit, prenant pied sur la plate-forme.
Les cheveux noirs, grand et beau, cet inconnu avait tous les traits typiques des natifs du Saldaea : un nez très légèrement crochu et des yeux inclinés. Moghedien l’identifia très vite.
— Le chef de ces oisillons d’Aes Sedai masculins ? Je sais qui tu es, Mazrim…
— Ce nom est obsolète, coupa Moridin. Comme ceux que nous donnaient les hommes avant que nous devenions des Élus. Et comme ce que nous étions jusqu’à ce jour-là… À partir de cet instant, cet homme s’appelle M’Hael. Et il fait partie des Élus.
— Un Élu, ce gamin ? s’étrangla Hessalam. Il…
Elle n’alla pas plus loin. Débattre de qui était ou non un Élu n’entrait pas dans leurs prérogatives. Ils avaient le droit de se quereller, voire de comploter les uns contre les autres, en se montrant prudents. Mais contester les décisions du Grand Seigneur leur était radicalement interdit.
Hessalam tint sa langue. Moridin n’aurait pas qualifié cet homme d’Élu si le Grand Seigneur n’en avait pas décidé ainsi. Donc, il n’y avait rien à discuter.
Pourtant, Moghedien frissonna… Taim… Enfin, M’Hael, était réputé être fort – peut-être autant que les autres Élus. Mais élever ainsi un homme de cet Âge marqué par une ignorance généralisée… Songer que M’Hael serait considéré comme son égal exaspérait Moghedien.
— Je vois des doutes dans vos yeux à tous les trois, dit Moridin, même si une seule a été assez folle pour en parler à voix haute. M’Hael a mérité sa récompense. Trop d’entre nous ont voulu affronter al’Thor quand on pouvait le croire faible. M’Hael, lui, a gagné la confiance de Lews Therin, puis il s’est chargé de la formation de ses « armes ». En d’autres termes, il a produit une nouvelle génération de Seigneurs de la Terreur prêts à servir la cause du Grand Seigneur. Vous trois, depuis que vous êtes libres, de quelle réalisation vous vantez-vous ?
— Tu connaîtras un jour les fruits que j’ai récoltés, Moridin, dit à voix basse Demandred. Et tu verras quelles multitudes ils forment ! Simplement, n’oublie pas mon exigence : c’est moi qui affronterai al’Thor sur le champ de bataille. Son sang m’appartient – et à personne d’autre.
Demandred soutint le regard des trois autres Élus, et enfin celui de M’Hael. Dans ses yeux, il lui sembla voir quelque chose de familier. Ils s’étaient déjà rencontrés…
Avec celui-là, pensa Moghedien, tu seras en compétition, Demandred. Al’Thor, il le veut au moins autant que toi.
Ces derniers temps, Demandred avait changé. Naguère, il se serait fichu de qui tuerait Lews Therin, pourvu qu’il meure. Pourquoi insistait-il pour l’abattre de sa main ?
— Moghedien, dit Moridin, pour la guerre à venir, Demandred a des plans, et tu l’assisteras.
— L’assister ? Je…
— Vas-tu retomber si vite dans tes erreurs, femme ? demanda Moridin d’un ton… suave. Tu feras ce qu’on te dit ! Demandred veut que tu te charges d’une des armées, qui aurait besoin d’un commandement adapté. Un seul mot pour te plaindre, et tu découvriras que ce que tu prenais jusqu’ici pour de la souffrance était une esquisse de la véritable douleur.
Moghedien porta la main au cour’souvra pendu à son cou. Puis elle croisa le regard de Moridin… et se sentit humble et impuissante.
Je te hais, pensa-t-elle. M’humilier ainsi devant les autres…
— Les derniers jours sont proches, dit Moridin en tournant le dos à ses interlocuteurs. Durant ces heures, vous devrez mériter vos récompenses finales. Si vous avez des plans en cours, réalisez-les ! Oui, jouez toutes vos cartes, car nous voilà arrivés à la fin.
Allongé sur le dos, Talmanes sondait le ciel d’un noir d’encre où les nuages reflétaient les lumières d’une cité agonisante. Quelque chose clochait… D’habitude, la lumière venait d’en haut, non ?
Après être parti pour la porte est, Talmanes était tombé de cheval. De ça, il s’en souvenait, en tout cas la plupart du temps. Avec la douleur, réfléchir devenait difficile. Et les gens, autour de lui, se criaient des choses qu’il ne comprenait pas toujours.
J’aurais dû… J’aurais dû charrier davantage Mat, pensa-t-il avec l’ombre d’un sourire. Quel moment mal choisi pour proférer une chose pareille… Mais il faut que je trouve les dragons. À moins que… On ne les aurait pas déjà trouvés, par hasard ?
— Je le répète, ces fichues armes ne fonctionnent pas ainsi ! cria soudain Dennel. Ce ne sont pas des maudites Aes Sedai montées sur roues. Impossible de générer un « barrage de feu ». En revanche, on peut expédier des projectiles sur les Trollocs.
— Ces « œufs » explosent, insista Guybon. On pourrait utiliser le surplus comme je dis…
Talmanes ferma les yeux.
— Les « œufs » explosent, oui, concéda Dennel. Mais d’abord, il faut les propulser dans les airs. Aligner les canons et laisser les Trollocs fondre dessus ne donnera pas de bons résultats.
Une main secoua soudain Talmanes par l’épaule.
— Seigneur, dit Melten, en finir maintenant n’aurait rien de déshonorant. Je vois à quel point tu souffres. N’est-il pas temps que les bras d’une mère se referment sur toi pour te protéger ?
Entendant le bruit d’une épée qu’on dégaine, Talmanes se prépara.
Puis il s’avisa qu’il n’avait absolument aucune envie de mourir. Ouvrant les yeux, il leva une main à l’intention de Melten, qui se pétrifia. Debout à côté du soldat, les bras croisés, Jesamyn semblait très inquiète.
— Aide-moi à me relever, dit Talmanes.
Melten hésita puis obéit.
— Tu ne devrais pas être debout, souffla Jesamyn.
— C’est toujours mieux que d’être couvert d’honneurs et décapité, fit Talmanes entre ses dents serrées pour tenter de bloquer la douleur.
Ce qu’il voyait, c’était bien sa main ? On eût plutôt dit un morceau de charbon, tant elle était noire.
— Où… ? Où en sommes-nous ?
— Nous sommes coincés, seigneur, annonça Melten, l’air sinistre.
À l’évidence, il les pensait tous perdus.
— Dennel et Guybon se querellent au sujet d’une ultime utilisation des dragons. Aludra, elle, trie les charges explosives.
Une fois debout, Talmanes s’était appuyé à Melten. Devant lui, deux mille personnes se massaient sur la grand-place de Caemlyn. On eût dit des voyageurs perdus dans des terres sauvages par une nuit glaciale et cherchant à partager leur chaleur corporelle.
Dennel et Guybon avaient disposé les dragons en un demi-cercle visant le centre de la ville. Derrière, les citadins attendaient la fin.
Les Bras Rouges se consacraient en grande partie à servir les armes d’Aludra. Pour chacune, il fallait trois hommes – mais tous, dans la Compagnie, avaient eu l’occasion de s’entraîner.
Si les bâtiments environnants étaient en feu, la lueur des flammes se comportait bizarrement. Pourquoi n’atteignait-elle pas les rues, qui semblaient vraiment trop sombres, comme si on les avait peintes ? À croire que…
Talmanes battit des paupières pour chasser les larmes de douleur qui lui brouillaient la vue. Oui, maintenant, il comprenait ! Les rues grouillaient de Trollocs qui avançaient vers les dragons pointés sur eux.
Pour le moment, quelque chose retenait les monstres.
Ils attendent d’être tous réunis, pour une charge massive…
Des cris et des grognements retentirent dans le dos du militaire. Il pivota sur lui-même, mais dut s’accrocher au bras de Melten pour ne pas tomber. Là, il attendit que le monde veuille bien cesser de tourner.
La douleur était… impensable. Comme les flammes qui montent des charbons d’une forge. Cette souffrance le dévorait de l’intérieur, mais bientôt, elle n’aurait plus grand-chose à se mettre sous la dent.
Quand le monde se fut stabilisé, Talmanes vit d’où venaient les grognements. Alors que la place jouxtait le mur d’enceinte, les citadins et les soldats s’en tenaient très loin. Rien de plus logique, car des Trollocs y étaient perchés, formant comme une haie de vermine. Leurs armes brandies, ils invectivaient les résistants.
— Ils jettent leurs lances sur quiconque approche trop, dit Melten. Nous espérions atteindre le mur, puis le longer jusqu’à la porte, mais là, c’est impossible. Et tous les autres chemins sont bloqués.
Aludra approcha de Guybon et Dennel.
— Les charges, dit-elle moins doucement qu’elle l’aurait dû, je peux les placer sous les dragons. En explosant, elles les détruiront. Mais elles blesseront aussi salement les gens…
— Fais-le, dit Guybon d’une voix étouffée. Ce que les Trollocs infligeraient à ces malheureux serait pire, et nous ne pouvons pas laisser nos armes entre les mains de l’ennemi. C’est ce qu’attendent ces monstres. Leurs chefs espèrent qu’un assaut massif leur permettra de nous submerger et de s’emparer des dragons.
— Ils attaquent ! lança un soldat posté près des dragons. Par la Lumière, ils arrivent !
Comme une coulée de vermine noire, les Créatures des Ténèbres se déversaient dans les rues. Une marée de dents, d’ongles, de griffes et d’yeux trop humains. Avides de tuer, les Trollocs accouraient de toutes parts.
Talmanes lutta pour inspirer à fond.
Sur le mur d’enceinte, des cris excités retentirent.
Nous sommes encerclés, pensa Talmanes. Acculés à la muraille et pris dans une nasse. Nous…
Acculés à la muraille…
— Dennel ! beugla Talmanes pour couvrir le vacarme.
Le capitaine des dragons se détourna de ses hommes, qui tenaient tous un allume-feu, attendant l’ordre de tirer.
Talmanes prit une seconde inspiration qui mit le feu à ses poumons.
— Dennel, tu m’as bien dit que tu pouvais abattre une fortification en quelques tirs ?
— Et c’est la stricte vérité… Mais nous n’essayons pas d’entrer quelque part…
Il s’interrompit, piteux.
Par la Lumière, soupira intérieurement Talmanes. Nous sommes si épuisés… Nous aurions dû voir ce qui nous sautait aux yeux !
— Escouade de Ryden ! Oui, vous, au milieu de la formation ! Tournez les dragons de cent quatre-vingts degrés ! Les autres, gardez votre position et tirez sur les Trollocs qui attaquent. Exécution, vite !
Dans un concert de grincements de roues, Ryden et ses hommes se hâtèrent de faire pivoter leurs dragons. Les autres armes martelèrent les rues qui débouchaient sur la place.
Terrorisés par le boucan, les citadins crièrent en se couvrant les oreilles avec les mains. De fait, on eût juré que la fin du monde était proche.
Quand les « œufs » des dragons explosèrent dans leurs rangs, des centaines de Trollocs tombèrent comme des quilles.
Tandis qu’une fumée blanche montait de la gueule des cylindres de bronze, Ryden et ses gars finirent de mettre leurs dragons en batterie. Morts de peur, une bonne partie des citadins se jetèrent au sol, dégageant la ligne de tir.
Alors que les autres armes continuaient à massacrer les attaquants, celles de Ryden se pointèrent toutes sur la même section du mur sur lequel grouillaient des monstres.
— Qu’on me donne un de ces fichus allume-feu ! cria Talmanes en tendant la main.
Un des servants obéit. S’écartant de Melten – en un tel moment, il convenait de tenir debout seul –, Talmanes approcha d’un dragon.
Guybon vint lui barrer le chemin. Aux oreilles bourdonnantes de Talmanes, sa voix parut presque inaudible.
— Ces murs sont debout depuis des centaines d’années ! Ma pauvre ville… Ma pauvre, pauvre ville…
— Ce n’est plus ta cité, mon ami, fit Talmanes. À présent, c’est la leur.
Il brandit son allume-feu – un geste de défi aux Trollocs perchés sur le mur. Dans son dos, une capitale de légende brûlait.
— Oui, c’est la leur.
Talmanes agita son allume-feu dans les airs, y laissant une traînée rouge. À son signal, tous les dragons de Ryden tirèrent.
Alors que le mur explosait comme un château de cubes construit par un enfant quand on y flanque un grand coup de pied, des Trollocs – des morceaux de Trollocs, plutôt – volèrent dans les airs.
Vacillant sur ses jambes, sa vue de plus en plus floue, Talmanes constata quand même que la muraille d’enceinte s’effondrait vers l’extérieur.
Quand il s’écroula, juste avant de perdre connaissance, il eut le sentiment que la terre tremblait à cause de l’impact de son corps sur les pavés.