« L’aube se leva sur le plateau de Polov, mais le soleil ne brilla pas sur les Défenseurs de la Lumière. À l’ouest et au nord, les armées des Ténèbres approchaient, résolues à remporter cette ultime bataille et à recouvrir le monde de leur ombre. Le début d’un Âge où les cris de douleur ne seraient plus entendus par personne. »
Lan ne baissa pas son épée alors qu’il traversait le camp, perché sur Mandarb.
Dans le ciel, les nuages matinaux se coloraient de rouge – le reflet des boules de feu géantes qui jaillissaient de l’énorme armée sharienne qui approchait depuis l’est. Décrivant des courbes gracieuses, ces projectiles semblaient lents à cause de la distance.
De nouveaux cavaliers se joignirent à Lan. Derrière lui, les survivants du Malkier le suivraient jusqu’au bout, mais ils n’étaient plus qu’une poignée.
L’étendard à la Grue Dorée au poing, Andere vint chevaucher à côté de son roi. Désormais, ce drapeau représentait la totalité des Terres Frontalières.
Les héros avaient été couverts de sang, mais pas écrasés. Pour connaître la valeur d’un homme, il suffisait de le frapper assez fort. Souvent, il s’enfuyait. S’il restait là, du sang au coin de la bouche et les yeux brillant de détermination, on savait de quoi il retournait. Ce type ne tarderait pas à devenir vraiment dangereux.
Quand elles retombaient, les boules de feu semblaient aller plus vite, s’écrasant sur le camp dans une explosion de furie écarlate. Alors que le sol tremblait, des cris de douleur venaient ponctuer le vacarme des sabots.
Pourtant, des hommes se joignaient toujours à Lan. Dans tous les camps, Mat Cauthon avait fait passer le mot : le roi du Malkier aurait besoin de renforts pour remplacer au fur et à mesure les hommes qu’il perdait.
Mat avait aussi précisé le coût de cette manœuvre. Fer de lance des combats, la cavalerie briserait les lignes des Trollocs et des Shariens, et elle ne connaîtrait aucun répit. En ce jour, ce serait elle qui subirait les plus lourdes pertes.
Et pourtant, des hommes se joignaient toujours à Lan ! Des Frontaliers qui auraient dû être trop vieux pour tenir en selle. Des marchands qui délaissaient leurs livres de comptes pour brandir une épée… Plus un nombre étonnant de gens du Sud, y compris des femmes, équipés d’un plastron et d’un casque de cuir ou de métal. Et armés n’importe comment, par manque de matériel disponible.
— La moitié des gens qui nous rejoignent sont plus des paysans que des soldats ! cria Andere pour couvrir le bruit de la cavalcade.
— As-tu déjà vu un homme ou une femme de Deux-Rivières chevaucher ? répondit Lan sur le même ton.
— Non, je ne crois pas…
— Alors, regarde bien et tu seras surpris.
Les cavaliers de Lan atteignirent la rivière Mora, où un homme en veste noire et aux longs cheveux bouclés les attendait, les mains croisées dans le dos. À présent, Logain avait quarante Aes Sedai et Asha’man avec lui. Après avoir évalué du regard les forces de Lan, il leva une main et détruisit une énorme boule de feu comme s’il s’était agi d’une vulgaire luciole. Le tonnerre retentit, et la boule projeta d’inoffensives étincelles de tous les côtés. Ces flammèches tombèrent en partie dans l’eau, où elles s’éteignirent en fumant, puis dérivèrent comme des pétales gris argent.
En approchant du gué de Hawal, au sud du plateau de Polov, Lan tira sur les rênes de Mandarb.
Logain tendit son autre main vers le cours d’eau. L’onde bouillonna, puis s’éleva vers le ciel comme si elle empruntait une rampe invisible. Enfin, telle une cascade géante, elle alla faire la jonction avec la rive opposée.
Lan salua Logain de la tête, puis il talonna Mandarb et le fit passer le long de l’arche liquide géante, traversant sur les galets encore humides qui tapissaient le lit de la rivière.
À travers l’arche, les rayons du soleil vinrent réchauffer Lan tandis qu’il galopait, Andere et les braves du Malkier dans son sillage. Sur sa gauche, la cascade improvisée rugissait et projetait une bruine dans l’air.
Dès qu’il eut traversé, Lan s’engagea dans le corridor de terre et chargea les Shariens. Sur sa droite, le plateau de Polov formait comme une muraille et le marécage s’étendait sur sa gauche. Mais le corridor, lui, avait un sol à la fois solide et régulier.
Sur le plateau, les archers, les arbalétriers et les servants des dragons se préparaient à accueillir à leur façon l’ennemi qui déboulerait bientôt.
Des Shariens en première ligne, une horde de Trollocs s’apprêtait à fondre sur les défenseurs. Dès qu’ils furent à portée de tir, les dragons entrèrent dans la danse, et les Shariens eurent une petite idée de ce qu’on éprouvait sous un déluge d’explosions.
Lan leva sa lance, prit pour cible un Sharien qui fonçait vers le plateau, puis se prépara à l’impact.
Elayne tourna la tête et tendit l’oreille. Cette terrible chanson – presque une incantation – à la fois magnifique et terrifiante… Talonnant Ombre de Lune, elle essaya de la diriger vers la mélodie. Mais d’où montait-elle ?
Du camp des Seanchaniens, au pied de la colline de Dashar. Passer un savon à Mat parce qu’il ne lui avait rien dit sur son plan pourrait attendre. À présent, elle voulait avant tout trouver la source de cette merveilleuse…
— Elayne ! l’appela Birgitte.
La jeune reine continua à avancer.
— Elayne, Draghkars en vue !
Des Draghkars ? Se reprenant, Elayne leva les yeux et vit que les ignobles créatures tombaient autour d’elle comme de grosses gouttes de pluie. Alors que l’incantation continuait, les gardes rapprochées de la reine sondèrent le ciel et levèrent leur épée.
Elayne tissa un formidable coup de tonnerre qui fit vibrer l’air et se répercuta parmi ses protectrices, les forçant à se couvrir les oreilles. Sous l’effet de la détonation, Elayne eut l’impression que ses tympans explosaient. Un instant, elle ferma les yeux. Ensuite… elle n’entendit plus rien.
Exactement l’effet recherché…
Les yeux rouverts, elle étudia les Draghkars, avec leur corps filiforme et leurs yeux inhumains.
Ils chantèrent, mais la jeune reine n’entendit rien. Avec un grand sourire, elle tissa des lanières de Feu et sema la mort parmi les créatures. Hélas, elle n’entendit pas non plus leurs cris d’agonie, ce qu’elle regretta beaucoup.
Les gardes rapprochées se relevèrent et écartèrent les mains de leurs oreilles. À leur air hagard, Elayne ne douta pas un instant qu’elles avaient été assourdies.
Birgitte leur fit signe de charger les Draghkars survivants. Trois d’entre eux tentèrent de s’envoler, mais l’archère les foudroya avec autant de flèches à l’empennage blanc. Le dernier, elle fit en sorte qu’il s’écrase sur une tente toute proche.
Elayne fit de grands gestes pour attirer l’attention de sa Championne. Le premier chant de Draghkar n’était pas venu du ciel, mais de bien plus loin à l’intérieur du camp.
La reine montra la direction à suivre, puis elle talonna sa monture et guida son escorte au milieu des Seanchaniens qui couraient en tous sens. Partout, des hommes gisaient sur le dos, les yeux fixant le ciel et la bouche ouverte. Un grand nombre respiraient encore, mais il n’y avait plus de vie dans leur regard. Après avoir consumé leur âme, les Draghkars s’étaient désintéressés de leur corps. Comme un riche qui ne s’abaisse pas à manger la croûte de son pain.
Pas très performants, ces Draghkars… En étant une bonne centaine, ils auraient pu s’emparer chacun d’un soldat, le tuer puis repartir avant même qu’on se soit aperçu de leur présence.
Le vacarme de la bataille – avec ses oreilles neutralisées, Elayne ne l’entendait plus, mais elle le sentait – avait couvert l’attaque des créatures. Elles auraient pu en profiter, mais elles avaient eu les yeux plus gros que le ventre.
Les gardes féminins s’éparpillèrent pour massacrer les monstres, dont plusieurs tenaient encore un soldat dans leur étreinte mortelle. En termes martiaux, ces abominations n’avaient rien d’efficace. Mais leur pouvoir se révélait dévastateur…
Elayne prépara une réserve de tissages. Chaque fois qu’un Draghkar tentait de s’envoler, elle le carbonisait en plein décollage.
Quand toutes les créatures eurent péri – au moins dans son champ de vision –, Elayne fit signe à sa Championne d’approcher. L’air empestant la chair brûlée, elle pinça les narines puis se pencha vers Birgitte, lui prit la tête entre ses mains et guérit ses oreilles.
Dans son ventre, les bébés multiplièrent les ruades. Réagissaient-ils ainsi chaque fois qu’elle guérissait quelqu’un, ou se faisait-elle des idées ?
Alors que Birgitte reculait puis regardait autour d’elle, la jeune reine glissa une main sous son ventre pour le soutenir.
Quand la Championne encocha une flèche, Elayne sentit son inquiétude. Elle tira, et un Draghkar, blessé à mort, sortit de la tente où il avait trouvé refuge. Un Seanchanien le suivit, les yeux vitreux. La créature ayant été interrompue, le pauvre homme survivrait, mais il ne serait plus jamais sain d’esprit.
Faisant volter son cheval, Elayne vit que des Seanchaniens accouraient. Birgitte leur parla, puis elle se tourna vers son Aes Sedai, qui secoua la tête pour indiquer qu’elle n’entendait toujours rien.
Birgitte dit quelques mots de plus aux Seanchaniens.
Les protectrices de la reine formèrent de nouveau un cercle autour d’elle. Aux Seanchaniens, elles faisaient une confiance très relative. Elayne ne les en blâmait pas, bien au contraire.
Birgitte fit signe que la voie était libre. Alors que la petite colonne se remettait en chemin, une damane et une sul’dam vinrent à sa rencontre. Ô surprise, elles s’inclinèrent devant Elayne.
Fortuona avait peut-être ordonné à ses sbires de respecter les monarques étrangers.
Elayne hésita, mais que pouvait-elle faire ? Retourner dans son camp pour guérir des blessés ? C’était tentant, sauf qu’elle avait un besoin urgent de parler à Mat. À quoi bon passer des jours à peaufiner un plan de guerre si c’était pour en changer sans consulter personne ? Elayne se fiait au jeune flambeur – elle était bien obligée –, mais elle entendait toujours savoir ce qu’il comptait faire.
Elayne soupira, puis elle tendit un pied à la damane. Celle-ci plissa le front, puis regarda sa sul’dam. Apparemment, toutes deux se sentaient insultées. Eh bien, elles avaient raison !
Mais la sul’dam hocha la tête, et la damane tendit une main pour toucher la jambe d’Elayne, juste au-dessus du revers de sa botte. Avec ça aux pieds, elle ressemblait plus à un soldat qu’à une reine, mais pas question de chevaucher en pleine bataille en portant de fines chaussures.
Le tissage de guérison la fit sursauter, puis elle recouvra lentement son ouïe. D’abord les sons graves, comme les explosions, le vacarme des canons ou le bruit sourd de l’eau. Ensuite, elle capta des conversations en seanchanien. L’annonce du retour en un seul coup de tous les autres sons : les cris, les sonneries de cors, les cliquetis d’armes…
— Birgitte, dis-leur de guérir les autres, fit Elayne.
La Championne fronça les sourcils, sans doute étonnée que la reine ne donne pas cet ordre elle-même. Eh bien, quand on en venait à qui s’adressait à qui, les Seanchaniens se montraient très pointilleux, et Elayne était bien décidée à leur rendre la pareille.
Quand Birgitte eut transmis l’ordre, la sul’dam pinça les lèvres. À ses tempes rasées, on voyait qu’elle était de haute naissance. Avec un peu de chance, Elayne venait de l’insulter pour la seconde fois en moins de quelques minutes.
— Je le ferai, dit la femme. Pourtant, je me demande comment l’un d’entre vous peut supporter d’être guéri par un animal.
Les Seanchaniens n’étaient pas convaincus que les damane devaient guérir. En tout cas, ils le criaient sur tous les toits. Ça ne les avait pas empêchés d’enseigner les tissages à leurs prisonnières, maintenant qu’ils savaient d’expérience à quel point c’était utile sur un champ de bataille. Cependant, d’après ce qu’Elayne avait entendu dire, les nobles acceptaient rarement qu’on les guérisse.
— En route ! lança Elayne.
Elle fit signe à ses gardes de rester en arrière et de se faire requinquer.
Birgitte la regarda avec de grands yeux, mais elle n’émit pas de commentaire. Ensemble, les deux femmes se dirigèrent vers le poste de commandement en dur des Seanchaniens. Ce bâtiment d’un étage, de la taille d’une ferme moyenne, se dressait au pied de la colline de Dashar, dans une grande ravine. Il avait été déplacé, car Mat le trouvait trop exposé sur sa position d’origine, soit au sommet de l’élévation.
Cela posé, ledit sommet servirait encore de point d’observation privilégié.
Elayne autorisa Birgitte à l’aider quand elle mit pied à terre. De plus en plus, elle avait le sentiment d’être un poids mort ou un navire dans un port asséché.
Elle prit un moment pour se composer une apparence digne de son statut. Des traits lisses, aucune émotion visible… Elle arrangea aussi ses cheveux, tira sur sa robe puis entra dans le bâtiment.
— Au nom d’un fichu Trolloc à deux doigts bouffeur de paille, que penses-tu donc faire, Matrim « Maudit » Cauthon ?
Comme prévu, quand il leva son œil unique de ses cartes, le jeune flambeur sourit devant ce tombereau d’injures. Chapeau sur la tête, Mat portait une veste sur une très jolie chemise de soie qui semblait avoir été choisie pour s’harmoniser avec son galurin. Aux poignets et au col, des ornements de cuir rehaussaient la tenue. Une sorte de compromis, devina Elayne. Mais pourquoi avoir noué un ruban rose autour de son couvre-chef ?
— Bonjour, Elayne, dit-il simplement. Je m’apprêtais à venir te voir…
Il désigna un fauteuil aux couleurs d’Andor – le rouge et le blanc. On l’avait équipé d’un coussin, et une tasse d’infusion fumait sur un guéridon, juste à côté.
Que la Lumière te brûle, Matrim Cauthon ! Quand donc es-tu devenu si malin ?
L’Impératrice siégeait sur son trône, au centre de la pièce. À ses côtés, drapée d’assez de soie verte pour approvisionner une boutique de Caemlyn pendant deux semaines, Min avait droit à un trône plus petit.
Avec son œil d’aigle, Elayne nota que le siège de Fortuona était un peu plus haut que le sien. Insupportable bonne femme !
— Mat, il y a des Draghkars dans le camp.
— Que la Lumière les brûle ! Où ça ?
— J’aurais dû dire « il y avait des Draghkars dans le camp »… Nous les avons éliminés. Mais tu devrais conseiller à tes archers de mieux ouvrir les yeux.
— Je le leur ai déjà dit, grogna Mat. Par les maudites cendres ! Que quelqu’un aille réveiller un peu ces types ! Je…
Un messager entra en trombe, se jeta à genoux, se prosterna en souplesse et prit la parole.
— Grand Prince, la berge défendue par les archers est tombée. Submergée par des Shariens qui ont profité de la fumée pour approcher sans être vus.
— Par le sang et les fichues cendres ! rugit Mat. Il faut y envoyer seize damane et sul’dam. Contactez les archers, au nord, et revenez avec les compagnies, de la quarante-deuxième à la cinquantième. Enfin, dites aux éclaireurs que je les ferai fouetter si une chose pareille se reproduit.
— Très Honoré, souffla le messager en se relevant.
Il salua et s’esquiva à la vitesse de l’éclair, tête baissée pour ne pas risquer de croiser le regard de Mat.
Pour être franche, Elayne était impressionnée par l’habileté avec laquelle le type avait combiné soumission et communication. Mais d’un autre côté, ça la révulsait. Aucun dirigeant n’avait le droit d’exiger de telles choses de ses sujets. La force d’une nation reposait sur celle de son peuple. Quand on le brisait, on se plantait une lame dans le pied.
— Tu savais bien que je viendrais, dit Elayne quand Mat eut fini de donner des ordres à ses aides de camp. Et tu te doutais que le changement de plan me mettrait en rage. Matrim Cauthon, maudite tête de pioche, quelle idée t’est donc passée par la tête ? Notre plan, je le trouvais très bon.
— Et il l’était.
— Alors, pourquoi l’avoir changé ?
— Elayne, tout le monde me bombarde chef, contre ma volonté, parce que mon esprit ne peut pas être altéré par les Rejetés.
— Oui, c’était l’idée générale… Cela dit, je pense que ça a moins à voir avec ton médaillon qu’avec ta fichue tête de pioche, bien trop dure pour qu’une coercition puisse s’y introduire.
— Sacrément bien vu, fit Mat. Quoi qu’il en soit, si les Rejetés imposent une coercition à certains de nos alliés, ils doivent avoir quelques espions lors de nos réunions.
— J’imagine, oui…
— Donc, notre plan, ils le connaissent. Celui que nous avons mis tellement de temps à préparer. Eh bien, ils savent tout à son sujet.
Elayne ne parut pas convaincue.
— Enfin ! s’écria Mat. À la guerre, la condition première pour gagner, c’est de savoir ce que va faire l’ennemi.
— Je croyais que la première règle était de connaître le terrain, fit Elayne en croisant les bras.
— Oui, ça aussi… Quoi qu’il en soit, lorsque l’ennemi sait ce qu’on va faire, il faut changer de plan. Sans délai. Un plan imparfait vaut mieux qu’un plan éventé.
— Pourquoi n’as-tu pas prévu que ça arriverait ?
Mat regarda la reine, l’air de tomber des nues. Puis il fit la moue, tira sur son chapeau et ombragea son beau bandeau rouge.
— Par la Lumière ! s’écria Elayne. Tu le savais ! Une semaine durant, tu as travaillé avec nous en sachant que tout ça finirait à la poubelle !
— Tu me donnes trop de fichu crédit, dit Mat en baissant la tête sur ses cartes. Une part de moi le savait peut-être, mais, avant l’arrivée des Shariens, je n’en avais pas conscience.
— Donc, quel est le nouveau plan ?
Le jeune flambeur ne répondit pas.
— Je vois… Tu le garderas dans ta tête… (Elayne chancela, les jambes soudain très faibles.) Tu dirigeras cette bataille, et aucun de nous ne saura ce que tu prévois. C’est ça ? Parce que quelqu’un pourrait entendre, et aller faire son rapport au Ténébreux.
Mat acquiesça.
— Créateur, murmura Elayne, veille sur nous !
Mat se rembrunit.
— C’est exactement ce qu’a dit Tuon, marmonna-t-il.
Au sommet du plateau de Polov, Uno se bouchait les oreilles pendant que les dragons semaient la mort parmi les Trollocs et les Shariens, à l’ouest de la position. Une odeur entêtante flottait dans l’air et, avec les détonations, Uno n’entendait même plus ses propres chapelets de jurons.
En bas, les cavaliers de Lan Mandragoran faisaient pression sur les flancs adverses afin de garder les assaillants groupés – de bien meilleures cibles pour les dragons, dans cette configuration.
Les Shariens avaient avec eux des Trollocs et une multitude d’hommes et de femmes capables de canaliser le Pouvoir. Plus loin en amont, une autre horde de monstres – ceux qui avaient fait tant de mal aux forces de Dai Shan – fondait sur le champ de Merrilor.
Les dragons se turent – juste le temps que leurs servants les rechargent avec la Lumière seule savait quoi. Uno n’était pas fou au point d’approcher de ces types. Des poissards, il en aurait mis sa tête à couper.
Leur chef, nommé Talmanes, était un Cairhienien sec comme un coup de trique, et Uno n’avait jamais très bien senti ces gens. Toujours, ils le foudroyaient du regard dès qu’il ouvrait la bouche. Celui-là restait fièrement perché sur son canasson, et il ne bronchait même pas quand les dragons tiraient.
La Chaire d’Amyrlin s’était engagée avec ces types – même chose avec les Seanchaniens. Uno aurait été le dernier à s’en plaindre. Pour cette bataille, ils avaient besoin de toutes les épées, y compris celles des Cairhieniens et des maudits Seanchaniens.
— Tu aimes nos dragons, capitaine ? lança le chef à Uno.
Capitaine de malheur… Récemment promu, Uno commandait à présent une unité de piquiers de la Tour Blanche – rien que des nouvelles recrues – et un escadron de cavalerie légère.
Normalement, il n’aurait rien dû commander du tout. Dans la peau d’un soldat du rang, il s’était toujours senti très bien. Mais il était à la fois entraîné et formé au combat, deux qualités qui devenaient rares, comme Bryne l’avait fait remarquer à Salidar. Du coup, il était un fichu officier, désormais, avec sous ses ordres des cavaliers et des fantassins. Eh bien, s’il devait utiliser une pique, il saurait s’en servir, même s’il préférait se battre à dos de cheval.
Ses hommes étaient prêts à défendre le sommet du plateau, si l’ennemi parvenait à se hisser sur son versant. Jusque-là, les archers placés devant les dragons avaient empêché ça. Mais ils devraient bientôt se replier, et la défense reposerait sur les épaules des piquiers et des cavaliers d’Uno.
En bas, les Shariens s’écartaient pour laisser les Trollocs accéder au versant.
Bientôt, les piquiers avanceraient pour briser la charge des monstres. À ce jeu-là, les piques se révélaient très utiles, surtout en position dominante. Avec le soutien des cavaliers sur leurs flancs – et des archers qui tireraient depuis des portails en lévitation dans l’air –, ces braves tiendraient pendant des jours. Voire des semaines. Même face à un ennemi supérieur en nombre, s’ils cédaient du terrain, ce serait pouce par pouce.
Uno estimait qu’il n’avait aucune chance de survivre à cette maudite bataille. Déjà, il s’étonnait d’être encore de ce monde. Car enfin, ce Masema de malheur aurait dû avoir sa tête – ou les Seanchaniens, près de Falme, ou un Trolloc ici ou là. Histoire d’avoir mauvais goût quand on le jetterait dans un chaudron, il s’efforçait de rester très mince – juste la peau et les os.
Les dragons tirèrent et firent des ravages dans la masse de Trollocs. Prudent, Uno se plaqua les mains sur les oreilles.
— Avertissez quand vous faites ça ! Bande de replis de peau pendant du ventre d’une chèvre qui…
La salve suivante noya les imprécations du tout nouveau capitaine.
Quand le sol s’ouvrit sous leurs pieds, les Trollocs volèrent dans les airs. Les « œufs » de ces maudites armes explosaient après avoir été expulsés des fichus cylindres. À part le Pouvoir de l’Unique, quelle force pouvait faire exploser du métal ? Uno l’ignorait et il ne voulait surtout pas le savoir.
Talmanes approcha du bord du plateau pour évaluer les dégâts. La Tarabonaise inventrice des dragons vint se camper près de lui. Apercevant Uno du coin de l’œil, elle lui lança quelque chose – une petite boule de cire. Après s’être tapoté les oreilles, la femme commença à converser avec Talmanes. S’il dirigeait les hommes, c’était elle la grande ordonnatrice des armes. En particulier quand il s’agissait de déterminer la meilleure position pour les mettre en batterie.
Uno grogna, mais il glissa la cire dans sa poche. Une centaine de Trollocs avaient réussi à passer malgré le tir de barrage, et il s’occuperait plus tard de ses oreilles. Prenant une pique, il la brandit à l’horizontale et fit signe à ses hommes de l’imiter. Tous portaient le blanc de la tour, Uno lui-même arborant un tabard immaculé.
Il cria des ordres puis se posta sur le versant. La main droite serrant la hampe du côté de l’embout de sa pique – à longueur de bras, tout simplement –, la gauche se plaça devant, pour augmenter la puissance des coups. Alors que les Trollocs seraient bientôt au contact, plusieurs rangées de piquiers, derrière celle d’Uno, se tenaient prêtes à avancer dès le premier impact.
— Tenez bien vos piques, bande de fichus bergers ! brailla Uno. Prêts ?
Les Trollocs chargèrent, l’avant-garde tentant en vain de dévier les piques avec ses armes. Loin d’être impressionnés, les hommes d’Uno avancèrent, éventrant les monstres – souvent en s’y mettant à deux pour en tuer un.
Avec un grognement, Uno lui-même enfonça son arme dans la gorge d’un Trolloc.
— La première rangée recule ! ordonna-t-il en dégageant son arme du cadavre.
Ses gars firent comme lui, laissant les charognes rouler en arrière sur le versant.
La deuxième rangée avança et faucha elle aussi des monstres.
Ce ballet morbide continua jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un Trolloc debout sur la pente.
— Du bon boulot, fit Uno, sa pique levée à la verticale, du sang putride de monstre ruisselant le long de la hampe. Bien joué, les gars !
Uno jeta un coup d’œil aux servants des dragons, qui rechargeaient les cylindres. Du coup, il sortit de sa poche la boule de cire.
Oui, ils pourraient tenir cette maudite position. Et même la tenir brillamment. Ils avaient juste besoin de…
Un cri retentit, empêchant le vétéran de se boucher les oreilles avec la cire. Puis quelque chose s’écrasa à ses pieds. Une boule avec des fanions, qu’on avait laissée tomber de très haut.
— Seanchaniens de malheur ! beugla Uno en levant son œil unique et en montrant le poing. Tas de bouffeurs de vers pourris ! J’ai failli recevoir ce truc sur la tête !
Le raken s’éloignait déjà, probablement sans que le pilote ait entendu les injures d’un vulgaire rampant. Maudits Seanchaniens ! Se penchant, Uno récupéra le message.
« Repliez-vous au pied du versant sud-ouest du plateau. »
— C’est un fichu coup de pied de l’âne ! maugréa Uno. Dans ma maudite tête, pendant mon sommeil ! Allin, espèce de crétin pompeux, tu veux bien lire ça ?
Andorien aux cheveux noirs, Allin portait un bouc parfaitement ridicule – du moins selon les critères de son capitaine.
— Nous replier ? fit Allin quand il eut lu. Maintenant ?
— Nos chefs de malheur sont devenus fous ! explosa Uno.
Derrière lui, Talmanes et la Tarabonaise écoutaient une messagère qui leur transmettait le même ordre, si on se fiait à l’expression outrée de la madone des dragons.
— Cauthon a fichtrement intérêt à savoir ce qu’il fait, marmonna Uno en secouant la tête.
Depuis le début, il ne comprenait pas comment on pouvait mettre un type pareil à la tête de quoi que ce soit. Il se souvenait très bien de ce garçon aux yeux enfoncés dans leurs orbites qui passait son temps à se moquer des gens. Moitié crevard, moitié sale gosse…
Le vétéran secoua la tête.
Mais il allait obéir. Oui, parce qu’il avait prêté serment à la fichue Tour Blanche.
— Fais passer le mot, Allin, dit-il en fourrant de la cire dans ses oreilles.
Avant de partir, Aludra, à l’évidence, entendait tirer une dernière salve.
— On se replie, et…
Le boucan frappa Uno physiquement, les vibrations se répercutant dans tout son corps et son cœur manquant cesser de battre. Avant qu’il ait compris qu’il tombait, sa tête percuta le sol.
Clignant des yeux pour en chasser la poussière, il roula sur le côté alors qu’un nouvel éclair, puis un autre encore, s’abattaient sur la position des dragons. Un déluge de foudre !
Tombés à genoux, les hommes du vétéran avaient fermé les yeux et se plaquaient les mains sur les oreilles.
Déjà relevé, Talmanes criait des ordres qu’Uno entendit à peine. Puis il fit signe à ses hommes de se replier.
Énormes et incroyablement rapides, une dizaine de boules de feu montèrent des rangs de l’armée sharienne, derrière les lignes de Trollocs. Lâchant un juron, Uno se jeta dans le premier trou venu et s’y réceptionna une seconde avant que le plateau tremble sur sa base. Une gerbe de terre retomba sur lui, manquant l’ensevelir.
Toute la puissance adverse se concentrait sur le plateau. Absolument toute ! Dans son camp, on avait affecté des Aes Sedai à la défense des dragons, mais face à un tel déluge de feu et de mort elles ne feraient sûrement pas le poids.
L’attaque parut durer une éternité. Quand elle cessa, Uno sortit de son trou. Une partie des dragons étaient en pièces et Aludra, avec les servants, tentait de sauver ceux qui restaient. Une main rouge de sang posée sur sa tête, Talmanes criait à s’en casser la voix. Après avoir retiré la cire d’une de ses oreilles – sans la Tarabonaise, il aurait été sourd –, Uno courut rejoindre l’officier.
— Où traînent tes fichues Aes Sedai ? demanda-t-il. Elles sont fichtrement censées empêcher ce genre de chose !
Une quarantaine de sœurs étaient chargées de couper les tissages en plein vol ou de les dévier pour préserver les dragons. À les entendre, elles auraient dû être capables de défendre le plateau contre n’importe quoi, sauf le Ténébreux en personne. À présent, elles étaient en déroute, car les éclairs les avaient visées en priorité.
Les Trollocs étaient repartis à l’assaut du versant. Après avoir ordonné à Allin de reformer les rangées de piquiers, Uno alla rejoindre les Aes Sedai, quelques hommes dans son sillage. Tous, ils aidèrent les Champions à relever les sœurs.
Dès qu’il aperçut celle qui dirigeait le groupe, Uno l’apostropha.
— Kwamesa Sedai ?
Tout en s’époussetant, la mince Aes Sedai à la peau noire marmonnait entre ses dents.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle.
— Eh bien…, fit Uno.
— Ce n’est pas à toi que je posais la question ! s’écria la sœur. (Levant la tête, elle sonda le ciel.) Einar ! Pourquoi n’as-tu pas repéré ces tissages ?
Un Asha’man accourut.
— Ils étaient si rapides… Aes Sedai, ils nous sont tombés dessus avant que j’aie pu donner l’alerte. Et… Par la Lumière, ceux qui les ont envoyés sont très puissants. Je n’ai jamais vu ça ! Plus puissants que…
Une barre de lumière fendit l’air, derrière les défenseurs. Aussi longue que la forteresse de Fal Dar, elle tourna sur elle-même, ouvrant un portail qui divisa en deux le sommet du plateau.
De l’autre côté apparut un homme en armure étincelante – des sortes de disques d’argent –, des cheveux noirs encadrant son visage au nez imposant. Devant lui, il brandissait un sceptre d’or dont le sommet faisait penser à un sablier ou à un gobelet très ouvragé.
Kwamesa réagit sans tarder. Levant une main, elle projeta une lance de flammes. D’un geste nonchalant, l’homme la dévia. Puis il tendit un bras – presque distraitement – et une lance fine, chaude et blanche le connecta à Kwamesa. Sa silhouette se troubla, puis elle disparut comme si elle n’avait jamais existé, quelques cendres tombant sur le sol.
Uno sauta derrière un dragon renversé où Einar ne tarda pas à le rejoindre.
— Je viens pour le Dragon Réincarné ! annonça l’homme à l’armure scintillante. Envoyez-le chercher ! Sinon, je ferai en sorte que vos cris d’agonie l’attirent jusqu’ici.
Sous les dragons, non loin d’Uno, le sol se souleva. Pour se protéger de la terre et des éclats de bois, le vétéran leva un bras devant son visage.
— Que la Lumière nous aide ! s’écria Einar. J’essaie de l’arrêter, mais il fait partie d’un cercle. Un cercle complet ! Soixante-douze personnes ! Je n’ai jamais vu une telle quantité de Pouvoir. C’est…
Un flot de lumière blanche frappa le dragon renversé, le désintégra puis percuta Einar, qui disparut en un clin d’œil.
Uno recula et rentra la tête dans les épaules alors que les débris des dragons retombaient en pluie autour de lui.
Criant à ses hommes de filer, il se joignit à eux, prenant juste le temps de relever un blessé afin de le soutenir.
Plus question de contester l’ordre arrivé un peu plus tôt. Aucun chef n’en avait jamais donné de meilleur.
Logain Ablar laissa filer le Pouvoir de l’Unique. Debout près de la rivière, au pied du plateau de Polov, il sentait les attaques qui se déchaînaient, au sommet.
Lâcher le Pouvoir, en ce jour, était une des choses les plus difficiles qu’il ait jamais eues à faire. Bien plus que la décision de se proclamer Dragon, et bien plus que s’empêcher d’étrangler Taim, quand ils avaient commencé à cohabiter à la Tour Noire.
Le Pouvoir s’écoula de lui comme si on lui avait tranché les veines, son sang se déversant sur le sol. Secoué, il prit une grande inspiration. Tenir une telle quantité de Pouvoir – celle d’un cercle de trente-neuf personnes – avait été grisant. S’en séparer lui rappela le jour où on l’avait apaisé, lui volant le Pouvoir qu’il abritait en lui. À cette époque, chaque inspiration l’encourageait à trouver un couteau et à s’ouvrir la gorge avec.
Selon lui, c’était sa forme particulière de folie : craindre que se couper du saidin le lui fasse perdre à tout jamais.
— Logain ? demanda Androl.
Logain tourna la tête vers l’Asha’man, plus petit que lui, et vers ses compagnons. Tous loyaux. Il n’aurait su dire pourquoi, mais ces hommes lui étaient fidèles. Jusqu’au dernier, oui ! Des idiots ! De fervents idiots !
— Tu sens aussi ? demanda Androl.
Les autres – Canler, Emarin, Jonneth… – avaient les yeux rivés sur le plateau. Le Pouvoir qui se déchaînait là-haut était…
— Demandred, dit Emarin. Ça ne peut être que lui.
Logain acquiesça.
Tellement de Pouvoir…
Même un Rejeté ne pouvait pas être si puissant. Demandred devait avoir un sa’angreal extraordinaire.
Avec un artefact pareil, dit une petite voix dans la tête de Logain, personne ne pourra plus te voler le Pouvoir.
Pendant sa captivité, Taim l’en avait dépouillé. Il l’avait saucissonné et mis sous un bouclier, le coupant de la Source. Quant à la conversion… C’était une torture, mais moins terrible que d’être privé du saidin.
La puissance, songea Logain face à la démonstration de Demandred.
Le désir d’être fort lui aurait presque fait oublier sa haine envers Taim.
— Pour l’heure, annonça-t-il, nous n’affronterons pas le Rejeté. Formez des équipes, comme nous avions prévu.
Une femme et cinq ou six hommes par groupe. Avec deux des mâles, la femme formerait un cercle, et les Asha’man restant les soutiendraient.
— Nous allons traquer les traîtres de la Tour Noire.
Debout près d’Androl, Pevara fronça les sourcils.
— Tu repars à la poursuite de Taim ? Cauthon ne veut-il pas que tu restes ici pour aider à déplacer les hommes ?
— J’ai été clair avec lui, répondit Logain. Pas question que je passe cette bataille à faire circuler des soldats sur le site. En guise d’ordres, nous avons une consigne du Dragon Réincarné en personne.
Rand al’Thor avait parlé de son « ultime » ordre pour les Asha’man – une note livrée avec un petit angreal, sous la forme d’un homme brandissant une épée.
« Les Ténèbres ont volé les sceaux de la prison du Ténébreux. Retrouvez-les ! Si c’est possible, retrouvez-les, s’il vous plaît ! »
Pendant sa courte captivité, Androl avait entendu Taim se vanter au sujet des sceaux. Eh bien, apparemment, ce n’était pas de la vantardise. De toute façon, ils n’avaient pas d’autres pistes.
Logain sonda le champ de bataille. Leurs forces abandonnaient le plateau de Polov. De si loin, on ne pouvait pas distinguer les dragons, mais la colonne de fumée qui montait de leur position supposée était de mauvais augure.
Al’Thor donne toujours des ordres, pensa Logain. Mais ai-je encore envie de lui obéir ?
Pour avoir une chance de châtier Taim ? Oui, pour ça, il obéirait au Dragon. Naguère, il ne se serait même pas posé la question. Mais c’était avant la captivité et les tortures.
— Exécution ! lança Logain à ses Asha’man. Vous avez lu le message du Dragon. Il faut retrouver les sceaux ! Rien n’est plus important. Alors, espérons que ce soit bien Taim qui les détienne. Repérez les hommes qui canalisent, traquez-les et tuez-les.
Aucune importance si ces hommes étaient des Shariens… En les éliminant, les Asha’man rendraient service à leur camp. Ils en avaient largement débattu. Quand ils sentaient qu’un homme canalisait, ils devraient utiliser un portail afin de le trouver, puis se débrouiller pour l’attaquer par surprise.
— Si vous repérez un homme de Taim, ajouta Logain, essayez de le capturer, pour qu’on puisse lui faire cracher la position de sa base arrière. Si nous avons de la chance, le M’Hael y sera. Gardez à l’esprit qu’il peut avoir les sceaux sur lui. Surtout, ne les détruisez pas en vous en prenant à lui. Si vous le voyez, revenez ici me prévenir.
Les équipes s’éloignèrent, laissant Logain avec Gabrelle, Arel Malevin et Karldin Manfor.
Au moins, se réjouit Logain, pendant le coup de force de Taim, plusieurs Asha’man parmi les plus doués n’étaient pas à la Tour Noire…
Gabrelle dévisagea sereinement Logain.
— Et Toveine ? demanda-t-elle.
— Si nous la trouvons, nous la tuerons.
— Pour toi, c’est aussi simple que ça ?
— Oui.
— Elle…
— Gabrelle, à sa place, voudrais-tu vivre et continuer à le servir ?
La sœur serra les dents, la bouche réduite à un pli. Elle avait toujours peur de lui, sentit Logain. Une très bonne chose.
C’était ce que tu voulais, dit la petite voix, quand tu as fait flotter au vent l’étendard du Dragon ? Quand tu cherches à sauver l’humanité, est-ce pour qu’elle ait peur de toi ? Qu’elle te haïsse ?
Logain ignora la voix. Pour accomplir enfin quelque chose dans sa vie, il avait dû attendre qu’on le déteste, justement. Contre Siuan et Leane, c’était le seul avantage qu’il ait jamais eu. Le Logain primal – que quelque chose le poussait à garder en vie – avait besoin qu’on tremble de peur devant lui.
— Est-ce que tu la sens ? demanda Gabrelle.
— J’ai brisé le lien…
Gabrelle ne cacha pas qu’elle enviait Toveine. Logain en fut plus que troublé. Il aurait cru qu’elle commençait à apprécier – ou au moins à supporter – d’être près de lui.
Mais c’était une comédie, avec l’idée de le manipuler. Une Aes Sedai digne de ce nom ! Oui, naguère, il éprouvait du désir pour elle – et peut-être même de l’affection. Mais comment se fier aux sentiments qu’il avait cru capter chez cette femme ? Après une vie passée à essayer d’être libre et fort, il se demandait s’il n’était pas un pantin depuis sa plus tendre enfance.
Les tissages de Demandred arrachèrent Logain à sa méditation.
Sur le plateau, il y eut une énorme explosion. Tête inclinée en arrière, Logain éclata de rire. En guise de feuilles mortes, là-bas, c’étaient des cadavres que le vent charriait.
— Liez-vous à moi, ordonna Logain. Formons un cercle et mettons-nous en chasse du M’Hael et de ses hommes. La Lumière veuille que ce soit moi qui le trouve. À ma table, on doit servir la meilleure viande – celle du chef de harde !
Après, que ferait Logain ? Nul ne pouvait le dire. Depuis toujours, il rêvait d’éprouver sa force contre un Rejeté.
Il se connecta de nouveau à la Source, se colletant avec le saidin comme si c’était un serpent désireux de lui planter ses crocs dans le bras.
Recourant à son angreal, il puisa plus de Pouvoir. Ensuite, la puissance des autres déferla en lui.
Là encore, il éclata de rire.
Gawyn était au bout du rouleau. En principe, la semaine de préparatifs aurait dû le requinquer, mais il avait le sentiment de venir de courir des dizaines de lieues à la file.
Hélas, il n’y avait rien à y faire. Vaincu, Gawyn se concentra sur le portail qui se découpait dans la table et surplombait le champ de bataille.
— Tu es certaine que nos ennemis ne voient rien ? demanda-t-il.
— Sûre à cent pour cent, répondit Yukiri. On a vérifié des dizaines de fois.
La sœur devenait vraiment très douée pour ouvrir ces « portails d’espionnage ». Le dernier en date, elle l’avait créé sur une table qu’elle transportait avec elle depuis Tar Valon.
Comme il l’aurait fait avec une carte, Gawyn étudiait tous les détails des opérations en cours.
— Si l’autre côté est vraiment invisible, intervint Egwene, c’est une invention très utile.
— De plus près, on verrait plus de choses, admit l’Aes Sedai. Ce portail est si haut dans le ciel que personne, en bas, ne pourrait le remarquer.
Gawyn n’aimait pas qu’Egwene se penche ainsi sur un gouffre sans fond. Il n’en dit rien, car le portail était aussi sûr qu’on pouvait l’espérer. Et de toute façon, sa femme, il ne pourrait pas la protéger de tout.
— Par la Lumière…, soupira Bryne. Ils nous étrillent…
Gawyn jeta un coup d’œil au général. Quand on lui avait (fortement) suggéré de retourner dans son domaine, il avait refusé net. S’il n’était plus en état de commander, s’était-il récrié, il pouvait encore tenir une épée. De plus, dans le camp, n’importe qui risquait d’être placé sous une coercition. En un sens, savoir qu’il l’était leur donnait un avantage, car lui, au moins, on pouvait le surveiller.
Siuan s’en chargeait, accrochée à son bras.
Sous la tente, il y avait aussi Silviana et Doesine.
La bataille se passait mal. Cauthon avait déjà perdu le plateau de Polov – le plan, à l’origine, prévoyait de le tenir aussi longtemps que possible –, et les dragons étaient détruits. En outre, l’attaque de Demandred avait été plus puissante que prévu. Beaucoup plus puissante, même.
Enfin, l’autre horde de Trollocs était arrivée du nord-est. En amont de la rivière, elle harcelait les défenseurs de Cauthon.
— Que mijote-t-il ? demanda Egwene en tapotant le bord de la table. (Dans le lointain, on entendait des cris.) Au rythme où vont les choses, nous serons bientôt encerclés.
— Il essaie d’amorcer le piège, dit Bryne.
— Quel piège ?
— Ce n’est qu’une supposition, modéra le général. Hélas, mon intuition n’est plus aussi fiable qu’avant. Mais selon moi, Cauthon veut provoquer une seule et unique bataille, sans temporiser ni tenter d’épuiser les Trollocs. Si j’ai raison, l’issue sera connue dans quelques jours. Voire dans quelques heures.
— Ça ressemble bien à du Matrim Cauthon, soupira Egwene, accablée.
— La puissance de ces tissages…, souffla Lelaine. Ce cyclone de Pouvoir…
— Demandred dirige un cercle, dit Egwene. Selon des témoins visuels, il s’agirait d’un cercle complet. Ce qui n’a plus été vu depuis l’Âge des Légendes. De plus, il a un sa’angreal. Un sceptre, d’après certains de nos soldats.
La main sur son épée, Gawyn observait les combats, à travers le portail. Même de si loin, on entendait les hommes crier alors que Demandred les bombardait de lances de feu.
La voix amplifiée du Rejeté retentit soudain.
— Où es-tu, Lews Therin ? Sur tous les autres fronts, tu as été vu sous un déguisement. Est-ce le cas ici ? Viens m’affronter !
Gawyn serra plus fort la poignée de son épée. Dévalant le versant méridional du plateau, des soldats se préparaient à passer le gué. Quelques groupes défendaient la pente tandis que les servants des dragons – minuscules fourmis, du point de vue de Gawyn – conduisaient en sécurité les armes encore en bon état tirées par des mules.
Demandred harcelait les hommes qui se repliaient. À lui seul, c’était une armée qui fauchait les soldats, éventrait les chevaux et faisait exploser le sol. Autour de lui, les Trollocs déboulaient au sommet du plateau. À travers le portail, on les entendait rugir de triomphe.
— Mère, dit Silviana, nous allons devoir nous occuper de ce Rejeté. Très bientôt.
— Il essaie de nous attirer à lui, répondit Egwene. Mais il a ce sa’angreal. Nous pourrions former un cercle de soixante-douze, mais pour quoi faire ? Tomber dans son piège ? Tous mourir ?
— Quel choix avons-nous, mère ? demanda Lelaine. Il abat des milliers d’hommes.
Oui, des milliers. Et ils le regardaient faire.
Gawyn recula de quelques pas.
Nul ne s’en aperçut, à part Yukiri, qui vint prendre sa place à côté de la Chaire d’Amyrlin.
Gawyn sortit de la tente. Voyant que les gardes s’étonnaient, il prétendit avoir besoin de prendre l’air.
Egwene aurait approuvé, car elle sentait à quel point il était fatigué. À dire vrai, elle lui en avait même parlé plusieurs fois. Ses paupières, de fait, tendaient à se fermer comme si on y avait attaché des poids.
Le jeune homme sonda le ciel de plus en plus noir. Là-bas, les explosions continuaient. Combien de temps allait-il devoir rester à ne rien faire alors que des braves mouraient ?
Tu as juré, se rappela-t-il. Tu as promis de demeurer dans l’ombre d’Egwene.
Certes, mais ça ne voulait pas dire qu’il ne pouvait plus rien faire d’important, pas vrai ? De sa bourse, il sortit une des bagues des Couteaux du Sang. Dès qu’il l’eut mise à son doigt, sa fatigue se volatilisa et ses forces lui revinrent.
Après une brève hésitation, il glissa à sa main les deux autres bagues.
Sur la berge sud de la rivière Mora, devant les ruines – donc au nord-est de la colline de Dashar –, Tam al’Thor invoqua le vide, comme son vieux maître Kimtin le lui avait appris bien des années plus tôt. Après, il imagina une flamme unique et y enfouit ses émotions. Un grand calme l’envahit puis disparut, laissant un immense vide. Comme un mur tout neuf qu’on viendrait juste de peindre et qu’on eût voulu laver.
Tout fondit.
Devenu le vide, Tam arma son arc, le bon vieil if noir se pliant docilement, l’empennage de la flèche contre sa joue. Il visa, mais ce n’était qu’une formalité. Lorsqu’il incarnait le vide ainsi, sa flèche lui obéissait au doigt et à l’œil. Il ne le savait pas – tout comme le soleil ignorait qu’il se levait, ou une branche qu’elle perdait ses feuilles –, mais c’était ainsi. Et il n’y avait rien d’autre à dire.
Il lâcha la corde et son projectile fendit l’air. Un autre suivit, puis un troisième. Bientôt, il y en eut cinq en vol, chacun tiré en tenant compte de l’influence du vent.
Les cinq premiers Trollocs qui tentaient de traverser la rivière sur un pont flottant de fortune s’écroulèrent avec un bel ensemble. Les monstres détestaient l’eau, même peu profonde. Quoi qu’ait prévu Mat pour défendre la rivière, en amont, ça fonctionnait, et elle coulait encore. Mais les Ténèbres tenteraient de l’arrêter. En fait, elles devaient déjà essayer, car les flots charriaient de temps en temps une carcasse de Trolloc ou de mule.
Tam continua à tirer, imité par Abell et les autres gars de Deux-Rivières. Parfois, ils ne visaient pas, tirant dans le tas, mais c’était très rare. Un soldat pouvait lâcher ses flèches au jugé en espérant qu’elles feraient mouche, pas un archer d’élite de Deux-Rivières. Pour les militaires, les projectiles étaient gratuits. Pas pour les forestiers.
Les Trollocs tombaient comme des quilles. Non loin de Tam et de ses gars, les arbalétriers rechargeaient leur arme en cadence et criblaient les monstres de carreaux. Derrière les Trollocs, des Blafards les fouettaient pour les forcer à traverser la rivière. Sans grand succès.
Une flèche de Tam s’enfonça là où aurait dû se trouver l’œil d’un Myrddraal. Près du père de Rand, un type nommé Bayrd siffla admirativement. Appuyé à sa hache, il regardait pleuvoir les flèches. Appartenant à la compagnie de fantassins placée derrière les archers, il protégerait leur retraite une fois que les monstres auraient réussi à traverser.
Bayrd était un des capitaines de mercenaires qui avaient intégré l’armée. Bien qu’il fût andorien, ni lui ni sa centaine d’hommes ne disaient un mot sur l’endroit d’où ils venaient.
— Il me faut un de ces arcs, dit-il à ses compagnons. Vous avez vu ça, les gars ?
Abell et Azi sourirent sans cesser de tirer. Tam, lui, resta de marbre. Dans le vide, l’humour n’existait pas, même quand, à l’extérieur, une idée paraissait amusante.
En revanche, Tam savait très bien pourquoi Abell et Azi avaient souri. Posséder un arc de Deux-Rivières ne suffisait pas pour être un archer de Deux-Rivières.
Perché sur sa monture, Galad Damodred intervint.
— Si tu essaies un de ces arcs, tu te feras plus de mal à toi-même qu’à l’ennemi. Al’Thor, dans combien de temps ?
Le père de Rand lâcha un nouveau projectile.
— Cinq tirs de plus, dit-il en prenant une flèche dans son carquois.
Il la décocha, puis enchaîna avec quatre autres.
Cinq Trollocs de moins en ce monde. En tout, il avait tiré plus de trente fois pour un seul raté – parce que Abell avait tué avant lui le monstre qu’il visait.
— Archers, on arrête ! cria Tam.
Les gars de Deux-Rivières reculèrent et Tam se sépara du vide.
Devant lui, des Trollocs prenaient maladroitement pied sur la berge.
Jusqu’à un certain point, Tam commandait toujours les forces de Perrin. Les Capes Blanches, la Garde du Loup et les lanciers du Ghealdan lui obéissaient, mais ils avaient leurs propres chefs. En revanche, les archers n’avaient d’ordres à recevoir que de lui.
Perrin, tu as intérêt à guérir !
La veille, quand Haral avait trouvé le jeune homme gisant dans l’herbe, à la lisière du camp, il était couvert de sang et presque mort. Par la Lumière, ça leur avait fichu un choc à tous !
Aujourd’hui, Perrin était en sécurité à Mayene, où il attendrait probablement l’issue de l’Ultime Bataille. Des blessures qu’il avait récoltées, aucun homme ne se rétablissait vite, même avec l’aide des Aes Sedai. Rater les combats le ferait sans doute hurler de rage, mais parfois, il fallait savoir se résigner. Ça faisait partie de la vie d’un soldat.
Pour mieux suivre la bataille, Tam et ses archers se replièrent jusqu’aux ruines. Alors que des estafettes leur apportaient des flèches, le père de Rand organisa ses hommes pour qu’ils soient prêts dès qu’on aurait de nouveau besoin d’eux.
Mat avait placé toutes les forces de Perrin à côté des Fidèles du Dragon, dirigés par Tinna, une femme aux allures de colosse. Ignorant d’où elle venait et pourquoi elle commandait, Tam l’appréciait parce qu’elle avait le maintien d’une dame, la constitution d’un guerrier aiel et le teint d’un brave du Saldaea. De plus, les autres semblaient l’écouter. Cela dit, les Fidèles du Dragon étant un mystère pour lui, Tam en restait aussi loin que possible.
Ses hommes et lui avaient reçu l’ordre de tenir. Mat ayant prévu que les Shariens et les Trollocs attaqueraient en masse depuis l’ouest, Tam s’étonnait de le voir envoyer des renforts en amont de la rivière, au-delà du gué.
Les Fils de la Lumière passèrent à l’action, leur cape blanche flottant au vent quand ils fondirent sur les Trollocs déséquilibrés après être descendus de leurs ponts flottants instables.
Des flèches jaillirent en direction de Galad et de ses hommes. Le bruit des têtes de fer qui rebondissaient contre les boucliers et les armures faisait penser à celui de la grêle qui martèle un toit.
Tam ordonna à Arganda de lancer dans la mêlée les fantassins, y compris Bayard et ses mercenaires.
Les piques se faisant rares, les soldats d’Arganda brandissaient des hallebardes et des lances.
Très vite des cris d’agonie retentirent. Des hommes et des monstres mouraient par centaines.
Derrière les lignes de Tam, Alliandre arriva sur son cheval, des fantassins formant un cercle autour d’elle pour la protéger. Quand le père de Rand la salua avec son arc, elle lui répondit d’un signe de tête.
La reine avait insisté pour être présente sur le champ de bataille. Tam ne pouvait pas l’en blâmer. Pareillement, il ne lui reprochait pas non plus d’avoir ordonné à ses soldats de la ramener à l’arrière si les choses tournaient mal.
— Tam ! cria Dannil en déboulant sur son cheval. Tam !
Le père de Rand fit signe à Abell de prendre le commandement des archers. Puis il courut à la rencontre de Dannil, à l’ombre des ruines.
À l’intérieur, ses réserves observaient nerveusement la bataille. Pour l’essentiel, elles étaient composées d’archers venus des compagnies de mercenaires et des Fidèles du Dragon. Parmi ces derniers, bon nombre ne s’étaient jamais battus. Cela dit, c’était le cas de la plupart des gars de Deux-Rivières, quelques mois plus tôt. Et ils avaient appris très vite. Transpercer un cerf ou un Trolloc avec une flèche, ce n’était pas très différent. Sauf qu’un cerf, quand on le ratait, ne vous étripait pas quelques secondes plus tard.
— Qu’y a-t-il, Dannil ? Des ordres de Mat ?
— Il t’envoie des compagnies de fantassins de la Légion du Dragon, répondit Dannil. Il faut tenir la rivière à n’importe quel prix.
— Que mijote ce garçon ? fit Tam en regardant le plateau de Polov.
La Légion du Dragon comptait d’excellents fantassins et de bons archers qui seraient utiles ici. Mais que se passait-il sur le plateau ?
Au sommet, les éclairs se reflétaient sur d’épaisses colonnes de fumée noire. Là-haut, les combats faisaient rage.
— Tam, je n’en sais rien, avoua Dannil. Mat a changé, et j’ai l’impression de ne plus le connaître. Il a toujours été un peu filou, mais là… On croirait qu’il est comme ces héros de légende…
— Nous avons tous changé, mon gars. Mat dirait probablement la même chose de toi.
Dannil eut un petit rire.
— J’en doute, Tam… Souvent, je me demande ce qui serait arrivé si j’étais parti avec les trois autres garçons. Mais Moiraine cherchait des gars d’un âge bien précis, et j’étais un tout petit peu trop vieux…
Dannil semblait regretter d’être resté à Champ d’Emond, ce jour-là. Mais quoi qu’il dise ou qu’il pense, Tam, lui, doutait qu’il aurait aimé subir les épreuves qui avaient fait de Mat, Perrin et Rand les hommes qu’ils étaient aujourd’hui.
— Prends le commandement de ces hommes, dit-il en désignant les réserves. Je ferai en sorte qu’Arganda et Galad sachent que nous avons reçu des renforts.
Des flèches noires pleuvaient autour de Pevara tandis qu’elle tissait des flux d’Air. Comme des pierres balayées du plateau de jeu par un joueur furieux, ses bourrasques dispersaient les projectiles. Ruisselant de sueur, elle s’accrocha au saidar et tissa un bouclier d’Air qu’elle déploya dans le ciel pour repousser les volées à venir.
— Il n’y a plus de danger ! cria-t-elle. Allez-y !
Un groupe de soldats jaillit de sous une saillie rocheuse, sur le versant escarpé du plateau de Polov.
Des flèches noires tombèrent encore, mais elles percutèrent le bouclier. Terriblement ralenties, elles le traversèrent mais tombèrent ensuite comme des feuilles mortes.
Les soldats que Pevara avait aidés foncèrent vers le point de ralliement, au gué de Hawal. D’autres décidèrent de rester sur le versant et d’affronter les Trollocs.
Au sommet, les Créatures des Ténèbres ferraillaient encore pour déloger les derniers humains et sécuriser leur position.
Où es-tu ?
Comme un murmure dans sa tête, la pensée rageuse d’Androl atteignit la conscience de Pevara.
Ici, répondit-elle.
Plus qu’une pensée, c’était une image – l’indice d’une position.
Un portail s’ouvrit à côté de la sœur. Androl en émergea, suivi par Emarin. Les deux hommes brandissaient une épée, mais Emarin se retourna, tendit son bras libre et projeta une lance de flammes via le portail. De l’autre côté, des cris retentirent. Des cris humains.
— Vous êtes allés au contact avec l’armée de Shara ? s’étonna Pevara. Logain nous a dit de rester groupés.
— Tu te soucies de ce qu’il veut, à présent ? railla Androl avec un grand sourire.
Tu es insupportable ! le tança Pevara.
Autour d’eux, des flèches s’écrasaient sur le sol. Plus haut sur le versant, les Trollocs rugissaient de rage.
— Joli tissage, fit Androl.
— Merci, répondit Pevara.
Elle baissa les yeux sur l’épée que tenait l’Asha’man.
— Je suis un Champion, à présent. Autant en avoir l’air, pas vrai ?
Cet homme pouvait couper un Trolloc en deux avec un portail – et à trois cents pas de distance – et commander à la lave du pic du Dragon lui-même. Pourtant, il tenait à arborer une épée. Une coquetterie de mâle, sûrement…
J’ai capté cette pensée, lança Androl.
— Emarin, avec moi ! Pevara Sedai, si tu voulais bien consentir à nous accompagner…
Pevara leva le menton, mais elle se joignit aux deux hommes alors qu’ils longeaient le pied du plateau, côté sud-ouest. Quand ils dépassèrent des blessés qui clopinaient vers le point de ralliement, Androl les étudia, puis il ouvrit un portail donnant sur l’arrière.
Les malheureux en crièrent de surprise. Ensuite, ils remercièrent leur sauveur et s’engouffrèrent dans le passage.
Depuis le départ de la Tour Noire, Androl était devenu plus… confiant. Quand Pevara l’avait connu, il hésitait absolument sur tout – une sorte d’humilité maladive. Aujourd’hui, c’était terminé.
— Androl…, fit Emarin en désignant le versant avec sa lame.
— Je les vois, oui…
Des Trollocs se déversaient sur la pente comme du goudron qui déborde d’un chaudron. Derrière le trio, le portail se referma. Au moins, ces hommes-là ne risqueraient plus rien. Mais d’autres crièrent d’horreur en voyant disparaître le passage.
Tu ne peux pas les sauver tous, pensa Pevara à l’intention d’Androl. Ne culpabilise pas et reste concentré sur ce que nous devons faire.
Le trio se faufila entre les soldats et se dirigea vers un groupe d’Asha’man et de sœurs parmi lesquels Jonneth, Canler et Theodrin projetaient un déluge de feu sur les monstres. Mais ils ne tiendraient plus longtemps la position.
— Jonneth, Canler, avec moi ! lança Androl.
Dépassant ses amis, il ouvrit un portail juste devant lui. Pevara et Emarin le traversèrent sur ses talons pour se retrouver au sommet du plateau.
Jonneth et les autres suivirent le mouvement et les rejoignirent au moment où ils passaient devant un groupe de Trollocs stupéfiés.
— Tissages détectés ! cria Pevara.
Par la Lumière, qu’il était dur de courir avec ces jupes. Mais Androl le savait, non ?
Alors que des lances de feu fondaient sur ses compagnons et lui – des tissages générés par des Shariennes –, Androl ouvrit un autre portail. Pevara le traversa, le souffle un peu court.
Le passage les transporta derrière les Shariennes qui venaient de les prendre pour cibles.
Pevara ouvrit ses sens, tentant de repérer, ou de sentir, leur proie. Bien entendu, les Shariennes se retournèrent et firent mine de frapper. Jaillissant d’un portail latéral, une avalanche de neige les ensevelit. Décidément, Androl avait une manière bien à lui d’utiliser les portails au combat.
Il avait essayé d’ouvrir des Portails de la Mort qu’utilisaient les autres Asha’man, mais c’était un tissage légèrement différent, et il ne parvenait pas à le maîtriser. Du coup, il s’en tenait à ce qu’il savait faire et laissait libre cours à son inventivité.
Quelques Gardes de la Tour ferraillaient toujours au sommet du plateau, tenant le terrain en dépit des ordres.
Au milieu des corps carbonisés, les pièces des dragons, dont les énormes cylindres, continuaient de fumer. Des milliers et des milliers de Trollocs, campés au bord du plateau, criblaient les fugitifs de flèches en rugissant de joie. Leur allégresse lui tapant sur les nerfs, Pevara tissa des flux de Terre et les projeta vers le sol, près d’une bande de monstres. Une petite section du plateau trembla puis se détacha du reste, expédiant dans le vide une vingtaine de Trollocs.
— On attire encore l’attention ! lança Emarin tout en embrasant un Myrddraal qui chargeait ses compagnons.
Refusant de mourir, le Blafard se débattit contre les flammes et hurla de rage.
Pevara joignit son Feu à celui d’Emarin, réduisant en cendres l’engeance du démon.
— Ce n’est pas si mal, au fond, répondit Androl à la remarque d’Emarin. Si on continue à se faire remarquer, une sœur noire ou un sbire de Taim viendra tôt ou tard nous attaquer.
— En gros, fit Jonneth, ça revient à sauter sur une fourmilière puis à attendre d’être mordu.
— C’est très bien vu, oui, admit Androl. Ouvrez l’œil, je m’occupe des Trollocs.
Ce n’est pas un peu ambitieux, comme programme ? émit Pevara.
La réponse jaillit, brûlante comme la chaleur qui sort d’un four.
J’ai trouvé que ça faisait héroïque…
Certes, mais je parie que tu ne cracherais pas sur un peu d’aide.
Pour être franc, tu as raison…
Pevara généra le lien et Androl puisa de la force en elle, prenant le contrôle de leur cercle. Comme toujours, se lier à lui se révéla une expérience exaltante. Alors que ses émotions rebondissaient contre Androl et revenaient vers elle, la sœur ne put pas s’empêcher de rougir. Sentait-il de quelle façon elle le regardait, désormais ?
Aussi stupide qu’une donzelle en jupette, pensa Pevara – en prenant garde à occulter ses pensées vis-à-vis d’Androl. Une gamine à peine assez grande pour faire la différence entre les filles et les garçons.
Et ça en plein milieu d’une guerre, pour ne rien arranger.
Liée avec Androl, Pevara avait beaucoup de mal à contrôler ses émotions – pourtant, c’était un minimum, chez une Aes Sedai. Mais leurs « esprits » se mêlaient comme deux peintures de couleur différente versées dans le même pot. Déterminée à conserver son identité, Pevara luttait contre ce phénomène. Comme on le lui avait répété des dizaines de fois, c’était vital, quand on liait quelqu’un.
Androl tendit une main vers un groupe de Trollocs qui l’avaient pris pour cible avec leurs arcs. Un portail s’ouvrit et les flèches disparurent… pour sortir un peu plus loin et s’abattre sur une autre bande de monstres.
Des portails éventraient le sol. Les Trollocs tombaient dedans puis réapparaissaient dans le ciel, à des centaines de pieds d’altitude.
Un tout petit portail décapita presque discrètement un Trolloc qui s’écroula aussitôt, son sang noir se répandant sur la roche.
L’équipe d’Androl se tenait sur la partie orientale du plateau, là où avaient été les dragons. Des Shariens et des monstres grouillaient tout autour.
Androl, quelqu’un canalise ! pensa Pevara.
Presque aussitôt, elle sentit au-dessus de sa tête un phénomène extrêmement puissant.
Taim ! « cria » Androl, fou de rage au point que Pevara eut peur d’être embrasée par cette colère.
La furie d’avoir perdu des amis et d’avoir été trahi par l’homme qui aurait dû protéger tous les Asha’man…
Du calme, émit Pevara. Nous ne sommes pas sûrs que ce soit lui.
Leur agresseur formait un cercle avec des hommes et des femmes, sinon elle n’aurait pas pu sentir ses tissages. Bien entendu, elle ne pouvait voir que les flux de saidar…
Une large colonne de Feu percuta les défenseurs, diffusant assez de chaleur pour faire virer au rouge la roche du sol.
Androl ouvrit un portail – pas une seconde trop tôt – et renvoya les flux à leur expéditeur. En sortant du passage, ils carbonisèrent des charognes de Trollocs et embrasèrent des buissons et des carrés d’herbe.
Pevara ne vit pas ce qui se produisit ensuite. Le portail d’Androl se volatilisa, comme si on le lui avait arraché, et la foudre s’abattit à quelques pas du petit groupe.
Pevara s’écroula et Androl tomba à demi sur elle.
À cet instant, la sœur lâcha la bonde à ses sentiments.
Un accident, à cause de la violence de l’impact. En principe, le lien aurait dû être interrompu, mais Androl n’était pas du genre à lâcher prise.
Le barrage qui séparait le « moi » de Pevara de celui d’Androl céda, et leurs essences se mêlèrent. La sœur eut l’impression d’avoir traversé un miroir, puis de se retourner pour voir… son reflet.
Elle réussit à se dissocier de cette étrange fusion, mais avec une forme nouvelle de conscience qu’elle n’aurait pas pu décrire.
Nous devons filer d’ici, pensa-t-elle, toujours liée à Androl.
Tous leurs compagnons semblaient vivants, mais ça ne durerait pas si l’ennemi multipliait les éclairs. D’instinct, Pevara commença à tisser un portail, même si ça n’allait servir à rien. Androl dirigeant le cercle, lui seul…
Le portail s’ouvrit et Pevara n’en crut pas ses yeux. C’était son œuvre, pas celle d’Androl. Ce tissage comptait parmi les plus complexes, difficiles et exigeants en puissance qu’elle connaissait, et elle s’en était tirée comme si c’était un jeu d’enfant. Alors qu’elle était dans un cercle dirigé par quelqu’un d’autre.
Theodrin fut la première à traverser, entraînant avec elle Jonneth. Emarin les suivit en clopinant, un bras inerte replié contre sa poitrine.
Androl fixa le portail.
— On peut canaliser quand on participe à un cercle dirigé par quelqu’un d’autre ? demanda-t-il, stupéfié.
— Non. C’était un accident…
— Un accident… mais…
— Traverse le portail, idiot ! lança Pevara en poussant l’Asha’man vers le passage.
Elle le suivit… et s’étala de tout son long de l’autre côté.
— Damodred, j’ai besoin que tu restes où tu es, dit Mat.
Il ne leva pas la tête, mais, à travers le portail ouvert, il entendit hennir le cheval de Galad.
— On est en droit de douter de ta santé mentale, Cauthon, répondit le seigneur général des Fils.
Mat leva enfin son œil unique des cartes. S’habituerait-il un jour aux portails ? Pour être franc, il n’aurait pas parié là-dessus.
Alors qu’il était dans le bâtiment de commandement qui se dressait au pied de la colline de Dashar, un portail s’ouvrait dans son mur. De l’autre côté, Galad trônait sur sa monture, vêtu du blanc des Fils de la Lumière. Pour l’heure, il était encore en poste près des ruines, où une armée de Trollocs tentait de traverser la rivière Mora.
Galad Damodred était le genre d’homme qui n’aurait pas souffert de lever un peu le coude, de temps en temps. Avec ses jolis traits et son expression figée, il aurait pu être une statue. Faux ! Certaines statues semblaient plus vivantes.
— Tu feras ce qu’on te dira de faire, grogna Mat en consultant de nouveau ses cartes. Défends la rivière et obéis aux ordres de Tam. Si tu juges ton rôle trop secondaire, sache que je m’en contrefiche.
— Parfait, fit Galad d’une voix plus froide qu’un cadavre conservé dans la neige.
Il fit volter sa monture et la damane Mika referma le portail.
— Mat, c’est un bain de sang ! dit Elayne.
Au nom de la Lumière, sa voix était encore plus glaciale que celle de Galad.
— Vous m’avez nommé chef. Laissez-moi faire mon travail.
— Tu commandes l’armée, mais ce n’est pas toi le chef.
Rien de mieux qu’une Aes Sedai pour pinailler sur le sens d’un mot… C’était…
Mat leva la tête et plissa le front. Min venait de souffler quelques mots à Tuon.
— De quoi s’agit-il ? voulut-il savoir.
— Dans un champ, j’ai vu son corps abandonné, comme s’il était mort…
— Matrim, dit Tuon, je suis inquiète.
— Pour une fois, nous sommes d’accord, fit Elayne, perchée sur son trône à l’autre bout de la pièce. Mat, leur général nous domine totalement.
— Ce n’est pas si fichtrement simple, fit le jeune flambeur, les doigts courant sur les cartes. Ce n’est jamais si simple !
Le type qui commandait l’armée des Ténèbres était effectivement très bon.
C’est Demandred… Je me frotte à un maudit Rejeté.
Ensemble, Demandred et Mat composaient une fresque sublime. Chacun répondant aux mouvements de l’autre à grand renfort de subtilité, ils collaboraient à une œuvre d’art. Mais le jeune flambeur essayait d’ajouter un peu trop de rouge sur une de ses toiles. En d’autres termes, il voulait peindre le mauvais tableau, mais à condition qu’il reste crédible.
C’était difficile. Il devait être assez fort pour garder Demandred à distance, mais trahir assez de faiblesse pour inciter à une agression. Une machination, même subtile jusqu’au bout des ongles, restait dangereuse, voire dévastatrice…
Mat devait avancer sur le fil du rasoir. En sachant qu’il n’aurait aucun moyen de ne jamais se couper les pieds. La question n’était pas de devoir ou non verser son sang, mais d’atteindre le bout du chemin.
— Il faut déplacer les Ogiers, dit-il. Je veux qu’ils aillent soutenir les défenseurs du gué.
Les Aiels surveillèrent le passage alors que les hommes de la Tour Blanche et les Bras Rouges se retiraient du plateau sur son ordre.
La consigne fut relayée jusqu’aux Ogiers.
Sois prudent, Loial, pensa Mat en ajoutant une croix sur la carte. L’endroit où il venait d’envoyer le jeune Ogier…
— Qu’on prévienne Lan, dit-il. Il est toujours du côté occidental du plateau de Polov. Maintenant que la majorité des forces des Ténèbres est au sommet du plateau, je veux qu’il le contourne pour se retrouver derrière l’autre armée qui tentera bientôt de passer à côté des ruines. Lan ne devra pas se battre, sa mission sera de ne pas se faire voir et de tenir sa position.
Les messagers partirent au pas de course. Les oubliant, Rand ajouta une notation sur ses cartes. Une so’jhin – la mignonne, avec les taches de rousseur – lui apporta du kaf. Absorbé par la bataille, il ne songea même pas à lui sourire.
En sirotant son kaf, Mat se pencha sur le portail qu’une des damane avait ouvert à même la table, afin qu’il puisse observer la bataille en temps réel. Il se pencha, mais s’accrocha fermement au rebord du meuble. Seul un imbécile aurait offert à un tueur l’occasion de lui faire exécuter un joli plongeon de plus de deux cents pieds.
Son kaf posé sur un guéridon, il sortit sa longue-vue. Désormais, les Trollocs descendaient du plateau pour se diriger vers le marécage.
Oui, Demandred était très bon. Les énormes monstres qui avançaient vers le marécage seraient lents mais puissants et résistants comme une muraille de pierre. De plus, un groupe de Shariens montés s’apprêtait à descendre du plateau. Des cavaliers légers… Ils attaqueraient les troupes de Mat qui défendaient le gué de Hawal et les empêcheraient de harceler le flanc gauche des monstres.
Une bataille, c’était un duel à l’épée à grande échelle. Pour chaque assaut, il y avait une parade. Ou plutôt trois ou quatre… Le grand art était de déplacer un régiment ici et un escadron là pour neutraliser les menées de l’ennemi tout en continuant à faire pression sur ses faiblesses. En avant, en arrière, en avant, en arrière… Même si Mat était en infériorité numérique, il lui restait ce genre de techniques…
— Transmets le texte suivant à Talmanes, dit-il au messager qu’il avait fait approcher. « Tu te souviens du jour où tu as parié que je ne pourrais pas envoyer une pièce dans une tasse depuis l’autre bout de l’auberge ? »
— Oui, Très Honoré, j’y vais, dit le messager.
À ce défi, Mat avait répondu qu’il le relèverait quand il serait plus soûl. Sinon, ça n’aurait pas été du jeu. Ensuite, faisant mine d’être rond comme une queue de pelle, il avait incité Talmanes à miser une pièce d’or et non d’argent.
Pas né de la dernière pluie, l’officier avait insisté pour qu’il boive vraiment.
Je lui dois encore quelques pièces sur ce coup-là, je crois ? pensa distraitement le jeune flambeur.
Il orienta sa longue-vue sur la partie nord du plateau. Un escadron de la cavalerie lourde de Shara se préparait à dévaler la pente. Mat distingua les longues lances à pointe de fer typiques de tous les cavaliers du monde.
Ces hommes se préparaient à intercepter Lan et ses compagnons, qui faisaient le tour du plateau par le côté nord. Plutôt, qui allaient faire, car ils n’avaient pas encore reçu l’ordre.
Ce détail confirma les soupçons de Mat : Demandred avait infiltré des espions dans le camp et au moins un dans sa salle de commandement, ou tout à côté. Quelqu’un en mesure d’envoyer des messages dès qu’il donnait un ordre. Donc, une personne capable de canaliser sans se faire remarquer.
Par le maudit sang et les fichues cendres ! Comme si ce n’était pas déjà assez dur sans ça.
Le messager revint avec la réponse de Talmanes.
— Très Honoré, fit-il en se prosternant, ton officier dit que ses forces sont totalement défaites. Il aimerait obéir à ton ordre, mais les dragons, précise-t-il, ne seront pas disponibles aujourd’hui. Ni plus tard, car il faudra des semaines pour les réparer. Ils sont… Très Honoré, je suis navré, mais ce sont exactement ses paroles : « Ils sont pires qu’une fille de salle de Sabinel. » J’ignore ce que ça veut dire.
— Là-bas, les serveuses sont payées au pourboire, expliqua Mat, mais les gens ne leur donnent pas un rond.
Un mensonge, bien entendu. À Sabinel, Mat avait essayé de convaincre Talmanes de l’aider à séduire deux jolies serveuses. L’officier lui avait suggéré de feindre une blessure de guerre, pour les apitoyer…
Le brave homme ! Les dragons pouvaient encore servir, mais ils devaient avoir l’air en très mauvais état. Un sacré avantage, ça ! Excepté Mat et Aludra, personne ne savait comment ils fonctionnaient. Et même lui, à chaque salve, il avait peur qu’ils lui explosent à la figure.
Cinq ou six dragons restaient en parfait état de marche. Via un portail, Mat les avait fait mettre en sécurité. Aludra les gardait au sud du gué, braqués en direction du plateau de Polov. Le jeune flambeur les utiliserait, mais il entendait laisser penser à l’espion que la majorité de ces armes avait été détruite. Pendant ce temps, Talmanes les rafistolerait, et ils pourraient de nouveau les utiliser.
Mais à l’instant même où je le ferai, Demandred concentrera tout son Pouvoir sur ces dragons.
L’astuce serait de choisir le bon moment. Par les fichues cendres ! Dernièrement, sa vie consistait sans cesse à trouver le « bon moment ». À force, il serait bientôt à court de cette denrée précieuse.
Pour l’instant, il allait ordonner à Aludra d’utiliser les six armes fonctionnelles pour bombarder les Trollocs qui dévalaient le versant sud-ouest du plateau.
Comme elle était assez loin de sa cible – et se déplacerait sans cesse –, Demandred aurait du mal à la localiser et à détruire les dragons. D’autant plus que leur fumée ferait un camouflage idéal.
— Mat, dit Elayne, depuis son trône.
Non sans amusement, Mat nota que, sous prétexte de le rendre plus confortable, la reine avait demandé à Birgitte de le surélever un peu. Du coup, elle culminait à présent à la même hauteur que Tuon. Voire un pouce plus haut.
— Mat, s’il te plaît, peux-tu au moins m’expliquer une partie de ce que tu fais ?
Pas sans permettre à l’espion de tout entendre, pensa le jeune flambeur en balayant la salle du regard. Qui était le félon ? Un des deux duos de damane et de sul’dam ? Une damane pouvait-elle être un Suppôt sans que sa sul’dam le sache ? Et la proposition inverse ?
Cela dit, la noble dame avec une mèche blanche dans les cheveux n’avait pas l’air très nette…
Ou était-ce un des innombrables généraux ? Galgan ? Tylee ? Gerisch ? Cette Seanchanienne se tenait sur un côté de la pièce, le foudroyant du regard. Ah, franchement, les femmes… Oui, elle avait une jolie chute de reins, mais il l’avait juste dit pour se montrer amical. Enfin, il était un homme marié !
Dans cette salle, tant de gens allaient et venaient qu’en jetant du millet sur le sol on aurait obtenu de la farine en fin de journée. En principe, toutes ces personnes étaient fiables et incapables de trahir l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement !
Un miracle qui ne risquait pas d’arriver, si des espions continuaient à sévir…
— Mat, insista Elayne, quelqu’un doit savoir ce que tu prévois de faire. S’il t’arrive malheur, il faudra bien prendre ta suite.
Ça, c’était un bon argument. D’ailleurs, il y avait pensé tout seul. Certain que ses ordres récents seraient suivis, il approcha d’Elayne. Balayant la salle du regard, il eut un sourire innocent à l’intention de tout le monde. Inutile qu’on sache qu’il avait des soupçons.
— Pourquoi fais-tu risette à tout un chacun ? demanda Elayne.
— Une fichue risette, moi ? Certainement pas ! On sort. Je veux me dégourdir les jambes et respirer un peu d’air frais.
— Knotai ? appela Tuon en se levant.
Mat ne regarda pas sa femme, dont les yeux, à ces moments-là, étaient capables de transpercer de l’acier. Au lieu de ça, il sortit du bâtiment comme si de rien n’était. Peu après, Elayne et Birgitte le suivirent.
— Que se passe-t-il ? demanda la jeune reine.
— Il y a trop d’oreilles là-dedans.
— Tu penses qu’il y a un espion parmi… ?
— Minute ! fit Mat.
Il prit Elayne par le bras, l’entraîna avec lui et salua aimablement un détachement de Gardes de la Mort – qui grognèrent en réponse. Pour ces types, c’était une explosion de volubilité.
— Tu peux parler, dit Elayne. Je viens de tisser un dôme de silence.
— Merci. Je voulais t’éloigner du poste de commandement. Pour te dire ce que je suis en train de faire. Si ça tourne mal pour moi, tu devras choisir un nouveau général, pas vrai ?
— Mat, si tu crois qu’un espion…
— Je ne le crois pas, j’en suis sûr ! Et je vais me servir de ce traître. Ça fonctionnera, fais-moi confiance.
— C’est ça, oui ! Tu es si sûr de toi que tu as déjà un plan de rechange, je parie.
Mat ignora la saillie et fit un signe à Birgitte. Aussitôt, la Championne regarda autour d’elle, en quête d’un éventuel fâcheux.
— Tu es bonne aux cartes, Elayne ?
— Mat, ce n’est pas le moment de jouer.
— Au contraire ! Ne vois-tu pas que nous sommes écrasés par le nombre ? Nous avons de la chance que Demandred n’ait pas décidé de Voyager jusqu’ici pour s’en prendre à nous. À mon avis, il pense que Rand se cache dans le coin, et il a peur de tomber dans une embuscade. Quoi qu’il en soit, ce Rejeté est très fort. Sans jouer, nous sommes fichus.
Elayne resta muette.
— Et maintenant, parlons des cartes, fit Mat, un index levé. Elles sont très différentes des dés. Aux dés, on veut gagner autant de coups que possible. Parce que plus de victoires égale plus d’argent. C’est la loi du hasard… Aux cartes, tu dois inciter ton adversaire à miser – et à miser gros. Pour ça, il faut le laisser gagner un peu. Ou beaucoup.
» Dans le cas qui nous occupe, c’est très simple parce que nous sommes dominés et en infériorité numérique. Donc, la seule façon de gagner, c’est de tout miser avec la bonne main. Aux cartes, tu peux perdre quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent et finir gagnant si tu remportes le bon coup. À condition que l’adversaire mise imprudemment. Et que tu puisses assumer les pertes jusqu’au moment-clé.
— C’est ce que tu es en train de faire ? Laisser croire que nous perdons ?
— Par le sang et les cendres, non ! On ne peut pas truquer ça. Demandred le verrait au premier coup d’œil. Nous perdons pour de bon, mais je suis aux aguets. Dans l’attente du dernier coup, celui qui me permettra de remporter le pactole.
— Et on le jouera quand, ce coup ?
— Lorsque nous aurons reçu les bonnes cartes. (Mat leva une main.) Pas d’objections, Elayne ! Quand ce sera le moment, je le saurai. C’est tout ce que je peux te dire.
La reine croisa les bras au-dessus de son ventre rebondi qui semblait grossir chaque jour.
— Super… Quel est ton plan pour les forces andoriennes ?
— Tam et ses hommes sont engagés le long de la rivière, près des ruines. Quant au reste de ton armée, j’aimerais qu’elle aille renforcer le gué. Demandred escompte probablement que les Trollocs du Nord traverseront la rivière et repousseront nos défenseurs au Shienar. En même temps, les autres monstres et les Shariens descendront du plateau pour nous forcer à reculer vers l’amont de la rivière, après avoir passé le gué.
» L’idée sera de nous coincer, puis de refermer les mâchoires du piège. Demandred a envoyé une force en amont de la rivière Mora afin de la détourner ou de lui opposer un barrage. Crois-moi, il ne tardera pas à réussir. Nous verrons s’il est possible de faire jouer ce point en notre faveur. Mais une fois la rivière asséchée, nous aurons besoin de solides défenses pour contenir les Trollocs quand ils attaqueront en masse. Ce sera la mission de ton armée.
— Nous l’accomplirons, dit Elayne.
— Nous ? s’étrangla Birgitte.
— Un chef chevauche avec ses troupes. (Elayne se dirigea vers l’endroit où on attachait les chevaux.) Il est évident que je ne sers à rien, et Mat semble vouloir que je me tienne loin du poste de commandement. Donc, je pars avec mes hommes.
— Au combat ? lâcha Birgitte.
— Oui, pas à la pêche ! Birgitte, nous sommes déjà au milieu de la bataille. Les Shariens peuvent lancer dix mille hommes à l’assaut de la colline de Dashar. Viens avec moi. Je te jure que tu pourras me faire entourer de gardes au point que je ne puisse pas éternuer sans passer mon rhume aux plus proches.
Birgitte soupira. Compatissant, Mat la gratifia d’un regard consolant. Après lui avoir dit adieu d’un geste, la Championne suivit son Aes Sedai.
Très bien, songea Mat en retournant vers le poste de commandement. Elayne agissait comme il fallait et Talmanes avait capté son discret signal.
Mais il restait à relever le plus grand défi : convaincre Tuon de faire ce qu’il voulait.
Le long de la rivière Mora, près des ruines, Galad menait une charge de la cavalerie des Fils de la Lumière. Dans ce secteur, les Trollocs avaient construit beaucoup de ponts flottants. Du coup, d’innombrables charognes dérivaient au fil de l’eau comme des feuilles mortes dans un bassin, en automne.
Les monstres ayant réussi à traverser devaient à présent faire face aux Fils. Sa lance fermement tenue, Galad se pencha et ouvrit la gorge d’un Trolloc géant à tête d’ours. Sans se préoccuper de sa victime, qui tomba à genoux, il continua à avancer, la pointe de son arme dégoulinant de sang.
Talonnant Sidama, son cheval de guerre, il fonça sur un groupe de monstres, les renversa ou les força à s’écarter sans tarder. La force d’une charge de cavalerie, c’était le nombre. Les Trollocs contraints de s’écarter risquaient fort d’être piétinés par les chevaux qui suivaient Galad.
Dans le ciel jaillit une volée de flèches qui s’abattit sur les monstres en train de prendre pied sur la berge de la rivière. Avec leur précision habituelle, les archers de Deux-Rivières firent un massacre.
Golever et d’autres Fils vinrent rejoindre Galad alors que leur charge cessait faute d’ennemis. Aussitôt, le seigneur général et ses hommes firent volter leur monture et se précipitèrent au secours de fantassins en difficulté.
Sur un champ de bataille si grand, Galad mit presque une heure à rejoindre ces groupes, à les désenclaver et à les orienter vers les ruines, afin que Tam ou un de ses officiers les réorganise en unités dignes de ce nom.
Lentement, alors que leur nombre diminuait, les compagnies d’origine fusionnaient les unes avec les autres. Du coup, les Fils ne chevauchaient plus seulement avec des mercenaires. Sous ses ordres, Galad avait des Gardes Ailés, des troupes du Ghealdan et même deux Champions, Kline et Alix, qui avaient perdu leur Aes Sedai. Après ce deuil, ils ne survivraient pas longtemps, mais pour l’heure, ils se battaient avec une incroyable férocité.
Après avoir envoyé vers les ruines un nouveau groupe de survivants, Galad fit marcher Sidama au pas et écouta attentivement son souffle heurté.
Près de la rivière, le terrain n’était plus qu’un sinistre champ de cadavres et de boue. Cauthon avait eu raison de laisser les Fils sur cette position. Galad ne lui accordait peut-être pas assez de crédit…
— Combien de temps s’est-on battus ? demanda Golever.
Son tabard lui ayant été arraché, on voyait sa cotte de mailles. Sur son flanc droit, la lame d’un Trolloc avait écrabouillé les maillons. Sans les traverser, mais la présence de sang indiquait qu’une partie des mailles s’étaient enfoncées dans sa veste rembourrée puis dans ses chairs. Cela dit, l’hémorragie ne semblait pas grave, et l’homme ne se plaignait pas.
— Il doit être midi, répondit Galad, même s’il ne voyait pas le soleil derrière les nuages. Donc, on ferraille depuis quatre ou cinq heures.
— Tu crois qu’ils s’arrêteront pour la nuit ?
— J’en doute… En supposant que cette bataille dure jusque-là.
Golever ne cacha pas son inquiétude.
— Tu crois que… ?
— Je ne comprends rien à ce qui se passe… Cauthon a envoyé trop d’hommes ici, et il a abandonné le plateau de Polov. Quelqu’un peut me dire pourquoi ? Et le débit de la rivière, tu ne trouves pas qu’il faiblit ? En amont, le combat ne doit pas bien se passer… (Galad secoua la tête.) Si j’avais une vue d’ensemble, je comprendrais peut-être le plan de ce type…
Galad était un soldat. Pour exécuter ses ordres, un militaire n’avait pas besoin de savoir tout ce qui se passait. Mais d’habitude, à partir des consignes qu’on lui donnait, le jeune homme réussissait à reconstituer au moins une partie de la stratégie de ses chefs.
— Tu as déjà imaginé une bataille si étendue ? demanda Golever en balayant le front du regard.
Les fantassins d’Arganda étaient allés au contact des Trollocs, de plus en plus nombreux à traverser la rivière. Complètement asséchée, s’avisa soudain Galad.
Les Créatures des Ténèbres pouvaient désormais traverser à pied. Le combat serait terrible, mais avec le nombre de Trollocs tués, les chances semblaient un peu plus égales.
Cauthon savait que la rivière serait déviée. Voilà pourquoi il avait envoyé tant d’hommes ici. La seule solution pour endiguer le flot de monstres.
On croirait voir les subtilités du Grand Jeu appliquées à l’art de la guerre…
Vraiment, Galad avait sous-estimé Cauthon.
Une sphère lestée et ornée d’un fanion rouge tomba du ciel à quelque vingt pas devant le seigneur général. Alors qu’elle s’écrasait sur la tête d’un Trolloc mort, le raken poussa un cri aigu et continua son chemin.
Galad talonna Sidama et Golever sauta de selle pour aller chercher le message. Si les portails d’observation étaient très utiles, les raken pouvaient voir l’ensemble du champ de bataille, repérer les unités idoines et leur délivrer leurs ordres.
Quand Golever lui eut remis le texte, Galad sortit le code de l’enveloppe de cuir qu’il avait glissée dans le revers d’une de ses bottes. Le système était très simple : une liste de numéros avec des mots associés. Quand des ordres n’utilisaient pas un mot-clé avec le bon numéro, il fallait les considérer comme suspects.
« Damodred, avec une dizaine des meilleurs hommes de ta vingt-deuxième compagnie, longe la rivière jusqu’au gué de Hawal. Arrête-toi dès que tu verras l’étendard d’Elayne, et attends de nouvelles instructions. P.-S. : Si tu vois des Trollocs munis de bâtons, laisse donc Golever se charger d’eux. Si je me souviens bien, tu as du mal avec ces armes. Mat. »
Avec un soupir, Galad montra la missive à Golever. Le code l’identifiait. « Vingt-deuxième » et « bâtons » étaient la bonne combinaison.
— Que veut-il de nous ? demanda Golever.
— J’aimerais le savoir, soupira Galad.
Et ce n’était pas une figure de style.
— Je vais choisir des hommes, dit Golever. Je suppose que tu voudras Harnesh, Mallone, Brokel…
L’officier cita sept autres noms.
— Une bonne sélection, approuva Galad. Eh bien, je ne peux pas dire que cet ordre m’attriste. Ma sœur est sur le front, dirait-on. Je pourrai veiller sur elle.
Et étudier en détail une autre partie du champ de bataille. Ce qui l’aiderait peut-être à saisir ce que Cauthon faisait.
— À tes ordres, seigneur général, fit Golever.
Le Ténébreux attaqua.
Un assaut visant à déchiqueter Rand, afin de le détruire fragment après fragment. Avide de s’approprier les éléments qui composaient l’essence du Dragon, son adversaire entendait les réduire à néant.
Rand ne pouvait ni crier ni bouger. Cette attaque ne visait pas son corps, car, en ce lieu, il n’en avait pas – seulement une sorte de souvenir de sa propre chair.
Pourtant, il réussit à ne pas se laisser dissocier. Avec peine. Face à une telle attaque, l’idée de vaincre le Ténébreux – de le tuer, même – n’avait plus aucun sens. Rand était incapable de battre qui que ce soit. Résister, oui, mais pendant combien de temps ?
L’eût-il voulu qu’il n’aurait pas pu décrire la sensation qu’il éprouvait. C’était comme si le Ténébreux désirait à la fois le débiter en morceaux et l’écrabouiller. Fondant sur Rand à partir de toutes les directions possibles, il le submergeait comme un raz-de-marée.
Le jeune homme tomba à genoux. Enfin, une projection de lui-même le fit, mais ça lui parut bien réel.
Une éternité passa.
Rand encaissa tout. La pression écrasante, le bruit de la destruction… À genoux, les doigts repliés comme des griffes, le front ruisselant de sueur, il subit cette éternité de terreur et de souffrance.
Puis il leva les yeux.
— C’est tout ce que tu peux faire ? railla-t-il.
JE VAIS GAGNER !
— Tu m’as rendu fort…, croassa Rand. Chaque fois qu’un de tes sbires ou toi avez tenté de me détruire, votre échec a eu l’effet constructif d’un marteau de forgeron qui s’abat sur du métal. Cette tentative… Ta tentative d’aujourd’hui ne vaut rien. Tu ne me briseras pas.
TU TE TROMPES ! CE N’EST PAS POUR TE DÉTRUIRE, MAIS POUR TE PRÉPARER.
— À quoi ?
À VOIR LA VÉRITÉ… OUI, À VOIR LA VÉRITÉ…
Des fragments de la Trame – des fils – tournèrent soudain devant Rand, se détachant du corps principal de la lumière comme des centaines de minuscules flux flottants.
Rand comprit qu’il ne s’agissait pas vraiment de la Trame – pas plus que le leurre qu’il prenait pour lui-même n’était son véritable corps. Mais pour interpréter quelque chose de si vaste que le tissu de la Création, son esprit avait besoin d’images et de métaphores.
C’étaient celles-là que choisissait sa conscience.
Les fils tourbillonnaient, un peu comme les flux dans un tissage de saidin, mais il y en avait des milliers, et leurs couleurs se révélaient plus variées et plus vives. Chaque flux était droit, tel un fil tendu au maximum. Ou un rayon de lumière.
Ils se combinaient comme si un métier à tisser les produisait, créant une vision autour de Rand. Un sol boueux, des végétaux tachés de noir, des branches d’arbres inclinées vers le bas comme des bras sans force…
La vision devint un lieu. Une réalité.
Rand se remit debout et sentit le sol sous ses pieds. Captant une odeur de fumée dans l’air, il entendit aussi des gémissements de tristesse.
Se retournant, il vit qu’il était sur un versant presque stérile au-dessus d’une cité sombre au mur d’enceinte de pierre noire. À l’intérieur, des bâtiments carrés sinistres se pressaient les uns contre les autres.
— Qu’est-ce que c’est ? souffla Rand.
Bizarrement, cette cité avait quelque chose de familier. Levant les yeux, le Dragon ne vit pas le soleil derrière les nuages qui envahissaient le ciel.
CE QUI SERA ! TU VOIS CE QUI SERA !
Rand tenta de se connecter à la Source, mais il recula, révulsé. La souillure était revenue. En pire – en bien pire ! Alors qu’elle était naguère une sorte de voile noir sur la lumière diffuse du saidin, il s’agissait aujourd’hui d’une couche de boue si épaisse qu’il ne parvenait pas à la traverser. Il allait devoir s’envelopper de cette vermine, y plonger à l’aveugle et chercher le Pouvoir de l’Unique qui se tapissait dessous. S’il en restait encore…
L’idée d’entrer en contact avec cette horreur lui fit monter la bile à la gorge, et il dut lutter pour ne pas vomir.
Quelque chose l’attirait vers la cité fortifiée. Pourquoi avait-il le sentiment de connaître ce lieu ?
À l’évidence, il était dans la Flétrissure, l’état des végétaux ne laissait aucun doute là-dessus. Et s’il avait fallu une autre preuve, l’odeur de pourri qui planait dans l’air aurait suffi. Comme dans un marécage l’été, la chaleur était étouffante malgré la couverture nuageuse.
En descendant le versant peu escarpé, Rand aperçut des silhouettes qui travaillaient non loin de lui. Des bûcherons qui abattaient des arbres. Une dizaine, environ…
En approchant, il regarda sur le côté et, dans le lointain, distingua le néant noir qui était en réalité le Ténébreux. Un suaire jeté sur le paysage, jusqu’à l’horizon. Un indice pour rappeler à Rand que ce qu’il voyait n’était pas réel ?
Le jeune homme dépassa une série de souches. Ces hommes coupaient-ils du bois pour le feu ? Le bruit des haches et la posture des bûcherons n’avaient aucun rapport avec la force tranquille que Rand associait aux forestiers. Les épaules voûtées, ces spectres frappaient sans puissance ni conviction.
Ce type, sur la gauche… En approchant, Mat le reconnut malgré sa peau ridée et sa silhouette ratatinée. Par la Lumière ! Tam devait avoir soixante-dix ans, peut-être même quatre-vingts. Pourquoi travaillait-il comme un bœuf ?
C’est une vision… Un cauchemar généré par le Ténébreux. Ça n’a rien de réel.
Certes, mais, immergé dans ce monde, Rand avait du mal à ne pas le considérer comme réel. Parce qu’il l’était, d’une certaine façon. Le Ténébreux, pour le créer, utilisait des copies obscures des fils de la Trame – les virtualités qui ondulaient autour de la Création comme l’eau quand on laissait tomber un caillou dans une mare.
— Père ? demanda Rand.
Tam se retourna, mais ses yeux ne se focalisèrent pas sur son fils.
Rand le prit par une épaule.
— Père !
Tam resta figé pendant un moment, puis, retournant à son ouvrage, il leva mollement sa hache.
Près de là, Dannil et Jori déracinaient une souche. Ayant eux aussi vieilli, ils semblaient déjà très avancés dans l’âge mûr.
Le teint pâle, la peau couverte de lésions, Dannil semblait souffrir d’une terrible maladie.
La hache de Jori s’enfonça dans la terre malsaine. Du sol monta une nuée d’insectes noirs qui se cachaient au pied de la souche.
Les créatures se posèrent sur le manche de la hache puis remontèrent tout au long pour fondre sur Jori. Battant des mains, il cria de terreur, mais ses agresseurs en profitèrent pour entrer dans sa bouche. Rand avait entendu parler de ces « essaims de la mort », un des multiples dangers de la Flétrissure. Il tendit la main vers Jori, mais celui-ci s’écroula, tué en quelques secondes.
Tam cria d’horreur, lâcha sa hache et détala. Le suivant du regard, Rand le vit percuter un buisson dévasté. Une créature bondit d’une branche, vive comme la lanière d’un fouet, et s’enroula autour du cou de Tam, le forçant à s’arrêter.
— Non ! cria Rand.
Même si ce n’était pas réel, il ne pouvait pas voir mourir son père. Se connectant à la Source à travers le magma poisseux de la souillure, il faillit suffoquer et mit une éternité à localiser le saidin. Quand il y parvint, il n’en puisa qu’un mince filet.
Il le tissa quand même, puis envoya sur la liane qui étouffait Tam un jet de flammes miteux – mais suffisant. Tandis que le végétal tueur se consumait, Tam recouvra sa liberté de mouvement.
Mais il ne bougea pas, les yeux morts.
— Non ! cria de nouveau Rand.
Se tournant vers les insectes, il les détruisit avec une petite lance de flammes. Quelques instants après sa mort, de Jori, il ne restait plus qu’un squelette.
Les insectes brûlèrent comme de la paille.
— Un homme qui canalise, souffla Dannil, les yeux écarquillés.
Les autres bûcherons avaient fui dans les broussailles. Rand capta plusieurs cris de douleur.
Malgré tous ses efforts, il ne put s’empêcher de vomir. La souillure était si… répugnante. D’instinct, il se coupa de la Source.
— Viens, dit Dannil en le prenant par le bras. Viens, j’ai besoin de toi, l’étranger.
— Dannil, tu ne me reconnais pas ?
— Viens, répéta Dannil en entraînant Rand vers la cité fortifiée.
— Je suis Rand, mon vieux. Le Dragon Réincarné.
Aucune lueur de compréhension ne s’alluma dans les yeux de Dannil.
— Que t’a donc fait le Ténébreux ? souffla Rand.
ILS NE TE CONNAISSENT PAS, ADVERSAIRE ! JE LES AI REMODELÉS. TOUT EST À MOI. ILS NE SAURONT PAS CE QU’ILS PERDENT. TOUT CE QU’ILS CONNAÎTRONT, CE SERA MOI !
— Je refuse jusqu’à ton existence ! souffla Rand. Oui, je la nie.
NIER LE SOLEIL NE LE FORCERA JAMAIS À SE COUCHER. ET ÇA N’EMPÊCHERA PAS MA VICTOIRE.
— Viens, insista Dannil en tirant Rand par le bras. Je t’en prie, sauve-moi !
— Mets un terme à cette mascarade ! ordonna Rand.
UN TERME ? IL N’Y EN AURA PAS, ADVERSAIRE ! CE QUI EXISTE CONTINUE D’EXISTER, ET J’AI CRÉÉ TOUT ÇA.
— Non, tu l’imagines…
— S’il te plaît ! insista Dannil.
Rand se laissa tirer vers la forteresse noire.
— Que fiches-tu ici, Dannil ? Pourquoi être allé couper du bois dans la Flétrissure ? C’est dangereux.
— Une punition…, murmura Dannil. Ceux qui mécontentent le maître sont envoyés dehors avec l’ordre de rapporter un arbre coupé de leurs propres mains. Si les essaims de la mort et les lianes n’ont pas leur peau, le bruit des haches attire tôt ou tard d’autres monstres…
Alors qu’ils s’engageaient sur un chemin menant à la cité noire, Rand arqua un sourcil. Oui, c’est endroit lui était familier…
La route de la Carrière, pensa-t-il, très surpris. Et devant, ce doit être…
La cité fortifiée dominait ce qui était jadis la grand-place centrale de Champ d’Emond.
La Flétrissure s’était répandue jusqu’à Deux-Rivières.
Alors que les nuages se faisaient de plus en plus présents, Rand réentendit dans sa tête les cris de Jori. Puis il revit Tam lutter contre la liane tueuse.
Ce n’est pas réel !
Non, c’était ce qui se passerait s’il échouait. Tant de gens dépendaient de lui. Certains, il les avait déjà trahis. D’autres étaient morts à son service, et la liste de ces noms l’obsédait. Même s’il avait sauvé des vies, pour celles-là, il n’avait rien pu faire.
Une attaque eut de nouveau lieu, très différente de celle qui avait tenté de détruire son essence. Là, le Ténébreux s’introduisait dans son cerveau, y instillant l’inquiétude, le doute et la peur.
Dannil conduisit Rand jusqu’au portail du village, où deux Myrddraals, leur manteau insensible aux vents, montaient la garde. Ils s’écartèrent devant lui.
— Tu étais censé rapporter du bois, dit le plus grand des deux.
— J’ai… Je viens avec cet homme ! Un cadeau pour le maître. Il peut canaliser ! C’est en pensant au maître que je l’ai capturé.
Rand gémit, puis il plongea vers le Pouvoir de l’Unique, s’immergeant sans peur dans les immondices. Dès qu’il eut atteint le saidin – un mince ruisseau –, il tenta de le canaliser.
Le Pouvoir lui fut arraché violemment, et un bouclier se dressa entre la Source et lui.
— Ce n’est pas réel, dit-il en se retournant pour voir qui venait de canaliser.
Vêtue de noir, Nynaeve sortit de la ville fortifiée.
— Un Naturel ? demanda-t-elle. Encore inconnu ? Comment a-t-il fait pour survivre si longtemps ? Bien joué, Dannil ! Je te rends ta vie. Cette fois, fais-en bon usage. Plus d’échecs !
Pleurant de joie, Dannil passa devant Nynaeve et entra en ville.
— Ce n’est pas réel, répéta Rand alors que l’ancienne Sage-Dame le ligotait avec des flux d’Air.
Ensuite, les deux Myrddraals ouvrant la marche, elle le tira dans la version de Champ d’Emond revisitée par le Ténébreux.
C’était une grande ville, à présent. Les maisons faisaient penser à des souris qui se massent les unes contre les autres face à un matou. Dans les allées sombres, des gens avançaient, les yeux baissés.
Devant Nynaeve, les citadins cédaient le passage, l’appelant parfois « maîtresse ». D’autres lui donnaient le nom d’Élue.
Comme des fantômes, les deux Myrddraals disparurent dans les rues. Et quand Mat et Nynaeve atteignirent la citadelle, un petit groupe les attendait dans la cour.
Douze personnes – dont quatre hommes qui s’étaient déjà connectés au saidin. Dans ce lot, cependant, Rand ne reconnut que Damer Flinn. Et deux femmes qui étaient enfants quand ils vivaient encore à Deux-Rivières.
Un cercle de treize, en comptant Nynaeve. Et non loin de là, un autre, composé du même nombre de Myrddraals. Pour la première fois depuis le début de sa vision, la peur prit Rand à la gorge.
Non, pas ça ! Tout mais pas ça !
Et si ces gens le convertissaient ? Si tout ça n’était pas réel, c’était une version de la réalité ? Un monde-miroir créé par le Ténébreux. Si on l’y convertissait, qu’arriverait-il à Rand ? Avait-il été piégé comme un bleu ?
Paniqué, il se débattit contre les liens d’Air. En vain, bien entendu.
— Tu es un cas intéressant, dit Nynaeve en se tournant vers lui.
Depuis qu’il l’avait quittée, dans la grotte, elle ne semblait pas avoir vieilli d’un jour. Mais il y avait d’autres différences. Les cheveux de nouveau nattés, elle paraissait plus dure, avec un visage plus creux. Et ses yeux…
Ses yeux ne collaient pas du tout.
— Comment as-tu survécu dehors ? demanda-t-elle. Sans te faire prendre ?
— Je viens d’un endroit où le Ténébreux ne règne pas.
Nynaeve éclata de rire.
— Ridicule ! Une fable pour les enfants. Le Grand Seigneur a toujours régné.
Rand dut se rendre à l’évidence. Ce qu’il avait vu de la Trame, ce mélange de demi-vérités et de chemins obscurs… Cette « virtualité » pouvait advenir. Une route que le monde risquait de prendre. Ici, le Ténébreux avait remporté l’Ultime Bataille et brisé la Roue du Temps.
Après, il avait tissé la Trame à sa façon. Oubliant la vie d’avant, tous les survivants connaissaient uniquement ce que le Grand Seigneur instillait dans leur esprit.
Dans les fils de la Trame qu’il avait touchés un peu plus tôt, Rand vit soudain une forme de vérité : l’histoire de cet endroit maudit.
Nynaeve, Egwene, Logain et Cadsuane, tous convertis, étaient à présent des Rejetés. Moiraine, jugée trop faible, avait été exécutée.
Elayne, Min, Aviendha… Torturées jusqu’à la fin des temps au mont Shayol Ghul.
Le monde était un cauchemar éveillé. Sur chacune de ses parties, un Rejeté régnait en tyran. Bien entendu, ces « Élus » passaient leur temps à se battre, envoyant les uns contre les autres leurs Seigneurs de la Terreur et leurs armées. L’Éternelle Bataille.
Partout, la Flétrissure s’était étendue. Le continent seanchanien n’existait plus, dévasté au point que même les rats et les corbeaux ne puissent plus y survivre. Toute personne capable de canaliser était débusquée très jeune et convertie. Le Ténébreux détestait l’idée que quelqu’un pourrait un jour rallumer la flamme de l’espoir.
Et ça n’arriverait jamais.
Rand cria quand les treize commencèrent à canaliser le Pouvoir.
— C’est tout ce que vous pouvez faire ? lança-t-il.
Les membres du cercle assaillirent sa volonté avec les leurs. Comme si des ongles s’enfonçaient dans son crâne, Rand sentit ses chairs se déchirer. Il résista, mais ses bourreaux augmentèrent la pression. À ce rythme, ses os ne résisteraient pas longtemps…
ET DONC, J’AI GAGNÉ…
Mesurer l’étendue de son échec fit à Rand l’effet d’un coup de massue. Tout ça, c’était sa faute ! Nynaeve et Egwene converties à cause de lui. Les femmes qu’il aimait devenues les jouets des Ténèbres.
Il aurait dû les protéger.
OUI, j’AI ENCORE GAGNÉ !
— Tu crois que je suis toujours le jeune homme qu’Ishamael a fait tant d’efforts pour terroriser ? cria Rand, résolu à lutter contre sa terreur et sa honte.
LE COMBAT EST TERMINÉ !
— NON, IL N’EST PAS ENCORE COMMENCÉ ! cria Rand.
Autour de lui, la réalité explosa de nouveau pour devenir un entrelacs de rubans lumineux. Le visage de Nynaeve se détissa, réduit à un masque de tissu effiloché. Le sol disparut et la cité se désintégra.
Rand fut libéré des flux d’Air qui n’avaient jamais été vraiment là. La fragile réalité créée par le Ténébreux se décomposait, réduite à des filaments de lumière qui vibraient comme les cordes d’une harpe.
De nouveau, ils attendaient d’être tissés.
Rand inspira à fond et regarda le néant noir qui s’étendait derrière ces filaments.
— Shai’tan, cette fois, je ne souffrirai pas sans réagir. Et ton cauchemar ne m’emprisonnera pas. Je suis bien plus grand que par le passé.
Rand saisit les fils qui tournaient autour de lui – des centaines et des centaines. Ici, il n’y avait ni Feu, ni Air, ni Terre, ni Eau ni Esprit. Des fils plus primaux et en un sens plus variés, chacun étant unique. Contrairement aux Cinq Pouvoirs, ils étaient légion.
Dans sa main, Rand serra le tissu même de la Création. Puis il canalisa, tissant une virtualité différente de celle du Ténébreux.
— À présent, dit-il, tentant d’oublier l’horreur de sa vision, je vais te montrer ce qui arrivera !
— Les hommes sont en position, mère, dit Bryne en s’inclinant.
Egwene prit une grande inspiration. Mat avait envoyé les forces de la Tour Blanche de l’autre côté de la rivière asséchée, en aval du gué, le long de la lisière occidentale du marécage. Pour la dirigeante suprême, l’heure était venue de les rejoindre. Regardant le portail qui menait au poste de commandement de Mat, Egwene hésita un moment. Puis elle croisa le regard de la Seanchanienne perchée sur son trône.
Je n’en ai pas fini avec toi, pensa-t-elle.
Elle fit néanmoins signe à Yukiri de fermer le portail.
— Allons-y ! lança-t-elle, le sa’angreal de Vora dans une main.
Dehors, quelque chose attira son regard. Un détail, sur le sol. Des fissures minuscules en étoile… Intriguée, elle se pencha.
— Il y en a de plus en plus, mère, dit Yukiri en s’accroupissant aussi. Nous pensons qu’elles se répandent quand les Seigneurs de la Terreur canalisent le Pouvoir. Surtout lorsqu’ils utilisent les Torrents de Feu.
Egwene toucha les fissures du bout des doigts. Elles semblaient normales, n’était qu’elles donnaient sur un vide absolu. Une obscurité tellement profonde qu’elle ne pouvait pas être naturelle.
Egwene tissa les Cinq Pouvoirs en même temps afin d’analyser ces phénomènes. Oui…
Sans qu’elle puisse expliquer pourquoi, ses flux recouvrirent les fissures comme s’ils étaient des bandages. Le néant noir disparut, laissant des craquelures tout à fait ordinaires – et une fine couche de cristaux.
— Intéressant, fit Yukiri. Quels tissages as-tu utilisés ?
— Je n’en sais rien…, avoua Egwene. Ça m’a paru… approprié… Gawyn, as-tu… ?
Mais où était Gawyn ?
Egwene se releva brusquement. À un moment, se souvint-elle, il était sorti prendre l’air. Mais à quand remontait cet événement ?
Egwene pivota sur elle-même pour localiser son Champion. Grâce au lien, le résultat fut rapide.
Gawyn se trouvait près du lit de la rivière, en amont du gué, là où Mat avait positionné les forces d’Elayne.
Lumière !
— Que se passe-t-il ? demanda Silviana.
— Gawyn est parti se battre, fit Egwene d’une voix qui ne tremblait pas – au prix d’un effort surhumain.
Imbécile de tête de pioche de bonhomme ! N’aurait-il pas pu attendre quelques heures, le temps que son armée soit en position ? Oui, il brûlait d’envie de ferrailler, mais il aurait quand même pu demander la permission !
Bryne se racla la gorge.
— Qu’on envoie quelqu’un le chercher ! ordonna Egwene.
À présent, sa voix était froide et rageuse. Impossible de faire autrement.
— Il a rejoint l’armée d’Andor.
— J’y vais, dit Bryne.
Une main sur la poignée de son épée, il leva l’autre pour appeler un garçon d’écurie.
— On ne peut plus me confier des responsabilités. Mais ça, je suis encore en mesure de le faire.
C’était assez logique…
— Amène Yukiri, dit Egwene. Quand vous aurez trouvé mon idiot de Champion, rejoignez-nous à l’ouest du marécage.
Bryne s’inclina puis se retira. Siuan le regarda, ne sachant que faire.
— Tu peux l’accompagner, dit Egwene.
— Tu as besoin que je sois avec lui ?
— Eh bien… (Egwene baissa la voix.) Il me faut quelqu’un, auprès de Mat et de l’Impératrice, qui soit capable d’entendre… ce qui n’est pas dit.
Siuan approuva du chef, de la fierté passant dans son regard. En tant que Chaire d’Amyrlin, Egwene n’avait pas besoin qu’on soit d’accord avec elle ou qu’on se rengorge d’avoir été choisie. Pourtant, la réaction de Siuan lui mit du baume au cœur.
— Tu as l’air… amusée, dit-elle.
— Quand Moiraine et moi avons commencé notre quête du garçon, dit Siuan, j’ignorais que la Trame t’enverrait aussi à nous.
— Ta remplaçante ? fit Egwene.
— Quand elle vieillit, une reine commence à penser à son héritage. Lumière ! N’importe quelle femme doit en faire autant. A-t-elle un héritier ou une héritière pour préserver ce qu’elle a créé ? Lorsqu’elle devient plus sage, elle prend conscience que ses réussites ne sont rien comparées à ce que feront ses successeurs.
» Bien sûr, je ne peux pas te revendiquer comme ma fille, et je n’ai pas vraiment été ravie d’être remplacée. Mais il est réconfortant de penser que j’ai une petite influence sur l’avenir. En matière d’héritière, pas une femme au monde ne peut rêver d’avoir mieux que toi. Merci, Egwene. Je vais surveiller cette Seanchanienne – et qui sait, aider la pauvre Min à sortir du filet dont elle est prisonnière.
Siuan s’éloigna, faisant signe à Yukiri de lui ouvrir un portail avant de partir avec Bryne. Avec un sourire, Egwene regarda l’ancienne Chaire d’Amyrlin embrasser le général. Siuan, embrasser un homme en public !
Silviana canalisa le Pouvoir et Egwene se hissa sur le dos de Daishar dès qu’un portail se fut ouvert. Sa’angreal brandi, elle s’unit à la Source et traversa le passage derrière une petite colonne de Gardes de la Tour.
Dès qu’elle fut de l’autre côté, l’odeur de la fumée lui monta aux narines.
Le haut capitaine Chubain l’attendait. Depuis le début, cet homme aux cheveux noirs lui semblait trop jeune pour son grade. Mais tous les officiers supérieurs n’étaient pas obligés d’avoir les tempes argentées. Après tout, cette bataille était entre les mains d’un garçon à peine plus âgé qu’Egwene – la plus jeune Chaire d’Amyrlin de l’histoire.
Egwene se tourna vers le plateau de Polov et… ne vit rien à cause des flammes qui dévastaient le versant et la partie orientale du marécage.
— Que se passe-t-il ?
— Des flèches enflammées, répondit Chubain. Tirées par nos forces, je précise. Au début, j’ai cru que Cauthon avait perdu l’esprit, mais je comprends son raisonnement, à présent. Il a fait tirer sur les Trollocs pour embraser le plateau et son pied afin de nous fournir une protection. Là-bas, la végétation est sèche et cassante comme du petit bois. Les incendies ont forcé les Trollocs et les cavaliers de Shara à remonter vers le sommet – pour le moment, au moins. Et d’après moi, Cauthon espère que la fumée dissimulera le mouvement de nos troupes autour du marécage.
L’ennemi verrait que quelque chose bougeait dans ce coin, mais impossible de déterminer quel genre d’unités et dans quelle configuration. Au lieu de tirer parti de leur position en hauteur, les Ténèbres devraient se fier à leurs éclaireurs.
— Quels sont nos ordres ? demanda Chubain.
— Mat ne t’a rien dit ?
— Non, il nous a juste indiqué une position à tenir.
— On longera la partie occidentale du marécage afin de prendre les Shariens à revers.
— Nos forces seront grandement divisées, grogna Chubain. Et pourquoi attaquer le plateau après le leur avoir offert ?
Egwene aurait été bien en peine de répondre. Pourtant, c’était elle, essentiellement, qui avait placé Mat à la tête des armées. Inquiète, elle jeta un coup d’œil en direction du marécage, là où elle avait localisé Gawyn. Il devait se battre au…
Egwene hésita. Dans sa position précédente, elle avait senti Gawyn en direction de la rivière. Mais d’ici, elle pouvait le situer plus précisément. Il n’était pas près du cours d’eau, avec les forces d’Elayne.
Non, il se trouvait au sommet du plateau, là où grouillaient des Trollocs.
Gawyn… Au nom de la Lumière, que fais-tu donc ?
Gawyn avançait dans la fumée, des tentacules noirs s’enroulant autour de lui. Sous ses pieds, il sentait la chaleur des rares touffes d’herbe survivantes. Au sommet du plateau, tout avait brûlé, laissant le sol jonché de cendres.
Des cadavres carbonisés – on eût dit des sacs de charbon ou de scories – gisaient à côté des dragons détruits. De temps en temps, Gawyn le savait, pour rendre sa fertilité à un champ, les paysans brûlaient la récolte. À présent, le monde entier était en feu. Alors qu’il marchait dans la fumée noire – son mouchoir humide noué sur le visage –, le jeune homme espéra qu’il y aurait là aussi une renaissance.
Des fissures couvraient le sol. Les Ténèbres détruisaient ces terres.
La plupart des Trollocs étaient massés au sommet du plateau, les yeux rivés sur le gué de Hawal. Quelques-uns, cependant, examinaient les cadavres. Avaient-ils été attirés par l’odeur de chair brûlée ?
Émergeant de la fumée, un Myrddraal vint les sermonner dans un langage que Gawyn ne comprit pas. Joignant le geste à la parole, le Blafard fouettait les monstres.
Gawyn se pétrifia, mais le Myrddraal ne le remarqua pas. Il s’éloigna, poussant les traînards vers leurs camarades.
Gawyn attendit. Alors qu’il respirait doucement à travers le tissu, il sentit les âmes des Couteaux du Sang, avides de le hanter. Mettre les trois bagues avait eu de l’effet. Sa tête tournait un peu, et dès qu’il marchait, ses jambes avançaient trop vite. Pour ne pas perdre l’équilibre, il lui avait fallu un moment d’adaptation.
Un Trolloc à gueule de loup émergea de derrière un tas de gravats et huma l’air, sans doute en quête du Myrddraal. La voie étant libre, il sortit de sa cachette, un cadavre jeté sur son épaule. Passant devant Gawyn, à quelque cinq pieds, il s’immobilisa et renifla de nouveau. Puis il continua son chemin, dos voûté à cause de son fardeau.
Le cadavre qu’il emportait était vêtu d’une cape-caméléon de Champion. Pauvre Symon. Il ne jouerait plus jamais une main de cartes.
Gawyn rugit de colère – à mi-voix –, et ne réussit pas à s’empêcher de bondir. Optant pour Embrasser la Vipère, il tourna sur lui-même et décapita d’un seul coup le Trolloc.
Le corps s’écrasa sur le sol. Debout, son épée brandie, Gawyn se maudit en silence, puis il s’accroupit et s’enfonça dans la fumée. Un bon moyen de cacher son odeur et de se fondre dans le paysage.
Quel crétin ! S’être exposé ainsi pour tuer un seul Trolloc. Car, quoi qu’il arrive, la dépouille de Symon finirait dans un chaudron. Gawyn ne pourrait pas tuer tous les monstres. De plus, il était là pour un seul homme.
Accroupi, il attendit de voir si son « exploit » avait attiré l’attention. À supposer que quelqu’un ait pu le voir – il n’avait aucune idée du niveau de « discrétion » que lui fournissaient les bagues. Mais n’importe quel témoin aurait vu tomber le Trolloc.
N’entendant aucun cri d’alerte, Gawyn estima qu’il ne risquait plus rien, et il reprit sa route. Baissant les yeux, il constata que ses doigts étaient rouges de sang sous la couche de suie. Il s’était brûlé, mais la douleur restait lointaine…
Les bagues… S’il avait du mal à réfléchir, ça n’aurait aucune influence sur ses qualités de guerrier. Au contraire, depuis, son instinct était devenu bien plus puissant.
Demandred ? Où était Demandred ?
Gawyn sillonna le sommet du plateau. Près du gué, Cauthon avait posté des troupes. Mais avec la fumée, impossible de savoir à quel corps d’armée elles appartenaient.
Sur l’autre berge, des Frontaliers affrontaient une unité de la cavalerie sharienne.
Au sommet, tout était tranquille malgré la présence des Créatures des Ténèbres.
En restant du côté des broussailles, Gawyn remonta une longue rangée de monstres. Personne ne parut le remarquer. Ici, les ombres ne manquaient pas, et elles étaient une source de protection.
En bas, dans le défilé, entre le plateau et le marécage, les feux s’éteignaient – trop tôt, semblait-il, pour que ce soit un phénomène naturel. Quelqu’un canalisait.
Gawyn avait l’intention de débusquer Demandred en remontant les sources de l’attaque massive. Mais si le Rejeté canalisait seulement pour éteindre les feux, il faudrait…
L’armée des Ténèbres se mit en mouvement, dévalant la pente en direction du gué. Même si les Shariens restaient prudemment à l’arrière, les Trollocs chargeaient comme des taureaux furieux. Encouragés par la rivière asséchée, ils étaient impatients de la traverser puis de fondre sur les forces de Cauthon.
Si ce fichu type avait en tête de forcer toutes les troupes du Rejeté à quitter le sommet, il s’était trompé lamentablement. Des unités d’infanterie et de cavalerie shariennes restèrent à leur poste, regardant sans broncher les Trollocs foncer vers la mort.
Des explosions retentirent, faisant voler dans les airs des cadavres atrocement mutilés.
Des tirs de dragons – les derniers encore opérationnels. Cauthon les avait fait mettre en batterie quelque part autour du gué. Avec la fumée, il aurait fallu être devin pour localiser précisément ces armes. Au bruit, il devait y en avoir une demi-douzaine au maximum. Pourtant, surtout si on tenait compte de la distance, elles infligeaient des dégâts considérables à l’armée ennemie.
Un rayon de lumière rouge, pas loin de la position de Gawyn, jaillit en direction de la fumée qui montait des dragons « morts ».
Gawyn eut un sourire.
Merci de tout cœur, pensa-t-il.
Décidé, il posa une main sur son arme. Le moment était venu de voir combien ces bagues étaient efficaces.
Ramassé sur lui-même, Gawyn sortit du rideau de fumée. Sur le versant, les Trollocs couraient toujours en direction du cours d’eau. Des flèches et des carreaux les accueillirent, et ils eurent droit à nouvelle salve de dragons. Mais venue d’une direction très légèrement différente.
Cauthon avait fait déplacer les armes, et Demandred ne réussissait pas à les repérer.
Gawyn courut au milieu des Créatures des Ténèbres. Sous ses pieds, le sol tremblait, et de la fumée l’agressait de nouveau, lui brûlant la gorge.
Les mains noircies, Gawyn supposa que son visage était lui aussi couvert de suie. Eh bien, ça l’aiderait à passer inaperçu.
Des Trollocs se retournaient, criant ou grognant, mais aucun ne put focaliser son regard sur Gawyn. Quelque chose s’était passé, il le savait, mais pour eux, il n’y avait rien à voir.
À travers le lien, Gawyn sentit la colère d’Egwene. Pas surpris du tout, il se contenta de sourire. À aucun moment, il ne s’était imaginé qu’elle le féliciterait.
Alors qu’il courait, des flèches s’enfoncèrent dans le sol. Mais il ne regretta pas son choix. Jadis, peut-être, il aurait agi ainsi par amour de la gloire et pour avoir une chance d’affronter lui-même Demandred.
En ce jour, ce n’était pas sa motivation. Tout ce qui lui tenait à cœur, c’était le besoin. Quelqu’un devait combattre ce Rejeté et le tuer, sinon, l’Ultime Bataille serait perdue. Tout le monde en avait conscience. Mais risquer Egwene ou Logain aurait été un mauvais pari.
Gawyn, lui, était une mise convenable. Personne ne l’aurait chargé de cette mission – nul n’aurait osé –, mais elle s’imposait à lui. Il avait enfin une occasion de faire la différence. De compter pour quelque chose.
Mais il agissait pour Andor, pour Egwene et pour le monde dans sa totalité.
Devant lui, Demandred braillait son défi habituel.
— Envoyez-moi al’Thor, pas ces dragons de pacotille !
Des lances de flammes jaillirent de nouveau du Rejeté.
Gawyn dépassa les Trollocs qui chargeaient et arriva au sommet après avoir contourné une unité de Shariens armés d’étranges arcs – presque aussi longs et massifs que ceux de Deux-Rivières.
Ces hommes entouraient un cavalier vêtu d’une armure de disques scintillante munie d’un hausse-col et de canons d’avant-bras.
La visière de son casque terrifiant était relevée. Son beau visage rayonnant de fierté et de détermination parut étrangement familier à Gawyn.
Il faudra que ça se passe vite, pensa le jeune homme. Et que je ne lui laisse pas une chance de canaliser le Pouvoir.
Les archers de Shara étaient prêts à tirer, mais un ou deux seulement tournèrent la tête tandis que Gawyn se faufilait entre eux. En avançant, il dégaina son couteau. Après avoir fait tomber Demandred de sa selle, il devrait le frapper au visage. L’attaque d’un lâche, semblait-il, mais c’était la meilleure option. Après, il pourrait…
Demandred se retourna et regarda en direction du jeune homme. Puis il leva une main et lança sur son agresseur un rayon de lumière blanche.
Gawyn sautant sur le côté, l’attaque le rata de peu. Derrière lui, au point d’impact, la terre se fissura – des crevasses noires qui semblaient ouvrir sur le néant ou l’éternité.
Gawyn bondit en avant puis coupa la sangle de la selle du Rejeté.
Quelle vitesse !
Grâce aux bagues, il avait eu le temps d’agir avant que son adversaire comprenne ce qui se passait.
Gawyn planta son arme dans le flanc du cheval, qui se cabra et désarçonna Demandred, sa selle encore sous lui.
Alors que les archers donnaient l’alerte, Gawyn bondit, son couteau tenu à deux mains.
Mais le Rejeté roula sur le côté. Des cendres s’élevèrent du sol lorsque des flux d’Air le soulevèrent et le remirent sur ses pieds, son épée dégainée en un éclair.
Il se mit en garde et lança un nouveau tissage. Sentant un souffle le frôler, Gawyn comprit que des flux avaient tenté de l’immobiliser. Mais il était trop rapide, et Demandred, à l’évidence, avait du mal à le viser à cause des bagues.
Le jeune homme recula, passa son couteau dans sa main gauche et dégaina son épée.
— Un tueur, lâcha Demandred, plein de mépris. Dire que Lews Therin parle sans cesse de l’honneur d’affronter un homme en face !
— Je ne suis pas envoyé par le Dragon Réincarné.
— Alors que des Ombres de Nuit t’enveloppent ? Un tissage dont nul ne se souvient dans cet Âge ? Sais-tu que Lews Therin, ce faisant, t’a condamné à mort ? Ta vie va s’écouler de toi, petit homme.
— Dans ce cas, nous irons ensemble au tombeau, dit Gawyn.
Demandred prit son épée à deux mains – une technique avec laquelle il ne paraissait pas très familier.
Même avec les bagues, il semblait capable de suivre Gawyn du regard, mais ses réflexes semblaient plus lents qu’ils auraient dû l’être.
Les Fleurs de Pommier dans le Vent, avec trois frappes rapides, forcèrent le Rejeté à reculer. Des Shariens accoururent, épée levée, mais, d’un geste, Demandred leur ordonna de ne pas s’en mêler.
Il ne sourit pas à Gawyn – ça ne devait pas faire partie des expressions qu’il maîtrisait –, mais il se lança dans une figure qui ressemblait à un Éclair à Trois Branches.
Gawyn répliqua par un Sanglier qui Dévale la Colline.
Demandred était un sacré bon escrimeur. Malgré l’avantage que lui conféraient les bagues, Gawyn échappa de très peu à sa contre-attaque.
Les deux hommes dansèrent leur ballet de mort dans un petit cercle délimité par les Shariens qui ne perdaient rien du spectacle.
De très loin, les dragons tirèrent sur le versant une salve qui fit trembler le sol. Il restait très peu d’armes, mais elles concentraient leur feu sur le plateau de Polov.
Gawyn exécuta une Tempête qui Secoue les Branches avec l’idée de passer sous la garde du Rejeté. Il devrait en être près, pour lui enfoncer sa lame dans une aisselle ou dans une jointure de son étrange armure.
Demandred se défendit avec une grande compétence et beaucoup de finesse. Sous sa cotte de mailles, Gawyn transpirait à grosses gouttes. Plus rapide qu’il ne l’avait jamais été, il lui semblait avoir des mouvements plus vifs encore que ceux d’un colibri. Pourtant, il ne réussissait pas à faire mouche.
— Qui es-tu, petit homme ? demanda le Rejeté en reculant, épée levée sur le côté. Tu te bats bien.
— Gawyn Trakand !
— Le frère de la petite reine ? Sais-tu au moins qui je suis ?
— Un meurtrier !
— Et ton Dragon, il n’a jamais tué ? Pour garder, ou plutôt, conquérir son trône, Elayne n’a jamais pris de vie ?
— C’est différent.
— Tout le monde dit ça, petit homme !
Demandred avança. Ses figures d’escrime s’enchaînaient à la perfection, son dos restait bien droit mais pas raide, et il se déplaçait avec l’amplitude élégante d’un danseur. Quant à son épée, elle ne faisait qu’un avec lui. Gawyn n’avait jamais entendu parler des talents d’escrimeur de Demandred. Pourtant, c’était le meilleur adversaire qu’il ait affronté.
Gawyn exécuta un Chat qui Danse sur le Mur, une magnifique figure à la hauteur de celles du Rejeté. Il enchaîna avec une Danse de la Langue du Serpent – en espérant que sa botte précédente aurait incité Demandred à lui laisser une ouverture.
Quelque chose percuta Gawyn et le projeta sur le sol. Il fit un roulé-boulé et se releva, déjà en garde. Son souffle, remarqua-t-il, était soudain laborieux. L’effet des bagues ? Non, mais il s’était sûrement cassé une côte.
Une grosse pierre, comprit-il. Il a canalisé et projeté une pierre sur moi.
Avec ses tissages, le Rejeté avait du mal à le toucher, à cause des bagues qui le rendaient difficile à voir. Mais un objet assez gros pouvait voler dans sa direction générale et faire mouche.
— Tu as triché, lâcha Gawyn.
— Triché ? Il y aurait des règles, petit escrimeur ? Si je me souviens bien, tu as tenté de me poignarder alors que des ombres te dissimulaient.
Gawyn inspira, expira et porta une main à son flanc. Non loin de là, un « œuf » de dragon heurta le sol puis explosa. La puissance de la détonation déchiqueta quelques Shariens, leurs corps faisant une sorte de bouclier humain aux duellistes. De la terre tomba en pluie, comme des embruns sur le pont d’un bateau. Un des dragons, au moins, était encore en état de tirer.
— Tu m’as appelé « meurtrier », et c’est la vérité. Mais je suis aussi ton sauveur.
— Tu es fou !
— Pas le moins du monde ! (Son épée zébrant l’air, Demandred décrivit un cercle autour de Gawyn.) L’homme que tu sers, Lews Therin Telamon, lui, il est fou à lier. Il pense pouvoir vaincre le Grand Seigneur, mais c’est impossible. Un fait, simplement.
— Tu voudrais que nous nous ralliions aux Ténèbres ?
— C’est ça, oui. Si je tue Lews Therin, en récompense, j’aurai le droit de refaire le monde à ma façon. Le Grand Seigneur se fiche éperdument des règles. La seule manière de protéger ce monde, c’est de le disloquer, puis de préserver ses habitants. N’est-ce pas ce que ton Dragon prétend pouvoir faire ?
— Pourquoi l’appelles-tu mon Dragon ?
Aussitôt cette phrase prononcée, Gawyn cracha du sang par le coin de sa bouche. Les bagues… Elles le forçaient à attaquer. Dans ses jambes, de l’énergie pure circulait.
Bats-toi ! Tue-le !
— Tu es son partisan…
— C’est faux !
— Mensonge ! Ou alors, tu as été abusé. Je sais que Lews Therin dirige cette armée. Au début, j’en doutais, mais c’est terminé. Le tissage qui te dissimule en est une preuve, mais j’en ai une meilleure. Aucun général mortel n’a autant de compétences que celui qui m’affronte aujourd’hui. Un vrai maître de la stratégie. Lews Therin est peut-être déguisé, à moins qu’il commande en envoyant des messages à ce ridicule Mat Cauthon. En utilisant le Pouvoir, bien sûr. Quels que soient les détails, j’ai vu la vérité. C’est avec Lews Therin que je croise le fer !
» De nous deux, j’ai toujours été le meilleur stratège. Une fois de plus, je le prouverai. J’aurais voulu que tu transmettes mon message au Dragon, mais tu ne vivras pas assez longtemps pour ça, petit escrimeur. Prépare-toi !
Demandred leva son épée.
Gawyn se redressa, lâcha son couteau et prit son épée à deux mains. Le Rejeté chargea, recourant à des figures qu’il ne connaissait pas, mais assez classiques pour qu’il les pare. Pourtant, malgré sa vitesse amplifiée, Demandred se joua plusieurs fois de ses contre-attaques.
Puis il cessa de frapper, se contentant, bien en appui sur ses pieds, de parer, dévier ou bloquer les coups que Gawyn multipliait. La Colombe qui s’Envole, la Feuille qui Tombe, la Caresse du Léopard…
Entre ses dents serrées, Gawyn grogna de rage. Les bagues auraient dû suffire. Pourquoi n’était-ce pas le cas ?
Le jeune homme recula puis se pencha en arrière alors qu’une nouvelle pierre fondait sur lui et le ratait d’un souffle.
Grâce aux bagues, la Lumière en soit remerciée !
— Pour un homme de cet Âge, tu es très doué, petit escrimeur. Mais tu manies quand même ton épée.
— Que pourrais-je faire d’autre ?
— Devenir ta lame ! expliqua Demandred, soufflé que son adversaire ne sache pas ça.
Gawyn repassa à l’attaque et bombarda son adversaire de coups. Comme il était toujours plus que rapide, Demandred resta sur la défensive, mais sans perdre un pouce de terrain. Un mur qui se jouait de chaque assaut…
Soudain, le Rejeté ferma les yeux. Gawyn sourit puis exécuta le Dernier Coup de la Lance Noire.
L’épée de Demandred bougea trop vite pour qu’il puisse la suivre des yeux.
Quelque chose percuta Gawyn. Le souffle coupé, il s’immobilisa. Titubant, il tomba à genoux puis baissa les yeux sur le trou qu’il avait dans le ventre. Demandred avait traversé la cotte de mailles, puis dégagé sa lame d’un simple coup de poignet.
Pourquoi… ? Pourquoi est-ce que je ne sens rien ?
— Si tu survis à ça et revois Lews Therin, fit Demandred, dis-lui que je suis impatient de livrer un duel contre lui. Depuis le dernier, je me suis amélioré.
Demandred fit tourner son épée, saisit l’arrière de la lame entre son pouce et son index puis la tira tout du long, la débarrassant du sang qui s’écrasa en pluie sur le sol.
Son arme rengainée, il secoua la tête avant de lancer une boule de feu en direction d’un dragon qui tirait encore.
L’arme se tut à jamais.
Le Rejeté approcha du bord du versant et se campa face à la rivière, ses Shariens formant un cercle autour de lui.
En état de choc, Gawyn s’écroula et sa vie sembla vouloir se déverser sur l’herbe carbonisée.
Par miracle, il réussit à se relever sur les genoux. Le cœur en lambeaux, il ne lui restait plus qu’une idée en tête : retourner auprès d’Egwene.
À quatre pattes, il avança, son sang se mêlant à la terre. À travers des yeux collés par la sueur, il repéra plusieurs chevaux attachés à une vingtaine de pas de lui. Broutant sans enthousiasme l’herbe noire, les équidés attendaient leur tour de partir se battre.
Après de longues minutes de combat – une éternité qui le laissa presque vidé de ses forces –, Gawyn parvint à se hisser sur le dos du premier cheval qu’il réussit à détacher.
D’une main, il saisit la crinière de l’animal. Penché en avant, il mobilisa ses dernières forces et talonna sa providentielle monture.
— Dame Faile, dit Mandevwin, je connais ces deux hommes depuis des années. Dans leur passé, on trouve quelques accrocs, c’est sûr. Aucun gaillard n’a intégré la Compagnie en ayant une biographie immaculée. Mais je suis sûr qu’ils ne sont pas des Suppôts !
Faile continua à manger en silence. Mobilisant toute sa patience, elle se forçait à écouter la plaidoirie de Mandevwin. Combien elle aurait voulu que Perrin soit là, histoire qu’ils se disputent un bon coup ! Si elle n’évacuait pas la pression, elle finirait par exploser.
La colonne approchait de Thakan’dar – elle en approchait même beaucoup. Le ciel noir était zébré d’éclairs, et ils n’avaient pas vu depuis des jours une créature vivante, dangereuse ou non. Bien entendu, ils n’avaient pas revu non plus Vanin et Harnan. Malgré tout, Faile avait fait doubler la garde, la nuit. Les sbires du Ténébreux n’étaient pas du genre à renoncer.
Désormais, la jeune femme portait le cor dans un grand sac attaché à sa taille. Ses compagnons le sachant, ils oscillaient entre la fierté d’accomplir un tel devoir et la terreur que tant de choses dépendent d’eux. Au moins, son fardeau, la femme de Perrin avait des gens avec qui le partager…
— Dame Faile, dit Mandevwin en tombant à genoux, Vanin est quelque part près de nous. Dans la Compagnie, nous n’avons pas de meilleur éclaireur. Nous ne le verrons pas tant qu’il en aura décidé autrement, mais je parie qu’il nous suit. Où serait-il allé, sinon ? Si je l’appelle, l’invitant à venir raconter sa version des faits, nous résoudrons peut-être ce problème.
— J’y réfléchirai, souffla Faile.
Mandevwin hocha la tête. Ce borgne était un excellent officier, mais il avait l’imagination d’une brique. Les gens simples supposaient toujours que les autres étaient comme eux. Du coup, comment auraient-ils pu concevoir qu’un Vanin ou un Harnan aient servi la Compagnie pendant si longtemps – de leur mieux, afin d’éviter les soupçons – pour la trahir à un moment crucial ?
Au moins, Faile savait désormais qu’elle ne s’était pas inquiétée pour rien. Si surprendre Vanin avec le cor n’avait pas suffi, la terreur qu’elle avait lue dans ses yeux confirmait sa suspicion. Comme elle ne s’attendait pas à la présence de deux Suppôts, ils avaient réussi à la rouler dans la farine. Cela posé, ils avaient sous-estimé les périls de la Flétrissure. Mais s’ils n’avaient pas attiré l’attention des monstres aux allures d’ours, leur plan aurait réussi. Sous sa tente, Faile aurait attendu l’arrivée de voleurs déjà partis avec un des artefacts les plus puissants du monde.
Le ciel bouillonnait. Dominant la vallée de Thakan’dar, le mont Shayol Ghul se dressait au milieu d’une chaîne de bien plus petites montagnes. À son approche, l’air devenait plus piquant – presque hivernal. L’atteindre serait difficile, mais Faile tenait coûte que coûte à remettre le Cor de Valère aux défenseurs de la Lumière. Une main posée sur son sac, elle sentait les contours de l’instrument…
Non loin de là, Olver « patrouillait » dans un champ de rochers gris typiques des Terres Dévastées. Torse bombé, il portait son coutelas sur la hanche, comme une épée.
Faile songea qu’elle n’aurait peut-être pas dû l’emmener. Certes, mais dans les Terres Frontalières, les garçons de son âge apprenaient à délivrer des messages et fournir des vivres à des forts assiégés. Avant d’intégrer un groupe de guerriers ou d’obtenir un poste quelconque, ils devaient avoir au moins douze ans, mais leur formation commençait bien plus tôt que ça.
— Dame Faile ?
L’épouse de Perrin leva les yeux sur Selande et Arrela, qui approchaient d’elle. Selande, elle l’avait nommée chef des éclaireurs, depuis la trahison de Vanin. Petite, le teint pâle, cette femme ressemblait encore moins à une Aielle que les autres Cha Faile. Mais l’attitude compensait bien des choses…
— Oui ?
— Nous avons repéré du mouvement, annonça Selande.
— Quoi ? demanda Faile en se levant d’un bond. Quel genre ?
— Une sorte de caravane.
— Dans les Terres Dévastées ? Il faut que je voie ça…
Ce n’était pas qu’une caravane, car il y avait un village dans le coin ! Avec sa longue-vue, Faile ne distinguait pas les détails, mais elle voyait bien la masse sombre des bâtiments. Le bourg s’étendait au pied des collines, très près de Thakan’dar. Un village, par la Lumière !
Faile braqua sa longue-vue sur la caravane qui avançait au milieu du paysage désolé – en direction, semblait-il, d’un relais installé à bonne distance du village.
— Ces gens font comme nous…, souffla Faile.
— Ce qui veut dire, ma dame ? demanda Arrela.
Elle était allongée sur le ventre, près de Faile. De l’autre côté, Mandevwin observait le secteur avec sa propre longue-vue.
— C’est un relais d’où partent ensuite des équipements, expliqua Faile. Vous voyez ces piles de caisses et ces faisceaux de flèches ? Les Créatures des Ténèbres ne peuvent pas Voyager, mais leurs fournitures y arrivent sans problème. La force d’invasion elle-même n’a pas eu besoin d’emporter des armes et des flèches de réserve. Ces équipements sont regroupés ici, puis distribués aux combattants quand ça s’impose.
De fait, une bande de lumière indiqua qu’un portail allait s’ouvrir devant le relais. Une colonne d’hommes crasseux, chargés comme des mulets, entreprit de le traverser, suivie par des compagnons de misère qui tiraient des sortes de carrioles.
— Où que soient envoyées ces réserves, dit Faile, ça doit chauffer rudement. Les carrioles sont remplies de flèches – pas de nourriture, puisque les Trollocs dévorent chaque nuit des cadavres.
— Si on pouvait se glisser par un de ces portails…, fit Mandevwin.
Arrela ricana, comme si c’était une mauvaise blague. Puis elle regarda Faile et se décomposa.
— Vous êtes sérieux ? Tous les deux ?
— Nous sommes encore loin de la vallée, dit Faile. Et ce village nous barre le chemin. Traverser un de leurs portails serait moins risqué que de continuer tout droit.
— Mais on arriverait derrière les lignes ennemies !
— Nous y sommes déjà, lâcha Faile, donc, je ne vois pas ce que ça changerait.
— Il y aura un problème, fit Mandevwin en orientant sa longue-vue vers le village. Vous voyez les types qui sortent du bourg pour rejoindre leur camp ?
Faile regarda de nouveau.
— Des Aiels ? Les Shaido se seraient joints aux forces du Ténébreux ?
— Même ces chiens ne s’abaisseraient pas à ça ! fit Arrela avant de cracher par terre – sur le côté.
Ces Aiels étaient… différents. Comme avant de tuer, ils avaient relevé leurs voiles, mais ceux-ci étaient rouges.
Rouges ou noirs, se faufiler entre des Aiels était pratiquement impossible. Très probablement, si Faile et son groupe n’avaient pas encore été repérés, c’était parce qu’ils se trouvaient encore assez loin du village. En outre, qui se serait attendu à trouver des voyageurs ici ?
— On file, dit Faile en rampant en arrière. Nous avons des mesures à planifier.
Quand il se réveilla, Perrin aurait juré qu’on l’avait jeté dans un lac en plein hiver.
Inquiet, il tenta de s’asseoir.
— Couché, espèce d’imbécile ! fit Janina en le tirant par le bras.
La Matriarche aux cheveux filasse semblait aussi épuisée que son patient.
Perrin était allongé sur une surface molle – trop molle, même. Un beau lit, avec des draps propres. Dehors, vit-il par une fenêtre, des vagues venaient mourir lentement sur une plage. Avec son ouïe surdéveloppée, le jeune seigneur capta des cris de mouettes. En fond sonore, des gémissements montaient de quelque part, assez près de lui.
— Où suis-je ? demanda-t-il.
— Dans mon palais, répondit Berelain.
Comme elle se tenait près de l’encadrement de la porte, Perrin ne l’avait pas encore remarquée. Superbe dans une robe violette ourlée de jaune, elle portait son diadème représentant un faucon en plein vol.
La chambre était splendide, de l’or et du bronze rehaussant les miroirs, les fenêtres et les montants du lit.
— Je dois ajouter, seigneur Aybara, que cette situation a quelque chose de déjà vu pour moi. Mais cette fois, au cas où tu t’interrogerais, j’ai pris des précautions…
Des précautions ?
Perrin huma l’air… et comprit. Uno ? Uno était là ? En tout cas, il le sentait. De fait, Berelain tendit une main sur la droite, où Uno se prélassait dans un fauteuil, un bras en écharpe.
— Uno, que t’est-il arrivé ? demanda Perrin.
— Des maudits Trollocs m’ont sauté sur le râble ! J’attends mon tour pour une guérison.
— Les blessés en danger de mort sont traités en premier, précisa Janina.
Parmi les Matriarches, c’était la plus douée en matière de thérapie. À l’évidence, elle avait décidé de rester avec les Aes Sedai et Berelain.
— Toi, Perrin Aybara, nous t’avions soigné afin que tu survives, mais pas davantage. Jusqu’à maintenant, nous n’avions pas eu le temps de traiter les blessures qui ne menaçaient pas ta vie.
— Un instant ! s’écria Perrin. (Il lutta pour s’asseoir dans son lit.) Depuis quand suis-je ici ?
— Dix heures, répondit Berelain.
— Quoi ? Il faut que je parte ! Les combats…
— … continueront sans toi, coupa Berelain. Désolée…
Perrin grogna faiblement. Comment pouvait-on se sentir si fatigué ?
— Moiraine connaît un moyen d’occulter l’épuisement… Tu sais le faire, Janina ?
— Si c’était le cas, je m’en abstiendrais sur toi. Tu as besoin de sommeil, Perrin Aybara. Ton rôle dans l’Ultime Bataille est terminé.
Perrin serra les dents et fit mine de se lever.
— Ose sortir de ce lit, fit Janina, et tu finiras saucissonné par des flux d’Air, en lévitation pendant des heures.
D’instinct, Perrin tenta de se décaler. Dès que cette idée eut germé dans sa tête, il se sentit ridicule. Sans savoir exactement comment, il était revenu dans le monde réel. Ici, pas question de décalage. Bref, il était aussi impuissant qu’un nouveau-né.
Il se laissa retomber dans son lit.
— Ne tire pas cette tête, Perrin, dit Berelain en approchant. Tu devrais être mort. Comment es-tu arrivé sur ce champ de bataille ? Si Haral Luhhan et ses hommes ne t’avaient pas repéré, gisant dans ton sang…
Perrin secoua la tête. Quand on ne connaissait pas le rêve des loups, ce qu’il avait fait était au-delà de la compréhension.
— Où en sommes-nous, Berelain ? La guerre ? Nos armées ?
La Première Dame fit la moue.
— Je sens la vérité dans ton odeur, insista Perrin. Tu es inquiète – anxieuse, même. J’ai vu que le champ de bataille n’est plus le même. Si les gars de Deux-Rivières sont aussi au champ de Merrilor, ça signifie que nos trois armées ont été contraintes de se replier au même endroit. Tous nos combattants, sauf ceux de la vallée de Thakan’dar.
— Nous ne savons pas comment s’en sort le seigneur Dragon, dit Berelain en prenant place sur une chaise, près du lit.
Non loin de là, Janina saisit le bras d’Uno, qui frissonna quand le Pouvoir se déversa en lui.
— Rand se bat toujours, affirma Perrin.
— Trop de temps s’est écoulé…, souffla Berelain.
Perrin comprit qu’elle lui cachait quelque chose – ou du moins, qu’elle tournait autour du pot. Il le sentait dans son odeur.
— Rand se bat toujours, répéta-t-il. S’il avait perdu, nous ne serions pas ici.
Il inclina la tête en arrière, la fatigue sensible jusque dans la moelle de ses os. Pourtant, pas question qu’il reste étendu alors que ses amis mouraient.
— Près de la brèche, le temps passe d’une manière différente. J’y suis allé, et je l’ai constaté par moi-même. Partout ailleurs, des jours se sont écoulés. Pour Rand, un seul. Au maximum.
— Compris. Je transmettrai aux autres ce que tu viens de me dire.
— Berelain, j’ai besoin d’un service. J’ai envoyé Elyas avec un message pour nos armées. Hélas, j’ignore s’il a pu le délivrer. Graendal influence l’esprit de nos grands capitaines. Peux-tu découvrir si cette alerte a été donnée ?
— C’est fait, oui… Presque trop tard, mais c’est réglé. Tu as agi comme il fallait, Perrin. À présent, tu dois dormir.
Berelain se leva.
— Encore une chose…
— Oui ?
— Faile… Quelles nouvelles d’elle ?
L’anxiété de Berelain monta en flèche.
Non !
— Sa caravane de ravitaillement a été détruite par une bulle maléfique. Perrin, je suis désolée…
— A-t-on retrouvé son corps ?
— Non…
— Alors, elle est encore vivante.
— C’est…
— Elle est encore vivante !
Perrin devait y croire. Sinon…
— Il y a un espoir, bien entendu…
Berelain s’éloigna, approcha d’Uno – qui pliait et dépliait son bras guéri – et lui fit signe de sortir avec elle.
Alors que Janina s’agitait devant le coin toilette, Perrin entendit des murmures derrière la porte. Dans l’air, il capta une odeur de simples et de douleur.
La caravane de Faile transportait le Cor de Valère. L’instrument était-il entre les mains des Ténèbres ?
Et Gaul… Il devait aller le chercher ! Alors qu’il l’avait abandonné dans le rêve des loups, avec ordre de surveiller les arrières de Rand, l’Aiel devait être à bout de forces.
Perrin avait le sentiment qu’il pourrait dormir pendant des semaines.
Janina revint près du lit et secoua la tête.
— Perrin Aybara, lutter pour garder les yeux ouverts ne sert à rien.
— Janina, il me reste tant à faire. Je dois retourner sur le champ de bataille et…
— Tu resteras ici, Perrin Aybara ! Dans ton état, tu ne seras utile à personne, et si tu essaies de prouver le contraire, tu te couvriras de honte. Si le forgeron qui t’a amené apprenait que je t’ai laissé partir et crever au combat, il reviendrait pour me pendre à la fenêtre par les pieds. Et ce type… Eh bien, je crois qu’il serait fichu de réussir.
— Maître Luhhan, fit Perrin, se souvenant vaguement du moment où on l’avait secouru. Il était là, oui… C’est lui qui m’a trouvé ?
— Il t’a sauvé la vie. Ce gaillard t’a hissé sur son épaule, puis il a couru jusqu’à une Aes Sedai pour avoir un portail. Quand il a déboulé ici, tu étais au bord du gouffre. Considérant ton gabarit, te soulever était déjà un exploit.
— Je n’ai pas besoin de dormir, dit Perrin alors que ses yeux se fermaient. Je dois… Il faut…
— Oui, oui, l’apaisa Janina.
Perrin ferma les yeux – une bonne façon de faire croire qu’il allait obéir. Dès que la Matriarche serait partie, il pourrait se lever.
— Oui, oui…, répéta Janina, la voix soudain très douce.
Je m’endors…, s’avisa Perrin.
De nouveau, il se vit à la croisée de trois chemins. Un qui menait au sommeil et un autre qui le ramènerait au rêve des loups pendant qu’il dormirait – celui qu’il empruntait le plus souvent.
Le troisième, c’était le songe, mais en y étant en chair et en os. Pourtant très tenté, Perrin décida pour l’instant de ne pas s’engager dans cette voie. Optant pour un sommeil ordinaire, il comprit qu’il serait mort s’il avait fait un autre choix.
Le souffle court et le regard rivé sur le ciel, Androl se trouvait assez loin du champ de bataille. Après la retraite, à partir du sommet du plateau, il avait couru comme un automate.
L’attaque avait été si puissante !
Que s’est-il passé ? émit-il à l’intention de Pevara.
Ce n’était pas Taim, répondit la sœur en se relevant. (D’instinct, elle épousseta sa robe.) Selon moi, il s’agissait de Demandred.
Pourtant, je nous ai délibérément transportés loin de l’endroit où il se battait…
Je sais… Comment a-t-il pu avoir l’audace de se déplacer et d’interférer avec le groupe de gens capables de canaliser qui attaquait ses forces ?
Non sans grogner, Androl s’assit sur le sol.
Pevara, pour une Aes Sedai, tu es incroyablement caustique.
Androl fut surpris par l’amusement de sa compagne.
Tu connais moins bien les sœurs que tu le penses, mon gars !
Pevara alla jeter un coup d’œil aux blessures d’Emarin.
Androl prit une grande inspiration. Aussitôt, des odeurs montèrent à ses narines. Des feuilles mortes… De l’eau croupie… L’automne, cette année, était arrivé beaucoup trop tôt.
Du haut de leur versant, Androl et Pevara avaient vue sur une vallée où, malgré la mauvaise voie que prenait le monde, des fermiers avaient labouré le sol en prévision des semailles.
Mais rien n’avait poussé.
Près d’Androl, Theodrin se releva souplement.
— C’est la folie, là-bas, dit-elle en s’empourprant un peu.
Androl sentit la profonde désapprobation de Pevara. La jeune sœur n’aurait pas dû être à ce point esclave de ses émotions. Il lui restait à maîtriser l’art de les masquer dont les Aes Sedai étaient expertes.
Elle n’est pas une véritable Aes Sedai, émit Pevara. Qu’importe ce qu’en pense la Chaire d’Amyrlin. Elle n’a jamais subi l’épreuve…
Theodrin semblant avoir lu les pensées de Pevara, les deux gardèrent leurs distances. Pevara alla soigner Emarin – qui fit montre d’un stoïcisme à toute épreuve. Theodrin se chargea d’une coupure qui zébrait le bras de Jonneth – qui parut surpris par la sollicitude de la sœur.
Elle l’aura lié d’ici très peu de temps, émit Pevara à l’intention d’Androl. Tu as remarqué comment elle s’est débrouillée pour être à ses côtés, ne cessant jamais de le suivre ? Après notre départ de la Tour Noire, elle ne nous a pas lâchés d’un pouce.
Et s’il la lie en retour ? demanda Androl.
Eh bien, nous verrons si ce qu’il y a entre nous est unique ou non. Pevara hésita un peu. Nous avançons sur des chemins qui n’ont jamais été explorés.
Androl chercha le regard de sa compagne. Elle faisait allusion à ce qui était arrivé la dernière fois qu’ils s’étaient liés dans un cercle. Pevara avait ouvert un portail, mais en utilisant le Pouvoir de son compagnon.
Nous devrons essayer de nouveau ça, émit-il.
Le plus vite possible, oui, répondit Pevara.
Elle sonda Emarin pour s’assurer que sa guérison avait bien fonctionné.
— Je vais très bien, Pevara Sedai, fit l’Asha’man, courtois comme à son habitude. Si je puis me permettre, on dirait que tu aurais bien besoin aussi d’une guérison.
Pevara baissa les yeux sur sa manche brûlée. Permettre à un homme de la guérir l’inquiétait encore un peu… et cette réaction l’agaçait.
— Merci, dit-elle en laissant Emarin lui toucher le bras et canaliser le Pouvoir.
Androl décrocha le petit gobelet en fer-blanc qu’il portait à la ceinture. Puis il leva une main, deux doigts pliés et les serra comme s’il voulait pincer quelque chose entre eux. Quand il les écarta, un minuscule portail s’ouvrit au fond du récipient, qui se remplit d’eau.
Pevara vint s’asseoir à côté de lui et accepta le gobelet qu’il lui tendait. Après avoir bu, elle s’extasia.
— Aussi fraîche que l’eau d’une source de montagne.
— Parce que c’en est, fit Androl.
— Ça me rappelle une question que je voulais te poser. Comment fais-tu ça ?
— Quoi donc ? C’est un portail miniature, rien de plus.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, Androl… Tu viens d’arriver ici, donc tu n’as pas pu mémoriser assez la région pour ouvrir un portail donnant sur une source, à des dizaines de lieues d’ici.
Androl regarda Pevara comme si cette question ne lui avait jamais traversé l’esprit.
— Je n’en sais rien… C’est peut-être une spécificité de mon don…
— Je vois… (Pevara se tut un moment.) Au fait, qu’est-il arrivé à ton épée ?
Androl porta une main à sa hanche et découvrit que son fourreau était vide. Il avait lâché son arme lorsque la foudre était tombée près d’eux. En fuyant, il n’avait pas eu la présence d’esprit de la ramasser.
— S’il entend parler de ça, Garfin m’enverra moudre du grain aux cuisines pendant des semaines !
— Ce n’est pas si grave. Tu as d’autres armes.
— C’est une affaire de principe, dit Androl. Porter une épée me rappelle des choses. C’est comme… Eh bien, comme si regarder un filet me remettait en mémoire une expédition de pêche au large de Mayene – et comme si voir une source me faisait penser à Jain. Des petits détails, mais qui comptent. Je dois redevenir un soldat. Pevara, il faut trouver Taim. Les sceaux…
— Oui, mais de la façon dont on s’y est pris, on ne le trouvera pas. Tu es d’accord ?
Androl soupira, mais il dut l’admettre.
— Excellent, fit Pevara. Je déteste être une cible…
— Alors, que devons-nous faire ?
— Aborder la question avec notre cerveau, pas en agitant des épées.
Ça, ce n’était pas mal vu…
— Et… qu’avons-nous fait, Pevara ? Tu as utilisé mon don !
— On verra bien… (Pevara but une nouvelle gorgée.) Si ça pouvait être une bonne infusion…
Androl fronça les sourcils. Puis il reprit le gobelet, ouvrit un portail miniature entre ses doigts et en laissa tomber quelques feuilles sèches. Avec un filament de Feu, il fit chauffer la boisson et y ajouta du miel via un autre portail.
— J’avais tout ça dans mon atelier, à la Tour Noire, expliqua-t-il en tendant le gobelet à sa compagne. On dirait bien que personne ne m’a détroussé.
Pevara but l’infusion puis sourit aux anges.
— Androl, tu es merveilleux !
L’Asha’man rayonna. Depuis quand n’avait-il plus éprouvé de tels sentiments pour une femme ? L’amour, c’était réservé aux jeunes idiots, non ?
Hélas, ces crétins n’avaient pas les yeux en face des trous. Ils cherchaient un joli visage et n’allaient pas plus loin. Androl, lui, avait assez bourlingué pour savoir que la beauté n’était rien comparée au type de solidité qu’offrait une femme comme Pevara. Contrôle, équilibre, détermination… Ces qualités-là, seul l’âge vous les conférait.
Avec le cuir, c’était la même chose. Une pièce neuve, c’était joli, mais un cuir véritablement bon devait avoir été utilisé et usé, comme une sangle de selle soigneusement entretenue pendant des années. Avec une sangle récente, on ne pouvait jamais être tranquille. Après quelques saisons, on n’avait plus de doutes…
— J’essaie d’interpréter cette pensée, fit Pevara. Viens-tu vraiment de me comparer à une vieille sangle de selle ?
Androl s’empourpra.
— Nous dirons que c’est une déformation d’artisan du cuir, fit Pevara en sirotant son infusion.
— Eh bien, tu n’arrêtes pas de me comparer à… à quoi, déjà ? Une galerie de personnages ?
La sœur rouge sourit.
— Ma famille.
Des gens tués par des Suppôts…
— Désolé…
— C’est arrivé il y a très longtemps, Androl.
Mais l’Asha’man ne fut pas dupe. La plaie était encore à vif.
— Par la Lumière ! J’oublie toujours que tu es plus vieille que la plupart des arbres.
— Là, tu aggraves ton cas. D’abord une vieille sangle, maintenant d’antiques arbres… Puis-je supposer qu’aucun des innombrables métiers que tu as exercés ne t’a préparé à parler comme il convient à une dame ?
Androl haussa les épaules. Plus jeune, il aurait sans doute été embarrassé d’aligner des gaffes à répétition. Avec le temps, il avait appris qu’il n’y pouvait rien. Et s’il tentait de s’améliorer, le résultat était pire.
Bizarrement, sa réaction plut à Pevara. Sans doute parce que les femmes aimaient bien voir un homme pris en flagrant délit de nullité.
La joie de la sœur fut de brève durée, car elle leva les yeux vers le ciel.
Androl repensa aux champs stériles, aux arbres morts, au tonnerre omniprésent… Ces temps n’étaient faits ni pour la joie ni pour l’amour. Bizarrement, pour cette raison, il s’accrochait aux deux comme jamais.
— Nous devrions y aller bientôt, dit-il. Quel est ton plan ?
— Taim est toujours entouré de sbires. Si nous continuons à attaquer tête baissée, on se fera tailler en pièces avant de l’avoir atteint. Il faut opter pour une approche furtive.
— Et comment vois-tu ça ?
— Tout dépend… Quand la situation l’exige, jusqu’à quel point peux-tu être fou ?
La vallée de Thakan’dar était devenue un lieu où régnaient la fumée, le désordre et la mort.
Rhuarc y pistait ses proies avec Trask et Baelder à ses côtés. Des frères de son ordre, les Boucliers Rouges. Avant de venir ici, il ne les avait jamais vus, mais c’étaient néanmoins des frères. D’ailleurs, leur lien avait été scellé par le sang des traîtres et de l’engeance du démon.
La foudre s’abattait un peu partout. Sous ses pieds, Rhuarc entendait craquer du sable transformé en minuscules éclats de verre par les éclairs. Avisant une cachette – des cadavres de Trollocs empilés –, il s’accroupit derrière, et ses compagnons l’imitèrent. La tempête s’était enfin levée, des vents furieux menaçant d’arracher son voile à Rhuarc.
Même si la brume s’était dissipée, sous un ciel si sombre, et avec les colonnes de poussière et de fumée, il était difficile de distinguer quoi que ce soit. Du coup, on se battait par groupes éparpillés.
À proprement parler, il n’y avait plus de front. Plus tôt dans la journée, une attaque de Myrddraals – suivie par une charge de Trollocs – avait finalement submergé les défenseurs qui tenaient jusque-là l’entrée de la vallée. Les Teariens et les fidèles du Dragon s’étaient repliés en direction du mont Shayol Ghul. Désormais, la plupart se battaient au pied de la montagne.
Par bonheur, les Trollocs qui avaient réussi à passer n’étaient pas si nombreux que ça. Le massacre, dans le défilé, puis le long siège avaient considérablement éclairci leurs rangs. En l’état actuel des choses, ils devaient être à peu près autant que les défenseurs…
Ça restait un sacré morceau à avaler. Mais selon Rhuarc, la plus grande menace serait les Sans Honneur affublés de leur voile rouge. Comme les vrais Aiels, ils s’étaient répandus dans toute la vallée. Du coup, sur un terrain de chasse où on ne voyait pas plus loin que trois pas, Rhuarc et ses compagnons les traquaient. De temps en temps, ils devaient se débarrasser d’une bande de Trollocs, mais c’était rare, car les Blafards les poussaient à affronter les forces régulières de Tear et de l’Arad Doman.
Rhuarc fit signe à ses frères, et tous trois bravèrent la tempête pour longer un des flancs de la vallée. Si la Lumière le voulait bien, les défenseurs réussiraient à protéger le chemin qui menait à la brèche, où le Car’a’carn affrontait l’Aveugleur.
Rand al’Thor allait devoir gagner très vite. Selon Rhuarc, les Ténèbres ne tarderaient pas à conquérir la vallée.
Rhuarc et ses frères aperçurent un groupe d’Aiels qui dansaient avec les lances contre les félons au voile rouge. Bien que nombre de ces traîtres soient capables de canaliser, dans cette bande-là, pas un ne semblait savoir manier le Pouvoir.
Avec ses deux frères, Rhuarc vint se mêler à la danse.
Les Voiles Rouges se battaient bien. Pendant ce combat, Trask se réveilla du rêve – mais non sans étriper un ennemi avant de s’écrouler.
L’escarmouche se termina par la fuite des Voiles Rouges survivants. Rhuarc en tua un avec son arc, et Baelder l’imita. Contre de vrais Aiels, ils n’auraient pas tiré dans le dos. Mais ces monstres-là étaient pires que les Créatures des Ténèbres.
Les trois Aiels survivants du groupe qu’ils avaient aidé les remercièrent sobrement. Puis ils se joignirent à eux et tous repartirent vers le mont Shayol Ghul pour voir où en étaient les défenses.
Par chance, les combattants tenaient bon. Beaucoup étaient des fidèles du Dragon – pour l’essentiel, des hommes et des femmes du peuple qui avaient rejoint la bataille récemment. Cela dit, il y avait dans le lot quelques Aes Sedai, une poignée d’Aiels et deux ou trois Asha’man. Parmi ces braves, la plupart brandissaient des épées rouillées ou des « bâtons » qui devaient être en réalité des manches de pioche ou de pelle.
Contre les Trollocs, ils se battaient comme des loups acculés. Impressionné, Rhuarc secoua la tête. Si les tueurs d’arbre avaient lutté si sauvagement, Laman aurait peut-être toujours été perché sur son trône.
Un éclair jaillit du ciel et tua quelques dizaines de défenseurs. Ébloui, Rhuarc cligna des yeux puis tourna la tête sur un côté et sonda le terrain battu par le vent.
Là !
Faisant signe à ses compagnons de rester en arrière, Rhuarc s’accroupit et avança en silence. Ramassant une poignée de l’étrange poussière grise, il en étala sur ses vêtements et sur son visage. Sauvage, le vent lui en arracha une partie, qui s’envola avec la fumée.
Un couteau serré entre les dents, Rhuarc commença à ramper. Du haut d’une butte, sa proie observait la bataille. Voile baissé, ce Sans Honneur souriait de toutes ses dents, qui n’étaient pas taillées en pointe. En principe, ça signifiait qu’il ne pouvait pas canaliser, mais il ne fallait pas s’y fier, car il y avait des exceptions à la règle. Rhuarc ignorait ce que ça pouvait bien vouloir dire.
Eh bien, ce traître-là maniait le Pouvoir, ça devint évident quand il tissa une lance de flammes et la propulsa sur un groupe de Teariens, non loin de là.
Rhuarc avança lentement dans une petite ravine qui le dissimulerait.
Il n’accéléra pas le rythme, même si ça le contraignit à voir le Sans Honneur tuer des Défenseurs de la Pierre et des fidèles du Dragon. Continuant son approche prudente, il tendit l’oreille pour capter le crépitement des flammes. Bien campé sur ses jambes, les mains dans le dos, le Voile Rouge continuait à canaliser le Pouvoir.
Le Sans Honneur n’avait pas vu Rhuarc. Même si certains de ces chiens se battaient comme des Aiels, ce n’était pas le cas de tous. En général, ils n’étaient pas aussi silencieux, et ne connaissaient pas si bien que ça l’art de tirer à l’arc et de danser avec les lances.
Les traîtres comme celui qu’il visait n’avaient sûrement jamais eu besoin d’approcher d’une proie sans un bruit – que ce soit un adversaire à poignarder au cœur ou un cerf à égorger. Quand on disposait du Pouvoir, pourquoi se fatiguer autant ?
Lorsque Rhuarc contourna le cadavre d’un Trolloc, à ses pieds, le Voile Rouge ne s’aperçut de rien. Tendant un bras, l’Aiel au voile noir trancha le jarret de sa cible, qui s’écroula avec un cri de surprise. Avant que le Sans Honneur riposte avec un tissage, Rhuarc lui ouvrit la gorge. Puis il retourna se cacher entre deux charognes de monstre.
Deux Trollocs accoururent, intrigués par le cri. Rhuarc les abattit avant qu’ils aient le temps de comprendre ce qui se passait. Puis, de nouveau, il se fondit dans le sinistre décor.
Aucune Créature des Ténèbres ne se montrant, Rhuarc alla rejoindre ses compagnons. En chemin, il passa devant une petite meute de loups qui achevaient deux Trollocs. Le museau rouge de sang, les animaux se tournèrent vers l’Aiel, les oreilles dressées. Mais ils le laissèrent passer, s’éloignant en silence pour chercher d’autres proies.
Les loups… Arrivés avec la tempête, ils luttaient à présent aux côtés des hommes.
Sur la bataille en cours, Rhuarc n’avait presque aucune vision globale. Cela dit, dans le lointain, il voyait qu’une partie des troupes de Darlin Sisnera tenaient encore leur position – et leur formation, les arbalétriers étant déployés à côté des fidèles du Dragon.
La dernière fois que Rhuarc s’était intéressé à eux, ils manquaient de carreaux. Et l’étrange chariot cracheur de vapeur qui participait à la distribution des munitions gisait sur le côté, carcasse encore fumante.
Les Aes Sedai et les Asha’man continuaient à canaliser, mais plus avec la même énergie qu’au début.
Les Aiels, eux, se concentraient sur ce qu’ils faisaient le mieux, à savoir tuer. Tant que ces forces défendraient le chemin qui menait à la brèche, Rand al’Thor aurait une chance. Est-ce que ce serait suffisant ?
Percuté par quelque chose, Rhuarc tomba à genoux. Levant les yeux, il vit qu’une femme magnifique approchait afin de l’étudier de près. Cette inconnue avait des yeux superbes, même s’ils n’étaient pas exactement en face l’un de l’autre. Jusque-là, il n’avait jamais mesuré à quel point les yeux des gens, bien alignés, avaient quelque chose d’horrible. Y penser suffit à lui donner la nausée.
Toutes les autres femmes, se dit-il, avaient beaucoup trop de cheveux sur la tête. Celle-là, presque chauve, était beaucoup plus belle.
Elle approchait, splendide, étonnante et… incroyable. Quand elle toucha le menton de Rhuarc, le bout de ses doigts lui parut aussi doux que les nuages.
— Oui, tu es gentil, dit-elle. Viens, mon toutou. Joins-toi aux autres.
La femme désigna les gens qui la suivaient. Plusieurs Matriarches, deux Aes Sedai et un homme armé d’une lance.
Rhuarc grogna de rage. Ce type voulait-il lui voler l’affection de son adorée ? S’il essayait, il le tuerait. Et…
— Et Moridin qui croyait me punir en me donnant ce visage…, fit la nouvelle maîtresse de Rhuarc. Mais toi, tu te moques des traits que j’arbore, pas vrai ? (La voix de la sublime inconnue se fit plus douce… et en même temps plus dure.) Quand j’en aurai terminé, personne ne s’en souciera. Moridin lui-même vantera ma beauté, car il me verra avec les yeux que je lui aurai donnés. Comme toi, mon toutou. Comme toi.
Après que sa maîtresse lui eut caressé les cheveux, l’Aiel rejoignit les autres. Avec eux et sa maîtresse, il s’enfonça dans la vallée, laissant derrière lui ceux qu’il appelait ses frères peu de temps auparavant.
Rand avança quand une route apparut devant lui, composée des flux lumineux qu’il avait tissés. Foulant un sol pavé net et brillant, il passa de l’insignifiance à la majesté.
La voie était assez large pour que six chariots y circulent de front. Mais pour l’instant, on n’y voyait aucun véhicule – seulement des gens en habits colorés qui parlaient, s’interpellaient et se saluaient, heureux de vivre.
Des sons emplissaient le néant. Les bruits de la vie.
Rand tourna la tête pour voir les bâtiments qui poussaient comme des champignons autour de lui. De hautes maisons à la façade ornée de colonnes flanquaient la voie. Longues et élégantes, elles se pressaient les unes contre les autres. Au-delà, on distinguait des dômes et des structures qui semblaient tutoyer le ciel.
Bien que le style architectural soit incontestablement celui des Ogiers, cette cité ne ressemblait à aucune que Rand ait jamais vue.
L’œuvre des Ogiers, oui, mais en partie seulement. Devant Rand, des ouvriers réparaient une façade abîmée lors d’un orage. Au milieu des hommes, des Ogiers aux doigts gros comme des saucisses riaient avec la discrétion d’une avalanche en montagne.
Quand les Ogiers étaient venus à Deux-Rivières afin de récompenser Rand pour son sacrifice – en érigeant un monument à sa mémoire –, les responsables de Champ d’Emond, bien inspirés, leur avaient demandé de l’aide, histoire d’améliorer leur ville.
Au fil des ans, les Ogiers et les gens de Deux-Rivières avaient travaillé main dans la main. Du coup, les artisans du territoire, désormais, étaient cotés dans le monde entier.
Rand remonta la route au milieu de gens de toutes les nationalités. Des Domani en tenue colorée très fine… Des Teariens – ces derniers temps, les différences entre les nobles et le peuple s’estompaient – avec leur ample tunique aux manches à rayures… Des Seanchaniens en costume de soie exotique… Des Frontaliers à l’allure martiale…
Dans le lot, Rand aperçut même quelques Shariens.
Tous venaient à Champ d’Emond, une cité qui ne ressemblait plus beaucoup à son nom champêtre. Pourtant, de ce nom, il subsistait un héritage. Par exemple, bien plus d’arbres et d’espaces verts que dans d’autres grandes villes telles que Caemlyn ou Tear.
À Deux-Rivières, on vénérait les bâtisseurs. Et les tireurs d’élite du territoire restaient les meilleurs du monde. Armés de ces nouveaux bâtons de feu qu’on appelait à présent des fusils, une compagnie de gars de Champ d’Emond et des autres villes aidait les Aiels à pacifier Shara.
Le dernier endroit où il y avait encore la guerre. Bien sûr, des querelles, on en trouvait encore de-ci de-là. Cinq ans plus tôt, celle entre le Murandy et Tear avait failli provoquer le premier véritable conflit après l’Ultime Bataille.
Rand sourit alors qu’il se frayait un chemin dans la foule – sans jouer des coudes, mais en savourant la joie qu’il entendait dans la voix des gens. La « querelle » au Murandy avait été chaude, selon les critères du Quatrième Âge, mais en réalité, ce n’était pas grand-chose. Un unique noble mécontent avait ouvert le feu sur une patrouille d’Aiels. Trois blessés, aucun mort – le pire « bilan » depuis des années, si on exceptait la campagne de Shara.
Perçant la fine couche nuageuse, le soleil inondait de lumière la grande voie. Rand atteignit enfin l’esplanade qui était jadis la place centrale de Champ d’Emond. Que penser de la route de la Carrière, à présent qu’elle était assez large pour qu’une armée y défile ? Au centre de l’esplanade, Rand contourna l’imposante fontaine érigée par les Ogiers – un hommage aux victimes de l’Ultime Bataille.
Voyant des visages familiers parmi les statues de la fontaine, Rand se détourna.
Ce n’est pas encore ça…, pensa-t-il. Rien n’est fini, et ce que je vois n’est pas réel.
Cette virtualité, il l’avait tissée avec des fils potentiels. Une image inversée de ce qu’était actuellement le monde. Mais rien n’était noué.
Pour la première fois depuis qu’il évoluait dans sa vision de l’avenir, Rand sentit sa confiance vaciller. L’Ultime Bataille, il le savait, ne tournait pas au désastre. Mais des gens mouraient. N’avait-il pas l’ambition de mettre un terme à la souffrance et à la mort ?
Ce doit être mon combat… Personne d’autre ne devrait y perdre la vie.
Son sacrifice ne suffirait-il pas ?
Une question qu’il se répétait à l’infini.
Sa vision faiblit. Sous ses pieds, le sol trembla et les bâtiments vacillèrent sur leurs fondations. Tous les gens s’immobilisèrent et se turent. D’une rue latérale, Rand vit sourdre une masse noire qui grossit et absorba tout ce qui se trouvait autour d’elle. Très vite, elle eut la taille d’un bâtiment.
TON RÊVE EST MITEUX, ADVERSAIRE.
Rand affermit sa volonté, et les tremblements cessèrent. La foule reprit son chemin et recommença à parler et à rire.
Le vent se leva, faisant onduler les étendards accrochés à des mâts pour honorer les vainqueurs du Ténébreux.
— Je ferai en sorte que ça arrive, dit Rand à son ennemi. Ce sera ton échec ! Le bonheur, la fertilité, l’amour…
CES GENS M’APPARTIENNENT, DÉSORMAIS. JE LES REPRENDRAI.
— Tu es l’obscurité, dit Rand d’une voix très ferme. L’obscurité est incapable de repousser la Lumière. En réalité, elle existe seulement quand la Lumière échoue ou se détourne de l’humanité. Je n’échouerai pas, et je ne me détournerai pas non plus.
NOUS VERRONS BIEN.
Rand tourna le dos au néant et continua à contourner la fontaine. De l’autre côté de l’esplanade, une volée de marches majestueuses menait à un très haut bâtiment de quatre niveaux. Une merveille d’architecture, avec des reliefs sur toute la façade et un toit en cuivre brillant hérissé d’étendards.
Cent ans de vie et cent ans de paix.
La femme qui attendait au sommet des marches sembla familière à Rand. On ne pouvait pas passer à côté de traits caractéristiques du Saldaea, mais ses cheveux noirs bouclés la reliaient sans conteste à Deux-Rivières.
Dame Adora, petite-fille de Perrin et bourgmestre de Champ d’Emond.
Tandis qu’elle récitait son discours commémoratif, Rand gravit les marches. Personne ne le remarqua, car il avait pris les mesures requises pour qu’il en soit ainsi. Tel un Homme Gris, il se glissa derrière Adora alors qu’elle annonçait l’ouverture des célébrations.
Sans se retourner, Rand entra dans le bâtiment.
Ce n’était pas le siège du gouvernement ou d’une administration, même si ça en avait l’air. En réalité, c’était un lieu bien plus important que ça.
Une école.
Sur la droite, les murs du long couloir étaient ornés de tableaux et de tapisseries dignes de n’importe quel palais. Mais ici, pas de scènes de guerre. Bien au contraire, une galerie de portraits des grands professeurs et des conteurs de génie, d’Anla à Thom Merrilin.
Rand remonta ce couloir, jetant un coup d’œil dans les salles où n’importe qui – du plus humble paysan aux enfants de la bourgmestre – pouvait venir acquérir des connaissances ou approfondir les siennes. Pour accueillir tous les gens avides d’apprendre, il avait fallu prévoir un très grand bâtiment.
TON PARADIS PREND L’EAU, ADVERSAIRE.
Sur sa droite, Rand vit un miroir qui ne reflétait rien, sinon un vide noir. Le Ténébreux était là…
TU PENSES POUVOIR ÉLIMINER LA SOUFFRANCE ? MÊME SI TU GAGNES, TU NE RÉUSSIRAS PAS. DANS CES RUES PARFAITES, DES HOMMES SONT TOUJOURS TUÉS DÈS QU’IL FAIT NUIT. ET MALGRÉ LES EFFORTS DE TES PARTISANS, DES ENFANTS MEURENT ENCORE DE FAIM. LES RICHES EXPLOITENT ET CORROMPENT, COMME ILS L’ONT TOUJOURS FAIT. MAIS ILS AGISSENT EN DOUCE ET NUL NE LES INQUIÈTE.
— Tout s’améliore, souffla Rand. C’est bien.
CE N’EST PAS SUFFISANT, ET ÇA NE LE SERA JAMAIS. TON RÊVE EST MINABLE. TON RÊVE EST MENSONGER. JE SUIS LE SEUL ÊTRE HONNÊTE QUE TON MONDE AIT JAMAIS CONNU.
Le Ténébreux attaqua.
L’assaut prit la forme d’une tempête si violente qu’elle semblait en mesure d’arracher de ses os la peau de Rand. Les bras dans le dos, il se redressa, regard rivé sur le néant.
L’attaque balaya la vision – la merveilleuse cité, les gens heureux, le monument à la gloire de la paix et du savoir. Le Ténébreux consuma le rêve de Rand, qui redevint une possibilité parmi tant d’autres.
Unie au Pouvoir, Silviana le sentait déferler en elle et illuminer le monde. Quand elle maniait le saidar, elle aurait juré être capable de tout voir, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Un sentiment enivrant, à condition de garder à l’esprit que ce n’était que ça – un sentiment.
Un sentiment, oui, et pas la réalité. Bien des femmes, abusées par la puissance du saidar, avaient fini par commettre des actes insensés. Parmi les sœurs bleues, il y avait une myriade d’exemples.
Perchée sur sa monture, Silviana tissa du Feu pour massacrer les soldats de Shara. Son hongre, elle l’avait entraîné pour qu’il n’ait jamais peur du Pouvoir, quoi qu’il arrive.
— Archers, reculez ! cria Chubain dans le dos de Silviana. Vite ! Infanterie lourde, avancez !
Les fantassins en armure passèrent devant la sœur, haches et masses d’armes levées afin d’affronter les Shariens désorientés, sur le versant. Des piques auraient été plus efficaces, mais on n’en avait pas assez pour tous les hommes.
Silviana propulsa une dernière lance de flammes sur l’ennemi, histoire de dégager le chemin pour les fantassins, puis elle se concentra sur les archers de Shara, postés plus haut sur le versant.
Une fois le marécage contourné, les forces d’Egwene s’étaient divisées en deux unités d’assaut. Les Aes Sedai s’étaient jointes à l’infanterie de la tour pour attaquer les Shariens à partir de l’ouest. Depuis, les feux avaient été éteints et la plupart des Trollocs avaient quitté le sommet du plateau pour se battre à son pied.
L’autre moitié de l’armée d’Egwene, des cavaliers, pour l’essentiel, avait été envoyée dans le « corridor », en direction du gué, afin de harceler l’arrière-garde vulnérable des Trollocs descendus du plateau pour fondre sur les défenseurs.
La mission du premier groupe était de gravir le versant occidental. Voyant des Shariens avancer pour repousser ces braves, Silviana les bombarda de Feu.
— Dès que l’infanterie se sera frayé un chemin sur le versant, dit Chubain, les Aes Sedai commenceront à… Mère, tu m’écoutes ?
Alarmée, Silviana se retourna pour regarder Egwene. La Chaire d’Amyrlin ne canalisait pas le Pouvoir. Très pâle, elle tremblait de tous ses membres. Des tissages braqués sur elle ? Aucun que Silviana pût voir, en tout cas…
En haut du versant, des silhouettes apparurent puis forcèrent les fantassins shariens à s’écarter. Ces hommes et ces femmes capables de canaliser frappèrent, et, dans un vacarme et une lumière de fin du monde, des éclairs s’abattirent sur les soldats de la tour.
Silviana porta sa monture à hauteur de celle d’Egwene.
— Mère !
Demandred en personne devait attaquer la jeune dirigeante. Une main posée sur le sa’angreal d’Egwene pour puiser plus de Pouvoir, la Gardienne des Chroniques ouvrit un portail. La Seanchanienne placée derrière la Chaire d’Amyrlin saisit les rênes de sa monture et l’entraîna en sécurité avec sa cavalière.
Avant de suivre le mouvement, Silviana cria :
— Résistez à ces Ayyad ! Et prévenez les Asha’man que Demandred a attaqué notre mère.
— Non, souffla Egwene.
Alors que les chevaux entraient sous une grande tente, la jeune dirigeante oscillait sur sa selle. Silviana aurait aimé la faire Voyager beaucoup plus loin, mais pour ça, elle ne connaissait pas assez la région.
— Mère, demanda-t-elle alors que le portail se refermait, qu’est-ce qui ne va pas ?
— Gawyn… Il est blessé. Salement. Silviana, il agonise.
Silviana serra les poings. Ces maudits Champions ! Elle redoutait un drame dans ce genre depuis qu’elle avait posé les yeux sur ce jeune crétin.
— Où est-il, mère ?
— Sur le plateau. Je vais aller le chercher. Avec des portails, ça devrait pouvoir se faire…
— Mère, tu mesures à quel point c’est dangereux ? Reste ici, et dirige la Tour Blanche. Je vais y aller.
— Tu ne pourras pas le sentir.
— Transmets-moi son lien !
Egwene se pétrifia.
— Tu sais que c’est la seule solution, dit Silviana. S’il meurt, ça risque de te détruire. Confie-moi son lien. Ainsi, je le trouverai, et s’il périt, tu ne risqueras rien.
Egwene regarda sa Gardienne comme si elle venait de jurer fidélité au Ténébreux. Mais elle n’aurait peut-être pas dû lui parler de ses tourments. Une sœur rouge ne connaissait pas grand-chose aux Champions. Et les Aes Sedai de tous les Ajah pensaient souvent n’importe quoi à leur sujet.
— Non, c’est hors de question, dit Egwene. En plus, s’il meurt, c’est toi qui encaisseras toute la souffrance.
— Oui, mais je ne suis pas la Chaire d’Amyrlin…
— C’est non, te dis-je ! S’il meurt, je survivrai et je continuerai le combat. Le rejoindre via un portail serait de la folie, comme tu l’as mentionné, et je ne te laisserai pas faire ça. Il est sur le plateau de Polov. Nous grimperons là-haut, selon le plan, et nous le retrouverons. C’est la meilleure solution.
Silviana hésita, puis elle hocha la tête. C’était acceptable.
Ensemble, les deux femmes retournèrent du côté occidental du plateau.
Quoi qu’il en soit, Silviana écumait de rage. Crétin de bonhomme ! S’il mourait, Egwene aurait beaucoup de mal à continuer le combat.
Pour neutraliser la Chaire d’Amyrlin, les Ténèbres n’auraient pas besoin de l’abattre. Il leur suffirait de tuer un jeune idiot.
— Que font ces Shariens ? demanda Elayne.
Birgitte tira sur les rênes de sa monture et prit la longue-vue que la reine lui tendait. Puis elle étudia le versant du plateau où un nombre important de Shariens s’étaient massés.
— Selon moi, ils attendent que les Trollocs aient été criblés de flèches…
— Tu ne sembles pas très sûre de ton analyse…
Elayne reprit la longue-vue. Bien qu’unie à la Source, elle ne canalisait pas le saidar. Depuis deux heures, son armée se battait près de la rivière. Des Trollocs arrivaient de partout, mais ses troupes résistaient, leur interdisant de fouler le sol du Shienar.
Grâce au marécage, l’ennemi n’avait aucun moyen de contourner le flanc gauche d’Elayne. Le droit, en revanche, était vulnérable, et devrait être surveillé.
La situation aurait été encore pire si tous les Trollocs avaient été en position de traverser la rivière. Par bonheur, la cavalerie d’Egwene les avait pris à revers, allégeant la pression sur l’armée d’Andor.
Les piquiers repoussant les monstres, le filet d’eau qui coulait encore dans le lit asséché avait tourné au rouge presque noir. Sur sa monture, Elayne ne ratait rien des combats et faisait en sorte que ses hommes la voient. Pour contenir difficilement les Trollocs, les meilleurs guerriers d’Andor versaient leur sang et mouraient.
Au sommet, les Shariens semblaient prêts à lancer une charge. Mais Elayne doutait qu’ils déclencheraient une attaque dans l’immédiat. Parce que l’assaut de la Tour Blanche, sur le versant occidental, devait les inquiéter. En chargeant l’armée d’Egwene de frapper par-derrière, Mat avait eu une idée de génie.
— C’est vrai, admit Birgitte, je ne suis pas très sûre de moi. Sur presque tous les sujets, ces derniers temps.
Elayne plissa le front. Pour elle, la conversation était close. Que disait donc sa Championne ?
— Où en sont tes souvenirs ?
— Le premier, c’est quand je me suis réveillée, devant Nynaeve et toi, répondit Birgitte. Je me souviens de nos conversations au sujet du Monde des Rêves, mais je ne me rappelle plus l’endroit en lui-même. Tout a coulé hors de moi, comme de l’eau entre mes doigts…
— Birgitte, je…
L’archère haussa les épaules.
— Ce qu’on a oublié ne peut pas nous manquer…
Le ton douloureux démentait les propos optimistes.
— Gaidal ?
Birgitte secoua la tête.
— Plus rien. Je sens que je suis censée connaître un homme par ce nom, mais rien ne vient. (Cette fois, l’archère ricana.) Comme je l’ai dit, j’ignore ce que j’ai perdu, donc, tout va très bien.
— Es-tu en train de me mentir ?
— Par les maudites cendres, bien sûr que oui ! C’est comme s’il y avait un trou en moi, Elayne. Un gouffre, même. Et ma vie, comme mes souvenirs, y sombre un peu plus chaque jour.
La Championne détourna le regard.
— Birgitte, je suis désolée…
L’archère fit volter son cheval et s’éloigna. À l’évidence, elle refusait d’approfondir le sujet. Via le lien, son chagrin plantait des aiguilles dans l’esprit d’Elayne.
Quel effet ça faisait, de perdre tant de choses ? Birgitte n’avait plus d’enfance, ni aucun souvenir de ses parents. Sa vie entière, désormais, se réduisait à une petite année.
Elayne fut tentée de la suivre, mais, du coin de l’œil, elle vit que ses gardes du corps s’écartaient pour laisser passer Galad, superbe dans sa tenue de seigneur général des Fils de la Lumière.
— Galad, fit la reine, les lèvres pincées.
— Ma sœur… Il serait inutile, j’imagine, de souligner à quel point est incongrue la présence, sur un champ de bataille, d’une femme dans ton état ?
— Si nous perdons, Galad, mes bébés naîtront sous le règne du Ténébreux – s’ils ont la « chance » de naître. Je crois que se battre vaut le coup.
— Tant que tu ne prétends pas ferrailler toi-même…, marmonna Galad.
Une main en visière, il inspecta le champ de bataille.
Ses propos, comprit Elayne, impliquaient qu’il lui donnait la permission – la permission ! – de commander ses troupes.
Des éclairs jaillirent du sommet du plateau et vinrent s’abattre sur les derniers dragons en état de tirer, déployés à l’arrière des lignes d’Elayne. Quelle puissance ! Les pouvoirs de Demandred éclipsaient ceux de Rand.
S’il les tourne contre mes hommes…
— Pourquoi Cauthon m’a-t-il envoyé ici ? souffla Galad. Il voulait une dizaine de mes meilleurs hommes…
— Ne me demande pas de sonder l’esprit tordu de Matrim Cauthon ! s’écria Elayne. Je suis convaincue qu’il fait mine d’agir sans logique apparente pour que les gens le laissent n’en faire qu’à sa tête.
Galad approuva du chef. Pas très loin de là, Elayne remarqua un groupe de Fils. Ils observaient les Trollocs qui remontaient lentement le lit de la rivière, côté Arafel.
Elayne comprit que son flanc droit était en grand danger.
— Envoie six compagnies d’arbalétriers ! lança-t-elle à Birgitte, qui était restée assez près d’elle. Il faut que Guybon renforce nos troupes, en amont de la rivière.
Lumière ! Voilà que ça tourne vraiment mal…
Les forces de la Tour Blanche étaient sur le versant occidental du plateau, là où les tissages ennemis faisaient rage. Elayne ne voyait presque rien, mais elle… sentait.
Au-dessus du plateau, de la fumée tourbillonnait, éclairée par la lueur aveuglante de la foudre. Comme si une bête affamée et ivre de sang se réveillait dans l’obscurité, ses yeux brillant dès qu’elle les ouvrait…
Elayne prit soudain conscience de l’odeur de chair brûlée qui planait dans l’air. Entendant les cris de douleur des hommes, elle capta aussi le vacarme du tonnerre et sentit que la terre tremblait sous les jambes de son cheval.
Un air glacial faisait comme un linceul à une terre où rien ne pousserait plus jamais… Les armes brisées, le choc des piques contre les boucliers…
La fin. Elle était venue, et la jeune reine se tenait au bord d’un précipice.
Un messager déboula au galop, brandissant une enveloppe. Dès qu’il eut donné le mot de passe aux gardes, il sauta de selle et put aller rejoindre la souveraine et son frère – auquel il tendit la missive.
— Du seigneur Cauthon, messire. Il a dit que vous seriez ici.
Galad prit la lettre et l’ouvrit, le front plissé. Puis il lut le texte.
Véritable exploit en matière de patience, Elayne attendit trois secondes, puis elle fit avancer son cheval et se tordit le cou pour lire par-dessus l’épaule de son frère. Franchement, il aurait pu se soucier davantage du confort d’une femme enceinte.
La lettre était de la main de Mat. Non sans amusement, Elayne nota que l’écriture était plus affirmée et l’orthographe bien plus juste que dans la note qu’il lui avait adressée une semaine plus tôt. Apparemment, dans le feu de l’action, il devenait un meilleur scribe.
« Galad,
Je manque de temps pour les déclarations fleuries. Tu es le seul à qui je peux confier cette mission. Tu fais toujours ce qui est bien, même quand personne ne te le demande. Les Frontaliers n’auraient pas les tripes pour ça, je le crains. Mais je pense pouvoir me fier à un fichu Fils de la Lumière. Prends ce qu’il y a dans l’enveloppe. Fais-toi ouvrir un portail par une sœur d’Elayne, et fais ce qui doit être fait.
Perplexe, Galad retourna l’enveloppe et en fit tomber un objet en argent. Un médaillon au bout d’une chaîne. Un mark de Tar Valon avait été glissé à côté.
Elayne posa les doigts sur le médaillon et voulut canaliser le Pouvoir. En vain. Donc, c’était une des copies qu’elle avait faites puis données à Mat, Mellar en ayant volé une.
— Cette tête de renard protège son porteur du Pouvoir. Mais pourquoi te l’avoir envoyée à toi ?
Galad retourna la missive et découvrit un ajout rédigé d’une main plus nerveuse.
« P.-S. : Au cas où tu n’aurais pas compris, « fais ce qui doit être fait » signifie « massacre autant d’Ayyad que tu pourras ». Je te parie un mark de Tar Valon – un peu usé sur le pourtour – que tu en abattras vingt. MC »
— C’est fichtrement perfide, souffla Elayne. Par le fichu sang et les maudites cendres !
— Quel langage inconvenant, pour une reine, fit Galad.
Pliant la missive, il la glissa dans sa poche. Puis, après une brève hésitation, il passa le pendentif autour de son cou.
— Je me demande s’il sait ce qu’il fait en remettant à un Fils de la Lumière un artefact qui l’immunise contre le Pouvoir. Cela dit, l’ordre est excellent. Je vais le mettre en application.
— Tu peux le faire ? Tuer des femmes, je veux dire ?
— Il fut un temps où j’aurais hésité, admit Galad, mais il est révolu. Les femmes peuvent être aussi démoniaques que les hommes. Pourquoi abattre les uns et pas les autres ? La Lumière ne juge pas les êtres en se fondant sur leur sexe, mais sur leurs mérites.
— Intéressant…
— Quoi donc ?
— Tu viens de dire quelque chose qui ne me donne pas envie de t’étrangler. Galad Damodred, il y a peut-être de l’espoir pour toi.
Le jeune homme se rembrunit.
— Ce n’est ni l’heure ni le lieu pour plaisanter, Elayne. Tu devrais t’occuper de Gareth Bryne. Il semble très agité.
Elayne tourna la tête et fut surprise de voir le vieux général en grande conversation avec les gardes.
— Général ? l’appela-t-elle.
Bryne tourna la tête puis s’inclina sur sa selle.
— Mes protectrices t’ont barré le chemin ? demanda Elayne quand il l’eut rejointe.
Avaient-elles eu vent de la coercition ?
— Non, Majesté, répondit Bryne. (Son cheval haletait – il avait dû le pousser rudement.) Je ne voulais pas te déranger…
— Tu as un problème, fit Elayne. Je t’écoute.
— As-tu vu ton frère dans le coin ?
— Gawyn ? demanda la reine en regardant Galad. Non, aucune nouvelle…
— Même chose pour moi, fit Galad.
— La Chaire d’Amyrlin croit dur comme fer qu’il est avec vous. Pour se battre en première ligne. Peut-être s’est-il déguisé.
Pourquoi aurait-il… ?
Parce que Gawyn était Gawyn ! Oui, il devait brûler d’envie de se battre, mais venir déguisé ne lui ressemblait pas. Réunir quelques hommes et lancer une charge, pourquoi pas ? Mais agir en douce. Lui ? C’était difficile à imaginer.
— Je ferai passer le mot, dit Elayne pendant que Galad, après l’avoir saluée, se retirait pour aller accomplir sa mission. Un de mes officiers supérieurs l’a peut-être vu.
Ah…, pensa Mat, le visage si près de ses cartes que son nez les touchait presque.
D’un geste, il fit comprendre à Mika de lui ouvrir un portail horizontal. Bien sûr, il aurait pu Voyager jusqu’à la colline de Dashar, mais la dernière fois, des Shariennes l’avaient pris pour cible, dévastant une partie du sommet. De plus, malgré sa hauteur, la colline ne lui permettait pas de voir ce qui se passait sur le versant occidental du plateau de Polov. S’accrochant à la table, comme d’habitude, il se pencha sur le champ de bataille.
Près de la rivière, les forces d’Elayne étaient contraintes de reculer. Heureusement, des archers mobiles protégeaient leur flanc droit. Mais ces Trollocs, par le sang et les cendres, avaient une puissance de poussée presque équivalente à une charge de cavalerie. Du coup, Mat avait envoyé un message à Elayne afin qu’elle dispose ses cavaliers derrière ses piquiers.
Comme lorsque j’ai combattu Sana Ashraf aux chutes de Pena, pensa le jeune flambeur.
Cavalerie lourde, archers montés, cavalerie lourde, archers montés… Les uns après les autres.
Taer’ain dhai hochin dieb sene.
Mat n’avait pas souvenir de s’être autant engagé dans une bataille. Peut-être parce qu’il ne l’avait pas entièrement dirigé, le combat contre les Shaido ne l’avait pas autant absorbé. Et celui contre Elbar n’avait pas été aussi satisfaisant… De plus, tout ça s’était déroulé sur une bien plus petite échelle.
Demandred aussi savait rudement bien flamber. Mat le sentait dans ses mouvements de troupes. À l’évidence, il jouait contre un des meilleurs stratèges de l’histoire, et l’enjeu, cette fois, n’était pas de l’argent. Ils lançaient les dés pour que des hommes vivent ou meurent, et la mise ultime, ce serait le monde. Un fichu jeu, par le sang et les cendres ! Mais qui l’excitait au plus haut point. Il s’en sentait coupable, mais c’était ainsi.
— Lan est en position, dit-il en abandonnant le portail pour revenir devant ses cartes et y ajouter quelques notes. Qu’on lui dise de frapper.
Les Trollocs qui traversaient la rivière près des ruines devaient être écrasés. Mat avait fait contourner le plateau aux Frontaliers afin qu’ils attaquent les lignes arrière de ces monstres. Pendant ce temps, Tam et ses unités combinées continuaient à harceler les premières lignes. Avant et après que la rivière se fut tarie, ces braves avaient tué énormément de Trollocs. Du coup, cette horde était proche du point de rupture – une action coordonnée, des deux côtés, aurait toutes les chances d’en venir à bout.
Épuisés, les hommes de Tam pourraient-ils tenir jusqu’à l’arrivée de Lan, qui prendrait les Trollocs à revers ? Eh bien, il fallait l’espérer, sinon…
Soudain, une silhouette se découpa dans l’entrée de la salle de commandement. Tournant la tête, Mat vit un grand type aux cheveux noirs bouclés sanglé dans une veste d’Asha’man. À part ça, le gaillard tirait la tête d’un joueur qui vient de recevoir une main perdante. Un Trolloc aurait été mal à l’aise sous son regard.
Alors qu’elle conversait avec Tuon, Min en eut le souffle coupé. Pour elle, Logain semblait avoir un regard encore plus… glacial.
Mat se redressa et s’épousseta les mains.
— Logain, j’espère que tu n’as rien fait de désagréable aux gardes.
— Les flux d’Air se dénoueront tout seuls dans une minute ou deux, répondit sans aménité l’Asha’man. Je doute que tes Seanchaniens m’auraient laissé entrer…
Mat regarda Tuon, soudain aussi raide qu’un tablier un peu trop amidonné. Les Seanchaniens se méfiaient des femmes capables de canaliser. Alors, d’un type comme Logain…
— Logain, dit Mat, j’ai besoin que tu combattes aux côtés des forces de la Tour Blanche. Les Ayyad de Shara font un massacre.
Mais Logain défiait Tuon du regard, et rien d’autre ne semblait l’intéresser.
— Au cas où tu n’aurais pas remarqué, fit Mat, nous livrons une fichue guerre, ici.
— Ce n’est pas ma guerre…
— C’est la nôtre ! rugit Mat. Tous autant que nous sommes !
— Je me suis dressé afin de combattre, lâcha Logain. Pour quelle récompense ? Demande à l’Ajah Rouge. Ses sœurs te diront comment on traite un homme induit en erreur par la Trame. (Il ricana sinistrement.) Elle exigeait un Dragon, alors, je me suis présenté. Trop tôt. Un tout petit peu trop tôt, oui…
— Bon, fit Mat en approchant du bonhomme, tu es furieux parce que tu n’as pas réussi à être le Dragon ?
— Non, rien de si mesquin… Je suis un partisan du seigneur Dragon. Le laisser mourir ? Non, je ne veux rien avoir affaire avec ça. Mes Asha’man et moi, nous devrions être à ses côtés, pas en train de nous battre ici. Cette escarmouche avec pour enjeu quelques petites vies d’hommes n’est rien comparée à ce qui se passe au mont Shayol Ghul.
— Pourtant, tu sais que nous avons besoin de toi ici… Sinon, tu serais déjà parti.
Logain ne répondit pas.
— Va rejoindre Egwene, dit Mat. Prends tous tes hommes et allez neutraliser les tissages meurtriers des Ayyad.
— Et Demandred ? demanda Logain. Il défie le Dragon, et il a la puissance de dix hommes. Aucun de nous ne peut l’affronter.
— Mais tu veux essayer, c’est ça ? Voilà pourquoi tu es ici. Tu veux que je t’envoie ferrailler contre lui ?
Logain hésita, puis il hocha la tête.
— Le Dragon Réincarné, il ne pourra pas l’avoir. Donc, il devra se contenter de moi. Une sorte de remplaçant, si tu veux…
Par le fichu sang et les maudites cendres ! Ils sont tous cinglés !
Certes, mais contre un Rejeté, que pouvait faire Mat ? Pour l’heure, son plan consistait à occuper en permanence Demandred. Frapper pour le forcer à riposter. Quand il devait se comporter comme un général, ce Rejeté de malheur faisait moins de dégâts avec le Pouvoir.
Mais tôt ou tard, Mat devrait trouver une vraie solution. Depuis le début de la bataille, il réfléchissait à cette question – sans avoir eu le commencement d’une idée.
Mat regarda de nouveau par son portail. Elayne subissait une pression trop forte. Il fallait faire quelque chose. Lui envoyer les Seanchaniens ? Pour le moment, ils étaient postés à la lisière sud du champ de Merrilor, sur une berge du fleuve Erinin. Contre Demandred, ils étaient son atout caché, celui qui empêcherait le Rejeté de jeter toutes ses forces dans les batailles qui faisaient rage autour du plateau. En outre, il avait des plans pour eux. Très importants.
Selon lui, Logain n’avait pas l’ombre d’une chance contre Demandred. Pourtant, le problème du Rejeté devrait être résolu. Si l’Asha’man voulait s’y coller, libre à lui.
— Tu peux l’affronter, dit le jeune flambeur. Tout de suite, ou quand il sera un peu plus faible. En supposant qu’on parvienne à l’affaiblir. Mais je te laisse libre de décider. Choisis ton moment et fonce.
Logain sourit, puis il ouvrit un portail au milieu de la pièce et le traversa, main sur la poignée de son épée. À l’évidence, ce type était assez orgueilleux pour faire un Dragon Réincarné…
Mat secoua la tête. En aurait-il fini un jour avec tous ces chefs de ceci ou de cela ? Pour l’instant, il en était un, mais ça s’arrangerait… Pour ça, il lui suffirait de convaincre Tuon de renoncer à son trône et de s’enfuir avec lui. Un sacré défi ? Mais bon sang, il était en train de livrer l’Ultime Bataille ! Comparée à ce défi-là, Tuon n’était pas un obstacle insurmontable.
— La gloire des hommes, souffla Min. Elle est encore à venir…
— Que quelqu’un aille voir comment vont ces gardes, ordonna Mat avant de se repencher sur ses cartes. Tuon, on devrait te déplacer. Cet endroit n’a jamais été sûr, comme Logain vient de le démontrer.
— Je suis capable de me protéger, fit l’Impératrice d’un ton hautain.
Trop hautain. Quand Mat arqua un sourcil à son intention, elle hocha la tête.
Vraiment ? pensa Mat. C’est à ce sujet que tu veux qu’on se dispute ?
Il n’aurait pas parié que l’espion avalerait la couleuvre. Un motif trop peu solide…
Son plan avec Tuon reposait sur la méthode que Rand avait naguère utilisée avec Perrin. S’il pouvait feindre une séparation entre les Seanchaniens et lui – à cause d’une dispute qui inciterait Tuon à retirer ses troupes –, les Ténèbres oublieraient peut-être sa femme. Mais il fallait que ce soit crédible.
Deux gardes entrèrent dans la salle. Non, trois, mais le dernier passait facilement inaperçu. Mat secoua la tête à l’intention de son épouse – ils devraient vraiment trouver un motif de dispute plus crédible –, et s’intéressa de nouveau à ses cartes.
Mais quelque chose le tracassait au sujet du petit garde qu’on ne remarquait pas.
Il a plus l’air d’un domestique que d’un soldat, songea-t-il.
Alors qu’il n’aurait pas dû se laisser distraire ainsi, Mat leva quand même la tête. À présent, le type était debout près de sa grande table. Aucune raison de lui accorder son attention, même s’il était en train de dégainer un couteau.
Un couteau ?
Mat recula alors que l’Homme Gris attaquait, puis il tira de sa ceinture la plus proche de ses nombreuses lames.
— On canalise le Pouvoir ! cria soudain Mika. Pas loin d’ici !
Au moment où un mur du poste de commandement s’embrasait, Min se jeta sur Fortuona.
À travers l’ouverture ménagée par les flammes, des Shariens en armure composée de bandes de métal déboulèrent dans la salle. Le visage tatoué, des femmes et des hommes aptes à canaliser les suivirent, les unes en longue robe noire droite, les autres torse nu au-dessus d’un pantalon en lambeaux.
Min les aperçut une seconde avant de renverser le trône de Fortuona.
Une lance de flammes passa au-dessus de la tête de la jeune femme, roussissant ses habits de soie avant d’aller consumer un mur.
Échappant à l’emprise de Min, Fortuona se mit en garde. De quoi en arrondir les yeux de surprise. Débarrassée de son encombrante tenue – conçue pour qu’on puisse s’en délester très vite –, l’Impératrice portait dessous un pantalon et une chemise de soie. Tous les deux noirs, bien entendu.
Tuon approcha, un couteau à la main, et eut un grognement presque féroce.
Près d’elle, Mat bascula soudain sur le sol, renversé par un type armé d’un couteau.
D’où sortait-il celui-là ? Tuon ne se rappelait pas l’avoir vu entrer.
Alors que les Ayyad des deux sexes flanquaient le feu au bâtiment, Tuon courut vers son mari. Gênée par ses frusques, Min se releva d’un bond, dégaina une de ses lames et s’adossa au trône alors que le sol commençait à trembler.
Dans l’impossibilité d’atteindre Fortuona, elle se força à traverser le mur du fond – composé de tenmi, un matériau proche du parchemin appelé ainsi par les Seanchaniens.
Min toussa à cause de la fumée. Pourtant, dehors l’air était plus sain que dedans. De ce côté du bâtiment, que la Lumière en soit louée, il n’y avait pas l’ombre d’un ennemi, car tous attaquaient depuis d’autres directions.
Les gens qui maniaient le Pouvoir étaient dangereux. Mais si elle parvenait à en étriper un, tous les tissages du monde ne changeraient rien au destin de sa victime.
Allant jeter un coup d’œil à l’angle du bâtiment, Min fut surprise de voir un type accroupi dans l’ombre, les yeux luisant de férocité. Le visage anguleux, il s’était fait tatouer des sortes de griffes noires autour du cou. Un contraste saisissant avec sa peau très pâle.
Quand il se retourna, Min se jeta en arrière. La lance de flammes évitée, elle lança son couteau.
L’homme le rattrapa au vol et avança, un sourire bestial sur les lèvres.
Puis il sursauta et s’écroula.
Une voix de femme retentit.
— Je ne suis pas censée savoir le faire, mais arrêter le cœur de quelqu’un avec le Pouvoir est un moyen très discret de tuer. Et il n’y a pas besoin d’être puissante, ce qui tombe bien, dans mon cas.
— Siuan ! s’écria Min. Tu ne devrais pas être ici.
— Eh bien, félicite-toi que j’y sois… (Avec un rictus, la sœur inspecta le cadavre.) Bon, ce n’est pas très ragoûtant, mais quand on veut manger un poisson, il faut être prêt à le vider. Qu’est-ce qui cloche, petite ? Tu ne risques plus rien. Inutile de faire une syncope.
— Tu ne devrais pas être là ! Je t’ai dit de rester près de Gareth Bryne.
— C’est ce que j’ai fait, figure-toi. Une bonne chose, parce qu’on s’est mutuellement sauvé la vie. Donc, ta vision était juste. Il t’arrive de te tromper ?
— Non, jamais, je te l’ai dit… Siuan, autour de Bryne, j’ai vu une aura signifiant que vous deviez rester ensemble – faute de quoi, vous seriez condamnés tous les deux. Cette aura, je la vois au-dessus de toi, en cet instant. Quoi que tu penses faire, la vision n’est pas encore accomplie. Elle est toujours là.
Siuan mit un petit moment avant de réagir.
— Cauthon est en danger.
— Mais…
— Je n’ai rien à faire de tes « mais », petite !
Soudain, le sol trembla avec la puissance caractéristique du Pouvoir de l’Unique. Les damane venaient d’entrer dans le jeu.
— Si Cauthon tombe, continua Siuan, nous perdrons. Je me fiche que nous mourions ou pas ! Il faut l’aider ! En route !
Min acquiesça puis, avec la sœur, contourna le bâtiment dévasté. Alentour, le combat de tissages faisait rage.
Des Gardes de la Mort chargèrent les Shariens, épée au clair, oubliant que leurs compagnons se faisaient massacrer autour d’eux. Une charge qui tiendrait occupés les Ayyad lanceurs d’éclairs et de boules de feu.
Une telle chaleur se dégageait du poste de commandement en feu que Min dut reculer et se protéger les yeux en levant un bras.
— Résiste ! lui souffla Siuan.
Avec le Pouvoir, elle tissa une sorte de colonne d’eau puis les aspergea toutes les deux.
— Je vais essayer d’étouffer un peu l’incendie, dit-elle en orientant son tissage vers le poste de commandement. Voilà… Allons-y !
Min bondit à travers les flammes et Siuan la suivit. Dans la salle, tous les murs en tenmi flambaient comme de la paille. Et du feu tombait du plafond.
— Là ! cria Min en battant des paupières pour chasser la fumée de ses yeux.
Elle désigna des silhouettes sombres qui se battaient près de la table aux cartes. À première vue, Mat en décousait contre trois ou quatre personnes. Des Hommes Gris, tous !
Tuon gisait sur le sol.
Min passa à côté des cadavres d’une damane et de plusieurs gardes. Avec le Pouvoir, Siuan écarta de Mat un des Hommes Gris. Dans un coin, près d’autres dépouilles de gardes, une damane avait survécu. Recroquevillée sur elle-même, sa chaîne gisant par terre, elle tremblait de terreur. Raide morte, sa sul’dam était étendue non loin de là. Dans le chaos, elle avait lâché la chaîne du collier, puis s’était fait tuer en essayant de rejoindre sa damane.
Min prit la fille par le bras et la secoua.
— Fais quelque chose ! cria-t-elle.
La damane secoua la tête.
— Que la Lumière te…, commença Min.
Le plafond grinçant sinistrement, elle courut rejoindre Mat. Un Homme Gris était mort, mais il en restait deux, en uniforme du Seanchan. Pour voir les survivants, Min dut faire un effort. En toutes choses, ils étaient dépourvus de caractéristiques saillantes. Des anonymes de métier.
Avec son couteau, Mat les tenait à distance, mais il aurait eu besoin de sa lance. Où la trouver, dans cet enfer ?
Pour avoir un peu trop avancé, le jeune flambeur récolta une entaille au flanc.
Pourquoi prenait-il tant de risques ?
À cause de Tuon, comprit Min.
Agenouillé près de l’Impératrice évanouie, un Homme Gris levait son bras armé…
Min lança son couteau.
Mat s’étala sur le sol pas loin de Tuon. L’autre Homme Gris le tenait par les jambes.
La lame de Min fendit l’air, refléta la lueur des flammes puis s’enfonça dans la poitrine du tueur qui s’en prenait à Tuon.
La compagne de Rand soupira de soulagement. De sa vie, elle n’avait jamais été si heureuse de voir un couteau faire mouche.
Se retournant, Mat décocha un coup de pied dans la figure du dernier tueur. Il enchaîna par un coup de couteau, puis rampa jusqu’à Tuon, se releva et la hissa sur son épaule.
Min le rejoignit.
— Siuan est là aussi, elle…
Mat tendit un bras. Siuan gisait sur le sol, les yeux vides. Autour d’elle, il n’y avait plus d’images.
Morte… Min crut que son cœur allait exploser. Siuan ! Incapable de croire à sa fin, elle approcha de la sœur – dont les vêtements fumaient après l’explosion qui l’avait tuée, détruisant la moitié d’un mur, derrière elle.
— On sort ! cria Mat.
D’un coup de son épaule libre, il défonça un mur qui tenait encore debout par miracle.
Min abandonna la dépouille de Siuan. Des larmes dans les yeux – le chagrin et la fumée –, elle suivit Mat en toussant comme une perdue.
Dehors, l’air était si doux et si frais…
Dans le dos des trois miraculés, le bâtiment s’écroula.
En un clin d’œil, des Gardes de la Mort entourèrent le trio. Aucun n’essaya de prendre Tuon à Mat, qui la tenait dans ses bras comme un bébé. Quand elle vit la lueur, dans l’œil unique du jeune homme, Min comprit qu’ils avaient bien fait de ne pas essayer.
Tuon respirait encore, mais très faiblement.
Adieu, Siuan, pensa Min alors que les gardes les entraînaient loin des combats qui continuaient au pied de la colline de Dashar. Puisse le Créateur accueillir ton âme.
Il faudrait dire aux soldats de protéger particulièrement Bryne. Mais ça ne servirait à rien, Min le savait. Au moment de la mort de son Aes Sedai, il avait dû sombrer dans une rage aveugle. Et de toute façon, il y avait les visions…
Elles ne se trompaient jamais. Souvent, Min les détestait pour ça. Mais c’était ainsi.
— Visez leurs tissages ! cria Egwene. Je vais attaquer !
Elle n’attendit pas de voir si on lui obéissait. Absorbant autant de Pouvoir qu’elle en était capable – avec le sa’angreal de Vora, la quantité se révélait énorme –, elle expédia trois bandes de feu différentes sur les Shariens retranchés en haut du versant.
Autour d’elle, les soldats de Bryne, très bien entraînés, luttaient pour maintenir les lignes tout en ferraillant contre d’autres Shariens. L’idée était de gravir le versant oriental du plateau, mais sur un terrain dévasté par les tissages des deux camps, la partie n’était pas facile.
Egwene se battait férocement, car elle sentait la présence de Gawyn, là-haut. Hélas, il devait être inconscient, parce qu’elle ne captait plus qu’une étincelle de vie trop faible pour lui indiquer une direction précise. Son seul espoir, c’était de traverser les lignes adverses puis de trouver son mari.
Quand elle désintégra une Sharienne, devant elle, le sol trembla. Saerin, Doesine et d’autres sœurs s’acharnaient à dévier les tissages ennemis. Egwene, elle, se concentrait sur l’offensive. Avancer à tout prix, un pas après l’autre.
J’arrive, Gawyn ! J’arrive !
— Nous venons au rapport, Wylde.
Un moment, Demandred ignora les messagères. Volant sur les ailes d’un faucon, il inspectait le champ de bataille à travers les yeux de l’oiseau. Pour ça, les corbeaux étaient meilleurs, mais chaque fois qu’il en utilisait un, il se trouvait un maudit Frontalier pour l’abattre d’une flèche. De toutes les coutumes à conserver au fil des Âges, pourquoi ces gens avaient-ils choisi celle-là ?
Aucune importance ! Un faucon ferait l’affaire, même s’il résistait davantage à sa volonté. En luttant, Demandred parvenait à le faire voler sur tout le champ de bataille – une manière idéale d’inspecter la composition, la disposition et les avances des troupes. Ainsi, inutile de se fier aux rapports de tierces personnes.
En toute logique, ç’aurait dû être un avantage écrasant. Car Lews Therin ne pouvait pas recourir à ce genre d’espionnage – un don que seul conférait le Vrai Pouvoir.
Demandred parvenait seulement à canaliser d’infimes flux de Vrai Pouvoir. Pas assez pour détruire, mais il y avait d’autres façons d’être dangereux…
Hélas, Lews Therin aussi avait des avantages. Des portails qui surplombaient le champ de bataille, par exemple. Quelle surprise, quand même ! Dans ce monde, les gens découvraient des choses auxquelles on n’aurait même pas rêvé durant l’Âge des Légendes.
Demandred ouvrit les yeux et brisa son lien avec le faucon. Ses troupes avançaient, mais chaque pas était une terrible épreuve. Des dizaines de milliers de Trollocs avaient péri. Il faudrait être prudent, car les réserves n’étaient pas illimitées.
Pour l’heure, Demandred se trouvait sur la partie orientale du plateau, celle qui dominait la rivière, au nord-est de l’endroit où le tueur envoyé par Lews Therin avait tenté d’avoir sa peau.
Ici, Demandred était presque en face de l’élévation qui, selon Moghedien, se nommait la colline de Dashar. Cette formation rocheuse était assez élevée et sa base serait un site parfait pour un poste de commandement protégé contre les assauts du Pouvoir de l’Unique.
Gagner cette colline via des portails et, à partir de là, semer la destruction était terriblement tentant. Mais justement, n’était-ce pas ce que voulait Lews Therin ?
Demandred affronterait cet homme, ça ne faisait pas de doute. Cela dit, Voyager jusqu’au fief de l’ennemi, c’était risquer de tomber dans un piège. Mieux valait attirer le « Dragon » à lui. Sur son terrain, celui qu’il dominait. La clé, c’était de choisir le site où leur confrontation aurait lieu.
En bas, la rivière n’était plus qu’un ruisseau boueux et les Trollocs luttaient pour s’emparer de la berge sud. Pour l’instant, la défense tenait, mais ça ne durerait pas. En amont, M’Hael avait parfaitement accompli sa mission consistant à détourner la rivière – malgré une résistance acharnée qui l’avait surpris. Des villageois et une petite unité de soldats ? Une bizarrerie dont Demandred n’avait toujours pas percé le secret.
En un sens, il avait espéré que M’Hael échouerait. Même s’il avait recruté cet homme, il n’aurait jamais cru qu’il serait si vite propulsé au rang d’Élu.
Demandred se tourna d’un côté. Devant lui, trois femmes en noir porteuses de rubans blancs s’inclinaient. Près d’elles, Shendla attendait.
Shendla… Depuis longtemps, Demandred aurait juré qu’il ne risquait plus de s’attacher à une femme. Quand on était consumé par une passion – pour lui, la haine de Lews Therin –, il n’y avait plus de place pour autre chose. Pourtant, Shendla… Perfide, compétente, puissante… Il s’en fallait de peu qu’elle bouleverse son cœur…
— Votre rapport ? demanda-t-il aux trois femmes en noir.
— La traque fut un échec, annonça Galbrait, tête basse.
— Il s’est échappé ?
— Oui, Wylde… Je t’ai déçu…
Demandred sentit un chagrin sincère dans la voix de la femme – celle qui dirigeait les Ayyad.
— Le but n’était pas de le tuer, dit Demandred. Pour tes compétences, c’est un adversaire bien trop fort. Son poste de commandement a souffert ?
— Oui, répondit Galbrait. Nous avons abattu une demi-douzaine d’Asha’man et de damane, incendié le bâtiment et détruit toutes les cartes.
— A-t-il canalisé le Pouvoir ? S’est-il trahi ?
Galbrait hésita, mais elle secoua la tête.
Donc, Demandred ne pouvait toujours pas être sûr que ce Cauthon était Lews Therin sous un déguisement. Il le soupçonnait, certes, mais des rapports venus du mont Shayol Ghul affirmaient que le Dragon avait été vu sur un versant de la montagne. Depuis le début de l’Ultime Bataille, ce n’était pas la première fois qu’il semait ainsi le doute en sautant d’un site à un autre, histoire de se montrer partout.
Plus Demandred manœuvrait contre le général adverse, puis il pensait qu’il y avait du Lews Therin là-dessous. Après tout, envoyer un leurre au nord afin de livrer lui-même cette bataille lui ressemblait bien. Cet homme avait du mal à laisser les autres se battre pour lui. Il refusait toujours de déléguer, prétendant diriger en personne chaque bataille – et même chaque charge, s’il avait pu.
Quelle autre explication aurait-on pu donner au génie du général ennemi ? Pour agir comme ça, il fallait l’expérience d’un « ancien ».
En apparence, les stratégies de base étaient simples. Éviter d’être attaqué sur les flancs, affronter les forces en armure avec des piques, opposer aux fantassins des lignes solides et bien entraînées et mettre des gens capables de canaliser en face de ceux de l’adversaire… Mais pour maîtriser les détails dans toute leur subtilité, il fallait des siècles. Aucun homme de cet Âge n’avait vécu assez longtemps pour savoir tout ça.
Pendant la guerre du Pouvoir, le seul rôle que Demandred avait mieux joué que son ami, c’était celui de chef de guerre. Le reconnaître était pénible, mais il ne se voilerait plus la face. Lews Therin se montrait plus puissant dans le Pouvoir, ses qualités de meneur d’hommes étaient sans égales, et… il avait conquis le cœur d’Ilyena.
Demandred, lui, était un maître de la guerre, alors que Lews Therin n’avait jamais su atteindre l’équilibre entre prudence et témérité. Après une éternité à méditer, hésitant sur chaque décision, il se lançait soudain dans des mouvements brutaux et désordonnés.
Si ce Cauthon était une couverture pour Lews Therin, eh bien, ce dernier avait fait de sacrés progrès. Ce général savait quand il fallait jouer à pile ou face et laisser décider la chance, mais il ne misait jamais trop sur les coups de ce genre. Aux cartes, il aurait été redoutable.
Demandred le vaincrait quand même, bien entendu. Mais la bataille serait plus… intéressante.
Il posa une main sur le pommeau de son épée et repensa à son survol du champ de bataille. Alors que ses Trollocs continuaient à attaquer, sur la rivière, Lews Therin avait disposé en face d’eux ses piquiers en formation carrée – une excellente tactique défensive.
Derrière l’Élu, les explosions indiquaient où se déroulait la plus terrible guerre – entre les Aes Sedai et les Ayyad de Shara.
Sur ce point, Demandred avait l’avantage, car ses Ayyad étaient bien meilleurs au combat que les sœurs de la Tour Blanche. Quand Cauthon engagerait-il ses damane ? Selon Moghedien, il y avait des dissensions entre les Seanchaniennes et les sœurs. Était-il possible d’aggraver les choses ?
Demandred donna ses ordres. Aussitôt, les trois Ayyad se retirèrent. Shendla resta où elle était, attendant la permission de s’en aller. Son maître l’avait chargée de patrouiller dans la zone et de repérer d’autres tueurs.
— Es-tu inquiète ? lui demanda-t-il. À présent, tu sais pour quel camp nous nous battons. Pour autant que je peux le dire, tu ne t’es pas encore vouée aux Ténèbres.
— Je me suis vouée à toi, Wylde.
— Et pour moi, tu te bats aux côtés des Trollocs et des Blafards ? Sans parler d’autres créatures de cauchemar ?
— Tu as dit que certains pourraient juger tes actions maléfiques, dit Shendla. Je ne vois pas les choses comme ça. Une voie royale s’ouvre devant nous. Une fois victorieux, tu reconstruiras le monde, et nos partisans seront préservés.
Shendla prit le bras de Demandred, qui éprouva… Eh bien, quelque chose que sa bonne vieille haine ne tarda pas à occulter.
— Je renoncerai à tout ça, dit l’Élu, les yeux dans ceux de Shendla, pour une chance de tuer Lews Therin.
— Tu as promis d’essayer… Ça sera suffisant. Et si tu l’abats, tu détruiras un monde et en préserveras un autre. Je te suivrai, Demandred. Nous te suivrons !
Dans le ton de Shendla, l’Élu crut comprendre ce qu’elle pensait. Une fois Lews Therin mort, son vainqueur redeviendrait l’homme qu’il était avant tout ça.
Demandred ne l’aurait pas juré. Régner l’intéressait exclusivement parce que ça l’aidait à nuire à son antique ennemi. Si loyaux et fervents qu’ils fussent, les Shariens, à ses yeux, n’étaient que des outils. Cela dit, en lui, une toute petite part souhaitait qu’il en soit autrement. Ça, c’était nouveau.
Près de l’Élu et de Shendla, l’air se distordit, comme s’il se plissait – une sorte de déchirure du tissu même de la Trame. Le Voyage, mais avec le Vrai Pouvoir.
M’Hael venait d’arriver.
Demandred se retourna. Shendla lui lâcha le bras et resta à ses côtés.
M’Hael avait eu accès à l’essence du Grand Seigneur. De quoi rendre jaloux Demandred ? Absolument pas, car M’Hael aussi était un outil. Pourtant, il s’interrogeait. Le Vrai Pouvoir était-il accessible à n’importe qui, ces derniers temps ?
— Demandred, tu vas perdre la bataille qui se déroule près des ruines, fit M’Hael avec un sourire arrogant. Tes Trollocs seront submergés. Tu avais un énorme avantage numérique, et tu prendras pourtant une raclée. N’es-tu pas censé être notre plus grand général ? Et voilà que tu perds contre des minables. Je suis déçu…
Presque distraitement, Demandred leva une main – mais avec deux doigts dressés.
M’Hael sursauta quand une vingtaine de Shariennes abattirent sur lui un bouclier qui le coupa de la Source. Des flux d’Air l’enveloppèrent, le forçant à reculer. L’étrange aura du Vrai Pouvoir autour de lui, il résista, mais Demandred fut plus rapide, tissant avec des flux d’Esprit un bouclier spécifiquement conçu pour neutraliser le Vrai Pouvoir.
Hérissés de minuscules filaments d’énergie, les flux vibrèrent dans l’air, leur extrémité se perdant dans le néant.
Le Vrai Pouvoir était si capricieux et dangereux. Un bouclier tissé avec ses flux avait un étrange effet : absorber la puissance de sa cible, si elle tentait de canaliser.
Volant le Pouvoir de M’Hael, le bouclier de Demandred utilisa l’ancien Asha’man comme un conduit. Le Vrai Pouvoir concentré en lui, l’ennemi mortel de Lews Therin tissa au-dessus de sa main une boule d’énergie crépitante. Seul à pouvoir la voir, M’Hael écarquilla les yeux tandis que Demandred le vidait de sa puissance.
Ce n’était pas sans ressembler à un cercle… Drainé de son énergie, M’Hael tremblait et transpirait à grosses gouttes tandis que les tissages des Ayyad de son adversaire profitaient de sa toute récente faiblesse. Un tel flot pouvait le carboniser, si on n’y prenait pas garde. Comme une rivière en crue, ce phénomène pouvait emporter son âme puis la fracasser contre des rochers.
Dans les mains de Demandred, l’entrelacs de flux pulsait et crépitait. Distordant l’air, cette force commença à détisser la Trame.
Des fissures apparurent dans le sol, ouvrant sur le néant.
Demandred avança vers M’Hael. De la bave au coin des lèvres, le pauvre semblait faire une attaque.
— Tu vas m’écouter, M’Hael, dit Demandred d’un ton très calme. Je ne suis pas comme les autres Élus, et je me contrefiche de tes intrigues politiques. Savoir lequel d’entre vous le Grand Seigneur préfère ne m’intéresse pas. Même chose pour Moridin et ses favoris. La seule chose qui m’importe, c’est Lews Therin.
» En d’autres termes, ce combat est le mien et tu m’appartiens. C’est grâce à moi que tu as rallié les Ténèbres, et je suis en mesure de te détruire. Si tu te mêles de ce que je fais ici, je te soufflerai comme une vulgaire chandelle. Avec tes Seigneurs de la Terreur volés et tes Asha’man mal formés, tu te crois fort, je le sais. Mais tu n’es qu’un enfant – un bébé, même ! Dirige tes hommes, sème tout le chaos que tu voudras, mais ne te dresse pas sur mon chemin. Et reste loin de mon trophée. Le général adverse est à moi !
Même si ses tremblements le trahissaient, le regard de M’Hael brillait de haine, pas de peur. Oui, ce gaillard-là avait toujours été prometteur…
Demandred tendit un bras puis ajouta des Torrents de Feu au Vrai Pouvoir qu’il concentrait entre ses mains. Le long de la rivière, en bas, le flot de destruction liquide se déversa sur les armées adverses, désintégrant les hommes et les femmes qu’il touchait. Soudain lumineuse, leur silhouette tombait ensuite en poussière. Des centaines d’êtres éjectés de la Trame en quelques secondes. Seul témoignage de leur présence, une bande de terre brûlée – comme une tranchée creusée par un fendoir géant.
— Relâchez-le ! ordonna Demandred en laissant se dissiper son bouclier de Vrai Pouvoir.
M’Hael retomba sur ses pieds, garda son équilibre, mais porta une main à sa poitrine.
— Efforce-toi de survivre à cette bataille, lui conseilla Demandred.
Serein, il se lança dans un tissage visant à rappeler son faucon.
— Si tu y arrives, je te montrerai peut-être comment faire ce que je viens de réaliser. En ce moment, tu dois crever d’envie de me tuer, mais n’oublie pas que le Grand Seigneur nous regarde. Et si ça ne suffit pas pour te dissuader, faisons un petit calcul. Tu as une centaine d’Asha’man mal dégrossis. Moi, je peux compter sur quatre cents Ayyad. Et je suis le sauveur de ce monde !
Quand Demandred le regarda de nouveau, M’Hael s’était volatilisé – un Voyage éclair avec le Vrai Pouvoir. Après ce qu’il venait de subir, on devait s’étonner qu’il ait trouvé la force de faire ça.
Décidément, Demandred espérait ne pas devoir le tuer. Un homme pareil pouvait se révéler utile…
JE FINIRAI PAR GAGNER…
Des larmes aux yeux à force de fixer le néant, Rand se campait face aux vents furieux, et il ne céderait pas. Depuis quand était-il ici ? Mille ans ? Dix mille ?
Pour l’heure, il se concentrait sur son défi. Pas question de s’avouer vaincu par les bourrasques. Mais pour ça, il fallait ne pas baisser sa garde, même une fraction de seconde.
ENFIN, LE MOMENT EST VENU.
— La notion de « moment » ne veut rien dire pour toi, lâcha Rand.
C’était vrai et faux à la fois. Autour de lui, Rand voyait les flux qui tourbillonnaient puis s’unissaient pour tisser la Trame. Dans ce vortex, il distingua le champ de bataille, à ses pieds. Les gens qu’il aimait se battaient pour leur vie. Rien de virtuel là-dedans. Ces horreurs arrivaient pour de bon.
Le Ténébreux rôdait autour de la Trame, l’encerclant. Incapable de la saisir et de la détruire, il était de nouveau à même de la toucher. Sur toute la longueur du monde, des tentacules de néant le frôlaient. Et comme un linceul, le Ténébreux planait au-dessus de la Trame.
Quand il touchait la Trame, le temps recommençait à exister à ses yeux. Sachant que ce temps n’était rien pour lui – ou pour elle, car au fond, il n’avait pas de sexe –, devoir œuvrer dans ses limites le handicapait. Comme… Eh bien, comme un sculpteur débordant de visions et de rêves mais freiné dans ses élans par les matériaux avec lesquels il devait travailler.
Les yeux rivés sur la Trame, Rand résistait à l’attaque de son adversaire. Sans bouger ni respirer – ici, ça n’était pas utile.
En bas, des gens mouraient. Rand entendait leurs cris. Tant de victimes.
AU BOUT DU COMPTE, JE TRIOMPHERAI, ADVERSAIRE. ENTENDS LES HOMMES CRIER ! REGARDE-LES MOURIR ! LES MORTS SONT À MOI.
— Mensonge !
NON. JE VAIS TE MONTRER.
De nouveau, le Ténébreux tissa une virtualité et y projeta Rand.
Juilin Sandar n’était pas un officier, mais un pisteur de voleurs. Quoi qu’il en soit, pas un noble. Surtout pas un noble ! Et il travaillait seul.
Sauf, semblait-il, quand il se retrouvait sur un champ de bataille, avec des hommes sous ses ordres – tout ça parce qu’il avait capturé des types dangereux dans l’exercice de sa profession.
Les Shariens faisaient pression sur ses gars, avec l’idée de foncer ensuite vers les Aes Sedai. Sur le versant occidental du plateau, la compagnie de Juilin était justement chargée de protéger la progression des sœurs face aux fantassins ennemis.
Des Aes Sedai… Comment s’était-il embarqué avec ces femmes, lui un bon et solide Tearien ?
— Tenez bon ! cria-t-il à ses hommes. Tenez bon !
La harangue s’adressait aussi à lui-même.
Brandissant des lances et des piques, la compagnie brisa l’élan des fantassins adverses. Si on le lui avait demandé, Juilin n’aurait pas su dire ce qu’il fichait là, ni pourquoi on se battait dans ce coin. Son seul souci, c’était de rester en vie.
Les Shariens juraient et criaient dans une langue qu’il ne connaissait pas. Ils ne manquaient pas de gens capables de canaliser, mais pour l’heure, l’opposition se réduisait à des troupes régulières armées pour l’essentiel d’épées et de boucliers.
Le terrain était jonché de cadavres, ce qui ne facilitait la tâche d’aucun des deux camps. Pourtant, selon les ordres, Juilin et ses braves contenaient les fantassins pendant que les sœurs et les Ayyad se bombardaient de tissages.
Juilin maniait une lance, une arme qu’il ne maîtrisait pas très bien. Entre les piquiers de Myk et Charn, des fantassins en armure tentaient de se frayer un chemin. Bizarrement, les officiers portaient un plastron enveloppé de bandes de tissu de toutes les couleurs, alors que les soldats du rang étaient revêtus de cuirasses renforcées de fer. Dans le dos, tous ces hommes arboraient de très étranges peintures.
Le chef de cette horde brandissait une masse d’armes. Sans relâche, il l’abattait sur le crâne de malheureux piquiers. Soudain, il lança à Juilin des insultes que celui-ci ne comprit pas.
Le pisteur de voleurs feinta à droite, et le Sharien leva son bouclier. Du coup, Juilin lui enfonça sa lance dans l’aisselle, à la jointure du plastron et du bras.
Par la Lumière ! Le type ne broncha pas mais abattit son bouclier sur Juilin, le forçant à reculer.
Sa lance glissant entre ses paumes moites, il la lâcha et porta une main à sa ceinture pour dégainer son brise-lame. Une arme, en revanche, qu’il connaissait à la perfection.
Non loin de leur chef, Myk et les autres faisaient face au gros de la compagnie sharienne.
Charn voulut porter secours à Juilin, mais le fou furieux d’en face lui fit éclater le crâne avec sa masse d’armes.
— Crève, sale chien ! cria Juilin.
Il bondit en avant et enfonça son brise-lame dans le cou du Sharien, juste au-dessus de son hausse-col.
D’autres ennemis fondant sur sa position, Juilin recula alors que sa victime s’écroulait, morte sur le coup.
De justesse, le pisteur de voleurs évita une lame qui lui aurait fait sauter la tête des épaules. La pointe de l’épée sifflant à ses oreilles, Juilin leva son brise-lame et cassa en deux l’arme de son agresseur.
Sans états d’âme, il égorgea proprement le Sharien.
Alors qu’il se baissait pour ramasser sa lance, des boules de feu tombèrent en pluie autour de lui. Le fruit des tissages des Aes Sedai, derrière lui, et des Ayyad, devant.
De la terre jaillit, retombant sur ses cheveux poisseux et sur le sang qui maculait ses bras.
— Tenez bon ! cria-t-il. Que la Lumière nous brûle, il faut tenir !
Juilin s’apprêta à accueillir le nouveau Sharien qui le chargeait. Mais un piquier planta son arme dans l’épaule du type, et il n’eut plus qu’à l’éventrer avec sa lance.
Assourdi par les explosions, Juilin sentit que l’air vibrait. Tournant les talons, il cria des ordres à ses hommes.
Que fichait-il là, au nom de la Lumière ? Il aurait dû être dans un endroit bien chaud, avec Amathera, occupé à réfléchir au prochain criminel qu’on l’avait chargé d’arrêter.
Mais sur ce champ de bataille, tous les soldats devaient se demander pourquoi ils étaient là. En l’absence de réponse, le mieux à faire, c’était de continuer le combat.
Le noir te va très bien, émit Androl à l’intention de Pevara alors qu’ils s’enfonçaient entre les lignes ennemies, au sommet du plateau.
C’est quelque chose à ne jamais dire à une Aes Sedai ! répondit la sœur. Et quand je dis jamais, c’est jamais !
En guise de réponse, Androl laissa filtrer un peu de sa nervosité à travers le lien. Pevara comprendrait ce qu’il éprouvait. Sous des Masques des Miroirs aux tissages inversés, ils déambulaient parmi des Suppôts, des Créatures des Ténèbres et des Shariens. Et leur ruse fonctionnait ! Vêtue d’une robe blanche et d’un manteau noir qui ne faisaient pas partie du déguisement, Pevara arborait sous sa capuche le visage d’Alviarin, une sœur de l’Ajah Noir. Theodrin, elle, avait choisi les traits de Rianna.
Androl et Emarin avaient usurpé l’apparence de deux sbires de Taim nommés Nensen et Kash. Sous l’identité d’un Suppôt anonyme, Jonneth jouait très bien son rôle de larbin, courbant l’échine sous le poids des paquetages de ses compagnons. Derrière ce visage d’oiseau de proie crasseux et nerveux, qui aurait pu reconnaître le brave gars de Deux-Rivières qu’il était en réalité ?
Au sommet du plateau de Polov, ce groupe d’infiltrés marchait d’un pas vif à contre-courant des dernières lignes de Shariens et de monstres. Parmi les Trollocs, un grand nombre portaient des ballots de flèches destinés aux premières lignes. D’autres s’écartaient de la colonne pour approcher de montagnes de cadavres. À côté, des chaudrons bouillonnaient. Ils prenaient une pause pour manger ? Maintenant ?
Cette idée troubla Pevara.
Certains d’entre eux seulement, émit Androl. C’est pareil dans nos armées, mais on n’écrit pas de ballade à ce sujet. Les combats durent depuis le matin, et les soldats ont besoin de reconstituer leurs forces. En général, on organise trois rotations. Les premières lignes, les réserves et les hommes qui ne sont plus de service. Ceux-là reviennent du front en trombe, ils mangent à toute vitesse puis ils essaient de dormir un peu. Car ils ne tarderont pas à repartir au combat.
Naguère, Pevara ne voyait pas la guerre ainsi, imaginant que chaque soldat s’y consacrait tout au long de la journée. Mais une vraie bataille n’était pas une course de vitesse. Au contraire, c’était l’équivalent d’une interminable et mortelle marche forcée.
On était en fin d’après-midi, et le crépuscule ne tarderait plus. À l’est, au pied du plateau, le front s’étendait presque à l’infini dans les deux directions, le long de la rivière asséchée. Par milliers, des hommes et des Trollocs gagnaient trois pas de terrain pour en reperdre trois l’instant d’après. Beaucoup de monstres ferraillaient à cet endroit. Mais d’autres, au sommet du plateau, dévoraient des cadavres ou dormaient d’un sommeil de brutes.
Pevara s’efforça de ne pas trop regarder les chaudrons. Jonneth, lui, dut tomber à genoux et vomir sur le bas-côté du chemin. Voilà ce qui arrivait quand on identifiait les morceaux de cadavre flottant dans un épais ragoût.
Des Trollocs le dépassèrent, se moquant de lui à grand renfort de grognements.
Pourquoi quittent-ils le plateau pour aller prendre la rivière ? demanda Pevara à Androl. Il est toujours avantageux d’être en hauteur, non ?
Oui, en théorie… Mais les Ténèbres sont l’agresseur. Si elles restent dans cette position, ça servira l’armée de Cauthon. Demandred doit maintenir la pression, ce qui implique de traverser la rivière.
Tu es aussi expert en tactique ? Intéressant, ça…
J’ai quelques notions, oui… Mais je ne suis pas près de diriger une bataille.
Androl, je me demande souvent combien d’existences tu as vécues…
Une drôle de question, pour une femme assez vieille pour être mon arrière-arrière-grand-mère.
Le petit groupe continua le long du côté est du plateau. À l’opposé, loin de là, sur le versant ouest, les Aes Sedai se battaient pour accéder au sommet. Mais pour l’instant, les forces de Demandred le tenaient.
Et Pevara marchait au milieu d’une foule de Trollocs ! Sur son passage et celui de ses compagnons, certains monstres s’inclinaient lourdement. D’autres dormaient à poings fermés sur le sol, sans couverture ni oreiller. Mais tous gardaient leur arme à portée de main.
— Ce n’est guère prometteur, souffla Emarin. Je ne vois pas Taim s’associer avec des Trollocs, s’il peut l’éviter.
— Devant nous, dit Androl. Regardez !
Les Trollocs se tenaient à l’écart d’un groupe de Shariens vêtus d’étranges uniformes. Leur plastron étant enveloppé de tissu, on ne voyait pas le métal, sauf dans leur dos.
Pevara regarda ses compagnons.
— En revanche, je vois très bien Taim s’intégrer à ce groupe, dit Emarin. Déjà parce que ça doit empester moins, au milieu de ces soldats…
Jusque-là, Pevara était restée insensible à la puanteur. Très longtemps auparavant, elle avait appris à s’abstraire du froid, de la chaleur et des mauvaises odeurs. Mais la déclaration d’Emarin lui valut de sentir un dixième de ce que les autres reniflaient à plein nez. À la hâte, elle reprit le contrôle de son odorat. C’était une abomination !
— Ces Shariens vont-ils nous laisser passer ? demanda Jonneth.
— On ne tardera pas à le savoir, marmonna Pevara.
Elle avança, ses compagnons autour d’elle.
Les gardes qui maintenaient les Trollocs à distance les regardaient comme s’il s’agissait d’ennemis. Cette alliance, si c’en était une, ne semblait pas plaire aux soldats de Shara. Aucun ne faisait d’effort pour dissimuler son dégoût, et plus d’un avait noué un mouchoir sur son nez et sa bouche.
Alors que Pevara franchissait cette haie de gardes, un noble en armure de disques d’argent vint lui barrer le chemin. Un regard d’Aes Sedai outrée suffit à le convaincre de s’écarter.
« Je suis bien trop importante pour que tu me casses les pieds », proclamait la posture de Pevara.
Et ce bon vieux truc fonctionna à merveille.
Dans le camp arrière des Shariens, très organisé, les soldats venaient récupérer un peu après en avoir décousu avec les soldats de la Tour Blanche. L’intensité des tissages, à l’ouest, incitait Pevara à tourner très souvent la tête.
Qu’en penses-tu ? lui demanda Androl.
Il va falloir interroger des gens… Ce front est trop étendu pour qu’on réussisse à mettre la main sur Taim.
Androl fit savoir qu’il était d’accord. Pas pour la première fois, Pevara trouva leur lien un peu perturbant. Non contente de gérer sa nervosité, elle devait se soucier de celle d’Androl. Elle était en permanence présente dans un coin de sa tête, et il fallait l’empêcher de contrôler son esprit. Pour ça, elle avait recours à des exercices de respiration appris au début de son séjour à la tour.
S’arrêtant au milieu du camp, Pevara regarda autour d’elle en quête de quelqu’un à interroger. Au moins, elle parvenait à distinguer les nobles des serviteurs. Opter pour ces derniers aurait été plus sûr, mais sûrement moins fructueux. Peut-être que…
— Vous, là-bas ! cria une voix.
Pevara se retourna vivement.
— Oui, vous ! Eh bien, vous ne devriez pas être là.
Le vieux Sharien était chauve et arborait une courte barbe grise. Dans son dos, deux épées se croisaient, leur poignée en forme de gueule de serpent dépassant de ses épaules. Dans un poing, il tenait un bâton, des trous bizarres alignés sur toute sa longueur.
Une sorte de flûte ?
— Approchez, dit le type, son accent si épais que Pevara eut du mal à comprendre ce qu’il racontait. Le Wylde voudra sans doute vous voir.
Androl, qui est ce Wylde ? demanda Pevara.
Aussi perdu que sa compagne, l’Asha’man secoua la tête.
Cette histoire risque de tourner très mal…
Le vieil homme parut soudain ennuyé. Si ces gens refusaient, qu’allait-il pouvoir faire ?
Pevara eut envie d’ouvrir un portail et de fuir avec les autres.
On continue, émit Androl en avançant. Si on ne parle à personne, impossible de trouver Taim.
Front plissé, Pevara regarda l’Asha’man avancer vers le Sharien, flanqué de ses compagnons. Puis elle pressa le pas pour le rattraper.
On n’avait pas dit que je serais aux commandes ?
Non, répondit Androl. Pour moi, nous avions décidé que tu te comporterais comme si tu l’étais.
Pevara émit une onde de déplaisir, sous-entendant que la conversation n’était pas close.
Tu viens vraiment de me foudroyer du regard mentalement ? railla Androl. C’est très impressionnant, crois-moi…
Androl, nous prenons un risque. Ce type peut nous conduire… à notre perte.
Exact, se contenta de répondre l’Asha’man.
Au plus profond de lui-même, quelque chose qu’il ne comprenait pas bien s’éveilla soudain.
Tu veux tant que ça la peau de Taim ? demanda Pevara.
Oui. Tant que ça !
La sœur hocha la tête.
Tu comprends pourquoi ? reprit Androl.
Moi aussi, j’ai perdu des amies à cause de lui. Je les ai vues disparaître devant moi. Mais nous devons être prudents. Ce n’est pas le moment de tout risquer. Il est encore trop tôt…
Pevara, c’est la fin du monde. Si nous ne prenons pas des risques aujourd’hui, quand le ferons-nous ?
Sans polémiquer davantage, Pevara avança, un peu surprise par la détermination d’acier qu’elle sentait chez cet homme. En convertissant ses amis, Taim avait pris le risque d’éveiller en lui quelque chose de terrible.
Alors qu’ils suivaient le vieux Sharien, Pevara s’aperçut qu’elle ne comprenait pas totalement ce que ressentait son compagnon. Elle avait perdu des sœurs, mais ça n’avait rien à voir avec le deuil d’Evin pour Androl. Evin lui faisait confiance, et il cherchait sa protection. Les Aes Sedai perdues par Pevara étaient des connaissances ou au mieux de lointaines amies. C’était très différent.
Le vieux Sharien guida Pevara et son groupe vers une assemblée de gens presque tous somptueusement vêtus. Dans l’armée de Shara, les nobles seigneurs et dames semblaient exemptés de combat, car aucun ne portait l’ombre d’une arme. Ils s’écartèrent pour laisser passer le vieux soldat, mais plusieurs d’entre eux eurent un regard méprisant pour son épée.
Comme des gardes du corps, Jonneth et Emarin flanquaient Pevara et Theodrin. Main sur leur arme, ils lorgnaient les Shariens, et Pevara aurait parié qu’ils étaient connectés à la Source. Rien de bien étonnant chez des Seigneurs de la Terreur avançant au milieu d’alliés auxquels ils ne se fiaient pas totalement. Ils n’avaient pas besoin de protéger Pevara ainsi, mais c’était une attention touchante.
Depuis toujours, la sœur pensait qu’il était bénéfique d’avoir un Champion. Du coup, elle était venue à la Tour Noire avec l’intention de lier plusieurs Asha’man. Peut-être que…
De la jalousie se déversa aussitôt via le lien.
Qui es-tu ? s’indigna Androl. Une sœur verte avec sa cour d’hommes béats d’admiration pour elle ?
Et pourquoi pas ? répliqua Pevara, amusée.
Ces types sont trop jeunes pour toi. Jonneth, en tout cas. Et Theodrin t’arracherait les yeux pour le garder.
Androl, j’envisage de les lier, pas de les prendre pour amants. Honnêtement ! De plus, Emarin préfère les hommes.
Sans blague ?
Bien sûr ! Tu n’avais pas remarqué ?
Androl en resta comme deux ronds de flan. Parfois, les hommes pouvaient être obtus – même les plus éveillés.
Quand ils furent au milieu des Shariens, Pevara s’unit à la Source. Si ça tournait mal, aurait-elle le temps d’ouvrir un portail ? Elle ne connaissait pas le secteur, mais si elle optait pour une courte distance, ça ne poserait aucun problème.
À part ça, elle avait l’impression d’être en train d’étudier un nœud coulant en se demandant s’il irait bien autour de son cou.
Un grand type en armure de disques troués argentés se tenait au centre du groupe de Shariens. Alors qu’il distribuait des ordres, un gobelet lévitait dans sa direction.
Pevara, il canalise le Pouvoir, émit Androl.
Donc, c’était Demandred ? Eh bien, sans nul doute…
Pevara se laissa envahir par le saidar, qui chassa aussitôt toutes ses émotions. Le vieux Sharien approcha de Demandred et lui souffla quelques mots. Malgré ses sens amplifiés par le Pouvoir, Pevara n’entendit pas ce qu’il disait.
Demandred se tourna vers le groupe d’intrus.
— Qu’est-ce que ça signifie ? M’Hael a-t-il déjà oublié ses ordres ?
Androl tomba à genoux et les autres l’imitèrent. En rageant intérieurement, Pevara fit comme tout le monde.
— Très Grand, dit Androl, nous sommes seulement…
— Pas d’excuses ! explosa Demandred. Et pas de jeux tordus ! M’Hael doit mobiliser tous ses Seigneurs de la Terreur pour massacrer les forces de la Tour Blanche. Si je vois un seul d’entre vous faire autre chose, je m’arrangerai pour qu’il regrette de ne pas avoir été donné à bouffer aux Trollocs.
Androl hocha frénétiquement la tête, puis il recula. Une lanière d’Air que Pevara ne vit pas vint le frapper au visage. Dans le lien, la sœur sentit la douleur de l’Asha’man.
Il se détourna et détala, ses compagnons le suivant.
C’était idiot et dangereux, émit Pevara à l’intention d’Androl.
Et efficace, répliqua l’Asha’man, une main sur sa joue, du sang coulant entre ses doigts. Nous savons que Taim est sur le champ de bataille et nous savons ce qu’il faut faire pour le trouver. En route !
Galad évoluait dans un cauchemar. L’Ultime Bataille, il le savait depuis toujours, pouvait impliquer la fin du monde, mais là, on y était vraiment. Il le sentait dans sa chair.
Les tissages des deux camps se percutaient, faisant trembler le plateau de Polov. À force d’explosions, Galad était presque sourd et ses yeux brûlaient d’avoir dû voir tant d’éclairs.
Alors que la terre se soulevait devant lui, il se jeta au sol comme s’il avait l’intention de s’y enfouir. Son commando – douze hommes en cape blanche maculée d’immondices – se jeta à couvert en même temps que lui.
Les forces de la Tour Blanche encaissaient de formidables attaques. Mais les Shariens n’étaient pas pour autant à la fête. Un tel déferlement de Pouvoir était… inimaginable.
Sur le versant ouest du plateau, l’essentiel des fantassins de la tour et une grande partie des troupes shariennes s’étripaient furieusement. À la lisière du front, Galad tentait de repérer des Ayyad isolés ou en petits groupes. En de nombreux endroits, le front s’était fragmenté en une multitude d’escarmouches. Rien d’étonnant. Avec un tel déchaînement de Pouvoir, impossible de maintenir la moindre formation cohérente.
Des soldats couraient en tous sens en quête de trous où se cacher. D’autres protégeaient des groupes d’Ayyad qui carbonisaient et désintégraient des dizaines d’attaquants.
C’étaient eux, les proies de Galad.
Levant son épée, il désigna trois Shariennes qui multipliaient les tissages mortels au sommet du plateau. Avec ses hommes, Galad n’était encore qu’à mi-chemin du versant.
Trois Ayyad… Ce ne serait pas facile, sûrement…
Les furies venaient de porter leur attention sur une petite unité d’hommes qui arboraient la Flamme de Tar Valon. En une fraction de seconde, des éclairs frappèrent ces malheureux.
Galad leva quatre doigts. Plan numéro quatre !
Sortant de son refuge, il fonça vers les trois Shariennes. Ses hommes comptèrent jusqu’à cinq, puis ils le suivirent.
Les Ayyad virent leur agresseur, comme on pouvait le prévoir.
Une des femmes lui lança une boule de feu. Le projectile fit mouche et il sentit sa chaleur, mais tout se détissa en une fraction de seconde. Les poils roussis, Galad s’avisa qu’il était indemne.
De surprise, la Sharienne écarquilla les yeux. Cette réaction, le jeune seigneur général la connaissait bien – celle d’un soldat dont l’épée se brise au milieu d’une bataille, ou de quelqu’un qui voit quelque chose qui ne devrait pas exister. Que faire quand le Pouvoir de l’Unique échouait ? Comment accepter l’impuissance de ce qui vous plaçait tellement au-dessus des vulgaires mortels ?
La meilleure solution, c’était de mourir. Du coup, alors qu’une de ses compagnes tentait de l’emprisonner avec des flux d’Air, Galad décapita la première Sharienne.
Sur sa peau, le médaillon devint froid, et il sentit les flux qui tentaient de l’entraver.
Mauvaise pioche ! pensa-t-il en enfonçant sa lame dans le torse de la deuxième femme. Plus intelligente, la troisième lui jeta une grosse pierre. Pas une seconde trop tôt, il leva son bouclier et dévia le projectile.
La Sharienne se préparait à un nouveau lancer quand les hommes de Galad lui fondirent dessus. Sous leurs coups, elle ne fut pas longue à mourir.
La tête inclinée en arrière, Galad reprit son souffle. À l’endroit de l’impact avec la pierre, son bras lui faisait sacrément mal.
Près de lui, ses hommes finissaient de tailler en pièces la Sharienne. Ils n’auraient pas eu besoin de s’acharner autant, mais certains Fils avaient d’étranges idées sur l’étendue des pouvoirs des Aes Sedai. Par exemple, il avait vu Laird couper la tête d’une Ayyad afin de l’enterrer loin de son corps. Si on ne faisait pas ça, selon lui, ces créatures revenaient à la vie dès la prochaine nuit de pleine lune.
Alors que les gars débitaient les deux autres cadavres, Golever approcha de Galad et lui tendit une main pour l’aider à se relever.
— Que la Lumière me brûle, seigneur général ! dit-il avec un grand sourire. Si ce n’est pas le meilleur boulot que nous ayons jamais fait, je me demande ce que ça peut être.
Galad se releva.
— Fils Golever, c’est ce qui doit être fait, rien de plus.
— Eh bien, dans ce cas, je regrette que ça ne doive pas être fait plus souvent. C’est ça que les Fils guettaient depuis des siècles ! Et tu es le premier à répondre à leurs attentes. Puisse la Lumière briller sur toi, Galad Damodred !
— Puisse-t-elle surtout briller sur une journée où les hommes ne devront plus s’entre-tuer. Il n’est pas convenable de célébrer la mort.
— Bien sûr, seigneur général, fit Golever sans cesser de sourire.
Galad balaya du regard le versant oriental jonché de cadavres. Si la Lumière le voulait bien, Cauthon trouverait un sens à cette boucherie. Galad, lui, ne lui en voyait aucun.
— Seigneur général ! lança une voix vibrante de peur.
Galad se retourna et brandit son épée.
C’était Alhanra, un de ses éclaireurs.
— Que se passe-t-il, Fils Alhanra ?
L’homme était à bout de souffle. Pour cette opération, on n’utilisait pas de chevaux. Sur une telle pente, ceux-ci auraient eu du mal, et les éclairs les auraient rendus fous. Dans ces circonstances, mieux valait se fier à ses jambes.
— Il faut que tu voies ça, seigneur, dit l’éclaireur. C’est… C’est ton frère.
— Gawyn ?
C’était impossible !
Non, pas tant que ça. Il devait être avec Egwene, au cœur de l’attaque…
Galad suivit Alhanra et ses compagnons lui emboîtèrent le pas.
Le visage grisâtre, Gawyn gisait dans une dépression entre deux rochers. À côté, un cheval, un flanc rouge de sang – mais pas le sien –, essayait de brouter.
Galad s’agenouilla près du cadavre de son frère. Gawyn n’était pas mort paisiblement, ça se voyait. Mais qu’était-il advenu d’Egwene ?
— Repose en paix, Prince de l’Épée, souffla Galad, une main posée sur la dépouille. Puisse la Lumière…
— Galad, murmura le « mort » en ouvrant les yeux.
— Gawyn ? s’étrangla le seigneur général des Fils de la Lumière, sonné.
Salement blessé au ventre, Gawyn portait d’étranges bagues. Et il était littéralement couvert de sang.
Comment pouvait-il avoir survécu ?
Le lien du Champion, comprit Galad.
— Nous allons te conduire auprès d’une Aes Sedai !
Galad se pencha et souleva son frère dans ses bras.
— Galad, j’ai échoué, fit Gawyn, ses yeux fixant le ciel sans le voir.
— Non, tu t’en es bien tiré.
— Faux, j’ai échoué ! J’aurais dû… J’aurais dû rester avec elle. Et j’ai tué Hammar. Le savais-tu ? Je l’ai tué, oui. J’aurais dû choisir un camp…
Son frère dans les bras, Galad dévala la pente pour rejoindre les Aes Sedai. Afin d’éviter les éclairs, il zigzagua et… retarda ainsi de quelques instants le moment où la terre se souleva devant lui, envoyant ses Fils voler dans les airs. Projeté au sol, Galad lâcha Gawyn et resta un moment étendu près de lui.
Le Prince de l’Épée tremblait, le regard vitreux.
Galad essaya de le soulever de nouveau, mais le moribond lui prit le bras et chercha son regard.
— Je l’aimais, Galad. Dis-le-lui !
— Si vous êtes liés, elle le sait…
— Ma mort la fera souffrir… Et tout ça pour rien. Je n’ai pas pu le tuer.
— Qui ça ?
— Demandred… J’ai essayé, mais je n’étais pas assez bon. C’est… l’histoire de… ma vie.
Galad eut le sentiment d’être dans un endroit glacial. Des hommes, il en avait vu mourir – et des amis, plus souvent qu’à son tour. Mais là, c’était plus déchirant. Par la Lumière, oui, ça lui brisait le cœur ! Parce que son frère, il l’avait toujours aimé. Et Gawyn, au contraire d’Elayne, lui rendait la pareille.
— Je vais te conduire en sécurité, Gawyn, dit Galad, surpris de sentir des larmes perler à ses yeux. (Il releva son frère.) Je ne peux pas rester en ce monde sans avoir un frère !
— Galad… ça ne t’arrivera pas… Tu en as un autre. Que tu ne connais pas. Un fils de Tigraine, quand elle était dans le désert des Aiels. Né d’une Promise sur les pentes du pic du Dragon.
Lumière !
— Ne le déteste pas, Galad… Moi, je le haïssais, mais j’ai cessé… Oui, j’ai cessé.
Les yeux de Gawyn se voilèrent.
Galad chercha son pouls, puis il se redressa et resta assis près du cadavre. Du bandage improvisé par Gawyn, le sang continuait à sourdre, imbibant le sol desséché.
Golever approcha de son chef. Le visage noirci et les vêtements fumants, Alhanra s’accrochait à son bras.
— Conduis les blessés en sécurité, Golever, dit Galad en se levant. (Du bout des doigts, il s’assura de la présence du médaillon, autour de son cou.) Rassemble les hommes et partez d’ici.
— Et toi, seigneur ?
— Je vais faire ce qui doit être fait…, souffla Galad, le cœur et l’âme glacés. Apporter la Lumière aux Ténèbres. Et rendre la justice au sein des Rejetés.
L’étincelle de vie de Gawyn venait d’être soufflée.
Egwene s’immobilisa sur le versant du plateau. En une fraction de seconde, quelque chose se détacha de son esprit – comme si une lame l’avait amputée de ce qui était Gawyn, ne laissant à sa place que du vide.
Elle tomba à genoux et cria. Non. Non, ce n’était pas possible ! Elle sentait Gawyn, pas très loin devant elle. Pour lui, elle avait bravé la mort. Elle pourrait… pourrait…
Non, il n’y avait plus rien à faire.
En hurlant à la mort, Egwene s’unit à la Source et s’emplit de tout le Pouvoir qu’elle était en mesure de contenir. Puis elle propulsa cette muraille d’énergie sur les Shariens qui grouillaient autour d’elle. Au début, ils tenaient le plateau et les Aes Sedai gravissaient le versant, mais l’affaire avait tourné à la folie, plus personne ne sachant vraiment ce qui se passait.
Le sa’angreal de Vora au poing, Egwene redoubla de violence. Ces chiens, elle allait les détruire ! Les éradiquer !
Lumière ! C’était si douloureux !
— Mère ! cria Silviana en la prenant par le bras. Tu ne te contrôles plus, mère ! Tu vas finir par nous tuer toutes. Par pitié !
Egwene essaya de respirer plus régulièrement. Non loin de là, des Capes Blanches, soutenant des blessés, descendaient vers l’arrière.
Si près du but !
Lumière ! Gawyn n’était plus de ce monde.
— Mère ? dit Silviana.
Egwene l’entendit très vaguement. Portant une main à son visage, elle constata qu’il était noyé de larmes.
Avant, elle s’était vantée de pouvoir continuer à combattre malgré le deuil. Comme elle avait été naïve. Accablée, elle laissa s’éteindre en elle le feu du saidar. Ensuite, la vie sembla s’écouler hors de son corps. Alors qu’elle titubait, des mains la soutinrent puis lui firent traverser un portail, l’arrachant du champ de bataille.
Tam tira sa dernière flèche pour sauver un Fils de la Lumière. Lui, volant au secours d’un de ces types ? Il n’aurait jamais cru ça possible, et pourtant…
La flèche dans un œil, le Trolloc à museau de loup tituba, mais il refusa de s’écrouler jusqu’à ce que le Fils se soit relevé et l’ait frappé aux genoux avec son épée.
Perchés sur le chemin de ronde de la palissade, les hommes de Tam décochaient volée sur volée pour endiguer la progression des Trollocs qui avaient traversé la rivière. Ils étaient moins nombreux qu’avant, mais ça faisait quand même une sacrée horde.
Jusque-là, la bataille s’était bien déroulée. Les forces combinées de Tam s’étaient déployées le long de la rivière, du côté du Shienar. En aval, la Légion du Dragon – des arbalétriers et des cavaliers lourds – contenait les Trollocs qui arrivaient de là. En amont, la même chose se produisait, des archers, des fantassins et des cavaliers tenant en respect les Trollocs.
Mais les livraisons de flèches s’étaient faites rares. Du coup, Tam avait dû ramener ses hommes derrière la palissade, où ils seraient relativement en sécurité.
Tam jeta un coup d’œil sur sa droite. Abell agitait son arc, car lui aussi était à court de projectiles. Partout, y compris sur la fortification, tous les hommes l’imitaient.
Plus de flèches…
— Nous n’en recevrons plus, dit Abell. Le gars a dit que c’était la dernière fournée.
Avec des membres de la Garde du Loup, les Capes Blanches se battaient bien, mais tous ces braves seraient bientôt contraints de se replier. Pour l’instant, ils luttaient sur trois côtés, mais une nouvelle horde de Trollocs venait de débouler, assez puissante pour les balayer.
L’étendard du Ghealdan flottait très près des ruines. Cette position, Arganda la tenait avec Nurelle et les survivants des Gardes Ailés.
Lors d’une autre bataille, Tam aurait ordonné à ses gars d’économiser leurs flèches afin de soutenir un éventuel repli. Mais aujourd’hui, il n’y avait nulle part où aller. Donc, l’ordre de tirer était justifié. Prenant leur temps entre deux volées, les gars de Deux-Rivières avaient dû abattre des milliers de Trollocs.
Mais que devenait un archer, sans son arme ?
Eh bien, il reste un gars de chez nous, très peu désireux de perdre cette bataille.
— On descend de la palissade, cria Tam, et on se met en formation avec les armes de poing. Pour l’instant, laissez vos arcs en place. Nous reviendrons les chercher quand il y aura des flèches à distribuer.
Il n’y en aurait jamais. Cela dit, les gars de Deux-Rivières seraient plus heureux s’ils croyaient pouvoir récupérer leurs arcs. Comme Tam le leur avait enseigné, ils se mirent en formation. Armés de lances, de haches, d’épées et même de faux, ils se servaient de tout ce qui leur tombait sous la main. En matière de protection, certains brandissaient un bouclier et d’autres se débrouillaient pour faire sans. Hélas, personne n’avait de piques. Après les malheurs de l’infanterie lourde, on n’avait plus vu une seule de ces armes.
— Formation serrée et en pointe, ordonna Tam. On va foncer sur les Trollocs qui encerclent les Capes Blanches.
C’était la meilleure chose à faire – en tout cas, Tam n’en avait pas trouvé d’autre. Foncer sur les Trollocs qui prenaient les Fils à revers, les disperser et libérer les hommes de Galad Damodred.
Même s’ils ne comprenaient sûrement rien aux subtilités tactiques, tous les archers acquiescèrent gravement. Qu’importait leur culture martiale ! L’essentiel était qu’ils se mettent en formation et restent disciplinés.
Quand ils se lancèrent à la course, Tam se souvint d’une autre bataille. De la neige lui cinglant le visage tandis qu’il luttait contre des bourrasques incroyables. En un sens, tout ça avait commencé sur un champ de bataille, et ce serait sur un autre que ça finirait.
Tam se plaça à la pointe de la première formation, et ordonna à Deoan – un gars de Promenade de Deven qui s’était engagé dans l’armée d’Andor – de se placer en tête de la seconde.
Sans laisser à ses hommes assez de temps pour réfléchir à ce qui allait suivre – une façon de se préserver aussi lui-même –, Tam lança brusquement l’assaut.
Quand ils furent très près des Trollocs armés d’épées, de haches et de longues lances, Tam chercha la flamme et le vide au plus profond de son esprit. Son anxiété disparut, et toutes ses émotions avec. Très calme, il dégaina l’épée que Rand lui avait offerte, avec des dragons peints sur le fourreau. Une des plus belles armes qu’il ait jamais vues.
Sur le métal, de minuscules irrégularités militaient pour une origine très ancienne. En d’autres termes, une arme bien trop superbe pour lui. Mais cette impression, il l’avait eue avec toutes les lames de sa vie.
— N’oubliez pas : tenez la formation ! cria le père de Rand à ses hommes. On ne doit pas s’éparpiller ! Si un soldat tombe, un autre prend sa place et un troisième tire le blessé au centre de la configuration en fer de lance.
Les gars de Deux-Rivières acquiescèrent, puis ils fondirent sur le dos des monstres qui avaient acculé les Capes Blanches à la rivière.
Bien entendu, les monstres se retournèrent pour faire face à la menace.
Fortuona congédia du geste la so’jhin qui tentait de remplacer sa tenue naguère régalienne. Les bras brûlés, tout le corps empestant la fumée, l’Impératrice n’accepterait pas qu’une damane la guérisse. Cette nouvelle technique était à ses yeux très utile – parmi son peuple, cette idée faisait d’ailleurs son chemin –, mais elle n’était pas sûre que l’occupante du Trône de Cristal doive s’y soumettre. De plus, ses blessures n’avaient rien de fatal.
Les Gardes de la Mort agenouillés devant Fortuona devraient être punis. C’était la deuxième fois qu’ils laissaient un tueur l’approcher. Même si elle ne les blâmait pas, dans les circonstances présentes, les priver d’un châtiment serait attentatoire à leur honneur. Alors, que ça lui serre le cœur ou non, elle devrait se résigner à sévir.
Elle donna l’ordre en personne. Normalement, Selucia aurait dû s’en charger, mais elle était partie se faire soigner. En outre, Karede méritait l’honneur d’entendre sa sentence de mort de la bouche même de l’Impératrice.
— Tu iras affronter directement les marath’damane de l’ennemi, ordonna-t-elle à Karede. Et avec toi, tu prendras tous les hommes qui étaient de service aujourd’hui. Battez-vous vaillamment et exterminez ces femmes.
Fortuona vit que Karede se détendait. Alors qu’il se serait transpercé le cœur avec son épée, s’il avait eu le choix, cette décision lui laissait le loisir de servir encore l’Empire et sa dirigeante. Une grande chance !
Fortuona se détourna de l’homme qui avait veillé sur elle pendant son enfance et su dépasser ce qu’on attendait de lui. Tout ça pour elle…
Pour l’injustice qu’elle était obligée de commettre, Fortuona trouverait plus tard son propre châtiment. En attendant, elle accordait à Karede autant d’honneur que possible.
L’Impératrice se tourna vers la femme qui s’obstinait à se faire appeler « Min » malgré l’honneur qu’elle lui avait accordé en lui donnant un nouveau nom.
— Darbinda…
Dans l’ancienne langue, ça voulait dire : « La fille aux images ».
— Darbinda, tu m’as sauvé la vie, et peut-être aussi celle du Prince des Corbeaux. Je te nomme membre du Sang, ma Voyante-Mort. Que ton nom soit honoré par les générations à venir.
Darbinda croisa les bras. Comme elle ressemblait à Knotai ! D’une humilité têtue, ces gens des terres mouillées… Non, en réalité, ils étaient fiers de leur piteux héritage. Surprenant, ça…
Assis sur une souche, non loin de là, Knotai écoutait des rapports et distribuait des ordres. Les Aes Sedai qui tentaient de gravir le versant occidental du plateau couraient au désastre.
Knotai croisa le regard de sa femme et hocha une fois la tête.
S’il y avait un espion dans le premier cercle du pouvoir – et Fortuona aurait été surprise qu’il n’y en ait pas –, l’heure de l’induire en erreur avait sonné. Tous les survivants de l’attaque étaient présents – sur l’insistance de l’Impératrice, qui prétendait vouloir récompenser ceux qui l’avaient bien servie et punir les autres. Gardes, nobles ou serviteurs, tout le monde put l’entendre quand elle parla.
— Knotai, dit-elle, nous devons maintenant évoquer ce que je dois faire de toi. Les Gardes de la Mort devaient veiller sur moi, mais toi, tu étais responsable de la sécurité de ce camp. Si tu pensais que le poste de commandement était dangereux, pourquoi ne pas en avoir parlé plus tôt ?
— Insinuerais-tu que c’est ma faute ? demanda Knotai en se levant.
D’un geste il fit taire l’éclaireur qui lui débitait son rapport.
— Je t’ai confié le commandement, non ? Donc, tu es responsable de tout, au bout du compte.
Le général Galgan plissa le front. Lui, il ne voyait pas les choses ainsi. Mais d’autres braquaient sur Knotai un regard accusateur. De nobles sycophantes toujours prêts à blâmer un homme parce qu’il n’était pas né dans l’Empire.
Fortuona trouva impressionnant que Knotai ait si vite rallié Galgan à sa cause. Ou le général essayait-il de tromper son monde ? Et si c’était lui, l’espion ? Il avait pu manipuler Suroth, ou, plus simplement, avoir mission de la remplacer si elle échouait.
— Je n’assumerai pas la responsabilité de cette affaire, Tuon, dit Knotai. C’est toi qui as insisté pour être dans le camp, et pas ailleurs, en sécurité.
— Peut-être aurais-je dû rester loin de toi, en effet. Cette bataille est un désastre. À chaque seconde, tu perds du terrain. En plus, tu plaisantes sans cesse, refusant de suivre le protocole établi. Je doute que cette approche soit adaptée à la hauteur de ta position.
Knotai éclata de rire. Un vrai rire, bien tonitruant. Pour ça, il était très bon.
Fortuona aurait juré qu’elle était la seule à voir les deux colonnes de fumée qui s’élevaient très exactement derrière lui, montant du plateau. Un augure très adapté à Knotai : plus gros était le pari, plus importante serait la récompense. Ou le prix à payer.
— Je suis fatigué de tout ça, dit Knotai, une main levée. Tes fichues règles seanchaniennes et toi, vous me traînez sans cesse dans les pattes.
— Dans ce cas, moi aussi, j’en ai assez de toi ! L’Empire n’aurait pas dû participer à cette bataille. Au contraire, nous devrions être en train de préparer la défense des pays conquis, au sud-ouest. Je ne te laisserai pas gaspiller la vie de mes soldats.
— Va-t’en, dans ce cas ! Qu’est-ce que ça peut me faire ?
Fortuona se détourna de son mari.
— Venez, dit-elle aux autres Seanchaniens. Et rassemblez nos damane. À part les Gardes de la Mort condamnés, nous allons tous Voyager jusqu’à notre camp, près du fleuve Erinin. Puis nous partirons pour Ebou Dar. La véritable Ultime Bataille, nous la livrerons là-bas, quand les idiots du champ de Merrilor auront affaibli pour nous l’engeance du démon.
Tout le monde suivit Tuon. La mise en scène était-elle convaincante ? L’espion avait vu l’Impératrice condamner à mort des hommes qu’elle aimait. La suite lui ferait-elle penser qu’elle était bien trop impulsive ? Et assez bouffie d’elle-même pour retirer ses troupes à son mari ?
Eh bien, c’était tout à fait plausible. En un sens, elle aurait voulu faire ce qu’elle disait, à savoir se battre dans le Sud.
Pour agir ainsi, bien entendu, il fallait ignorer le ciel noir, les tremblements de terre et le combat du Dragon Réincarné. Des augures que Fortuona ne pouvait pas négliger.
L’espion ne le savait pas, car il ignorait tout d’elle. Donc, il verrait une jeune femme assez stupide pour vouloir se battre seule.
Du moins, on pouvait l’espérer.
Le Ténébreux venait de générer une virtualité autour de Rand.
Ce combat qui les opposait – une lutte pour ce qui pouvait être – constituait un élément essentiel de l’Ultime Bataille. Rand le savait… et il ne pouvait pas tisser l’avenir, car il n’était ni la Roue du Temps ni rien de semblable.
Malgré tout ce qui lui était arrivé, il restait un homme, simplement. Mais en lui, il portait tous les espoirs de l’humanité. Une espèce qui avait un destin, et des choix à faire pour son avenir.
Et qui déciderait de la voie qu’elle prendrait ? Eh bien, cette bataille, à savoir le duel de volonté entre le Dragon Réincarné et le Ténébreux. Parce que ce qui pouvait être était susceptible de devenir ce qui serait. Baisser les bras maintenant reviendrait à laisser les Ténèbres choisir l’avenir.
REGARDE ! dit le Ténébreux alors que les lignes lumineuses s’entrelaçaient, Rand pénétrant dans un autre monde.
Un monde qui n’existait pas encore, mais qui risquait d’advenir.
Le front plissé, Rand leva les yeux vers le ciel. Dans cette virtualité, il n’était pas rouge et le décor ne semblait pas en ruine. Apparemment, il se trouvait à Caemlyn, mais il y avait des différences. Au milieu des passants et des attelages, des chariots à vapeur sillonnaient les rues.
Depuis la colline centrale où il se tenait, Rand vit que la cité s’était étendue au-delà du nouveau mur d’enceinte. En plissant les yeux, il distingua même l’endroit où Talmanes avait fait percer dans la muraille un trou toujours pas réparé. Au contraire, la ville s’était développée à partir de là. Dehors, des bâtiments couvraient ce qui était naguère des champs.
Rand se demanda à quel jeu jouait le Ténébreux. Perplexe, il descendit la rue. À coup sûr, cette cité normale – voire prospère – ne pouvait pas faire partie de ses plans pour le monde. En très bon état physique, leurs vêtements coquets, les gens ne ressemblaient pas à des opprimés. Aucun rapport avec la désolation et la perversité des autres virtualités que le Ténébreux lui avait montrées.
Intrigué, il approcha d’un étal où une femme vendait des fruits. Mince et souriante, la marchande désigna ses produits.
— Bienvenue, mon bon sire ! Je me nomme Renel et mon commerce est la seconde maison de tous ceux qui aiment les fruits venus du monde entier. Aujourd’hui, j’ai des pêches de Tear.
— Des pêches ! s’écria Rand.
Tout le monde savait que c’était du poison.
— Pas d’inquiétude, mon bon sire ! On a retiré la toxine… Ces pêches sont aussi saines que je suis honnête.
Renel sourit et mordit dans un des fruits pour prouver ses dires. Juste à cet instant, une main avide jaillit de sous l’étal. Elle appartenait à un gamin des rues que Rand n’avait pas remarqué jusque-là.
Le petit garçon vola un fruit rouge que le Dragon ne parvint pas à identifier, puis il détala. Si maigre qu’on pouvait lui compter les côtes, il courait sur des jambes tellement fines qu’il n’aurait pas dû pouvoir tenir dessus.
Sans cesser de sourire, Renel saisit une courte tige munie d’un crochet où elle glissa son doigt. Quand elle appuya, il y eut une détonation.
Foudroyé, le gamin mourut dans un geyser de sang. Quand il se fut écroulé, les passants firent un grand détour pour l’éviter – à l’exception d’un type bardé de gardes du corps qui se pencha pour ramasser le fruit. Après avoir essuyé le sang, il y mordit à pleines dents puis continua son chemin.
Quelques secondes plus tard, un chariot à vapeur passa sur le cadavre, le réduisant en bouillie.
Sonné, Rand regarda Renel, qui reposa son arme avec un sourire.
— Quel genre de fruit cherches-tu, mon bon sire ?
— Tu… Tu viens de tuer un enfant !
Renel parut déconcertée.
— Exact, oui… Il t’appartenait, mon bon sire ?
— Non, mais…
Par la Lumière ! Cette marchande n’éprouvait pas une once de culpabilité. Regardant autour de lui, Rand vit que tout le monde se fichait de cet « incident ».
— Mon bon sire, dit Renel, j’ai l’impression de te connaître. Tu es joliment habillé, même si c’est un peu démodé. À quelle faction appartiens-tu ?
— Faction ? répéta Rand.
— Et où sont tes gardes du corps ? Un homme aussi riche que toi en possède, bien entendu.
Rand croisa le regard de Renel et s’écarta alors qu’elle reprenait son arme. Prudent, il courut se réfugier au coin d’un bâtiment. La lueur dans les yeux de la marchande… Pas la moindre humanité… Aucune compassion… Elle aurait pu le tuer sans même y penser, il le sentait.
Des passants s’intéressèrent à Rand, se flanquant des coups de coude tandis qu’il les dépassait. L’un d’eux l’interpella.
— Ta faction ? beugla-t-il.
D’autres citadins prirent Rand en chasse.
Après avoir négocié un nouveau coin de rue, le jeune homme s’interrogea. Devait-il utiliser le Pouvoir de l’Unique ? Sans savoir ce qui se passait dans ce monde ? Comme précédemment, il avait du mal à se distancier de ce qu’il voyait. Ce n’était pas totalement vrai, il en avait conscience, mais il gardait quand même l’impression d’appartenir à cet univers.
Renonçant au Pouvoir, il se fia à ses jambes et se mit à courir. Bien qu’il ne connût pas vraiment Caemlyn, il se souvenait de ce quartier. S’il arrivait au bout de cette rue et tournait… Oui, voilà, il y était ! Devant lui il aperçut l’enseigne d’un établissement familier. Un homme agenouillé devant une femme aux cheveux blond tirant sur le roux. La Bénédiction de la Reine.
Quand Rand atteignit la porte, les gens qui le poursuivaient s’arrêtèrent net. Passant devant un colosse à l’air pas commode, il s’étonna de ne pas le connaître. Un nouveau videur ? Basel Gill était-il toujours propriétaire de l’auberge, ou avait-elle changé de mains ?
Le cœur battant la chamade, Rand déboula dans la grande salle commune. Les clients assis devant une chope de bière le regardèrent, mais il s’en moqua. Coup de chance, Basel Gill en personne se tenait derrière le comptoir, essuyant une tasse avec son chiffon.
— Maître Gill ! s’exclama Rand.
L’aubergiste costaud tourna la tête, l’air soupçonneux.
— Je te connais ? demanda-t-il en étudiant Rand de la tête aux pieds. Seigneur ?
— C’est moi, Rand !
Gill inclina la tête, puis il sourit.
— Oh, oui ! Je t’avais oublié, mon gars. Ton ami n’est pas avec toi ? Tu sais, celui avec le regard sinistre ?
Donc, ici, les gens ne savaient pas que Rand était le Dragon Réincarné. Que leur avait donc fait le Ténébreux ?
— Maître Gill, il faut que je vous parle, fit Rand en se dirigeant vers une des salles à manger privées.
— Que t’arrive-t-il, fiston ? demanda Gill en lui emboîtant le pas. Tu as des ennuis ? Encore !
Dès qu’ils furent entrés, Rand ferma la porte derrière eux.
— Dans quel Âge sommes-nous ?
— Le Quatrième, bien entendu.
— Donc, l’Ultime Bataille a eu lieu.
— Oui, et nous avons gagné. (Gill étudia Rand, les sourcils froncés.) Tu te sens bien, mon gars ? Comment peux-tu ignorer que… ?
— Ces dernières années, je les ai passées dans les bois. J’avais peur des événements en cours.
— Oui, je comprends. Donc, tu ne sais pas ce que sont les factions.
— Absolument pas.
— Mon gars, tu es dans une sacrée mouise ! Attends, je vais te chercher un insigne de faction. Il faut que tu en aies un le plus vite possible.
Gill ouvrit la porte et sortit en trombe.
Rand croisa les bras. Non sans déplaisir, il s’aperçut qu’une sorte de… néant se tapissait dans les profondeurs de la cheminée.
— Que leur as-tu fait ? demanda-t-il à cette obscurité.
JE LEUR AI LAISSÉ CROIRE QU’ILS AVAIENT GAGNÉ.
— Pourquoi ?
BEAUCOUP DE MES PARTISANS N’ADHÈRENT PAS À LA TYRANNIE.
— Quel rapport avec la… ?
Rand se tut, car Gill déboula dans la salle. Il ne revenait pas avec un « insigne », quoi que ça puisse être, mais avec trois colosses au cou de taureau. Et il leur désigna le jeune homme.
— Gill…, souffla Rand en reculant. (Il se connecta à la Source.) Que faites-vous ?
— Eh bien, j’imagine que ta veste se vendra un bon prix, dit l’aubergiste, très détendu.
— Vous allez me détrousser ?
— Bien sûr que oui ! Pourquoi m’en priverais-je ?
Les malabars avancèrent, chacun brandissant un gourdin.
— Pourquoi ? Parce que c’est contraire à la loi.
— Des lois contre le vol ? Pour quoi faire ? Quel genre de dingue es-tu pour penser des choses pareilles ? Si un homme ne peut pas protéger ses biens, pourquoi les détiendrait-il ? Et s’il est incapable de défendre sa peau, à quoi lui sert-elle donc ?
Gill fit signe aux trois types de charger. Aussitôt, Rand les neutralisa avec des flux d’Air.
— Vous contrôlez leur esprit, pas vrai ? demanda-t-il.
Face au Pouvoir de l’Unique, Gill voulut s’enfuir, mais Rand le saucissonna comme ses trois sbires.
DES GENS QUI SE PENSENT OPPRIMÉS SE RÉVOLTENT UN JOUR OU L’AUTRE. JE LES PRIVERAI DE TOUTE VOLONTÉ DE RÉSISTER ET DE LA CAPACITÉ DE PERCEVOIR QUE QUELQUE CHOSE NE VA PAS.
— En conséquence, tu les laisseras sans une once de compassion, c’est ça ? demanda Rand, les yeux rivés dans ceux de Gill.
L’homme semblait terrifié, certain que Rand allait le tuer. Les trois gorilles crevaient aussi de peur. Sinon, en eux tous, il n’y avait pas une once de compassion.
LA COMPASSION EST INUTILE.
Rand eut l’impression que le sang se glaçait dans ses veines.
— Ce monde est très différent de celui que tu m’as montré plus tôt.
C’ÉTAIT LE MONDE TEL QUE LES HOMMES REDOUTENT QU’IL SOIT… LE DESTIN QU’ILS LUTTENT POUR ÉVITER, CROIENT-ILS. MAIS JE LES FERAI VIVRE DANS UN UNIVERS OÙ N’EXISTENT NI LE BIEN NI LE MAL. SEULEMENT MOI.
— Tes serviteurs le savent ? Ceux que tu nommes les Élus ? Ils pensent se battre pour devenir les seigneurs et maîtres d’un monde qu’ils auront créé. Mais tu leur donneras… ça. Le même monde, sans la Lumière.
IL N’Y AURA QUE MOI.
Pas de Lumière. Pas d’amour entre les êtres. L’horreur de cet avenir bouleversa Rand. S’il gagnait, ce serait une des possibilités que le Ténébreux pourrait choisir. Ça ne signifiait pas qu’il le ferait inévitablement, mais… Eh bien, c’était la pire des choses. Plus grave qu’un monde d’esclaves ou entièrement dévasté.
La véritable horreur, c’était ça. La corruption absolue de la vie. Vider les êtres de toute beauté et ne laisser que des coquilles. De belles coquilles, mais des coquilles quand même.
Pour conserver ce qui faisait de lui un être humain apte à privilégier le bien, Rand aurait accepté mille ans de torture. Tout plutôt que ce désert sans Lumière.
Fou de rage, il se tourna vers le néant, qui occupait à présent tout un pan de mur et continuait de grandir.
— Shai’tan, tu as commis une erreur ! Tu voulais me désespérer ? Briser ma volonté ? Eh bien, tu n’y arriveras pas, je peux te le jurer ! Je n’ai jamais été si combatif.
Quelque chose… grogna dans les entrailles du néant. Rand cria, poussa avec toute la force de sa volonté et fit éclater le monde du mensonge où les hommes tuaient leurs semblables comme ils écrasaient un insecte.
Quand la vision se fut désintégrée, le Dragon se retrouva dans le lieu hors du temps où la Trame tourbillonnait autour de lui.
— Tu viens de me montrer ton véritable cœur, Shai’tan ! fit Rand en s’emparant des fils lumineux pour les tisser. À moi de te faire voir le mien ! Au monde sans Lumière auquel tu aspires, il existe un parfait opposé.
» Un monde sans Ténèbres !
Mat marchait de long en large pour se calmer les nerfs. Bon sang, Tuon avait paru réellement en colère contre lui ! Mais elle reviendrait quand il le lui demanderait, pas vrai ?
— Mat ! appela Min dans le dos du jeune flambeur.
— Pars avec elle, et surveille-la pour moi.
— Mais…
— Elle n’a pas besoin de protection, parce qu’elle est forte. Au nom des maudites cendres, je te l’assure ! Mais de surveillance, eh bien, c’est une autre affaire. Elle m’inquiète, Min. Hélas, j’ai cette fichue guerre à gagner. Je ne peux pas l’accompagner et vaincre ici. Donc, c’est toi qui t’y colleras. D’accord ?
Min cessa de marcher et… enlaça Mat.
— Bonne chance, Matrim Cauthon !
— Bonne chance, Min Farshaw !
Mat laissa la jeune femme s’éloigner, puis il posa son ashandarei sur son épaule. Les Seanchaniens se retiraient déjà de la colline de Dashar. Après une étape près du fleuve, ils quitteraient le champ de Merrilor. Sauf s’il était un idiot fini, Demandred les laisserait partir.
Par le fichu sang et les maudites cendres, dans quoi Mat s’était-il embarqué ? Sans sourciller, il venait de renvoyer un bon quart de ses forces.
Oui, mais ces gens reviendront.
Si son pari réussissait, les dés roulant comme il l’entendait…
N’était que cette bataille n’avait rien d’une partie de dés. Pour ça, cette affaire était bien trop subtile. Non, au minimum, c’était une partie de cartes. En règle générale, Mat gagnait aussi…
En règle générale…
Sur la droite, un groupe d’hommes en armure noire du Seanchan marchait vers le champ de bataille.
— Karede ! appela Mat.
L’officier foudroya du regard le jeune flambeur. Soudain, celui-ci comprit ce que devait éprouver une barre de métal quand Perrin la fixait en levant son marteau.
Karede approcha. Même s’il faisait un effort pour paraître calme, Mat sentit qu’il bouillait intérieurement.
— Merci, dit-il d’un ton glacial, d’avoir contribué à protéger l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement.
— Tu penses que j’aurais dû la mettre en lieu sûr, pas dans le poste de commandement ?
— Très Haut, il ne me revient pas de contester les décisions d’un membre du Sang.
— Tu ne contestes pas mes décisions, tu envisages de m’embrocher avec quelque chose de très pointu. Il y a une grande différence.
Karede expira à fond.
— Excuse-moi, Très Haut, mais je dois aller mourir en compagnie de mes hommes.
— Voilà qui m’étonnerait, l’ami. Vous allez tous venir avec moi.
— L’Impératrice, puisse-t-elle vivre éternellement, a ordonné…
— Que vous alliez sur le front, coupa Mat, une main en visière pour mieux voir les Trollocs qui traversaient en masse la rivière. Parfait. Selon toi, pour où suis-je sur le point de partir ?
— Tu vas te battre ?
— Je pensais plutôt à une petite balade… Karede, il faut que je sente ce que mijote Demandred. Je vais là où ça cogne, mon ami, et mettre tes hommes et toi entre ma peau et les Trollocs me semble une très bonne idée. Tu es partant ?
Karede ne répondit pas, mais il ne fit pas mine de s’éloigner.
— Réfléchis à tes options. Aller crever sans la moindre raison, ou tenter de garder en vie l’époux de ton Impératrice ? Je suis presque certain qu’elle m’adore. Avec Tuon, ce n’est pas facile à dire.
— Ne l’appelle pas par ce nom ! s’écria Karede.
— Je l’appelle comme je veux !
— Pas si tu désires que nous venions avec toi… Prince des Corbeaux, si je dois t’accompagner, il ne faut pas que mes hommes entendent ce nom sortir de tes lèvres. Ce serait un mauvais augure.
— Et on en a déjà assez comme ça, convint Mat. D’accord, Karede. Allons au cœur des choses et voyons ce qu’on peut faire. Au nom de Fortuona, bien entendu.
Tam salua avec son épée, comme au début d’un duel, mais il ne vit aucun adversaire honorable en face de lui. En revanche, ça ne manquait pas de créatures rugissantes ou hurlantes.
Des monstres que ses hommes et lui avaient éloignés des Capes Blanches en difficulté près des ruines.
Se retournant, les abominations avaient fondu sur les gars de Deux-Rivières. En tête de la formation, Tam opta pour un Roseau dans le Vent. Par principe, il refusait de reculer d’un pas. L’idée, au contraire, était d’avancer pour défoncer les lignes adverses. Le principe du bélier…
Dans son dos, ses gars le poussaient vers l’avant – une épine dans le pied du Ténébreux et tout un buisson au creux de sa paume. Dans le chaos ambiant, ces braves beuglèrent, maudirent les Trollocs et se déchaînèrent pour les éparpiller.
Très vite, cependant, ils durent passer à la défensive – à savoir tenir coûte que coûte leur position. La formation en fer de lance, en principe réservée à l’offensive, se révéla très efficace. Les Trollocs qui tentaient de la contourner périrent sous un déluge de coups d’épée, de hache et de lance.
Tam laissa l’entraînement de ses hommes les guider. Il aurait préféré être au centre de la formation, pour lancer des encouragements – comme le faisait Dannil –, mais il était un des rares, dans ce groupe, à avoir une grande expérience du combat. Et la clé d’une formation en fer de lance, c’était de placer à la pointe des gens capables de résister à tout.
Du coup, Tam supportait la pression. Très calme dans son cocon de vide, il laissait venir les monstres, passant de Secouer la Rosée sur la Branche aux Fleurs de Pommier dans le Vent puis aux Pierres qui Tombent dans la Mare. Des figures qui lui permettaient de rester dans la même position tout en combattant plusieurs adversaires.
Même s’il s’entraînait depuis quelques mois, Tam n’était plus aussi fort et solide que dans sa jeunesse. Moins affûté qu’il l’avait été, il se consola en pensant qu’un roseau n’avait pas besoin de ça pour plier.
Il lui suffisait d’être un roseau…
Au fil des ans, et avec l’âge, Tam avait appris à connaître le vide. À présent, il le comprenait mieux que jamais. Après des années à enseigner à Rand la notion de responsabilité, à vivre sans Kari, à entendre le vent souffler et les feuilles bruire…
Tam al’Thor devint le vide. L’offrant aux Trollocs, il le leur fit admirer puis les expédia dans ses profondeurs.
Face à un monstre à tête de chèvre, il dansa souplement et lui trancha le jarret. Son ennemi s’écroulant, Tam s’écarta et laissa les hommes qui le suivaient l’achever proprement.
Zébrant l’air avec son épée, il projeta le sang qui ruisselait sur la lame dans les yeux d’un Trolloc encore plus laid que ses congénères. Aveuglé, le monstre brailla après que Tam lui eut ouvert le ventre juste sous son plastron.
Le Trolloc bascula en arrière et reçut le coup de hache qu’un de ses semblables destinait à Tam.
Chaque pas rappelant un ballet, le père de Rand invitait les abominations à danser avec lui. L’unique fois qu’il s’était battu ainsi remontait à longtemps, mais dans le vide, les souvenirs n’avaient pas leur place. Pas question de penser au passé ou à quoi que ce soit d’autre. S’il savait qu’il avait déjà fait ça, c’était grâce à la mémoire de son corps, qui reproduisait des mouvements très anciens. Comme si ses muscles n’avaient pas besoin de lui pour se contracter.
Vif comme l’éclair, il fendit en deux la tête d’un Trolloc qui aurait pu passer pour un humain, n’était la pilosité excessive de ses joues. Quand la créature se fut effondrée, Tam s’avisa qu’il n’avait plus d’adversaires.
Il s’immobilisa, leva son épée et savoura la brise qui lui caressait le visage.
Les monstres fuyaient en direction de l’aval de la rivière. Des cavaliers des Terres Frontalières les poursuivaient, les poussant vers la Légion du Dragon. Bientôt, les Créatures des Ténèbres seraient coincées dans un étau qui les écrabouillerait.
Tam essuya sa lame et se coupa du vide. Alors, il prit conscience de la gravité de la situation. Ses hommes et lui auraient dû être morts. Sans l’arrivée de ces Frontaliers…
Il rengaina son épée, la lumière du soleil se reflétant sur les dragons rouge et or du fourreau – une bizarrerie, car il n’aurait pas dû y avoir grand-chose à refléter avec un ciel si noir. Cherchant l’astre du jour, il le trouva presque sous les nuages, au niveau de l’horizon. La nuit tombait !
Par bonheur, près des ruines, les Trollocs semblaient définitivement vaincus. Déjà salement touchés pendant la traversée de la rivière, ils tombaient sous les coups furieux des hommes de Lan.
Tout fut très vite réglé. Tam avait tenu sa position !
Monté sur un cheval noir, un porte-étendard et des gardes à sa suite, Lan Mandragoran approcha et balaya du regard les gars de Deux-Rivières.
— Longtemps, dit Lan, je me suis demandé si l’homme qui a donné à Rand son épée au héron l’avait vraiment méritée. À présent, j’ai la réponse.
Levant son épée, Lan salua Tam.
Celui-ci se tourna vers ses hommes, épuisés et couverts de sang. Dans la terre, on voyait très bien les traces du passage de leur formation. Loin d’avoir semé des cailloux dans leur sillage, les gars de Deux-Rivières y avaient laissé un alignement de cadavres.
Au nord, les hommes de la seconde formation levèrent leurs armes. Repoussés quasiment jusqu’à la forêt, ils avaient réussi à tenir cette position, et il restait même des survivants. Ce qui signifiait que des dizaines de braves types étaient morts…
Entourés de charognes, les héros de Tam s’assirent à même le sol. Certains tentèrent de s’improviser des bandages ou de s’occuper des blessés rassemblés au centre de la formation.
Au sud, Tam vit un spectacle plus que déconcertant. Les Seanchaniens se retiraient de leur camp, près de la colline de Dashar.
— Avons-nous gagné ? demanda Tam.
— Loin de là, répondit Lan. Cette partie de la rivière est à nous, mais c’est très secondaire. Demandred voulait nous fixer ici pour nous empêcher d’aller soutenir les hommes qui se battent près du gué. C’est là que tout se jouera. (Lan fit volter son cheval.) Rassemble tes braves, maître de la lame. Ils seront encore utiles dans les heures à venir. Tai’shar Manetheren !
Lan alla rejoindre ses Frontaliers.
— Tai’shar Malkier ! cria Tam dans son dos – avec un peu de retard.
— Nous n’en avons pas encore fini ? demanda Dannil.
— Non, fiston… Mais nous allons prendre une pause, faire guérir les blessés et remplir nos estomacs.
Des portails s’ouvrirent soudain non loin de là. En chef intelligent, Cauthon fournissait à Tam un moyen d’envoyer ses blessés à Mayene. Ce qui…
Des gens déboulèrent de ces passages. Par centaines, par milliers… Tam en fronça les sourcils.
Dans leur coin, les Capes Blanches se réorganisaient. Ces hommes avaient payé un lourd tribut aux Trollocs, mais l’arrivée de Tam leur avait épargné d’être anéantis.
Les forces d’Arganda se rassemblaient près des ruines et les membres de la Garde du Loup agitaient leur étendard ensanglanté. Autour d’eux, des montagnes de charognes s’empilaient.
Tam avança sur des jambes qui lui semblaient peser des tonnes. S’il avait passé un mois entier à déraciner des souches, il se serait senti moins fatigué.
Devant le premier portail, il trouva Berelain, entourée de quelques Aes Sedai. Dans la boue, cernée par des cadavres, la superbe jeune femme ne semblait pas du tout à sa place. Sa robe noir et argent, son diadème… Non, elle n’était pas faite pour être ici.
— Tam al’Thor, dit-elle, c’est toi qui commandes ces hommes ?
— Quelque chose comme ça… Première Dame, excusez-moi, mais qui sont ces gens ?
— Des réfugiés de Caemlyn. J’ai envoyé des émissaires voir s’ils avaient besoin d’être guéris. Ils ont refusé, insistant pour être transférés sur le champ de bataille.
Tam se gratta la tête. Sur le champ de bataille ? Tous les hommes et presque toutes les femmes capables de tenir une arme étaient déjà intégrés à l’armée. Les nouveaux venus étaient pour l’essentiel des enfants et des vieillards – plus quelques mères restées pour prendre soin des petits.
— Première Dame, ce n’est pas un champ de bataille, mais une boucherie.
— J’ai tenté de le dire, fit Berelain avec une ombre d’agacement. Mais ces gens affirment pouvoir être utiles. Selon eux, tout vaut mieux qu’attendre l’issue de l’Ultime Bataille sur la route de Pont-Blanc, si serrés qu’ils se marchent les uns sur les autres.
Perplexe, Tam regarda des enfants s’éparpiller sur le site. Quand ils se mirent à inspecter les cadavres, le père de Rand eut un haut-le-cœur. Si les premiers reculèrent très vite, d’autres commencèrent à chercher des hommes blessés encore susceptibles d’être guéris. Une poignée de vétérans – l’escorte de ces réfugiés – se joignirent à eux, au cas où des Trollocs aussi ne seraient pas tout à fait morts.
D’autres enfants, imités par des femmes, entreprirent de ramasser des flèches parmi les dépouilles. Oui, ça, ce serait utile. Très utile, même ! Stupéfait, Tam vit des centaines de Zingari sortir d’un des portails. Sous la direction de plusieurs sœurs jaunes, eux aussi se mirent en quête de blessés.
Tam secoua la tête. Que des enfants voient des choses pareilles continuait à le troubler.
Mais si nous perdons, ils verront bien pire que ça…
Alors, si ces gosses voulaient aider, autant le leur permettre.
— Tam al’Thor, dis-moi un peu…, fit Berelain. Galad Damodred va bien ? J’ai vu ses hommes ici, mais pas son étendard.
— Il a été appelé ailleurs par le devoir, ma dame… En aval de la rivière. Il y a des heures de ça.
— Ah… Bon, guérissons et nourrissons tes hommes. Nous aurons peut-être bientôt des nouvelles du seigneur Damodred…
Elayne frôla du bout des doigts la joue de Gareth Bryne, puis elle lui ferma les yeux. Ensuite, elle fit signe aux hommes qui avaient découvert le cadavre du général. Ils l’emportèrent, couché sur son bouclier, la tête et les pieds pendant dans le vide.
— Il s’est lancé au galop en criant, dit Birgitte. Droit sur l’ennemi. Impossible de l’arrêter.
— Siuan est morte, souffla Elayne, le cœur brisé par cette perte.
Siuan… Une femme si forte… Non sans peine, la jeune reine reprit le contrôle de ses émotions. La bataille… Elle devait rester concentrée sur la bataille…
— Des nouvelles du poste de commandement ?
— Le camp de la colline de Dashar a été abandonné, annonça Birgitte. J’ignore où est Cauthon. Les Seanchaniens nous ont laissés tomber.
— Que mon étendard flotte à la vue de tous, ordonna Elayne. Jusqu’à ce que nous ayons du nouveau sur Mat, je prends le commandement. Qu’on fasse venir mes conseillers.
Birgitte partit exécuter ces ordres. Les gardes rapprochées d’Elayne continuèrent à suivre les combats. Au bord de la rivière, les Trollocs faisaient pression sur les Andoriens. Après avoir investi le corridor, entre le plateau de Polov et le marécage, ils menaçaient de prendre pied sur le sol du Shienar. Une partie des forces d’Elayne avait pu prendre les monstres à revers – en contournant le marécage –, soulageant un temps la pression subie par les fantassins. Mais d’autres Trollocs avaient dévalé le versant du plateau, et les Andoriens semblaient sur le point de céder.
En matière de stratégie et de tactique, Elayne avait une solide préparation théorique. En revanche, son expérience était très limitée. Cependant, elle avait toute la clairvoyance qu’il fallait pour constater… que ça tournait très mal. Certes, on lui avait appris que les Trollocs, en amont de la rivière, avaient été écrasés par Lan et ses Frontaliers. Hélas, ça n’améliorait en rien la situation au gué de Hawal.
Alors que le soleil sombrait à l’horizon, les Trollocs ne firent pas mine de se replier. À contrecœur, les Andoriens allumèrent de grands feux et y embrasèrent des torches.
Faire mettre les hommes en formation carrée était la meilleure défense possible. Mais ça impliquait de renoncer à toute forme de contre-attaque. Si les Aiels et les Cairhieniens étaient là et se battaient, tout reposait sur les piquiers.
L’ennemi nous encercle lentement, pensa Elayne.
Si les Trollocs continuaient, les Andoriens craqueraient à un moment ou à un autre.
Par la Lumière, ça sent mauvais !
À l’horizon, le soleil sombra d’un coup dans une explosion de rouge. La nuit, les monstres auraient un avantage de plus…
Avec l’obscurité, il faisait de plus en plus froid. Le pronostic premier d’Elayne – cette bataille durerait longtemps – semblait de plus en plus faux. Face aux Ténèbres qui chargeaient sans relâche, l’humanité n’avait plus des mois devant elle, mais des jours.
— Majesté ! s’écria Guybon en déboulant avec ses officiers.
Le plastron cabossé et le tabard rouge de sang de ces hommes prouvaient que nul au monde – pas même les généraux – ne pouvait rester à l’abri des coups.
— J’ai besoin de conseils, dit la jeune reine en regardant Theodohr – le commandant de la cavalerie – et Birgitte, le capitaine général de la garde.
— On se replie ? proposa Guybon.
— Crois-tu vraiment qu’on puisse se désengager ? lui demanda Birgitte.
Le jeune capitaine hésita un peu, puis il fit « non » de la tête.
— Donc, l’affaire est entendue, fit Elayne. Comment allons-nous gagner, à présent ?
— En tenant notre terrain, dit Theodohr. Nous espérons que la Tour Blanche pourra vaincre les Ayyad puis venir à notre aide.
— Je n’aime pas rester dans un coin à ne rien faire, dit Birgitte. C’est…
Un flot de lumière blanche déferla sur les gardes d’Elayne, en désintégrant une bonne partie. Alors qu’un trait lumineux le frôlait, le cheval de Guybon se volatilisa sous lui.
La monture d’Elayne se cabra.
En jurant, la jeune reine la contrôla. Des Torrents de Feu ! Ils venaient d’essuyer une attaque dévastatrice.
— Lews Therin ! cria une voix amplifiée par le Pouvoir. Je traque une femme que tu aimes ! Viens te battre, espèce de lâche !
La terre s’ouvrit non loin d’Elayne, soulevant dans les airs son porte-étendard. Alors que le drapeau s’embrasait, la jeune reine bascula de sa monture et s’écrasa sur le sol.
Mes bébés ! pensa-t-elle tandis que des mains amicales l’aidaient à se relever. Avec l’aide de plusieurs gardes, Birgitte parvint à hisser la jeune souveraine derrière elle, sur son cheval.
— Tu peux canaliser ? demanda-t-elle. Non, dirait-on… Aucune importance. Celebrain, hisse un nouvel étendard puis file vers l’amont de la rivière avec un escadron de gardes montées. Moi, j’emmène la reine dans la direction opposée.
La femme debout près du destrier de Birgitte salua sa chef. Pourtant, c’était une sentence de mort.
— Birgitte, non ! s’écria Elayne.
— Demandred a décidé que tu serais son appât pour faire venir le Dragon Réincarné. (Birgitte fit volter son cheval.) Pas question que je laisse ça arriver. En avant !
Alors que de nouveaux traits de lumière blanche pleuvaient, déchiquetant des gardes, l’archère lança son cheval au triple galop.
Elayne serra les dents. Ses forces risquaient d’être encerclées puis débordées. Triomphant, Demandred déchaînait ses Torrents de Feu sur des troupes déjà presque vaincues. À lui seul, cet homme était plus dangereux que toute une armée…
— Je ne peux pas partir, dit Elayne dans le dos de sa Championne.
— Si, tu le peux, et tu le dois ! répondit l’archère alors que son cheval fendait l’air. Si Mat est tombé – la lumière veuille que non ! – nous devrons nous doter d’un nouveau poste de commandement. Et si Demandred a frappé d’abord la colline de Dashar, ce n’est pas par hasard. Il tente de détruire toute notre chaîne de commandement. Ton rôle est de diriger les troupes à partir d’un endroit sûr et secret. Quand nous serons assez loin pour que les éclaireurs de Demandred ne puissent plus sentir que tu canalises, nous ouvrirons un portail et tu reprendras ton poste. Pour l’instant, je t’ordonne de la fermer et de me laisser te protéger.
Birgitte avait raison, que la Lumière la brûle !
Elayne s’accrocha à sa Championne et se laissa emmener loin du champ de bataille.
Au moins, il n’est pas difficile à trouver, pensa Galad, les yeux rivés sur les flots de lumière blanche qui s’élevaient des rangs ennemis pour s’abattre sur les forces d’Elayne.
Talonnant son cheval volé, le jeune seigneur général fonça vers le bord oriental du plateau. Dans sa tête, il revoyait en boucle le corps sans vie de Gawyn, entre ses bras.
— Viens m’affronter, Lews Therin ! cria Demandred, l’écho de sa voix faisant trembler la terre.
Ce monstre venait de tuer le frère de Galad. À présent, il s’en prenait à sa sœur.
Faire ce qui était juste avait toujours paru facile au jeune homme. Mais pas au point d’aujourd’hui. Les flots blancs, comme des flèches sur une carte, lui indiquaient la direction à suivre. Et la Lumière elle-même le guidait.
Se glissant entre les lignes shariennes, Galad approchait de l’endroit d’où Demandred observait les forces d’Elayne, à l’aplomb de la rivière.
Se fichant de blesser leurs propres camarades, des archers bombardèrent Galad de projectiles qui se fichèrent dans le sol, autour de lui. Épée au clair, il se prépara à sauter de sa selle, un pied encore à l’étrier.
Au moment où une flèche se plantait dans le flanc de sa monture, il se propulsa au sol. Après un rude atterrissage, il se rétablit et trancha dans la foulée la main d’un archer. Quand un Ayyad fondit sur lui, le médaillon devint froid contre sa peau.
Insensible aux tissages de l’homme, Galad lui enfonça sa lame dans la gorge. L’Ayyad tituba, du sang giclant de la plaie. Avant de mourir, il ne parut pas surpris, mais seulement furieux.
Bien entendu, ses cris attirèrent l’attention d’autres Shariens.
— Demandred ! lança Galad. Demandred, tu veux affronter le Dragon Réincarné. Tu exiges de l’avoir en face de toi. Il n’est pas là, mais son frère relève le défi. Oseras-tu te dresser contre moi ?
Des dizaines d’arbalètes se pointèrent sur Galad. Derrière lui, son malheureux cheval expira, du sang coulant de ses naseaux.
Rand al’Thor. Son frère ! Le choc du décès de Gawyn avait un peu amorti l’effet de cette révélation. Mais s’il survivait, il devrait trancher. Serait-il fier ou honteux de ce lien ? Pour l’heure, il n’aurait su le dire…
Une silhouette en armure de disques se détacha des rangs de Shariens. Un coup d’œil sur son visage suffisait à voir que Demandred était pétri d’orgueil. À dire vrai, il ressemblait à al’Thor. En tout cas, ils avaient quelque chose en commun.
Le Rejeté étudia Galad, debout avec sa lame rouge de sang à la main. Non loin de là, l’Ayyad agonisant griffait le sol avec ses ongles.
— Tu es son frère ? demanda le Rejeté.
— Fils de Tigraine, oui… Qui est ensuite devenue une Promise de la Lance. C’est elle qui a donné le jour à Rand, sur les pentes du pic du Dragon – le tombeau de Lews Therin. J’avais deux frères, mais tu en as tué un aujourd’hui.
— Tu détiens un artefact fascinant, dit Demandred alors que le médaillon devenait de nouveau glacial. Tu ne crois quand même pas que ça t’épargnera le sort de ton miteux de frère ? Le défunt, je veux dire…
— Fils des Ténèbres, on se bat, ou on jacasse ?
Demandred dégaina son arme, ornée d’un héron sur la lame et sur la poignée.
— J’espère que tu seras plus coriace que ton frère, petit homme. Au moins, ça me défoulera. Parce que je suis très énervé. Lews Therin peut me haïr et dire du mal de moi, mais il n’a pas le droit de m’ignorer.
Galad avança au milieu du cercle d’arbalétriers, d’archers et d’Ayyad. S’il gagnait, il serait tué quand même. Alors, autant emporter un Rejeté avec lui. Une fin parfaite pour lui.
Demandred avança et le duel commença.
Le dos contre une stalagmite et à la chiche lueur de Callandor, Nynaeve luttait pour sauver la vie d’Alanna.
À la Tour Blanche, certaines sœurs se moquaient d’elle parce qu’elle recourait encore à des techniques thérapeutiques ordinaires. Deux mains, une aiguille et du fil, à quoi ça pouvait servir, comparé au Pouvoir de l’Unique ?
Si une de ces femmes avait été là, à la place de l’ancienne Sage-Dame, le destin du monde aurait été scellé.
Les conditions étaient terribles. Peu de lumière et aucun matériel, à part ce qu’elle gardait dans sa bourse. Pourtant, avec le fil et l’aiguille dont elle ne se séparait jamais, Nynaeve cousait une plaie béante.
Avant, elle avait écrasé quelques simples pour les faire avaler à Alanna. L’effet ne serait pas formidable, mais la moindre chose pouvait aider. Par exemple, en atténuant la douleur ou en empêchant le cœur de la sœur de s’arrêter pendant l’intervention.
La plaie était moche, mais ce ne serait pas la première qu’elle recoudrait. Autant qu’elle tremblât à l’intérieur, les mains de Nynaeve étaient fermes et sûres tandis qu’elle s’efforçait d’arracher à la mort l’Aes Sedai détentrice du lien de Rand.
Le garçon et Moridin ne bougeaient plus. Mais des ondes émanaient d’eux. Rand se battait. Un combat invisible pour Nynaeve, mais sûrement décisif.
— Matrim Cauthon, jeune fou, tu es toujours en vie ?
Mat tourna la tête vers Davram Bashere qui venait de le rejoindre alors qu’il chevauchait dans la pénombre du crépuscule. Avec les Gardes de la Mort, il était allé à l’arrière de la force andorienne qui ferraillait devant la rivière.
Bashere était accompagné par sa femme. À en juger par ses vêtements tachés de sang, elle aussi s’était battue comme une lionne.
— Oui, comme tu vois… En général, je suis assez bon quand il s’agit de sauver ma peau. J’ai raté mon coup une seule fois – si ma mémoire et bonne – mais ça ne compte pas. Et toi, que fais-tu là ? N’es-tu pas… ?
— On a tripatouillé mon fichu cerveau, grogna le maréchal du Saldaea. Oui, c’est exactement ça, mon gars. Avec Deira, on en a longuement parlé. Je ne commanderai plus, mais qui m’empêche de tuer quelques Trollocs ?
Mat approuva du chef. Après la mort de Tenobia, ce type aurait pu porter la couronne, mais il avait refusé. Parce que découvrir qu’on avait influencé ses pensées le dévastait. Du coup, il avait simplement dit que le Saldaea combattrait auprès du Malkier, ordonnant aux soldats d’obéir à Lan. Si tous survivaient à l’Ultime Bataille, on verrait ce qu’il adviendrait du trône.
— Que t’est-il arrivé ? demanda Bashere. J’ai entendu dire que le poste de commandement est détruit…
— C’est exact. Et les Seanchaniens nous ont abandonnés.
— Par le sang et les cendres ! Comme si ce n’était pas déjà une catastrophe ! Que ces chiens soient maudits !
Les Gardes de la Mort qui entouraient Mat firent mine de ne pas avoir entendu.
Devant la rivière, les troupes d’Elayne résistaient, mais ça ne durerait pas. De toute façon, les Trollocs les auraient bientôt encerclées en traversant plus en amont. Les Andoriens tenaient à cause de leur opiniâtreté et de leur excellent entraînement. En formation carrée, piques brandies, ils faisaient penser à un hérisson géant.
Ces unités pouvaient être divisées si Demandred utilisait contre elles des « fers de lance ». Pour tenter d’empêcher que les Trollocs défoncent les défenses ou les contournent, Mat avait mobilisé la cavalerie andorienne et celle de la Compagnie.
Sous ses doigts, le jeune flambeur sentait battre le pouls de la bataille. Ce que faisait Demandred, il le captait. Pour quiconque d’autre que lui, l’issue du conflit aurait paru ne pas faire de doute. Attaque massive, dispersion des piquiers, élimination des défenses…
Mais tout ça était beaucoup plus subtil.
En amont, les Frontaliers de Lan, une fois les Trollocs écrasés, devaient attendre des ordres. Parfait. Le jeune flambeur aurait besoin de ces guerriers pour la prochaine phase de son plan.
Trois des formations géantes de piquiers faiblissaient. Mais si Mat pouvait placer une sœur ou deux au centre de chacune, ça leur redonnerait du cœur au ventre. Avant ça, les assauts du Rejeté avaient abattu des milliers de piquiers. Pour faire des ravages, Demandred n’avait pas besoin de tuer les gens un à un. Un seul tissage, et c’était toute une formation qui volait en éclats. Ensuite, les Trollocs avaient beau jeu d’étriper les survivants.
— Bashere, fit Mat, dis-moi que quelqu’un a eu des nouvelles de ta fille !
— Non, répondit Deira. Désolée…
Maudites cendres ! Et pauvre Perrin !
Et pauvre Matrim Cauthon… Sans le cor, comment allait-il s’en sortir ? Alors qu’il n’était même pas sûr de s’en tirer avec l’instrument.
— File ! dit soudain Mat. Va rejoindre Lan, en amont, et dis-lui d’intercepter les Trollocs qui tentent de prendre à revers les Andoriens. Ajoute que j’aurai bientôt d’autres ordres pour lui.
— Mais je…
— Bashere, je me moque que tu aies été touché par les Ténèbres. Chaque homme a eu un jour ou l’autre les doigts du Ténébreux posés sur son cœur. Ça, c’est la fichue vérité ! Mais on peut lutter contre toutes les influences. Alors, rejoins Lan et dis-lui ce qui doit être fait.
D’abord sur la défensive, Bashere se détendit et sourit derrière sa moustache.
Fichus crétins du Saldaea ! Ils adoraient se faire souffler dans les bronches. Requinqué par le sermon de Mat, Bashere partit au galop, Deira à ses côtés. Se retournant, la légendaire matrone coula à Mat un regard plein de tendresse – ce qui le perturba hautement.
Bien. À présent, il avait besoin d’une armée et d’un portail.
Triple crétin ! pensa-t-il.
Il avait renvoyé les damane… N’aurait-il pas pu en garder au moins une ? Et tant pis si leur simple vue lui donnait la chair de poule.
Mat tira sur les rênes de Pépin et les Gardes de la Mort l’imitèrent. Quelques-uns allumèrent des torches. Se joindre à Mat pour affronter les Shariens avait dû leur en ficher un coup – ce qu’ils désiraient, en fait – mais ils semblaient en revouloir une couche.
Par ici, pensa Mat en se dirigeant vers un rassemblement d’hommes et de femmes, au sud des formations de piquiers d’Elayne. Les fidèles du Dragon. Avant que les Seanchaniens quittent la butte, Mat avait chargé cette force de soutenir les défenseurs d’Elayne.
À présent, il ne savait toujours pas que faire de ces gens.
Lors de la réunion, il n’était pas au champ de Merrilor, mais il avait entendu des rapports. Des hommes et des femmes de tous les grades et de toutes les positions, même chose pour les nationalités, étaient venus pour participer à l’Ultime Bataille, oubliant toute notion d’allégeance et d’intérêt national. Face à Rand, les liens et les loyautés s’effaçaient.
Avançant au trot – les Gardes de la Mort forcés de courir pour le suivre –, le jeune flambeur se glissa à l’arrière des lignes d’Andor. Des lignes qui partaient en quenouille, au nom de la Lumière ! Un désastre ! Mais bon, il avait parié, et maintenant, il ne lui restait plus qu’à se laisser porter par la fichue bataille, en espérant qu’elle ne le désarçonnerait pas.
Alors qu’il fonçait vers les fidèles du Dragon, il entendit quelque chose d’incongru. Une chanson ?
Mat tira sur ses rênes. Les Ogiers étaient venus combattre les Trollocs, et ils avaient traversé le lit asséché de la rivière pour soutenir le flanc gauche d’Elayne, côté marécage, et empêcher des monstres de débouler par là.
Ils tenaient toujours le terrain, aussi inébranlables que des chênes pendant une inondation. Tout en jouant de la hache, ils chantaient, et des charognes de Trollocs s’empilaient autour d’eux.
— Loial ! cria Mat, dressé sur ses étriers. Loial !
Un des Ogiers s’écarta de ses compagnons et se retourna. Mat eut du mal à en croire ses yeux. Son ami, d’habitude si placide, avait les oreilles en berne, les dents serrées de rage, et il brandissait une hache au tranchant rouge de sang.
Cette vision terrorisa Mat. Mieux valait soutenir le regard de dix truands convaincus qu’il avait triché que celui d’un seul Ogier en colère.
Loial lança quelque chose à ses amis, puis il reprit sa place au combat, devenu une machine à tailler en pièces les Trollocs.
Les monstres et les Ogiers étaient à peu près aussi grands ; pourtant, Loial et les siens semblaient dominer leurs adversaires. En outre, ils ne se battaient pas comme des soldats, mais comme des bûcherons qui débitent des arbres. Une scierie à Trollocs, en quelque sorte. N’était un détail : les Ogiers détestaient qu’on coupe des arbres. En revanche, des Trollocs…
Très vite, les monstres se débandèrent. Alors que des soldats d’Elayne leur bloquaient le passage, bien décidés à les massacrer, les Ogiers reculèrent en direction de Mat. Ils étaient des centaines – dont beaucoup de Jardiniers, les semblables de Loial venus du Seanchan. Ça, ce n’était pas un ordre donné par le jeune flambeur. Les deux groupes se battaient côte à côte, certes, mais ils évitaient soigneusement de se regarder.
Tous les Ogiers, mâles comme femelles, étaient couverts de plaies sur les bras et les jambes – normal, puisqu’ils ne les protégeaient pas. Cela dit, avec leur peau dure comme de l’écorce, ce n’étaient que des écorchures.
Hache sur l’épaule, Loial approcha de Mat et de ses Gardes de la Mort. Son pantalon était rouge foncé jusqu’aux cuisses, comme s’il avait foulé du raisin.
— Mat, dit-il de sa voix de stentor, nous avons fait ce que tu demandais. Pas un Trolloc n’a franchi nos lignes.
— Tu t’en es bien tiré, Loial, merci beaucoup.
Mat attendit la réponse. Une longue tirade exaltée, comme d’habitude… Mais Loial se contenta d’inspirer et d’expirer lourdement – avec des poumons contenant assez d’air pour remplir toute une pièce. Pas un mot. Ses compagnons, souvent plus vieux que lui, ne dirent rien non plus. Certains portaient des torches, remarqua Mat. Logique, puisque la nuit était tombée.
Des Ogiers muets… Eh bien, ça valait une sacrée cote ! Cela dit, des Ogiers en guerre, le jeune flambeur n’en avait jamais vu. Même dans les souvenirs qui ne lui appartenaient pas.
— J’ai besoin de vous, Loial. Nous devons renverser la situation, sinon, nous sommes fichus. Suivez-moi !
— Vous avez entendu l’ordre du Sonneur du Cor ? beugla Loial. Haches hautes !
Mat fit la grimace. S’il avait un jour besoin de quelqu’un pour crier un message entre Caemlyn et Cairhien, il saurait à qui s’adresser. Sauf qu’on l’entendrait aussi dans la Flétrissure, très probablement.
Il talonna Pépin. Les Gardes de la Mort le suivirent, et les Ogiers leur emboîtèrent le pas.
— Très Honoré, dit Karede, mes hommes et moi avons l’ordre de…
— D’aller crever sur le front, oui, et je fais mon possible pour que ça arrive. S’il te plaît, attends encore un peu pour t’enfoncer ton épée dans le ventre.
L’officier se rembrunit, mais il ne dit rien.
— Elle ne veut pas vraiment que vous mouriez, ajouta Mat.
Il n’en révéla pas plus pour ne pas dévoiler le plan qui ferait revenir Tuon.
— Si ma mort sert l’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – je me sacrifierai de bon cœur.
— Tu es fou à lier, Karede ! Hélas, moi aussi. Donc, tu es en bonne compagnie. Et, mon gars, là ! Qui dirige cette force ?
La colonne avait atteint les lignes arrière, où étaient postées les réserves des fidèles du Dragon, les blessés et les combattants qui récupéraient un peu avant de repartir au front.
— Seigneur, répondit un éclaireur, ce doit être dame Tinna.
— Va la chercher, mon vieux !
Dans la tête de Mat, les dés roulaient plus bruyamment que jamais. Il se sentait aussi comme aspiré vers le nord – à croire qu’il était un pantin dont quelqu’un tirait les ficelles.
Pas maintenant, Rand. Je suis fichtrement occupé.
Pas de couleurs tourbillonnantes… Rien qu’une morne obscurité. Aussi sombre que le cœur d’un Myrddraal.
L’attraction se fit plus forte.
Non, pas maintenant ! pensa Mat en bannissant la vision.
Ici, il avait du pain sur la planche. Un plan à mettre à exécution. Fasse la Lumière qu’il fonctionne !
Tinna s’avéra être une jolie femme, plus jeune qu’il aurait cru, mais grande et très costaude. Ses cheveux bruns en queue-de-cheval – avec des mèches vagabondes de-ci de-là –, elle portait un pantalon. À en juger par l’épée qui battait son flanc – et par le sang noir de Trolloc sur ses manches –, elle ne se contentait pas de suivre l’action de loin.
Immobilisant sa monture, elle étudia le jeune flambeur de la tête aux pieds.
— Alors, seigneur Cauthon, tu t’es enfin souvenu de nous ?
Décidément, oui, Tinna avait quelque chose de Nynaeve…
Mat leva son œil unique vers le plateau de Polov. La bataille entre les Aes Sedai et les Ayyad tournait à la foire d’empoigne.
Il faut que tu gagnes, Egwene. Je compte sur toi.
— Ton armée…, fit Mat en étudiant lui aussi Tinna. J’ai entendu dire qu’elle compte des Aes Sedai.
— Quelques-unes, oui, admit Tinna, méfiante.
— Tu en es une aussi ?
— Non. Enfin, pas exactement.
— Pas exactement ? Que veux-tu dire par là ? Bon, femme, j’ai besoin d’un portail. Sans ça, nous risquons de perdre. S’il te plaît, dis-moi que tu as avec toi des gens capables de m’envoyer là où je dois aller.
Tinna pinça les lèvres.
— Je n’essaie pas de t’agacer, seigneur Cauthon. Mais prudence est mère de sûreté, et j’ai appris à ne pas parler de certaines choses. J’ai été chassée de la Tour Blanche pour des raisons… complexes. Navrée, mais je ne sais pas ouvrir un portail. Et parmi mes Aes Sedai, je crains que la plupart ne soient pas assez fortes pour ça. C’est un tissage qui exige beaucoup de puissance, bien au-delà de ce que…
— Moi, je peux en ouvrir un…
Une femme en robe rouge s’écarta d’un groupe de blessés qu’elle était en train de guérir. Frêle, voire osseuse, elle tirait franchement la tête. Heureux de la voir, Mat l’aurait volontiers embrassée – même si ça serait revenu à faire la bise à du verre cassé. Eh bien, tant pis, il aurait pu le faire.
— Teslyn ! s’écria-t-il. Que fiches-tu ici ?
— Sauf erreur de ma part, je participe à l’Ultime Bataille, fit la terrible sœur en se frottant les mains. On n’en est pas tous là ?
— Oui, mais pourquoi avec les fidèles du Dragon ?
— Après y être revenue, je ne me suis pas sentie très bien à la Tour Blanche, car elle a beaucoup changé. Ici, j’ai saisi l’occasion de m’intégrer à un groupe, au nom de l’intérêt général. Bon, tu veux un portail ? De quelle taille ?
— Assez grand pour faire Voyager le plus de soldats possible. Les fidèles, les Ogiers et un escadron de cavalerie de la Compagnie.
— Il me faudra un cercle, dit Teslyn. Tinna, ne prétends pas être incapable de canaliser ! Je sens que tu le peux. Ici, aujourd’hui, les allégeances et les promesses passées ne comptent plus. Rassemble les autres femmes. Où irons-nous, Cauthon ?
Mat eut un grand sourire.
— Au sommet du plateau de Polov.
— Le plateau ! s’écria Karede. Mais tu l’as abandonné au début de la bataille. Cette position, tu l’as offerte aux Créatures des Ténèbres.
— Oui, c’est exact.
Et maintenant, le jeune flambeur avait une chance d’en finir avec tout ça. Devant la rivière, les forces d’Elayne tenaient le coup, et Egwene se battait à l’ouest. À lui de prendre la moitié nord du plateau. Avec le départ des Seanchaniens, et alors que ses propres troupes étaient concentrées sur le versant ouest et le pied du plateau, Demandred allait sûrement envoyer une force importante de Shariens et de Trollocs du côté nord du plateau, afin qu’elle dévale le versant, traverse la rivière et prenne à revers l’armée d’Elayne. Si les choses se passaient ainsi, les défenseurs de la Lumière seraient encerclés et à la merci du Rejeté. La seule chance, c’était d’empêcher l’armée des Ténèbres de descendre du plateau, et ce malgré leur supériorité numérique. Un sacré pari, mais parfois, il fallait faire avec ce qu’on avait.
— Tu divises dangereusement nos forces, dit Karede. En envoyant là-haut des troupes qui seraient utiles ici, tu prends le risque de tout perdre.
— Je croyais que tu voulais aller en première ligne, lâcha Mat. Loial, tu es de l’aventure ?
— Frapper au cœur de l’ennemi, Mat ? Depuis que je vous suis, tous les trois, je me suis retrouvé dans de pires endroits. J’espère que Rand va bien. Tu penses que oui, pas vrai ?
— S’il était mort, nous le saurions. Mais il va devoir s’en tirer seul, parce que Matrim Cauthon ne lui sauvera pas la mise, ce coup-ci. Teslyn, occupons-nous de ce portail ! Tinna, organise nos forces. Qu’elles soient prêtes à charger dès que le portail s’ouvrira. Nous devons prendre le versant nord de ce fichu plateau. En un éclair ! Et après, il faudra le tenir, quoi que les Ténèbres envoient contre nous.
Egwene ouvrit les yeux. Alors qu’elle n’aurait pas dû être dans une pièce, elle reposait sur un lit. L’air sentait le sel, et le décor était somptueux.
Je rêve, voilà tout…
Ou était-elle morte ? Voilà qui aurait expliqué l’atroce souffrance… Pire que tout ce qu’elle avait connu. Le néant était préférable à une torture pareille.
Gawyn, mort. Une partie d’elle-même arrachée…
— J’avais oublié à quel point elle est jeune…
Egwene trouva cette voix familière. Silviana ?
— Veille sur elle, je dois retourner sur le front.
— Comment ça se passe, là-bas ?
Egwene reconnut aussi cette voix-là. Rosil, une sœur jaune. Avec les novices et les Acceptées, elle était partie pour Mayene afin de guérir les blessés.
— La bataille ? C’est un désastre… (Silviana n’était pas du genre à prendre des précautions oratoires.) Veille sur elle, Rosil. Elle est forte. Je parie qu’elle surmontera cette épreuve, mais il y a quand même toujours un risque…
— Silviana, j’ai déjà aidé des femmes en deuil de leur Champion. Ne t’en fais pas, je sais y faire. Pendant quelques jours, elle sera abattue, mais après, ça commencera à aller mieux.
— Ce garçon…, maugréa Silviana. J’aurais dû savoir qu’il provoquerait sa perte. La première fois que j’ai vu comment elle le regardait, j’aurais dû le prendre par les oreilles, l’exiler dans une ferme très lointaine, et l’obliger à y travailler pendant dix ans.
— On ne contrôle pas si facilement un cœur, Silviana.
— Les Champions sont une faiblesse… C’est ainsi depuis toujours, et ça le restera jusqu’à la fin des temps. Ce garçon… Cet idiot…
— Cet idiot, dit Egwene, m’a sauvée face à des tueurs seanchaniens. Sans son intervention, je ne serais pas là pour le pleurer. Je te suggère de t’en souvenir, Silviana. Surtout quand tu parles d’un mort.
Les deux sœurs ne répondirent pas. Luttant contre la douleur du deuil, Egwene tenta de s’éclaircir les idées. Elle était à Mayene, bien entendu. Silviana l’avait conduite auprès des sœurs jaunes.
— Je m’en souviendrai, mère, dit enfin la Gardienne – en paraissant presque sincère. Repose-toi. Je vais…
— Se reposer, c’est bon quand on est mort, Silviana, fit la Chaire d’Amyrlin en se levant.
Silviana et Rosil se tenaient devant la porte de la superbe chambre tendue de velours bleu au-dessous du plafond décoré d’incrustations de nacre.
Avec un bel ensemble, les deux sœurs croisèrent les bras et foudroyèrent leur dirigeante du regard.
— Mère, tu traverses une épreuve terrible, dit Rosil.
Pas loin de la porte, Leilwin montait la garde.
— La perte d’un Champion, continua Rosil, peut terrasser n’importe quelle femme. Il n’y a pas de honte à prendre le temps de surmonter ton chagrin.
— Egwene al’Vere peut avoir du chagrin, fit Egwene, un peu hésitante sur ses jambes. Elle a perdu l’homme qu’elle aimait, le sentant mourir à travers un lien. La Chaire d’Amyrlin a de la sympathie pour elle – comme elle en aurait pour toute Aes Sedai si cruellement frappée. Cela dit, alors que l’Ultime Bataille fait rage, la Chaire d’Amyrlin estime qu’Egwene al’Vere doit se ressaisir et reprendre le combat.
Egwene avança, chaque pas plus assuré que le précédent. Tendant la main, elle indiqua à Silviana de lui rendre le sa’angreal de Vora.
— J’en aurai besoin…
La Gardienne hésita.
— Sauf si vous voulez toutes les deux voir de quoi je suis capable en ce moment, je vous déconseille l’insubordination.
Silviana interrogea du regard Rosil, qui soupira et capitula à contrecœur.
— Je n’avaliserai pas ça, mère, mais si tu insistes…
— Et comment, que j’insiste !
— Dans ce cas, permets-moi une suggestion. L’émotion menacera de te détruire. Là est le danger. Après la mort d’un Champion, t’unir au saidar sera difficile. Et si tu y parviens, faire montre de la sérénité d’une Aes Sedai se révélera impossible. Ça peut être risqué. Très risqué.
Egwene voulut s’unir à la Source. Comme Rosil l’avait mentionné, ce ne fut pas un jeu d’enfant à cause du tourbillon d’émotions qui la distrayait et ruinait son calme. Du coup, elle échoua deux fois.
Silviana ouvrit la bouche, sans doute pour lui dire d’aller se recoucher. À cet instant, le bourgeon fleurit dans l’esprit d’Egwene, et le Pouvoir de l’Unique se déversa en elle. Avec un regard plein de défi pour sa Gardienne, elle commença à tisser un portail.
— J’ai encore quelque chose à te dire, mère, fit Rosil. Tu ne seras pas capable de chasser totalement les émotions qui te perturbent. La seule option, qui est très mauvaise, sera de bannir le chagrin et la douleur en éprouvant des sentiments plus forts.
— Ce ne devrait pas être difficile, souffla Egwene.
Prenant une grande inspiration, elle absorba en même temps plus de Pouvoir. Alors, elle lâcha la bonde à sa colère contre les Ténèbres qui menaçaient le monde et qui lui avaient pris Gawyn.
— J’aurai besoin qu’on veille sur moi, dit Egwene, reprenant les propos de Silviana pour les tourner en ridicule. (Pour elle, Gawyn n’avait jamais été une faiblesse.) Bref, il me faut un nouveau Champion.
— Mais…, commença Rosil.
D’un regard, Egwene lui imposa le silence. Oui, c’était vrai, la plupart des sœurs attendaient un long moment. Et de fait, Egwene al’Vere, touchée au cœur, ne pourrait jamais remplacer Gawyn Trakand. Mais elle croyait aux Champions, et elle avait besoin que quelqu’un surveille ses arrières. De plus, un homme lié devenait un bien meilleur guerrier qu’avant. Continuer sans Champion, c’était priver la Lumière d’un combattant d’élite.
Dans la pièce, quelqu’un lui avait déjà sauvé la vie.
Non, pensa une part d’elle-même, pas une Seanchanienne !
La Chaire d’Amyrlin se moqua de tant de naïveté.
Cesse d’être une gamine !
Oui, elle allait prendre une Championne.
— Leilwin Sans-Navire, acceptes-tu cette mission ?
La Seanchanienne s’agenouilla et inclina la tête.
— Je… Oui.
Egwene tissa le lien qui l’unirait à Leilwin.
Quand ce fut fait, la Seanchanienne se leva, l’air moins épuisée, et prit une grande inspiration.
Egwene ouvrit un portail dans un coin de la chambre. Se servant de ce qu’elle connaissait de la pièce, elle en tissa un autre qui donnerait sur le champ de bataille.
Dès qu’il fut ouvert, le vacarme des armes et des hommes en sortit.
Egwene retourna vers la boucherie – avec la rage de la Chaire d’Amyrlin comme viatique.
Demandred était un maître de la lame. Galad avait supposé qu’il en serait ainsi, mais il valait toujours mieux vérifier.
À l’intérieur du cercle de Shariens, les deux hommes virevoltaient comme des danseurs. Son équipement bien plus léger, Galad avait sur le Rejeté l’avantage de la vitesse. L’armure de disques de Demandred le ralentissait un peu, mais lui offrait une très bonne protection.
— Tu es meilleur que ton défunt frère, annonça Demandred. Facile à tuer, celui-là !
Le Rejeté essayait d’énerver Galad, mais il n’y parviendrait pas. Prudent et presque détaché, le jeune homme passa à l’attaque. D’abord avec un Courtisan qui Agite son Éventail – auquel Demandred répliqua par une figure très semblable au Piqué du Faucon.
L’assaut paré, Demandred recula puis longea le cercle de spectateurs, sa lame sur le côté. Au début, il était bavard comme une pie. À présent, il ne lançait plus qu’une saillie de temps en temps.
À la lueur des torches tenues par les Shariens, les deux adversaires se jaugeaient. Une feinte par-ci, une autre par-là…
— Viens, à présent, dit Demandred. Je t’attends !
Galad resta de marbre. Chaque minute qu’il gagnait, c’était des Torrents de Feu en moins sur Elayne et son armée.
Le Rejeté comprit ce calcul, et ce fut lui qui passa à l’attaque. Trois frappes : une aux jambes, une au flanc et un revers au torse.
Galad para sans difficulté.
Du coin de l’œil, il capta un mouvement. Une grosse pierre que Demandred venait de lui lancer. Galad l’évita de justesse, puis il se prépara à la volée de coups qui suivit. Le Sanglier qui Dévale la Colline vint s’écraser contre sa lame. Il ne céda pas un pouce de terrain, mais ne parvint pas à bloquer la botte suivante, récoltant une plaie au bras.
Demandred recula, du sang coulant de sa lame.
Les deux hommes recommencèrent à se tourner lentement autour. À l’intérieur de son gant, côté bras blessé, Galad sentit un liquide chaud. Même minime, une hémorragie pouvait affaiblir un homme et le ralentir.
Galad renonça à réfléchir et interdit à son esprit de s’inquiéter. Quand vint le coup suivant, il l’anticipa, s’écarta, prit son arme à deux mains et fit une profonde entaille à la pièce de cuir qui défendait le genou de son adversaire. Au coup suivant, sa lame glissa sur le flanc de l’armure adverse, mais elle finit par infliger une blessure au Rejeté.
Quand il la retira, Galad vit que Demandred boitait un peu.
— Tu as versé mon sang, dit-il avec une grimace. Voilà longtemps que personne ne m’avait fait ça.
Sous les pieds de Galad, la terre gronda et sembla devoir s’ouvrir. Faute de mieux, il bondit en avant, et se retrouva très près de Demandred, qui fut contraint de cesser de canaliser pour parer au plus pressé.
Le Rejeté grogna de rage, mais Galad allait enfin pouvoir tromper sa garde.
Trop près pour décocher un grand coup, Galad leva son épée et la propulsa, pommeau en avant, vers le visage de son adversaire.
Demandred lui saisit le poignet au vol, mais Galad referma sa main libre sur le casque du Rejeté, essayant de le lui enfoncer sur les yeux.
Les deux hommes s’immobilisèrent, chacun neutralisant l’autre.
Soudain, avec un bruit répugnant que Galad entendit très bien, le muscle de son bras blessé se déchira. Son épée lui échappa, son bras se contracta, et Demandred le poussa en arrière. Puis il abattit sa lame.
Galad tomba à genoux. Son avant-bras droit, coupé net par la lame du Rejeté, tomba sur le sol devant lui.
Demandred recula un peu, le souffle court. Il n’avait pas été sûr de vaincre… Une bonne chose, ça…
Serrant son moignon, Galad cracha aux pieds du Rejeté, qui leva de nouveau son arme.
Alors, tout devint noir.
Androl aurait juré qu’il ne savait plus ce que c’était, respirer de l’air frais. Autour de lui, la terre tremblait et fumait et le vent charriait l’odeur des cadavres carbonisés.
À la recherche de Taim, ses compagnons et lui étaient montés au sommet du plateau par le versant ouest. Là où le gros des forces shariennes affrontait l’armée de la Tour Blanche.
Tandis que les Aes Sedai et les Ayyad se bombardaient de tissages mortels, Androl errait dans le paysage dévasté. Plié en deux pour ne pas faire une cible trop facile, il enjamba plusieurs monticules de terre en essayant de se faire passer pour un blessé qui tentait de trouver un refuge sûr. Il arborait toujours le visage de Nensen, mais comme il baissait la tête, ça n’avait aucune importance.
Il capta de l’inquiétude chez Pevara, qui marchait seule un peu plus loin.
Que se passe-t-il ? Tu vas bien ?
La réponse vint après un moment d’angoisse.
Oui. Une petite frayeur avec des Shariens. Mais j’ai pu les convaincre que j’étais de leur côté…
C’est un miracle qu’on distingue parfois les amis des ennemis, répondit Androl.
Avec un peu de chance, Emarin et Jonneth s’en seraient sortis aussi. Ils étaient partis ensemble, mais si…
Androl se pétrifia. Devant lui, à travers la fumée, il venait de voir un cercle de Trollocs qui protégeaient quelque chose. Plissant les yeux, il remarqua qu’ils étaient perchés sur une saillie rocheuse qui jaillissait du versant comme l’assise d’un siège.
Il avança, espérant voir plus de détails.
Androl !
La « voix » de Pevara le fit sursauter.
Quoi ?
Quelque chose t’a inquiété. J’ai réagi à ce que je sentais.
Androl inspira plusieurs fois pour se calmer.
J’ai trouvé un… Un moment…
Quand il fut assez près, Androl sentit qu’on canalisait à l’intérieur du cercle de monstres. Il ignorait si…
Une voix de femme criant un ordre, les Trollocs s’écartèrent.
Mishraile plissa les yeux puis lâcha :
— Ce n’est que Nensen…
Le cœur d’Androl faillit exploser.
Un homme en veste noire se détourna de sa contemplation du champ de bataille. Taim, avec entre les mains un disque blanc et noir peu épais. En suivant les combats, il passait un pouce sur l’objet, un sourire méprisant aux lèvres. Le connaissant, il devait juger minables les hommes et les femmes qui s’entre-tuaient avec le Pouvoir.
— Alors ? lança-t-il à Androl tout en glissant le disque dans sa bourse.
— J’ai vu Androl, dit… Androl, suivant son instinct.
Taim s’attendait à ce qu’il approche. Il le fit, passant devant les Trollocs pour se jeter dans la gueule du loup. S’il pouvait avancer assez…
— Je l’ai suivi un moment…
Nensen avait une voix basse et rauque, finalement assez facile à imiter. Pevara aurait pu inclure le timbre dans le déguisement, mais elle ne connaissait pas assez bien le modèle.
— Je me fiche de ce crétin, idiot ! Que fait Demandred ?
— Il m’a vu, et il n’a pas aimé que je traîne dans ses pattes. D’ailleurs, j’ai un message pour toi : le prochain d’entre nous qu’il verra loin de sa position, il le tuera sans pitié.
Androl…, émit Pevara, morte d’inquiétude.
L’Asha’man n’était pas en mesure de répondre, trop concentré sur l’exploit de ne pas trembler de tous ses membres en approchant de Taim.
Celui-ci ferma les yeux et se prit le menton entre le pouce et l’index.
— Moi qui pensais que tu pouvais faire un truc si simple…
Un tissage complexe d’Esprit et de Feu percuta Androl telle une vipère qui se dresse pour planter ses crochets dans une proie.
Commençant par ses pieds puis remontant le long de ses jambes, la douleur tétanisa Androl. Avec un cri, il tomba sur le sol.
— Tu aimes ça ? demanda Taim. Une leçon de Moridin. Je pense qu’il veut me lancer contre Demandred.
Androl avait crié avec sa vraie voix. Il en fut terrifié, mais personne d’autre ne semblait avoir remarqué.
Quand Taim relâcha le tissage, la douleur disparut. Androl continua pourtant à se recroqueviller sur le sol, tous ses membres déchirés par le souvenir de la douleur.
— Debout ! ordonna Taim.
Androl obéit tant bien que mal.
J’arrive ! émit Pevara.
Surtout pas ! répondit Androl.
De sa vie, il ne s’était jamais senti impuissant à ce point. Une fois debout, il tituba et percuta Taim, car ses jambes refusaient de le porter normalement.
— Imbécile ! cria Taim en le repoussant.
Mishraile vint le prendre par le bras.
— Reste tranquille !
Taim se lança dans un autre tissage. Androl tenta de suivre les détails, mais il était trop nerveux pour ça. Les flux flottèrent devant lui puis l’enveloppèrent.
— Que fais-tu ? demanda-t-il à Taim.
Pas besoin de feindre la terreur. Il était mort de peur.
— Tu dis avoir vu Androl ? fit Taim. Eh bien, je vais placer sur toi un Masque des Miroirs, puis j’inverserai les flux. Ainsi, tu ressembleras au petit laquais. Sous ce déguisement, trouve Logain et tue-le. Avec un couteau ou un tissage, je m’en contrefiche !
— Je vais… ressembler à Androl ?
— Oui, parce que c’est un des larbins de Logain, qui n’aura donc aucun soupçon. Nensen, ce que je te demande de faire est incroyablement facile. Pour une fois, pourrais-tu éviter de tout gâcher ?
— Oui, M’Hael.
— Très bien. Parce que si tu échoues, je te tuerai.
Le tissage se mit en place puis disparut.
Mishraile lâcha Androl, ricana et recula.
— Androl est plus laid que ça, M’Hael.
Taim eut un rictus puis fit signe au faux-vrai Androl de ficher le camp.
— Ce sera suffisant, Mishraile… Allez, vermine, hors de ma vue ! Reviens avec la tête de Logain, ou ne te remontre plus devant moi.
Androl détala, le regard de tous ces gens pesant lourdement sur sa nuque. Quand il fut assez loin, il contourna un buisson partiellement brûlé – une rareté, ces derniers temps – et découvrit que Pevara, Emarin et Jonneth se cachaient derrière.
— Androl ! s’écria Emarin. Où est ton déguisement ? Et que t’est-il arrivé ? C’était Taim ?
Androl s’assit et tenta de réguler les battements de son cœur. Puis il brandit la bourse qu’il avait subtilisée au M’Hael en le percutant accidentellement.
— C’était lui, oui. Vous n’allez pas le croire, mais…
Perché sur sa monture, Arganda sortit de sa poche la liste de codes. Puis il s’intéressa au message qu’il venait de recevoir.
Les Trollocs continuaient à décocher des volées de flèches. Jusque-là, l’officier avait réussi à les éviter. Même chose pour la reine Alliandre, qui chevauchait toujours avec lui. Par bonheur, elle entendait rester légèrement en arrière, avec les réserves, histoire d’être un peu moins exposée.
Après la bataille des ruines, en plus de la Légion du Dragon et des Frontaliers, les forces du Ghealdan avaient progressé vers l’amont en compagnie de la Garde du Loup et des Capes Blanches. Ayant plus de fantassins que les autres forces, Arganda avait traîné en queue de colonne.
Ici, ils avaient dû se battre contre les Shariens et les Trollocs qui tentaient de traverser la rivière pour prendre à revers l’armée d’Andor. Arganda ferraillait depuis quelques heures lorsque le message était arrivé, à la nuit tombante.
— Fichue écriture…, maugréa-t-il en sondant la liste de codes à la lumière d’une torche.
Ces ordres étaient authentiques. Sauf si quelqu’un avait craqué le code…
— Alors ? demanda Turne.
— Cauthon est vivant, grogna Arganda.
— Et où est-il ?
— Je n’en sais rien… (Arganda plia la lettre et rangea la précieuse liste.) Selon le messager, Cauthon lui a ouvert le portail à la figure, lui a jeté la missive, puis lui a ordonné de me trouver.
Arganda se tourna vers le sud et sonda l’obscurité. Pour passer une meilleure nuit, ses hommes avaient apporté de l’huile via des portails, puis embrasé des piles de brindilles. À la lueur de ces feux, l’officier vit les gars de Deux-Rivières qui avançaient vers lui, certainement suite aux ordres qu’ils avaient reçus.
— Je te salue, Tam al’Thor ! lança Arganda en levant une main.
Son chef, il ne l’avait pas vu depuis la fin de la bataille des ruines, des heures plus tôt.
Les gars de Deux-Rivières avaient l’air aussi mal en point qu’Arganda lui-même. La journée avait été longue, et les combats semblaient loin de se terminer.
J’aimerais que Gallenne soit là, pensa Arganda. Me disputer avec quelqu’un serait un plaisir.
Près de la rivière, les Trollocs insistaient toujours.
Vers l’aval, mais pas si loin que ça, on entendait les échos de la bataille que livraient les piquiers d’Andor pour contenir les monstres. Désormais, on se battait tout au long de la rivière Mora, presque jusqu’à la colline de Dashar. Avec ses braves, Arganda avait protégé le flanc des Andoriens.
— Quoi de neuf, Arganda ? demanda Tam.
— Cauthon est vivant. Une sacrée surprise, si on considère que quelqu’un a rasé son poste de commandement, tué pas mal de ses damane et tenté d’éliminer sa femme. Je ne sais comment, mais Cauthon s’est sorti de tout ça.
— Ah ! s’écria Abell Cauthon. Je reconnais bien mon fiston !
— Il m’a prévenu que vous viendriez, les gars, dit Arganda. Selon lui, vous avez des flèches. C’est vrai ?
Tam hocha la tête.
— Nos derniers ordres nous ont expédiés à Mayene, par un portail, histoire de guérir les blessés et de nous nourrir un peu. J’ignore comment Mat a pu le savoir, mais un chargement de flèches envoyé par les femmes de Deux-Rivières est arrivé juste avant qu’on reparte. Nous avons aussi des arcs longs pour vous, si ça vous dit.
— Volontiers, oui ! Cauthon veut que nous retournions tous aux ruines. Après, nous devrons traverser la rivière et rejoindre le plateau du côté nord.
— Je ne vois pas à quoi ça rime, fit Tam, mais il sait ce qu’il fait, j’imagine.
Ensemble, les deux groupes se dirigèrent vers l’amont, laissant derrière eux les Andoriens, les Cairhieniens et les Aiels.
Que le Créateur vous accueille, les amis, pensa Arganda.
Une fois la rivière traversée, les guerriers prirent la direction du versant nord du plateau. De ce côté, tout était calme au sommet, mais on y voyait briller des rangées de torches.
— S’il y a des Shariens là-haut, dit Tam, ce sera un sacré morceau à avaler.
— Le message de Cauthon dit que nous aurons de l’aide.
— Quel genre d’aide ?
— Je n’en sais rien. Il n’a pas cru bon de…
Le tonnerre gronda, et Arganda fit la grimace.
La plupart des Ayyad devaient se battre de l’autre côté du plateau, mais il pouvait quand même y en avoir ici. Et il détestait l’idée que quelqu’un soit en train de l’observer en se demandant s’il allait le tuer avec du Feu, de la Terre ou de l’Air.
Sans les Aes Sedai, les Asha’man, les Ayyad et compagnie, le monde aurait été un endroit bien plus agréable.
Cela dit, le bruit qu’Arganda avait entendu n’était pas celui du tonnerre, ni des explosions, mais le vacarme produit par les sabots des chevaux qui approchaient, leurs cavaliers tenant une torche, et auraient bientôt traversé la rivière.
La Grue Dorée flottait au milieu des étendards des Terres Frontalières.
— Que les Trollocs soient maudits, les gars ! s’écria Arganda. Vous venez nous tenir compagnie ?
À la lueur des torches, Lan Mandragoran salua avec son épée. Puis il évalua le versant.
— C’est là que nous allons devoir nous battre ?
Arganda hocha la tête.
— Très bien, souffla le roi du Malkier. Je viens de recevoir un rapport sur une force sharienne très importante qui se dirige vers le côté nord du plateau, là-haut. Pour prendre à revers les Andoriens qui se battent près de la rivière, bien entendu. Une fois coincé, notre camp n’aurait plus une chance. À première vue, nous sommes là pour empêcher que ça arrive.
Il se tourna vers Tam.
— Tes archers sont prêts à accueillir l’ennemi ?
— La réception sera chaude, oui…
Lan acquiesça, puis il leva très haut son épée. Près de lui, un porte-étendard fit de même avec la Grue Dorée.
Comme un seul, les Frontaliers chargèrent en direction des Shariens qui venaient d’apparaître en haut du versant, si nombreux qu’on aurait pu croire, à la lueur de leurs torches, que le jour venait de se lever.
Tam al’Thor cria à ses hommes de se préparer.
— Tirez ! beugla-t-il presque aussitôt après.
Plusieurs volées de projectiles s’abattirent sur les Shariens. Mais la distance entre les deux forces diminua et l’inévitable riposte tomba sur les défenseurs de la Lumière.
Arganda se doutait que des archers ne pouvaient pas être aussi précis la nuit que le jour. Et il pensait que ce serait vrai pour les deux camps.
Mais les gars de Deux-Rivières se révélèrent aussi dévastateurs que d’habitude.
— Cessez le tir ! ordonna Tam.
Juste avant que les cavaliers de Lan arrivent au contact avec la première ligne de Shariens bien amochée.
Tam, songea Arganda, d’où tire-t-il son expérience du combat ?
C’était plus qu’impressionnant. Ce berger avait un instinct plus sûr que bien des généraux aguerris.
Les Frontaliers ne tardèrent pas à se replier pour laisser les archers recommencer à tirer. Tam fit un signe à Arganda.
— En avant ! cria l’officier à ses fantassins. Toutes les compagnies, chargez !
La rotation entre archers et cavalerie lourde était efficace, mais elle perdait beaucoup de ses avantages une fois l’ennemi en position défensive. Très bientôt, les Shariens auraient érigé une muraille de boucliers et de lances et leurs archers pourraient s’en donner à cœur joie.
C’était là qu’interviendraient les fantassins du Ghealdan…
Arganda saisit sa masse d’armes – les fichus Shariens étaient bardés de fer – et la leva, courant en tête de ses hommes. Le contact eut lieu à mi-chemin du sommet…
Sous ses ordres, Tam avait des Capes Blanches, des fantassins du Ghealdan, la Garde du Loup de Perrin et les Casques Ailés de Mayene. Mais tous ces combattants se voyaient comme une seule et même armée. Moins de six mois plus tôt, Arganda aurait juré sur la tombe de son père que des hommes si différents ne combattraient jamais côte à côte. Et ne se viendraient en aucun cas en aide, comme l’avait pourtant fait la Garde du Loup quand les Capes Blanches étaient en mauvaise posture.
Au milieu des Shariens, on entendait monter des rugissements de Trollocs. Lumière ! Les monstres aussi étaient de la partie ?
Arganda abattit sa masse d’armes jusqu’à ce que son bras soit en feu, puis il changea de main, fracassant des os et brisant des crânes jusqu’à ce que le flanc de son cheval soit rouge de sang.
Soudain, des éclairs jaillirent du côté opposé du plateau, s’abattant sur les Andoriens qui défendaient leur position au pied du versant ouest. Immergé dans la bataille, Arganda s’en aperçut à peine. Dans un coin de son esprit, il fut quand même accablé. Demandred devait avoir recommencé à attaquer.
— J’ai vaincu ton frère, Lews Therin ! rugit Demandred, sa voix couvrant le vacarme de la bataille. Il agonise, sa vie s’écoulant de lui…
Arganda talonna Puissant, son destrier, le faisant s’écarter alors qu’un Trolloc géant au visage presque humain poussait les Shariens blessés pour venir se camper face aux assaillants. Du sang jaillissait de la plaie qu’il portait à l’épaule, mais il ne semblait pas s’en apercevoir.
Fondant sur Arganda, il abattit son fléau d’armes à la tête hérissée de piques.
Le coup percuta le sol, très près de Puissant, qui en perdit sa placidité coutumière. Alors qu’Arganda luttait pour le calmer, le Trolloc géant avança et, de son poing libre, frappa le destrier à la tête. Sonné, le brave animal bascula sur le côté.
— Te fiches-tu du fils de ton propre père ? rugit Demandred dans le lointain. Cet homme en blanc qui t’appelait « mon frère », n’as-tu aucune affection pour lui ?
Le crâne défoncé, Puissant agonisait, les jambes prises de spasmes.
Arganda se releva. Même s’il ne se souvenait pas d’avoir sauté à terre, son instinct lui avait sauvé la vie. Hélas, dans sa chute, il s’était éloigné de ses gardes du corps, qui ferraillaient contre un groupe de Shariens.
D’un point de vue global, les attaquants avançaient et l’ennemi reculait. Mais Arganda n’eut pas le temps de s’attarder sur les détails. Le Trolloc géant ne le lâcherait pas ! Masse d’armes levée, l’officier étudia le monstre qui faisait tourner son fléau au-dessus de sa tête tout en enjambant le destrier moribond.
Arganda ne s’était jamais senti si petit…
— Lâche ! s’égosilla Demandred. Tu prétends être le sauveur de ce monde ? Eh bien, ce titre, je le revendique ! Dois-je achever ton misérable frère pour que tu te montres enfin ?
Arganda prit une grande inspiration, puis il bondit en avant – en toute logique, la dernière manœuvre que le Trolloc devait attendre. De fait, le coup qu’il décocha manqua largement sa cible. Arganda, lui, parvint à faire mouche, touchant le bassin du monstre dans un grand craquement d’os.
Mais le Trolloc frappa de nouveau – une sorte de revers enchaîné sans marquer de temps d’arrêt – et l’officier ne vit et n’entendit soudain plus rien.
Enfin, presque… De très loin, il captait des bruits de pas, des rugissements étouffés, des…
Un peu plus tard – il n’aurait su dire après combien de temps –, il sentit que des mains le soulevaient. Celles du Trolloc ? Il voulut ouvrir les yeux – pour au moins, avant de mourir, pouvoir cracher à la face du monstre –, et découvrit que Lan Mandragoran le hissait en croupe.
— Je suis vivant ? demanda Arganda.
Une question idiote s’il en était, mais une douleur fulgurante, dans son flanc gauche, lui donna une idée de la réponse.
— Tu as abattu un sacré géant, Arganda, dit le roi du Malkier en lançant Mandarb au galop en direction de leurs lignes arrière. (Les autres Frontaliers le suivaient.) Avec ses dernières forces, le Trolloc t’a frappé avant de crever. J’ai bien cru que tu étais mort aussi, mais pour vérifier, il m’a fallu attendre qu’on ait repoussé les types d’en face. Sans l’arrivée des renforts, nous aurions été dans de sales draps.
— Des renforts ? demanda Arganda en se massant un bras.
— Du côté nord du plateau, Cauthon avait posté une petite armée qui attendait d’entrer dans le jeu… À première vue, des fidèles du Dragon et un escadron de cavalerie de la Compagnie. Pendant que tu t’étripais avec ce Trolloc, ces combattants ont fondu sur le flanc gauche des Shariens, qui se sont très vite débandés. Pour se regrouper, il leur faudra pas mal de temps…
— Lumière…, souffla Arganda.
Son bras gauche était cassé, ça ne faisait pas de doute. Mais il avait survécu – un bon résultat, en attendant mieux. Tournant la tête, il regarda l’endroit où ses fantassins tenaient toujours leur position. À cheval, la reine Alliandre les passait en revue, multipliant les félicitations et les encouragements. Pourquoi n’était-elle pas à Mayene, auprès des blessés ?
Pour l’instant, ce secteur était relativement sûr. Face à la violence de l’assaut, les Shariens s’étaient repliés, laissant une zone déserte entre les deux armées. À coup sûr, ils ne s’étaient pas attendus à une pareille attaque.
Minute… Sur la droite d’Arganda, de hautes silhouettes approchaient dans l’obscurité. Encore des Trollocs ? Arganda serra les dents pour contrôler la douleur. Sa masse d’armes, il l’avait perdue, mais il lui restait le couteau caché dans une de ses bottes. Pas question de tomber sans… sans…
Des Ogiers ! s’aperçut-il, stupéfié.
Ce ne sont pas des Trollocs, mais de bons vieux Ogiers !
Des Créatures des Ténèbres n’auraient pas porté des torches.
— Gloire aux Bâtisseurs ! lança Lan à l’intention des nouveaux venus. Vous avez participé à l’attaque lancée par Cauthon sur le flanc des Shariens ? Ce Cauthon, au fait, j’aurais deux mots à lui dire.
Un des Ogiers eut un rire tonitruant.
— Tu n’es pas le seul, Dai Shan ! Mais il bouge aussi vite qu’un écureuil qui cherche des noix au pied des arbres. Un moment par-ci, celui d’après par-là… Bon, je dois te dire que nous sommes chargés de contenir ces Shariens, quoi qu’il en coûte.
Du côté opposé du plateau, des éclairs zébraient toujours le ciel. Les Aes Sedai et les Ayyad continuaient à s’écharper.
Cauthon essayait de coincer les forces des Ténèbres.
Oubliant la douleur, Arganda tenta de réfléchir.
Où en était Demandred ? Eh bien, il avait repris ses attaques, qui faisaient des ravages parmi les Andoriens. Tombant par centaines, les piquiers ne tenaient presque plus les formations.
— D’un côté des Ayyad, marmonna Arganda, et de l’autre un Rejeté. Et beaucoup plus de Trollocs que je le pensais. Un océan de monstres…
À présent, il les voyait, au contact avec les forces d’Elayne. À la lueur des explosions, on distinguait des milliers de hautes silhouettes.
— Nous avons perdu, pas vrai, Lan ?
Sur le visage du mari de Nynaeve, pas un muscle ne bougea. Mais il ne contredit pas Arganda.
— Que pouvons-nous faire ? demanda l’officier. Pour gagner… il faudrait écraser ces Shariens et sauver les piquiers – avant qu’ils soient encerclés par les Trollocs. Après, chacun de nos hommes devrait tuer au moins cinq de ces créatures. Et je ne parle même pas de Demandred.
Toujours aucune réponse de Lan.
— Nous sommes condamnés, souffla Arganda.
— Dans ce cas, nous resterons en hauteur, et nous combattrons jusqu’au dernier. Se rendre, c’est bon quand on est mort. Tomber au combat est un sort enviable…
Alors qu’il les tissait pour créer le monde qu’il avait imaginé, les fils générateurs de virtualité résistaient à Rand. Pourquoi, il n’aurait su le dire. À moins que… Oui, ce qu’il exigeait était peut-être trop improbable. Car créer ainsi un possible n’était pas simplement une affaire d’illusion. Pour réussir, il fallait connaître des mondes passés susceptibles de renaître. Des images miroirs, en somme, de celui où il vivait.
Donc, si on cherchait bien, il ne créait rien du tout, mais matérialisait des virtualités. En insistant, les fils acceptèrent de former la réalité qu’il visait. Une dernière fois, l’obscurité se mua en lumière et le néant en matière.
Rand se retrouva dans un monde qui n’avait jamais entendu parler du Ténébreux. Pour y entrer, il choisit Caemlyn, peut-être parce que son adversaire avait utilisé la ville dans sa dernière création. Cette version cauchemardesque de la cité, le jeune homme entendait se prouver qu’elle n’était pas inévitable. Oui, il voulait revoir Caemlyn, mais sans… souillure.
Inspirant à pleins poumons, il remonta la voie qui menait au palais. Partout, des arbres chora prospéraient, leurs branches lestées de fleurs jaunes sortant des jardins et ombrageant les murs d’enceinte des maisons. Par dizaines, des enfants s’amusaient à faire voler au vent les pétales.
Dans le ciel lumineux, pas l’ombre d’un nuage. Rand leva les yeux, tendit les bras et émergea de l’ombre des arbres pour se gorger de soleil. Le long de l’allée qui menait au palais, on ne voyait aucun garde, juste un serviteur amical, devant les portes du complexe, qui répondait aux questions des visiteurs.
En approchant de l’entrée, Rand laissa un sillage dans le lit de fleurs jaunes. Quand une fillette se campa devant lui, il s’immobilisa et sourit.
La petite avança et tendit une main vers l’épée du jeune homme.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, désorientée.
— Une relique…, murmura Rand.
Des rires d’enfant attirant son attention, la gamine s’en fut, toute contente de voir un de ses camarades lancer dans les airs une pleine brassée de fleurs.
Rand reprit son chemin.
C’EST ÇA, LA PERFECTION, POUR TOI ?
La voix du Ténébreux semblait venir de très loin. Il pouvait accéder à cette réalité pour parler à Rand, mais sans être en mesure d’y apparaître, même très fugacement. Ce lieu était son antithèse. Le monde qui existerait si le Dragon le tuait lors de l’Ultime Bataille.
— Viens donc jeter un coup d’œil !
Pas de réponse. Si le Ténébreux se laissait attirer dans cette réalité, il cesserait d’exister. Car ici, il était bel et bien mort.
Toutes les choses passaient et revenaient – le principe même de la Roue du Temps. À quoi bon vaincre en duel le Ténébreux, si c’était pour qu’il renaisse un jour ? Rand pouvait faire plus que ça. Créer cet univers, par exemple.
— Je voudrais voir la reine, dit-il au serviteur. Elle est ici ?
— Tu devrais la trouver dans les jardins, jeune homme.
Le serviteur baissa les yeux sur l’épée de Rand. Pure curiosité – ici, personne ne pouvait concevoir qu’on veuille faire du mal à quelqu’un. Ça n’arrivait tout simplement pas.
— Merci, fit Rand en entrant dans le palais.
Les couloirs se révélèrent familiers, et pourtant différents. Pendant l’Ultime Bataille, Caemlyn avait été quasiment rasée et le palais avait brûlé. Reconstruite, la ville ressemblait à son modèle passé, mais pas totalement.
Rand avança lentement dans les couloirs. Quelque chose l’inquiétait – une sorte d’inconfort, dans un coin de son esprit. Que se passait-il ?
Ne te laisse pas absorber ! Et ne sombre pas dans l’autosatisfaction.
Ce monde n’était pas réel. Enfin, pas complètement, pour l’instant.
Était-ce une ruse du Ténébreux ? Laisser son adversaire s’inventer un paradis, afin qu’il y reste pendant que l’Ultime Bataille faisait rage. Parallèlement à leur duel, des gens mouraient.
Rand devait garder cette réalité à l’esprit. Ne pas se laisser fasciner par une fantaisie.
Il eut du mal à s’en souvenir quand il entra dans la galerie – un couloir très large et interminable régulièrement percé de fenêtres. Sauf que… Eh bien, ces ouvertures ne donnaient pas sur Caemlyn. Ces espèces de portails permanents permettaient d’observer des mondes très éloignés.
Rand passa devant une fenêtre qui offrait une superbe vue sur une baie submergée où des poissons de toutes les couleurs se régalaient de nager. Une autre permettait d’admirer une plaine paisible, très haut dans les montagnes de la Brume. Des fleurs rouges dessinaient dans l’herbe insolemment verte des motifs qui évoquaient l’œuvre d’un peintre.
Sur le mur d’en face, les fenêtres donnaient un aperçu de toutes les grandes villes. Rand passa devant Tear, où la Pierre était devenue le plus grand musée du Troisième Âge du monde – avec des Défenseurs comme conservateurs. Dans cette génération, aucun de ces hommes n’avait un jour manié une arme. Les récits de guerre de leurs grands-parents les stupéfiaient, surtout quand ils songeaient que ces doux vieillards y avaient participé.
À travers une autre ouverture, on voyait les Sept Tours du Malkier, de nouveau presque indestructibles, mais destinées à être des monuments et plus des défenses. Après la défaite du Ténébreux, la Flétrissure avait disparu et toutes les Créatures des Ténèbres étaient tombées raides mortes. À croire qu’elles étaient liées à leur Grand Seigneur, comme une compagnie de Trollocs dirigée par un Blafard.
Ici, les portes n’avaient pas de serrure et la monnaie n’existait presque plus. Usant de leur puissance, les gens capables de canaliser créaient de la nourriture pour tout le monde.
Rand passa devant Tar Valon, où les Aes Sedai guérissaient toutes les personnes qui se présentaient à elles. Prévenantes, elles ouvraient aussi des portails afin d’aider les gens à retrouver très vite leurs proches.
Le bonheur pour tous, sans exception.
Le jeune homme hésita à l’approche de la fenêtre suivante, qui donnait sur Rhuidean. Cette ville prospère avait-elle vraiment été un jour au milieu d’un désert ? L’ancienne Tierce-Terre des Aiels bourgeonnait de Shara jusqu’au Cairhien. À travers la fenêtre, Rand vit les champs d’arbres chora qui entouraient désormais la ville. Une forêt de végétaux extraordinaires. Même s’il n’entendait pas les paroles, Rand remarqua que des Aiels chantaient un peu partout dans ce paradis.
Plus d’armes. Plus de danse avec les lances… De nouveau, ils étaient un peuple pacifique.
Le jeune homme continua son tour du monde… dans une galerie. Bandar Eban, Ebou Dar, les terres du Seanchan, Shara… Toutes les nations étaient là, même si les frontières, en ces temps, n’intéressaient plus grand monde. Des reliques, elles aussi…
Qui se serait soucié de savoir dans quelle « nation » il vivait ? Et pourquoi aurait-on voulu « posséder » de la terre ou un pays ? N’y en avait-il pas assez pour tout le monde ?
La renaissance du désert avait permis la construction de nouvelles villes et d’une multitude d’autres merveilles. À présent, la plupart des fenêtres montraient des lieux que Rand ne connaissait pas. N’était Deux-Rivières, un territoire redevenu presque aussi majestueux que Manetheren.
Devant la dernière ouverture, Rand marqua un arrêt, car elle donnait sur la vallée où s’étendaient jadis les Terres Dévastées. Un tumulus s’y dressait, solitaire, à l’endroit où un corps avait été brûlé. Autour, la vie affirmait ses droits à grand renfort d’herbe verte, de fleurs et d’arbustes. Au milieu des pierres du tombeau, une grosse araignée poilue rampait à toute vitesse.
La tombe de Rand, à l’endroit précis où on avait incinéré sa dépouille, après l’Ultime Bataille. Un long moment, il s’attarda devant cette vue, puis il se força à repartir, sortit de la galerie et se dirigea vers les jardins.
Affables, les serviteurs lui donnèrent toutes les indications qu’il demandait et aucun ne demanda pourquoi il voulait voir la reine.
Quand il la trouverait, supposa-t-il, elle serait entourée de gens. Si tout le monde pouvait la voir, avait-elle le temps de faire autre chose ? Pourtant, quand il l’aperçut, assise sur un banc, à l’ombre des fabuleux chora, la souveraine était seule.
Dans ce monde, les problèmes n’existaient pas et les gens guérissaient tout seuls de leurs peines. Un univers où primait le don et non les querelles.
Qui avait encore besoin d’une reine ?
Elayne se révéla aussi belle que lors de leur dernière rencontre. Bien entendu, elle n’était plus enceinte, car un siècle avait passé depuis l’Ultime Bataille. Et elle n’avait pas pris une ride…
En approchant, Rand lorgna le mur dont il était tombé un jour, aux pieds de la Fille-Héritière. Les nouveaux jardins étaient très différents des anciens, à l’exception du mur – un témoin de la dévastation de Caemlyn puis de la naissance d’un nouvel Âge.
Elayne leva les yeux, sursauta et porta une main à sa bouche.
— Rand ?
Sa main unique posée sur le pommeau de l’épée de Laman, Rand riva son regard sur la reine. Mais pourquoi adoptait-il une posture si protocolaire ?
Elayne sourit.
— C’est une farce ? Ma fille, où es-tu ? Tu te sers encore d’un Masque des Miroirs pour te jouer de moi ?
— Ce n’est pas une plaisanterie, Elayne, dit Rand.
Il se laissa tomber sur un genou afin que leurs têtes soient au même niveau. Puis il sonda le regard de la jeune femme.
Quelque chose n’allait pas…
— Mais ce n’est pas possible ! s’écria-t-elle.
Ce n’était pas Elayne… Le ton, la posture, rien ne collait. Ou avait-elle tant changé ? Cent ans, c’était un sacré bail.
— Elayne, que t’est-il arrivé ?
— Arrivé ? Rien du tout ! C’est une chaude journée, paisible et somptueuse. J’adore m’asseoir ici pour profiter du soleil.
Rand plissa le front. Ces minauderies, cet accueil insipide… Elayne n’avait jamais été ainsi.
— Il faudra donner un banquet ! fit-elle en tapant dans ses mains. J’inviterai Aviendha. Cette semaine, elle ne chante pas. Mais elle doit être de service en nourricerie. En général, elle se porte volontaire.
— En nourricerie ?
— À Rhuidean… Tout le monde aime jouer avec les enfants, ici comme là-bas. Les gens font des pieds et des mains pour pouvoir s’occuper d’eux. Mais nous acceptons l’idée que ça doit être chacun son tour.
Aviendha, s’occuper des enfants et chanter pour les arbres chora ? Bien entendu, il n’y avait rien de mal là-dedans. Pourquoi n’aurait-elle pas apprécié ces activités ?
Certes, mais ça ne collait pas. Aviendha, il la voyait comme une mère formidable. Mais avide de passer son temps à jouer avec les enfants des autres ?
Rand sonda de nouveau le regard d’Elayne. Une ombre le voilait, très discrète. Une ombre innocente, mais une ombre quand même. C’était comme… comme…
Comme ce qu’on voyait dans les yeux d’un converti !
Rand bondit sur ses pieds et recula.
— Qu’as-tu fait ici ? cria-t-il en levant les yeux au ciel. Shai’tan, réponds-moi !
Elayne inclina la tête, pas le moins du monde effrayée. En ce lieu, la peur n’existait pas.
— Shai’tan ? Je jurerais que ce nom me dit quelque chose… Mais il y a si longtemps… Je perds la mémoire, par moments…
— SHAI’TAN ! cria Rand.
JE N’AI RIEN FAIT DU TOUT, ADVERSAIRE ! C’EST TA CRÉATION !
La voix restait très distante…
— Mensonge ! Tu as changé Elayne ! Tu les as tous changés !
CROYAIS-TU QUE M’ÉLIMINER DE LEUR VIE LES LAISSERAIT INALTÉRÉS ?
Ces mots explosèrent dans la tête de Rand. Alors qu’Elayne se levait, inquiète pour lui, il recula encore. Oui, il voyait à présent ce qu’il y avait dans ses yeux. Elle n’était pas elle-même parce qu’il lui avait arraché la possibilité de l’être !
JE CONVERTIS DES GENS, C’EST VRAI. QUAND JE ME LES SUIS APPROPRIÉS, ILS NE PEUVENT PLUS RETOURNER VERS LA LUMIÈRE. EN QUOI EST-CE DIFFÉRENT DE CE QUE TU AS FAIT, ADVERSAIRE ? ET SI TU AGIS COMME MOI, ÇA VEUT DIRE QUE NOUS NE FAISONS QU’UN !
— Non, cria Rand en se tenant la tête à deux mains. (Il retomba à genoux.) Non ! Sans toi, le monde serait parfait !
PARFAIT… IMMUABLE… DÉVASTÉ… FAIS CE QUE TU VEUX, ADVERSAIRE. EN ME TUANT, TU GARANTIRAS MA VICTOIRE. QUOI QUE TU FASSES, CE SERA POUR MON TRIOMPHE.
Rand cria et se recroquevilla sur lui-même alors que l’assaut suivant du Ténébreux déferlait sur lui. Le cauchemar qu’il avait créé, lui, le défenseur de la Lumière, explosa soudain, laissant des rubans scintillants tourbillonner autour de lui comme des volutes de fumée.
TU NE PEUX PAS LES SAUVER !
L’obscurité trembla et gronda comme une bête furieuse.
Lumineuse et vibrante, la Trame s’enroula de nouveau autour de Rand. La vraie Trame. Celle où se déroulait la réalité.
En générant une virtualité où le Ténébreux n’existait pas, Rand avait créé une abomination. Le pire des mondes imaginables…
Le Ténébreux attaqua de nouveau.
Ashandarei à l’épaule, Mat se retira de la mêlée. Karede avait exigé de se battre, et ce dans la pire situation possible. Eh bien, il était servi ! De quoi danser et sauter de joie. Vraiment, il ne pouvait pas se plaindre…
Mat s’assit sur un Trolloc mort – le seul siège disponible – et but longuement à son outre d’eau. Là, il sentait le pouls de la bataille – chaque pulsation. Et ça n’avait rien d’encourageant. Très intelligent, Demandred n’avait pas mordu à l’hameçon de Mat, près du gué, où il avait posté une assez petite force. Le Rejeté y avait envoyé ses Trollocs, mais pas ses Shariens. S’il avait abandonné le plateau pour attaquer les troupes d’Elayne, Mat aurait envoyé ses propres armées à la conquête de l’élévation à partir de l’ouest et du nord-est. Une occasion en or de prendre à revers les Ténèbres. À présent, c’était Demandred qui cherchait à frapper dans le dos d’Elayne. Pour l’instant, Mat l’en avait empêché. Mais pour combien de temps ?
Les Aes Sedai s’en tiraient mal, et les Ayyad étaient sur le point de gagner.
Ma chance, pensa Mat, nous allons avoir sacrément besoin de toi, aujourd’hui. Ce n’est pas le moment de m’abandonner.
Pourtant, mourir parce qu’il avait été lâché par sa chance aurait été une fin logique pour Matrim Cauthon. Après tout, la Trame adorait se payer sa tête. Et là, il commençait à comprendre le principe : faire de lui un veinard quand ça ne servait à rien, et tout lui reprendre lorsque ça comptait vraiment.
Par le fichu sang et les maudites cendres ! pensa-t-il en posant son outre vide à ses pieds. S’il y voyait, c’était grâce à la torche que Karede brandissait.
Sa chance, Mat ne la sentait pas du tout, en ce moment. Il en allait ainsi, parfois. Était-elle avec lui ou non ? Franchement, il aurait été incapable de le dire.
Eh bien, s’il ne pouvait pas offrir aux autres un Matrim Cauthon veinard, ils auraient au moins droit à un Matrim Cauthon obstiné. Par exemple, il n’avait aucune envie de mourir aujourd’hui. Il restait trop de gigues à danser, de chansons à chanter et de femmes à embrasser. Enfin, une d’entre elles, en tout cas.
Mat se leva et rejoignit les Gardes de la Mort, les Ogiers, les gars de Tam, la Compagnie et les Frontaliers. Tous les gens qu’il avait mis dans la mouise… Les combats avaient repris, et ses forces s’en tiraient bien, repoussant même les Shariens sur quelques centaines de pas. Mais Demandred avait compris son astuce et commencé à déplacer une partie des Trollocs qui se battaient près de la rivière afin qu’ils prêtent main-forte aux Shariens. Ce versant, le plus abrupt, n’était pas facile à gravir, mais le Rejeté savait qu’il ne devait pas relâcher sa pression sur Mat.
Ces Trollocs étaient dangereux. Sur le front, il y en avait assez pour continuer à combattre Elayne et se frayer un chemin sanglant le long du versant. Si une des deux armées du jeune flambeur cédait, tout serait fini.
Bon, Mat avait lancé ses dés et donné ses ordres. Que lui restait-il à faire, à part se battre, saigner et espérer ?
Une sorte de feu liquide jaillit du côté occidental du plateau. Comme des grêlons, des fragments de roche chauffée au rouge s’abattirent sur les assaillants. Au début, Mat pensa que Demandred avait décidé d’attaquer depuis cette direction. Mais avant tout, il était avide d’écraser les Andoriens.
Un nouveau trait de lumière jaillit, visant la position des Aes Sedai. À sa lueur, et malgré la fumée et l’obscurité, Mat fut certain d’avoir vu des Shariens traverser le plateau – en venant de l’ouest pour gagner l’est.
Le jeune flambeur sourit.
— Regarde ! dit-il à Karede en lui tapant sur l’épaule pour attirer son attention.
— Quoi donc ?
— Je ne sais pas trop… Mais ça affole les Shariens… Donc, je suis presque certain que c’est bon pour nous. Continuez à vous battre, les gars !
Tandis que ses hommes chargeaient, Mat s’éloigna.
Ployant sous le poids des flèches attachées à son dos, Olver avançait bravement. Il avait insisté pour qu’on le charge pour de bon. Qu’arriverait-il si un des adversaires inspectait son fardeau et découvrait qu’il y avait surtout du tissu et quelques flèches autour ?
Setalle et Faile n’avaient pas besoin de le regarder comme s’il allait se casser en deux la seconde suivante. Son sac de flèches n’était pas si lourd que ça ! Cela dit, une fois qu’ils seraient sortis de cette mouise, ça ne l’empêcherait pas d’arracher quelques câlins de consolation à Setalle. Il devait s’entraîner à ces choses-là, sinon, il finirait le bec dans l’eau, comme Mat…
La colonne à laquelle il appartenait continua son chemin vers le dépôt d’équipements, en plein milieu des Terres Dévastées. En haletant, Olver dut reconnaître qu’il n’aurait rien eu contre une charge un peu moins lourde. Mais pas parce qu’il fatiguait. Ainsi lesté, comment pourrait-il se battre, s’il le fallait ? Bien sûr, il devrait laisser tomber son fardeau très vite, mais avec les sangles et un tel poids, ça risquait de ne pas être facile.
Ses pieds étaient gris de poussière. Pas de chaussures, et des vêtements qui ne feraient même pas des chiffons convenables… Plus tôt, Faile et la Compagnie avaient attaqué une minable caravane qui se dirigeait vers le dépôt. Une esquisse de combat, contre trois Suppôts et une négociante aux cheveux gras qui escortaient une bande de pauvres prisonniers à moitié morts de faim.
Une grande partie des équipements portaient l’emblème du Kandor, à savoir un cheval rouge. De fait, la plupart des prisonniers étaient originaires de ce royaume. Faile leur avait offert la liberté, avec la possibilité de partir vers le sud, mais la moitié seulement s’en étaient allés. Les autres avaient insisté pour se joindre à leurs libérateurs afin de participer à l’Ultime Bataille. Dans les rues, Olver avait vu des mendiants plus en chair que ces malheureux. Mais ils ajoutaient de l’authenticité à la fausse caravane de Faile.
C’était très important. Levant les yeux, Olver jeta un coup d’œil à leur objectif, au bout d’un chemin éclairé des deux côtés par des torches. Des Voiles Rouges regardaient passer la colonne. Craignant qu’ils voient la haine briller dans ses yeux, Olver baissa de nouveau la tête. Les Aiels étaient indignes de confiance, il le disait depuis toujours.
Deux gardes non aiels ordonnèrent à la colonne de s’arrêter. Vêtue de la tenue de la négociante qu’ils avaient tuée, Aravine se porta en avant. Avec son nez, Faile claironnait qu’elle venait du Saldaea. Une raison, avait-on décidé, pour qu’elle ne joue pas le rôle de la négociante vendue aux Ténèbres.
— Où sont vos gardes ? demanda un des soldats. C’est le convoi de Lifa, pas vrai ? Qu’est-il arrivé ?
— Ces fous ! cria Aravine, jouant à merveille l’indignation.
Olver eut un petit sourire. Toute la gestuelle d’Aravine avait changé, et elle ne parlait plus de la même façon. Une sacrée comédienne !
— Ils doivent toujours être où on les a laissés, vu qu’ils sont morts ! Je leur avais dit de ne pas vadrouiller la nuit… Je ne sais pas ce qui leur a pris, mais on les a trouvés à la lisière du camp, la peau noire et le ventre boursouflé. (Aravine fit mine d’avoir envie de vomir.) Je crois qu’une abomination a pondu dans leurs entrailles. Personne n’a voulu voir ce qui grouillait là-dedans.
— Et tu te nommes ? demanda le garde.
— Pansai… Je suis l’associée de Lifa.
— Elle en a une ? Première nouvelle…
— Disons que je l’ai poignardée histoire de récupérer sa petite affaire.
Les rares informations sur Lifa avaient été collectées auprès des esclaves libérés. Autant dire que ça n’allait pas très loin.
Olver sentit de la sueur couler entre ses omoplates. Après avoir étudié Aravine, le garde entreprit de remonter la colonne de porteurs.
Dispersés au milieu des anciens prisonniers, les soldats de Faile firent de leur mieux pour adopter la bonne posture.
— Toi ! dit le soldat en désignant Faile. Tu es du Saldaea, pas vrai ? (Il ricana.) Je crois qu’une femme, chez vous, tuerait un type plutôt que de se laisser capturer par lui.
Méprisant, l’homme posa une main sur l’épaule de Faile puis la poussa en arrière.
Olver retint son souffle.
Par le sang et les cendres ! Dame Faile n’acceptera pas une humiliation pareille.
Malin, le garde voulait voir si les prisonniers étaient vraiment des loques humaines. La réaction de Faile la trahirait sûrement. Une noble ne pouvait pas…
Faile se fit toute petite et gémit quelques mots qu’Olver ne comprit pas. Stupéfié, il en resta bouche bée mais se força à la refermer. Où une dame comme Faile avait-elle appris à se comporter comme une servante ?
— C’est bon, marmonna le garde. Allez dans ce coin, et attendez qu’on vienne vous chercher.
La colonne gagna l’endroit désigné par le soldat. Sur un « ordre » d’Aravine, tout le monde s’assit par terre. La « négociante », elle, resta à l’écart, les bras croisés, tapant du pied parce que attendre l’agaçait.
Soudain, le tonnerre gronda. Un frisson glacé courant entre ses omoplates, Olver leva les yeux… et les riva sur le visage aveugle d’un Myrddraal.
Tétanisé, le protégé de Mat eut le sentiment de ne plus pouvoir respirer, comme s’il était tombé dans un lac glacial. Son manteau immobile alors qu’il se déplaçait, le Blafard fit le tour du petit groupe. Sans aucune hâte, il acheva son inspection puis s’en fut en direction du dépôt.
— Détection du Pouvoir…, souffla Faile à Mandevwin.
— La Lumière nous vienne en aide, murmura le soldat.
L’attente devint vite insupportable. Par bonheur, elle cessa assez vite. Sortie du dépôt, une femme grassouillette en robe blanche ouvrit un passage.
Aravine brailla à ses « esclaves » de se lever, puis elle les fit traverser le portail. Marchant près de Faile, Olver passa d’une terre au sol rouge où l’air était froid à un endroit qui semblait être en feu.
Très vite, il apparut que c’était un camp de Trollocs, aussi désorganisé qu’on pouvait s’y attendre. Un peu à l’écart, de gros chaudrons bouillonnaient sur une série de feux.
Derrière le camp, un versant abrupt conduisait au sommet d’un vaste plateau. De la fumée en montait, et quelque part sur la gauche d’Olver, on captait les échos d’un combat. Se détournant de la pente, le gamin vit dans le lointain la silhouette d’une haute et étroite montagne – on eût dit une chandelle posée au milieu d’une table.
Regardant de nouveau le versant, Olver sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Un homme venait de tomber du haut de l’élévation, un étendard toujours serré entre ses mains. Dessus s’affichait une grande main rouge…
La Compagnie !
L’homme et son étendard s’écrasèrent au milieu d’un groupe de Trollocs assis autour d’un feu pour dévorer des morceaux de viande grillée. Des étincelles jaillirent un peu partout. Rageurs, les monstres retirèrent l’intrus de leur feu. Heureusement pour lui, il n’était plus en mesure de souffrir de ce qu’on lui faisait.
— Faile…, murmura Olver.
— J’ai vu, oui…
Dans son fardeau, l’épouse de Perrin avait dissimulé le cor.
— Lumière… Comment allons-nous retrouver Mat ?
Le reste de la colonne émergea du portail. Dans le lot, des hommes portaient à l’origine une épée, mais on avait réuni les armes pour faire croire qu’elles seraient distribuées aux combattants. Quelques types charriaient ces sacs-là sur le dos, comme Olver avec ses flèches.
— Par le sang et les cendres ! lâcha à voix basse Mandevwin en approchant du gamin et de Faile. (Dans un enclos, près de là, des prisonniers gémissaient.) Ils vont peut-être nous enfermer aussi. Mais on pourra filer en profitant de l’obscurité.
Faile secoua la tête.
— Ils nous prendront nos sacs, nous laissant sans armes.
— Alors, que faire ? demanda Mandevwin.
Du coin de l’œil, il suivit le passage d’un groupe de Trollocs qui revenaient du front en tirant avec eux des cadavres.
— Nous battre ? Espérer que le seigneur Mat nous repérera et nous enverra du secours ?
Olver n’appréciait pas beaucoup ce plan. Il brûlait d’envie de se battre – mais ces Trollocs étaient vraiment très grands. L’un d’eux passa près de la colonne, et tourna sa tête de loup pour mieux l’étudier. Des yeux qui auraient pu appartenir à un être humain s’attardèrent sur Olver, comme si leur propriétaire le trouvait digne de figurer sur son menu.
Le gamin recula et glissa une main dans son fardeau, où il avait caché son coutelas.
— On s’éparpillera, souffla Faile quand les monstres furent passés. Fuite dans toutes les directions, avec l’idée de les désorienter. Certains d’entre nous s’en sortiront peut-être…
À cet instant, Aravine jaillit du portail. La femme en blanc qui l’avait ouvert déboula derrière elle.
Sans perdre de temps, Aravine braqua un index sur Faile.
L’épouse de Perrin décolla du sol. Alors qu’Olver poussait un petit cri, Mandevwin jura, jeta son fardeau et tenta d’y récupérer sa lame. Arrela et Selande crièrent, mais comme le militaire, elles furent soulevées du sol par des flux d’Air.
Arme au poing, des Voiles Rouges sortirent à leur tour du passage.
L’enfer se déchaîna. Essayant de se défendre avec leurs poings, plusieurs soldats de Faile succombèrent. Olver se jeta à terre, en quête de son coutelas, mais quand ses doigts se refermèrent sur le manche, l’escarmouche était terminée, tous ses compagnons lévitant dans les airs.
C’était si rapide !
Pourquoi ne lui avait-on pas dit que tout se passait très vite, au combat ?
Tout le monde semblait avoir oublié son existence, mais que pouvait-il faire ?
Aravine approcha de Faile. Que se passait-il ? Avait-elle trahi la Lumière ?
— Je suis désolée, ma dame, souffla-t-elle.
Olver entendit à peine. Décidément, personne ne faisait attention à lui. Les Voiles Rouges surveillaient les soldats, regroupés pour être plus faciles à contrôler. Un bon nombre d’entre eux gisaient sur le sol, se vidant de leur sang.
Dans ses liens d’Air, Faile se débattait, rouge de fureur. À l’évidence, on l’avait aussi bâillonnée. Sinon, dans des circonstances pareilles, on l’aurait entendue !
Aravine s’empara du fardeau de Faile, l’ouvrit, regarda dedans et écarquilla les yeux. Puis elle referma le sac.
— J’avais espéré laisser mon ancienne vie derrière moi, murmura-t-elle à Faile. Recommencer de zéro. Je croyais pouvoir me cacher, ou peut-être qu’on m’oublierait. Enfin, je pensais être en mesure de revenir vers la Lumière. Mais le Grand Seigneur n’oublie rien, et nul ne peut se cacher de lui. Ils m’ont retrouvée la nuit de notre arrivée à Andor. Ce n’est pas ce que je voulais faire, mais je n’ai pas le choix…
Aravine se détourna de Faile.
— Un cheval ! cria-t-elle. Je vais remettre ce sac au seigneur Demandred – en main propre, comme on me l’a ordonné.
La femme en blanc vint rejoindre la traîtresse et elles se disputèrent à voix basse.
Olver regarda autour de lui. Personne n’avait conscience de sa présence. Ses mains se mirent à trembler. Depuis très longtemps, il savait que les Trollocs étaient des géants hideux. Mais c’étaient des monstres de cauchemar. Aujourd’hui, il les voyait en chair et en os.
S’il avait été là, qu’aurait fait Mat ?
— Dovie’andi se tovya sagain, murmura le gamin en dégainant son couteau.
Avec un rugissement, il se jeta sur la femme en blanc et lui enfonça sa lame dans le bas du dos.
Elle hurla de douleur et relâcha ses tissages. Aussitôt, Faile atterrit sur le sol, libre de ses mouvements.
Soudain, l’enclos des prisonniers s’ouvrit et des hommes furieux en sortirent, titubant vers la liberté.
— Plus haute, la digue ! cria Doesine. Et tout de suite !
Leane obéit, tissant de la Terre avec les autres sœurs. Devant elles, le sol trembla puis se souleva comme un tapis qu’on pousse des deux côtés. Les tissages achevés, les Aes Sedai se réfugièrent derrière la « digue ».
Doesine dirigeait le petit groupe composé d’une dizaine de sœurs, de quelques Champions et d’une poignée de soldats. Ceux-ci brandissaient leurs armes, mais ces dernières heures, elles s’étaient révélées aussi utiles que des miches de pain.
Dans l’air, le Pouvoir crépitait furieusement. La digue improvisée trembla tandis que les Ayyad la bombardaient d’éclairs.
Unie à la Source, Leane jeta un coup d’œil par-dessus la digue. À peu près remise de sa rencontre avec Demandred, elle en gardait un souvenir terrifié. Totalement à la merci du Rejeté, elle aurait pu mourir comme la flamme d’une bougie qu’on souffle.
Elle avait aussi été effarée par les délires du Rejeté. Sa haine du Dragon Réincarné dépassait les pires folies dont elle avait pu être témoin.
Des Ayyad descendaient la pente, leurs tissages concentrés sur la malheureuse digue. Avec la précision d’un chirurgien qui élimine de la chair malade, Leane coupa un des flux en plein vol. Un seul… Désormais, elle était bien plus faible dans le Pouvoir qu’avant.
Elle devait compenser par une efficacité supérieure. Ce qu’on pouvait réussir avec peu de moyens était vraiment étonnant.
Soudain, la digue explosa.
Sous une pluie de terre, Leane se jeta sur le côté. Sans lâcher le saidar, elle roula sur elle-même dans la fumée.
Fichus Ayyad mâles ! Leurs tissages, elle ne pouvait pas les voir… Se relevant, elle constata que sa robe était souillée et ses bras couverts d’écorchures.
Apercevant une silhouette bleue, dans un trou pas trop éloigné, elle fila rejoindre Doesine.
Mais elle ne trouva que son cadavre. Et sans la tête…
Aussitôt, un chagrin presque incontrôlable la submergea. De Doesine, elle n’avait jamais été très proche, mais ici, elles s’étaient battues ensemble, et ça tissait des liens.
Le deuil, l’angoisse, les frayeurs toujours renouvelées… Combien de malheur pouvait-on encaisser ? Et combien de défunts Leane devrait-elle encore pleurer ?
Non sans peine, elle se ressaisit. Cette bataille était un désastre. La Tour Blanche s’attendait à affronter des Seigneurs de la Terreur, mais pas des centaines et des centaines d’Ayyad. Quasiment une nation entière de gens capables de canaliser et formés à la guerre.
Sur le champ de bataille, les cadavres des sœurs évoquaient des taches de couleur. Rendus fous par la mort de leur Aes Sedai, des Champions chargeaient en direction du sommet et étaient taillés en pièces par les éclairs et les boules de feu.
Sur des jambes mal assurées, Leane se dirigea vers un groupe de sœurs rouges et vertes qui continuaient le combat dans une tranchée creusée par les explosions. Pour l’instant, la configuration du terrain les protégeait. Mais combien de temps tiendraient-elles ?
Malgré le désastre, pourtant, Leane était pleine de fierté. En infériorité numérique, souvent submergées, les Aes Sedai n’abandonnaient pas le combat. Rien à voir avec l’attaque des Seanchaniens sur la Tour Blanche, où les sœurs divisées étaient passées près du désastre. Aujourd’hui, ces femmes faisaient corps. Chaque fois qu’un groupe était dispersé, elles en reformaient un autre et reprenaient la lutte. Bien sûr, des éclairs et des boules de feu s’abattaient sur elles, mais l’ennemi en recevait au moins autant en retour.
Leane approcha prudemment de la tranchée. En avançant, elle arriva aux côtés de Raechin Connoral, qui se cachait derrière un rocher pour mieux bombarder les Ayyad de tissages. Leane se prépara à la riposte et parvint à dévier une boule de feu avec un tissage d’Eau qui la fit se désintégrer en plein ciel.
Raechin eut un hochement de tête approbateur.
— Moi qui te croyais bonne à rien, désormais, à part faire les yeux doux aux hommes…
— Raechin, le génie des Domani, c’est d’obtenir ce qu’elles veulent. Avec le moins d’efforts possible.
Raechin ricana puis propulsa quelques boules de feu sur les Ayyad.
— À ce sujet, il faudra que je te demande conseil, un de ces jours… S’il y a vraiment un moyen de faire obéir les hommes, j’aimerais beaucoup le connaître.
L’idée était tellement absurde que Leane faillit éclater de rire malgré les circonstances tragiques. Une sœur rouge se maquillant et usant des techniques de manipulation des Domani ?
Au fond, pourquoi pas ? pensa Leane en neutralisant une autre boule de feu.
Le monde changeait, et les Ajah – même très lentement – évoluaient avec lui.
La résistance de ce duo de sœurs finit par attirer l’attention des Ayyad.
— Il faut changer de position, dit Raechin.
Leane acquiesça.
— Ces Shariens ! grogna la sœur rouge. Regarde-moi ça !
Leane en sursauta de surprise. Dans ce secteur, la plus grande partie des soldats ennemis s’était retirée dès le début du combat – quelque chose semblait les avoir attirés ailleurs –, mais les Ayyad les avaient remplacés par une foule de pauvres gens terrorisés qui leur servaient de boucliers humains. Beaucoup brandissaient des bâtons ou des outils, comme s’ils entendaient se battre, mais ils semblaient n’en avoir aucune envie.
— Par le fichu sang et les maudites cendres ! grommela Raechin.
Leane arqua un sourcil à l’intention de sa compagne, qui continua à envoyer des éclairs en prenant soin de passer au-dessus des boucliers humains. Malgré tout, beaucoup d’innocents furent touchés. Révulsée, Leane se joignit quand même à l’attaque.
En rampant, Manda Wan rejoignit les deux sœurs. Ses vêtements roussis, les joues noires, l’Aes Sedai verte ressemblait à une souillon.
Pas plus que moi, sans doute…, pensa Leane en baissant les yeux sur ses bras.
— On se replie, annonça Manda. On va peut-être devoir recourir à des portails.
— Pour aller où ? demanda Leane. Nous planquer à l’arrière ?
Un lourd silence suivit cette question. Non, il était impossible de se désengager de ce combat. En ce jour, la devise, c’était « vaincre ou périr ».
— Nous sommes trop dispersées, dit Manda. Se replier, c’est avoir une chance de se regrouper. En tout cas, c’est la seule idée que j’aie. Mais si tu peux proposer mieux…
Manda s’adressait à Raechin. Désormais, Leane était trop faible dans le Pouvoir pour qu’on lui demande son avis.
Pendant que ses collègues conversaient, elle recommença à couper des tissages en plein vol.
Non loin de là, les Aes Sedai sortirent de leur tranchée et entreprirent de descendre la pente. Elles comptaient sûrement se regrouper, Voyager jusqu’à la colline de Dashar et décider de la suite du programme.
Minute ! Que se passait-il ? Près d’ici, quelqu’un canalisait le Pouvoir avec une puissance énorme. Les Ayyad avaient-ils formé un cercle ? Plissant les yeux pour mieux voir dans l’obscurité, Leane dut tisser de l’Air pour chasser la fumée qui voilait tout. Mais cet obstacle disparut tout seul, comme si des bourrasques l’avaient dissipé.
Egwene al’Vere passa entre les sœurs, gravissant la pente au pas de course. Autour d’elle, l’aura du saidar était dix fois plus forte que tout ce que Leane avait vu dans sa vie. Les bras tendus, une baguette blanche au poing, la Chaire d’Amyrlin chargeait et ses yeux semblaient briller.
Dans une explosion de puissance et de lumière, elle propulsa une bonne dizaine de lances de feu. Une dizaine !
Balayant le versant, devant elle, ce raz-de-marée mortel déchiqueta les Ayyad par dizaines.
— Manda, souffla Leane, je crois que nous venons de trouver un meilleur point de ralliement.
Talmanes embrasa une brindille avec sa lanterne, puis il s’en servit pour allumer sa pipe. Après une seule bouffée, il tapota le fourneau contre le sol rocheux afin de le vider. Le tabac avait pris un goût abominable. Tout en toussant, l’officier écrasa sous son talon le contenu encore rougeoyant de la bouffarde.
— Tu vas bien, seigneur ? demanda Melten en passant près de son chef.
— Je suis encore vivant, oui… Et c’est un miracle, si on réfléchit bien…
Melten se contenta de hocher la tête, puis il alla rejoindre une des équipes qui travaillaient sur les dragons. Dans la grotte, le bruit des marteaux qui s’abattaient sur du bois ou du fer témoignait de l’acharnement des Bras Rouges, résolus à rafistoler les armes.
Talmanes estima le niveau d’huile de la lanterne. En brûlant, ce truc dégageait une odeur épouvantable, mais il avait fini par s’y habituer. Il restait assez d’autonomie pour quelques heures…
Une bonne chose, parce que cette grotte – à la connaissance de Talmanes – n’avait aucune sortie donnant sur le champ de bataille… ou ailleurs. Pour y accéder, il faudrait des portails. Certains Asha’man connaissaient pourtant ce lieu… Vraiment bizarres, ces types. Quel genre d’hommes s’intéressait à des grottes où on ne pouvait pas entrer, sauf en recourant au Pouvoir ?
Quoi qu’il en soit, la Compagnie était coincée là-dedans – en sécurité, mais coupée de tout, ou presque. Laconiques, les messages de Mat contenaient très peu d’informations.
Talmanes tendit l’oreille, pensant qu’il captait le bruit des explosions, bien au-dessus de sa tête. Mais c’était une illusion. Tout était silencieux, et l’antique roche n’avait plus vu la lumière du jour depuis la Dislocation – si elle l’avait vue un jour.
Perplexe, Talmanes approcha d’une des équipes.
— Vous en êtes où ?
Dennel désigna quelques feuilles de parchemin. Les instructions d’Aludra pour la réparation de ce dragon-là.
La jeune femme, plus loin, supervisait le travail d’une autre équipe. Dans la grotte, sa voix au très léger accent se répercutait à l’infini.
— La plupart des cylindres sont solides, dit Dennel. Logique, si on pense qu’ils sont conçus pour résister au feu et aux explosions…
L’homme eut un petit rire, puis il se tut et regarda Talmanes.
— Ne te laisse pas déprimer par ma grise mine, fit l’officier en glissant sa pipe dans sa poche. Ni par le fait que nous combattons pour éviter la fin du monde, que nos forces sont dominées, et que nos âmes, si nous perdons, seront détruites par le Grand Seigneur du mal absolu !
— Désolé, chef…
— C’était une blague, mon vieux…
Dennel plissa le front.
— Pardon ?
— Affirmatif !
— Une blague ?
— C’est ça, oui…
— Tu as un sens de l’humour très particulier, chef.
— On me l’a déjà dit, oui…
Talmanes se pencha et étudia le support à roues du dragon. Le bois brûlé était renforcé par des planches grossièrement vissées.
— Ça ne paraît pas très optimal…
— Exact, mais ça ira, seigneur. Cela dit, on ne pourra pas faire rouler les armes très vite. C’est tout le problème. Les cylindres ont résisté, mais les supports… Avec ce qu’on avait sous la main et le matériel venu de Baerlon, on a fait de notre mieux, mais dans le délai imparti, impossible d’aller plus loin.
— D’autant qu’il n’y a pas de délai…, fit Talmanes. Le seigneur Mat peut nous mobiliser à n’importe quel moment.
— S’il reste des survivants, là-haut, souffla Dennel.
Une idée dérangeante. Dans le cas contraire, la Compagnie finirait par crever ici. Au moins, son agonie ne durerait pas longtemps. Soit la fin du monde, soit la mort par inanition. Une semaine, au maximum… Enterrés dans le noir.
Par les maudites cendres, Mat ! Tu as intérêt à gagner, là-haut ! Oui, fichtrement intérêt !
Les Bras Rouges n’avaient rien perdu de leur combativité. Pas question de crever dans un tombeau !
Talmanes leva sa lanterne et fit mine de s’éloigner, mais quelque chose attira son attention. Les soldats qui travaillaient sur les dragons projetaient sur les parois des ombres distordues qui faisaient penser à une silhouette vêtue d’un large manteau, un chapeau obscurcissant ses traits.
Dennel suivit le regard de son chef.
— Lumière ! On dirait que le Grand Faucheur en personne nous observe, pas vrai ?
— Sûr qu’il ne rate rien de nos faits et gestes…, souffla Talmanes.
Puis il donna de la voix.
— C’est trop silencieux, ici, bon sang ! Si on chantait un peu, les gars ?
Quelques hommes se figèrent. Se redressant, Aludra plaqua les mains sur ses hanches et foudroya l’officier du regard.
Pas du genre à se laisser impressionner, Talmanes y alla de sa chansonnette.
— « Nous boirons notre vin jusqu’à vider nos verres
Pour assécher leurs pleurs, nous étreindrons les filles
Puis lancerons les dés avant de partir faire
Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille… »
Il y eut un long silence, puis les gars enchaînèrent.
— « Toute la nuit nous danserons au clair de lune
Faisant sauter sur nos genoux de jolies filles
Avant d’aller danser, quelle bonne fortune,
Avec le Grand Faucheur quelques pas de quadrille. »
Les voix des hommes se répercutant contre la roche, ils se remirent à l’ouvrage, se préparant au rôle qu’ils allaient devoir jouer.
Et ils le joueraient, Talmanes s’en assurerait. Même s’il leur faudrait se frayer un chemin jusqu’à l’air libre à coups de dragon.
Quand Olver avait poignardé la femme en blanc, les flux d’Air qui retenaient Faile s’étaient volatilisés.
La femme de Perrin atterrit sur le sol, tituba mais ne s’écroula pas. Avec un juron, Mandevwin se réceptionna à côté d’elle.
Aravine ! Par la Lumière ! L’obéissante, discrète et compétente Aravine était un Suppôt des Ténèbres. Et elle détenait le cor.
La traîtresse baissa les yeux sur l’Aes Sedai qu’Olver venait de tuer. Puis, paniquée, elle se hissa sur la selle du cheval qu’on lui avait amené.
Tandis que les prisonniers libérés se jetaient sur les Trollocs et tentaient de leur arracher leurs armes, Faile bondit vers la fugitive. Arrivant une seconde trop tard, elle dut la regarder galoper ventre à terre, le cor avec elle.
Faile vit qu’elle se dirigeait vers le versant le moins abrupt qui conduisait au sommet du plateau de Polov.
— Non ! cria l’épouse de Perrin. Aravine, ne fais pas ça !
Elle tenta de courir derrière la traîtresse, mais vit très vite que ce serait sans espoir.
Un cheval ! Il lui fallait un cheval ! Regardant autour d’elle, Faile vit seulement les quelques bêtes de bât que sa « caravane » avait emmenées via le portail.
Approchant de Bela, Faile coupa la sangle de selle avec son couteau, débarrassant la jument de son fardeau. Puis elle l’enfourcha à cru, saisit les rênes et lui talonna les flancs.
La jument se lança à la poursuite d’Aravine, sa cavalière couchée sur son encolure.
— Galope, Bela ! S’il te reste des forces, c’est le moment de t’en servir ! Galope ! Galope !
Le bruit de ses sabots faisant écho à celui du tonnerre, Bela traversa le camp des Trollocs éclairé par les feux de cuisson et quelques rares lanternes.
Faile eut le sentiment de chevaucher dans un cauchemar.
Devant elle, des Trollocs couraient afin de l’intercepter. Avec l’aide de la Lumière, et surtout de la chance, ils arriveraient peut-être trop tard.
Bela ralentit alors que deux cavaliers, lances brandies, venaient se placer sur les flancs de Faile. Le premier transperça la gorge d’un monstre. L’autre rata sa cible, mais son cheval percuta la créature et l’envoya valser dans les airs.
Bela slaloma entre les Trollocs désorientés et rattrapa les deux cavaliers, qui galopaient à présent en tête.
Un type mince et un autre plus que corpulent.
Harnan et Vanin !
— Vous ! s’écria Faile.
— Bien le bonsoir, ma dame ! s’écria Harnan, rigolard.
— Comment êtes-vous arrivés ici ?
— Nous nous sommes laissé capturer par une caravane ! beugla Harnan. Transférés ici via un portail, on a organisé l’évasion des prisonniers. Merci de nous avoir fourni l’occasion qu’on attendait.
— Le cor ! cria Faile. Vous avez tenté de le voler !
— Pas du tout ! s’égosilla Harnan. On voulait piquer du tabac à Mat.
— On a cru que tu l’avais enterré pour le laisser en arrière, cria Vanin sur l’autre flanc de Faile. J’ai pensé que Mat ne se formaliserait pas – de toute façon, il me doit de l’argent. Quand j’ai ouvert le sac et découvert le fichu Cor de Valère, j’ai… Par les maudites cendres ! Je crois qu’on a dû m’entendre beugler jusqu’à Tar Valon.
Faile se remémora la scène. Le cri qu’elle avait capté exprimait bien de la surprise. Et c’était ça qui avait incité les monstres à attaquer.
De toute façon, pas moyen de refaire l’histoire… Pressant ses genoux contre les flancs de Bela, l’épouse de Perrin l’encouragea à accélérer. Devant, Aravine slalomait entre les Trollocs et fonçait toujours en direction du versant. En même temps, elle criait aux monstres de l’aider. Mais les chevaux étaient bien plus rapides que ces créatures…
Demandred ! Donc, Aravine avait l’intention de remettre le cor à un des Rejetés. Inquiète, Faile se coucha un peu plus sur l’encolure de Bela, qui, ô miracle, accéléra et dépassa Harnan et Vanin.
Faile ne songea même pas à leur demander où ils avaient trouvé des chevaux. Son seul souci, c’était Aravine.
Alarmés par des cris, Vanin et Harnan se séparèrent pour intercepter les cavaliers qui fondaient sur leur protégée.
Faile tourna sur la droite, forçant Bela à sauter par-dessus une pile de caisses. Puis elle fonça sur des gens assis en rond autour d’un petit feu. Occupés à manger, ces types bizarrement habillés couvrirent Faile d’injures – avec un accent à couper au couteau.
Lentement, la femme de Perrin gagnait du terrain sur Aravine. De l’écume couvrant son pelage, Bela haletait, mais elle tenait le coup. La cavalerie du Saldaea étant un corps d’élite dirigé par son père, Faile connaissait les chevaux. Dans sa jeunesse, elle en avait monté de toutes les sortes. Ce soir, sur le champ de bataille, elle aurait classé Bela au niveau des meilleurs pur-sang de Tear. Sans pedigree ni allure impressionnante, la jument se révélait plus rapide que le vent.
Entendant des bruits de cavalcade dans son dos, Faile tira un des couteaux qu’elle cachait sous ses manches.
À l’abord d’une crevasse, elle fit prendre son envol à Bela. Pendant que la jument avalait l’obstacle, elle calcula la vitesse du vent, la durée du saut et la rudesse de la reprise de contact avec le sol. Ensuite, elle lança son couteau, une fraction de seconde avant que les sabots de Bela percutent la terre.
L’arme se ficha entre les omoplates d’Aravine. La traîtresse glissa de sa selle, s’écrasa par terre et lâcha le précieux sac.
Faile sauta de Bela, se réceptionna souplement malgré sa vitesse acquise et s’immobilisa à côté du sac. L’ouvrant fébrilement, elle y trouva bel et bien le Cor de Valère.
— Je suis désolée, murmura Aravine. (Elle se redressa sur un coude, le bas du corps paralysé.) Ne dis pas à Aldin ce que j’ai fait. Il a tellement mauvais goût en matière de femmes…
Faile se releva et baissa sur Aravine un regard plein de compassion.
— Prie pour que le Créateur accueille ton âme, Aravine, dit-elle en se hissant sur le dos de Bela. Sinon, c’est le Ténébreux qui en héritera. Je te laisse en sa compagnie…
Sur ces mots, Faile talonna Bela.
Des Trollocs se tenaient devant elle, et elle était le centre de leur attention. Quand ils crièrent, plusieurs Myrddraals avancèrent puis leur désignèrent la cavalière.
Les monstres entreprirent de l’encercler.
Faile serra les dents, fit volter Bela et repartit dans la direction d’où elle venait avec l’espoir de rejoindre Harnan, Vanin ou n’importe qui d’autre susceptible de l’aider.
Dans le camp grouillant d’activité, Faile se retrouva poursuivie par des cavaliers qui beuglaient : « Elle a le Cor de Valère ! Elle a le Cor de Valère ! »
Au sommet du plateau, les forces de Mat Cauthon affrontaient les Ténèbres. Si proches et si lointaines à la fois…
Une flèche se planta juste à côté de Bela, et d’autres suivirent. Au galop, la jument atteignit l’enclos des prisonniers, avec sa clôture défoncée. Ici, le sol était couvert de cadavres.
Bela peinait de plus en plus. Du coin de l’œil, Faile repéra une autre monture : sellé, ce hongre rouan donnait de petits coups de naseaux à son cavalier, qui gisait raide mort sur le sol.
Faile tira sur les rênes de Bela. Que faire ? Changer de monture ? D’accord, mais après ? Regardant derrière elle, la fugitive se baissa juste à temps pour éviter une flèche. Une bonne dizaine de Shariens en armure de disques la traquaient. Et des centaines de Trollocs les suivaient.
Même avec un cheval reposé, je ne les distancerai pas…
Conduisant Bela derrière un chariot, Faile sauta de selle avec l’intention de courir jusqu’au hongre.
— Dame Faile ? fit une petite voix.
Sous le chariot, son coutelas au poing, Olver semblait terrorisé.
Les cavaliers seraient bientôt là. À court de temps, Faile prit une décision instinctive. Sortant le cor du sac, elle le tendit à Olver.
— Prends-le ! dit-elle. Cache-toi, puis apporte-le à Mat Cauthon, plus tard dans la nuit.
— Tu vas me laisser tout seul ?
— Je suis obligée… (Le cœur battant la chamade, Faile fourra plusieurs faisceaux de flèches dans son sac.) Quand les cavaliers seront passés, trouve-toi une nouvelle cachette. Ils reviendront fouiner ici, après…
… Après m’avoir capturée.
Faile devrait retourner son dernier couteau contre elle, de peur qu’ils la torturent et lui fassent dire à qui elle avait confié le cor.
Émue, elle posa une main sur l’épaule du gamin.
— Désolée de te laisser une telle responsabilité, petit. Mais il n’y a personne d’autre… Tu t’en tireras bien, comme toujours. Apporte le cor à Mat, sinon, tout sera fichu.
Faile partit au pas de course en brandissant le sac, histoire qu’il soit bien visible. Quelques étrangers bizarrement attifés la remarquèrent et la désignèrent du doigt. Sac bien en vue, elle se hissa sur la selle du cheval rouan et le lança au grand galop.
Les cavaliers et les Trollocs la suivirent, laissant Olver seul sous un chariot, en plein milieu d’un camp ennemi et avec un artefact déterminant pour la victoire.
Logain fit tourner le disque entre ses doigts. Blanc et noir, divisé par une ligne sinueuse. En cuendillar, probablement. Un artefact indestructible ? Non, un objet affaibli par le temps qui s’effritait sous son contact.
— Pourquoi Taim n’a-t-il pas brisé les sceaux ? demanda Logain. Il aurait pu. Ils sont plus cassants que du très vieux cuir.
— Je n’en sais rien, répondit Androl. (Du regard, il interrogea les autres membres de son équipe.) Ce n’était peut-être pas le bon moment.
— Si on les casse quand il faut, dit l’homme qui prétendait se nommer Emarin, ça aidera le Dragon. Au mauvais moment, et… Et quoi, exactement ?
— Rien de bon, je parie, répondit Pevara.
Une sœur rouge !
Logain pourrait-il un jour se venger des femmes qui l’avaient apaisé ? Jadis, cette haine-là – et elle seule – lui avait donné la force de survivre. À présent, il découvrait une nouvelle… faim au plus profond de lui-même. Des Aes Sedai, il en avait vaincu, les écrasant et en faisant ses jouets. Aujourd’hui, la vengeance sonnait creux. Son désir de tuer le M’Hael, qui le travaillait depuis longtemps, comblait un peu ce vide, mais pas suffisamment. Que vouloir de plus ?
Par le passé, Logain s’était fait appeler le Dragon Réincarné. En ce temps-là, il se préparait à dominer le monde. À le faire plier sous son joug…
À la périphérie de la bataille, il continua à caresser d’un index le sceau de la prison du Ténébreux. Très loin à l’ouest, au-delà du marécage, l’ancien faux Dragon s’était replié dans le petit camp de ses Asha’man. Là-bas, sur les versants et le sommet du plateau, les Aes Sedai et les Ayyad s’entre-tuaient.
Un grand nombre d’Asha’man avaient combattu sur ce site. Mais les maudits Shariens dominaient en nombre les sœurs et les hommes en noir réunis. D’autres avaient écumé le champ de bataille en quête des Seigneurs de la Terreur. Ils en avaient tué, mais au prix de lourdes pertes.
Bref, Logain avait perdu ses hommes plus vite que le Ténébreux perdait les siens. Normal quand on était en infériorité numérique.
Logain leva le sceau à hauteur de ses yeux. Cet objet avait un pouvoir bien à lui. Celui de protéger la Tour Noire, éventuellement ?
Si nos ennemis n’ont pas peur de moi – de nous, même –, que nous arrivera-t-il après la mort du Dragon ?
À travers le lien, Logain sentit un profond mécontentement. Levant les yeux, il croisa ceux de Gabrelle. Jusque-là, elle suivait le déroulement de la bataille, mais à présent, elle ne le quittait plus du regard. Une façon de l’interroger ? De le menacer ?
Avait-il vraiment cru un jour avoir « apprivoisé » une Aes Sedai ? Cette idée aurait dû le faire éclater de rire. Aucune sœur ne pouvait être apprivoisée. Et il en irait toujours ainsi.
Logain remit soigneusement le sceau avec les trois autres, dans la bourse accrochée à sa ceinture. Cherchant de nouveau le regard de Gabrelle, il noua les cordons au maximum.
L’inquiétude de la sœur monta en flèche. Un moment, il avait cru sentir qu’elle s’inquiétait pour lui, pas à cause de lui.
Apprenait-elle à manipuler le lien histoire de lui envoyer des sentiments qu’elle croyait susceptibles de l’abuser ? Non, vraiment, impossible d’apprivoiser une Aes Sedai. Et les lier ne les avait pas neutralisées. Au contraire, les choses étaient encore plus compliquées qu’avant.
Portant une main à son col montant, Logain en détacha son insigne en forme de dragon et l’offrit à Androl.
— Androl Genhald, tu t’es aventuré dans le puits sombre et profond de la mort, puis tu es remonté à la surface. C’est la deuxième fois, et j’ai une dette envers toi. Donc, je te nomme Asha’man accompli. Porte fièrement cet insigne.
Lui rendant son insigne en forme d’épée, Logain avait déjà rétabli le statut de dédié d’Androl.
Hésitant un peu, celui-ci prit l’insigne avec toute la révérence requise.
— Et les sceaux ? demanda Pevara, les bras croisés. Ils appartiennent à la Chaire d’Amyrlin, qui est leur Protectrice.
— La Chaire d’Amyrlin, répondit Logain, ne vaut guère mieux que si elle était morte. En tout cas, d’après ce qu’on dit. En son absence, je fais un régent plus que convenable.
Logain canalisa et ouvrit un portail qui donnait sur le sommet du plateau de Polov.
La guerre revint s’imposer à sa conscience, avec son chaos, sa fumée et ses cris. Logain avança, les autres sur les talons.
Les fabuleux tissages de Demandred illuminaient le ciel et sa voix continuait à défier le Dragon Réincarné.
Mais Rand al’Thor n’était pas là. Pour le remplacer, le meilleur candidat, c’était Logain.
Éternellement condamné à être sa doublure.
— Je vais affronter ce Rejeté, annonça Logain à ses compagnons. Gabrelle, tu resteras en arrière, mais tu m’attendras, au cas où il me faudrait une guérison. Les autres, occupez-vous des sbires de Taim et des Ayyad. Faites en sorte qu’aucun homme rallié aux Ténèbres – même contre son gré – ne survive à cette bataille. Pour les Suppôts volontaires, ça revient à rendre la justice. Pour les autres, c’est un acte plein de compassion…
Tous acquiescèrent. Gabrelle semblait impressionnée, peut-être par sa décision de frapper l’ennemi au cœur. À l’évidence, elle n’avait aucune idée de la réalité. Personne, y compris un autre Rejeté, ne semblait pouvoir s’opposer à la puissance de Demandred.
Cet homme détenait un formidable sa’angreal. Au moins aussi puissant que Callandor, et peut-être même plus. Si Logain se l’appropriait, bien des choses changeraient dans le monde. Les gens entendraient parler de la Tour Noire et de son chef, tremblant devant lui plus que face à la Chaire d’Amyrlin.
Egwene conduisait un assaut comme on n’en avait plus vu depuis des millénaires. Émergeant de leurs fortifications de fortune, toutes les Aes Sedai vinrent la rejoindre sur la pente du versant occidental. Dans l’air, les tissages tourbillonnaient comme des rubans taquinés par une brise.
Un millier d’éclairs au moins déchiraient les nuages puis faisaient trembler le sol sur lequel ils s’abattaient.
De l’autre côté du plateau, Demandred continuait à harceler les Andoriens avec ses Torrents de Feu, chaque tissage semblant déchirer l’air. Des fissures se multipliaient dans le sol. À présent, des tentacules poisseux en émergeaient. Et le phénomène se répandait comme une maladie sur toute la surface rocheuse du versant.
L’air vibrait de Pouvoir. Une énergie si écrasante qu’Egwene aurait presque juré que tout le monde pouvait la voir.
Dans cet immense réservoir, Egwene puisait autant de puissance qu’elle pouvait en absorber – par l’intermédiaire du sa’angreal de Vora, bien entendu.
Elle se sentait comme à l’époque où elle avait affronté les Seanchaniens, mais en ayant gagné en contrôle. Alors, sa fureur était modérée par le désespoir et la peur.
Cette fois, c’était une haine pure, blanche comme une barre de métal trop chauffée pour être travaillée par un forgeron.
Egwene al’Vere était en somme la régente de ce monde. Et la Chaire d’Amyrlin ne se laisserait pas brutaliser plus longtemps par les Ténèbres.
Elle ne se replierait pas et ne s’inclinerait pas même si elle faiblissait.
Jusqu’au bout, elle se battrait !
Canalisant de l’Air, elle généra une tempête de poussière, de fumée et de plantes mortes. Ce vortex, elle le maintint devant elle afin qu’il la cache à la vue des ennemis campés en haut du versant. Des éclairs s’abattirent autour d’elle, mais elle tissa de la Terre, creusa la roche et en fit émerger un flot de fer en fusion qui refroidit devant elle pour former une sorte de flèche. Les éclairs prirent pour cible cet éperon de métal, épargnant la jeune dirigeante. Enragée, elle continua à propulser sa tempête domestiquée.
Captant un mouvement, sur son flanc, Egwene tourna la tête et vit que Leilwin l’avait rejointe. Cette femme… Cette femme s’était montrée loyale ! Quelle surprise…
Avoir une Championne n’apaisait en rien les tourments d’Egwene, désespérée par la mort de Gawyn, mais ça l’aidait sur bien d’autres points. Le nœud d’émotions, dans un coin de sa tête, avait été remplacé par un nouveau, très différent, mais d’une inébranlable loyauté.
Le sa’angreal de Vora brandi, Egwene continua à gravir le versant, Leilwin à ses côtés. Au sommet, les Ayyad se serraient les uns contre les autres pour résister au vent. Impitoyable, Elayne les cribla de lances de feu. Ils tentèrent de contre-attaquer à travers la tempête, mais leurs tissages se perdirent dans toutes les directions.
Sur sa gauche, trois soldats attaquèrent Egwene. Par bonheur, Leilwin en disposa presque sans y penser.
Reprenant le contrôle du vent, Egwene le divisa en deux mains géantes qui balayèrent les Ayyad et les envoyèrent valser dans les airs. Frappés par les éclairs de leurs camarades postés plus haut, ces hommes et ces femmes s’embrasèrent comme de la paille.
Egwene avança d’un pas de plus en plus assuré, son armée d’Aes Sedai la suivant comme son ombre, flèches et lances de flammes fondant sur l’ennemi.
Des Asha’man vinrent rejoindre les sœurs. Certains avaient déjà prêté main-forte à la tour, très irrégulièrement. Là, ils arrivaient en force et semblaient déterminés. Alors qu’Egwene ouvrait la marche, des dizaines d’hommes en veste noire lui emboîtèrent le pas. Dans l’air, le Pouvoir vibrait comme jamais.
Soudain, le vent tomba.
Le vortex d’Egwene fit de même. Consciente qu’aucune force naturelle ne pouvait être responsable de ce phénomène, la jeune dirigeante grimpa sur un rocher et aperçut un homme en noir et rouge campé au sommet, une main tendue.
Enfin, elle venait de repérer l’homme qui commandait cette force. Ses Seigneurs de la Terreur combattaient aux côtés des Ayyad, elle le savait, mais c’était leur chef qu’elle voulait. Taim. Le M’Hael.
— Il tisse des éclairs ! lança un Asha’man dans le dos d’Egwene.
Celle-ci généra aussitôt un jet de fer en fusion, le refroidit et se réjouit en constatant qu’il avait attiré l’éclair de son adversaire. D’un coup d’œil par-dessus son épaule, Egwene vit que l’avertissement avait été lancé par Jahar Narishma, l’Asha’man devenu le Champion de Merise.
Avec un sourire, la jeune dirigeante regarda de nouveau Taim.
— Restez tous loin de moi ! ordonna-t-elle. Sauf toi, Narishma, et toi aussi, Merise. Les alertes de ton Champion me seront très utiles.
Mobilisant ses forces, Egwene déchaîna une tempête de Pouvoir contre ce traître de Taim.
Près des ruines, Ila avançait entre les morts. Même si les combats s’étaient déplacés en aval de la rivière, elle entendait encore dans le lointain des cris et des explosions.
Parmi les corps, elle cherchait des blessés, ignorant les flèches et les épées lorsqu’elle en trouvait. D’autres les récupéraient, mais elle ne les approuvait pas. Ces armes étaient la cause directe de la boucherie.
Son mari, Raen, travaillait près d’elle, touchant chaque corps et cherchant un vestige de pouls. Ses gants étaient rouges de sang, comme ses vêtements aux couleurs vives, tout ça parce qu’il pressait une oreille contre la poitrine de chaque soldat. Une fois la mort d’un homme confirmée, on lui dessinait sur la joue un grand « X » tracé avec son sang. Ainsi, personne n’aurait besoin de faire deux fois le travail.
En un an, Raen semblait en avoir pris dix, et Ila devait donner la même impression. La plupart du temps, le Paradigme de la Feuille était un maître bienveillant qui garantissait à ses disciples une vie paisible et joyeuse. Mais les feuilles tombaient à cause des douces brises comme des bourrasques. Et il convenait d’accepter chacune de ces réalités, lorsqu’on voulait rester loyal au Paradigme.
Errer de pays en pays, souffrir de la faim dans les royaumes agonisants, puis trouver enfin le repos dans les pays conquis par les Seanchaniens. Telle avait été la vie des Zingari.
Pour Ila, aucune épreuve n’égalait le chagrin d’avoir perdu Aram, son petit-fils. C’était une pire douleur, car bien plus profonde, que la mort de la mère du jeune homme à cause des Trollocs.
Les deux époux dépassèrent Morgase, l’ancienne reine, qui avait rassemblé ce groupe et lui donnait des ordres.
Ila ne s’attarda pas. Les reines, elle s’en fichait. Pour elle comme pour les siens, aucune souveraine n’avait jamais rien fait.
Près de sa femme, Raen s’arrêta et se pencha pour examiner un carquois plein de flèches qu’un soldat mort portait encore à la ceinture.
Ila releva l’ourlet de sa robe, enjamba des cadavres et rejoignit son mari.
— Raen ! siffla-t-elle.
— Du calme, femme ! Je ne vais pas le ramasser. Mais je m’interroge…
Raen leva les yeux vers les éclairs qui fusaient le long de la rivière Mora et au sommet du plateau où les armées continuaient à multiplier les meurtres. Tant de lumière dans le ciel, comme si la foudre se déchaînait…
Alors qu’il était près de minuit, les Zingari cherchaient des blessés depuis plusieurs heures.
— Tu t’interroges sur quoi, Raen ?
— Qu’auraient dû faire ces hommes, selon nous ? Les Trollocs se contrefichent du Paradigme de la Feuille.
— Il y a toute la place voulue pour fuir, dit Ila. Mais ces guerriers sont venus ici avec l’intention de se battre, et ce à l’époque où les Créatures des Ténèbres étaient à peine sorties de la Flétrissure. Si toute cette énergie avait servi à rassembler les gens et à les conduire vers le sud…
— Les Trollocs les auraient suivis, fit Raen. Que serait-il arrivé ensuite ?
— Nous avons accepté bien des maîtres, rappela Ila. Les Ténèbres nous maltraiteraient sans doute, mais rien ne dit que ce serait pire que ce que nous avons déjà connu.
— Ila, ce serait pire, crois-moi. Bien pire.
Ila regarda son époux, qui soupira et secoua la tête.
— Je ne renoncerai pas au Paradigme, femme. C’est mon chemin, et je suis content de le suivre. Mais à partir de maintenant… Eh bien, je ne penserai plus autant de mal des gens qui empruntent une autre route. Si nous survivons, nous devrons être tolérants en l’honneur de ceux qui sont morts ici, que nous soyons prêts ou non à accepter leur sacrifice.
Raen reprit son chemin.
C’est la nuit qui le déprime, pensa Ila. Demain, au soleil, il recouvrera ses esprits. Pas vrai ?
Ila leva les yeux vers le ciel. Le soleil, quelqu’un pouvait dire quand il se montrerait ? Illuminés par les incendies, les nuages semblaient devenir de plus en plus sombres et denses. Glacée, Ila tira sur les pans de son châle jaune vif.
— Lumière, souffla-t-elle en chassant quelques larmes de ses yeux, je n’aurais jamais dû tourner le dos à Aram. Au lieu de le bannir, pourquoi n’ai-je pas tenté de l’aider ? Lumière, veuille l’accueillir en ton sein.
Derrière les Zingari, un groupe de mercenaires avisa les flèches et s’en empara.
— Hanlon ! cria l’un d’eux. Viens voir ça !
Quand ces brutes de mercenaires avaient pris l’initiative d’aider les Tuatha’an, Ila avait été fière d’eux. Éviter la bagarre pour secourir les blessés ? Voilà qui contredisait le passé violent de ces hommes.
À présent, la Zingara les voyait sous un autre jour. Des trouillards qui préféraient détrousser des cadavres plutôt que se battre.
Qui étaient les pires ? Même si on les manipulait, les hommes qui faisaient face aux Trollocs, tentant de les repousser ? Ou les mercenaires qui refusaient de se battre faute de solde ?
Ila secoua la tête. Jusque-là, elle avait toujours cru connaître les réponses essentielles. Aujourd’hui, tout ça lui glissait entre les doigts. Heureusement, sauver des vies restait une valeur sûre.
Elle recommença à chercher les blessés dans un océan de morts.
Alors que dame Faile s’éloignait, Olver recula sous le chariot, le cor serré contre lui. Une meute de cavaliers et de Trollocs suivait la femme du seigneur Perrin.
Une fois de plus, Olver restait seul. Abandonné dans le noir.
Il ferma les yeux, mais ça ne l’aida pas, car il continua à entendre les hommes crier dans le lointain et à sentir le sang des prisonniers tués en tentant de s’évader. En plus de ça, une odeur de fumée montait à ses narines. À croire que le monde entier était en feu.
Le sol trembla comme si quelque chose de très lourd venait de s’écraser à proximité. Alors que le tonnerre grondait, des éclairs qui n’avaient rien de naturel continuaient de s’abattre sur le plateau de Polov.
Olver gémit tout bas.
Avant, il s’était cru si courageux ! Aujourd’hui, face à la bataille, il ne pouvait pas empêcher ses mains de trembler. Et il aurait voulu s’enfouir sous la terre et se cacher jusqu’à la fin des temps.
Faile lui avait dit d’aller ailleurs, parce que les Shariens risquaient de revenir pour chercher le cor.
Allait-il oser sortir de sous le chariot ? N’était-il pas mieux de rester où il était ? Quand il ouvrit les yeux, il faillit hurler. Des jambes bizarrement terminées par des sabots se tenaient devant son refuge. Une fraction de seconde plus tard, une sorte de museau vint renifler l’air sous le véhicule.
Olver cria, recula et serra plus fort le cor contre son torse. Le Trolloc brailla quelque chose, puis il souleva le chariot et faillit le renverser sur Olver. Le chargement de flèches s’éparpilla sur le sol.
Olver détala, en quête de sécurité.
Mais il n’y avait pas d’endroit sûr. Une meute de Trollocs se lança à sa poursuite en parlant dans une langue qu’il ne comprenait pas.
Le cor dans une main, son coutelas dans l’autre, Olver regarda autour de lui. Il était fichu !
Un cheval hennit soudain. C’était Bela, occupée à mâcher du grain tombé d’un chariot. Levant la tête, elle regarda Olver.
La jument n’avait pas de selle, seulement des rênes et un collier.
Par le sang et les cendres ! pensa Olver. Ce que je donnerais pour avoir Bourrasque.
Sur cette jument rondouillette, il finirait… dans un chaudron, c’était sûr. Pourtant, il rengaina son coutelas et sauta sur le dos de Bela. Le cor tenu d’une main, il saisit les rênes de l’autre.
Le Trolloc au drôle de museau bondit et faillit attraper sa proie par le bras. Criant de terreur, Olver talonna Bela. Elle partit au galop entre les Trollocs, qui la poursuivirent en rugissant.
Des cris montaient de tout le camp, à mesure que les monstres convergeaient vers Olver.
Comme on le lui avait enseigné, il chevaucha en se penchant sur l’encolure de sa monture, qu’il contrôlait avec ses genoux. Et Bela galopait ! Oui, pour ça, elle galopait !
D’après ce qu’on disait, effrayés par les Trollocs, beaucoup de chevaux désarçonnaient leur cavalier pour fuir plus vite. Pas Bela. À la vitesse de l’éclair, elle fonçait vers le centre du camp, évitant les monstres.
Quand il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule, Olver vit que des centaines de créatures le pistaient.
Au sommet du plateau, il avait repéré l’étendard de Mat – il en aurait mis sa main au feu. Mais la zone grouillait de Trollocs.
Olver fit obliquer Bela afin qu’elle suive la trajectoire d’Aravine. S’il pouvait contourner le camp puis filer par là, il atteindrait le versant au prix d’un petit détour.
Dame Faile l’avait chargé d’apporter le cor à Mat. Personne d’autre n’était en position de le faire…
Olver poussa Bela au maximum.
Voyant que des Trollocs lui barraient le chemin, il changea de direction, mais d’autres monstres apparurent. Alors qu’il obliquait encore, une flèche noire se ficha dans le flanc de la jument, qui hennit, tituba et s’écroula.
Olver sauta puis se réceptionna sur le sol – si rudement qu’il vit des étincelles et eut le souffle coupé. Ignorant la douleur, il se força à ramper.
Mat doit avoir ce cor !
L’instrument lui ayant échappé, Olver le ramassa. Puis il s’avisa qu’il pleurait.
— Je suis navré, Bela… Tu étais un très bon cheval. Rapide comme le vent.
La jument hennit une dernière fois avant de mourir.
L’abandonnant, Olver passa entre les jambes du premier Trolloc qui déboula près de lui. Se battre était hors de question. Du coup, il ne dégaina pas son arme, mais s’engagea sur le versant – en route pour l’endroit où il avait vu flotter l’étendard de Mat.
Sa destination aurait pu être de l’autre côté d’un océan… Quand un monstre referma la main sur ses vêtements, il se dégagea, laissant une bonne partie du tissu entre des griffes acérées.
Titubant sur un terrain très accidenté, il remarqua une crevasse, dans une sorte de saillie rocheuse.
Il se jeta dans l’ouverture, se tortilla et se pressa dans l’ombre. La niche était à peine assez grande pour lui.
Des Trollocs vinrent se camper autour du trou, puis ils tentèrent de le saisir, déchirant encore plus ses habits.
Il gémit et ferma les yeux.
Logain bondit hors du portail, des tissages se formant devant lui une fraction de seconde avant qu’il les projette sur Demandred.
Le Rejeté se tenait sur le versant dévasté qui surplombait la rivière asséchée et la masse de piquiers andoriens en très mauvaise posture. Les Aiels, les Cairhieniens et la Légion du Dragon ferraillaient sur le même front. Eux aussi risquaient d’être encerclés.
Les piquiers se débandant, la débâcle ne tarderait plus.
Logain lança des colonnes de feu sur Demandred. Hélas, des Shariens passèrent devant la cible et encaissèrent l’assaut. Carbonisés, ils moururent sur le coup, mais laissèrent quand même le temps à Demandred de pivoter et de riposter avec un mélange d’Eau et d’Air. Les flammes de Logain crépitèrent, émirent de la vapeur puis se désintégrèrent.
Après avoir tant canalisé, Demandred aurait dû commencer à fatiguer. Encore très frais, il généra un tissage que Logain n’avait jamais vu. Une sorte de bouclier se matérialisa dans les airs, et l’assaut suivant de Logain vint y rebondir comme une brindille lancée contre un mur de pierre.
Des éclairs tombant du ciel, Logain sauta sur le côté. Bombardé d’éclats de roche, il s’acharna cependant à tisser un mélange d’Esprit, de Feu et de Terre pour couper en deux l’étrange bouclier.
Quand ce fut fait, il généra lui-même un mur afin de dévier les nouvelles lances de feu de Demandred.
Une simple diversion !
Derrière, Demandred avait tissé quelque chose de plus complexe. Un portail apparut, balayant le sol comme une faux. Se jetant sur le côté, Logain laissa passer ce Portail de la Mort, qui abandonna derrière lui un sillage de lave en fusion.
Le Rejeté enchaîna avec une attaque qui repoussa Logain en arrière, vers la terrible lave. Désespéré, il tissa de l’Eau pour refroidir ce magma rougeâtre.
Le flot frôla Logain, puis le blessa à l’épaule. Coup de chance, l’eau était parvenue à refroidir suffisamment la lave pour que le choc soit supportable.
Logain retint son souffle afin de ne pas aspirer de la vapeur brûlante, puis il bondit à l’écart pour échapper à une nouvelle pluie d’éclairs mortels.
Ces projectiles fracassèrent la croûte qui s’était formée sur la lave. Retombant en pluie, le flot roussit la peau de Logain, surtout sur le visage et sur son bras déjà blessé.
À base d’Esprit, de Terre et de Feu, des flux tranchèrent les tissages que l’ancien faux Dragon tentait de générer. Demandred faisait montre d’une puissance incroyable. Son sa’angreal dépassait tout ce que Logain avait jamais vu.
L’éclair suivant l’aveugla et le força à reculer. Quand il percuta un rocher déchiqueté, les pointes s’enfoncèrent dans sa chair.
— Tu es puissant, dit Demandred.
Logain entendit à peine sa voix. Avec le tonnerre, ses oreilles bourdonnaient…
— Mais tu n’égales pas Lews Therin.
Toujours ébloui, Logain tissa des éclairs et visa Demandred malgré les larmes qui lui brouillaient la vue. Deux éclairs, très précisément. Le Rejeté en trancha un en plein vol, mais l’autre fit mouche.
Mais… quel tissage venait donc de générer Demandred ? Une nouvelle fois, Logain ne parvint pas à l’identifier. Quoi qu’il en soit, si l’éclair toucha Demandred, il… disparut, ou plutôt s’enfonça dans la terre et n’en ressortit pas.
Le flux d’Air et de Terre du Rejeté, à première vue très simple, parvenait à neutraliser la foudre du Pouvoir.
Un bouclier sépara soudain Logain de la Source. Malgré ses yeux encore meurtris, il vit le tissage qui prenait naissance entre les mains de Demandred : des Torrents de Feu.
Logain ramassa un éclat de schiste sur le sol – de la taille de son poing, quand même – et le lança sur son adversaire.
Bizarrement, le projectile toucha sa cible, fit éclater la peau et força Demandred à reculer d’un ou deux pas. Si puissant qu’il fût, le Rejeté pouvait encore commettre une erreur très fréquente chez les gens moins doués. Malgré ce que Taim répétait sans cesse, il ne fallait jamais se concentrer exclusivement sur le Pouvoir de l’Unique.
Demandred étant distrait, le bouclier qui coupait Logain de la Source se volatilisa.
L’Asha’man roula sur le côté et prépara deux tissages. D’abord, un bouclier de son cru qu’il n’avait pas l’intention d’utiliser, ensuite un portail de secours. Une option de poltron.
Demandred porta une main à son front, là où il avait reçu le projectile, puis il contre-attaqua. Conscient que c’était le plus grand danger pour lui, il décida de détruire le bouclier.
Dès que le portail fut ouvert, Logain le traversa, toujours en roulant sur lui-même, puis il le laissa se refermer.
Couvert d’écorchures, les oreilles bourdonnantes et presque aveugle, Logain se retrouva de l’autre côté.
De retour dans le camp des Asha’man – où Gabrelle et les autres l’attendaient –, il rugit de rage. À travers leur lien, Gabrelle lui fit parvenir une vague d’inquiétude. Sincère ! Donc, il n’avait rien imaginé !
Lumière…
— Tiens-toi tranquille, dit la sœur en s’agenouillant près de lui. Imbécile ! Dans quel état tu t’es mis ?
— J’ai échoué, soupira Logain.
Dans le lointain, il entendait l’écho des assauts de Demandred, qui continuait à défier Lews Therin.
— Gabrelle, guéris-moi !
La sœur tissa immédiatement les flux requis.
— Tu ne recommenceras pas ça, pas vrai ? dit-elle sèchement. Je refuse de te guérir juste pour que tu puisses reprendre des forces et…
— Je ne recommencerai pas, fit Logain, d’une voix presque chevrotante.
La souffrance était une chose horrible, mais dont l’éclat palissait comparé à l’humiliation de la défaite.
— Gabrelle, je ne le ferai plus. Cesse de douter de ma parole. Il est trop fort !
— Certaines blessures sont graves, Logain. Ces trous dans ta peau, je ne suis pas sûre de pouvoir les guérir totalement. Et quoi qu’il en soit, tu garderas des cicatrices.
— Ce sera très bien comme ça…
Gabrelle parlait sans doute des endroits, sur son bras et son visage, où la lave l’avait brûlé.
Comment allons-nous faire face à ce monstre ? Je n’ai jamais vu ça…
Gabrelle imposa les mains à Logain, puis laissa se déverser en lui ses flux de guérison.
Le vacarme du duel entre Egwene et le M’Hael aurait presque pu couvrir celui de l’orage.
Le M’Hael… Ou plutôt, désormais, M’Hael tout court, un nouveau Rejeté dont les Seigneurs de la Terreur braillaient le nom sur tout le champ de bataille.
Agissant d’instinct, Egwene bombardait de tissages l’Asha’man renégat. Bien qu’elle n’ait pas invoqué le vent, il rugissait à ses oreilles, faisant trembler ses cheveux, ses vêtements et même son étole.
Près de la Chaire d’Amyrlin, Narishma, Merise et Leilwin restaient fidèles au poste. De la voix et du geste, Narishma détruisait les attaques aussi vite que M’Hael les canalisait.
Fonçant toujours, Egwene prit pied au sommet du plateau – enfin à égalité avec son adversaire. Mais dans un coin de sa tête, elle savait que son corps aurait bientôt besoin de repos.
Pour l’heure, ce luxe n’était pas à sa portée. Car seul le combat comptait.
Les éclairs qui la visaient, elle les écarta avec des flux d’Air. Prises par le vent, des étincelles tourbillonnèrent autour de la jeune dirigeante tandis qu’elle tissait de la Terre, puis envoyait une secousse dans le sol déjà constellé de fissures avec l’intention d’assommer M’Hael.
Presque distraitement, il détruisit les tissages de son adversaire.
Il est un peu plus lent, pensa Egwene.
Gorgée de Pouvoir, elle avança, tissa du Feu de chaque main et l’expédia sur le Rejeté.
Il riposta par un flux très fin de lumière blanche qui rata Egwene d’un cheveu. Alors que ces Torrents de Feu éblouissaient la jeune Chaire d’Amyrlin, le sol trembla et l’air lui-même parut se troubler et se déformer.
Les fissures noires se répandaient de plus en plus, fenêtres ouvertes sur le néant.
— Crétin ! lança Egwene au Rejeté. Tu vas finir par détruire la Trame !
Les signes étaient déjà tous là. Le vent n’avait rien de naturel, l’air crépitait… et les fissures s’élargissaient autour de M’Hael.
— Il tisse encore la même chose ! cria Narishma, sa voix étouffée par la tempête.
M’Hael libéra une seconde vague de Torrents de Feu qui fractura encore plus le sol. Mais Egwene était prête. Sa rage augmentant, elle s’écarta. Des Torrents de Feu ! Elle devait neutraliser cette abomination.
Ces Suppôts se fichent de ce qu’ils détruisent. Ils sont là pour ça, sur ordre de leur Maître. Disloquer. Brûler. Tuer…
Gawyn…
Egwene hurla de rage puis elle tissa l’un après l’autre plusieurs lances et colonnes de Feu.
Narishma lui décrivait ce que faisait M’Hael, mais avec tout ce bruit, Egwene n’entendait rien. Cela dit, elle vit très vite que le Rejeté avait érigé une sorte de barrière d’Air et de Feu, afin de neutraliser ses assauts.
Multipliant les tissages, la Chaire d’Amyrlin continua d’avancer vers son adversaire. Pris de vitesse, il n’eut bientôt plus le temps d’attaquer ni de reprendre des forces.
Afin de se doter d’un bouclier très spécial, elle ralentit un peu le rythme de ses attaques. Son tissage terminé, elle le plaça devant elle.
Un jet de flammes vint se briser dessus. Voyant ça, Demandred leva une main, sans doute pour utiliser de nouveau des Torrents de Feu.
Egwene déplaça son bouclier, qui se dressa entre le Rejeté et la Source. Mais il ne fut pas coupé du Pouvoir, s’y accrochant avec une incroyable ténacité. À présent, ils étaient assez près pour qu’Egwene voie l’incrédulité et la fureur de M’Hael. Il résistait, mais il était plus faible qu’elle.
Elle poussa, approchant le bouclier du fil invisible qui reliait Taim au Pouvoir de l’Unique. Avec toute sa force, elle augmenta la pression…
Au maximum de sa résistance, M’Hael expédia vers le haut un petit flot de lumière blanche – juste à l’endroit où le bouclier n’était pas encore en place.
Les Torrents de Feu détruisirent le tissage, l’air alentour et… la Trame elle-même.
Quand le Rejeté dirigea son flux sur elle, Egwene recula, mais l’attaque était trop faiblarde, la lumière blanche se dissipant bien avant d’être un danger pour elle.
Sur un dernier rictus, M’Hael disparut – en recourant à une forme de Voyage qu’Egwene ne connaissait pas.
Une main sur la poitrine, la jeune dirigeante inspira à fond. Lumière ! Elle venait de passer près d’être éjectée de la Trame.
Il est parti sans avoir besoin d’ouvrir un portail, pensa Egwene. Le Vrai Pouvoir !
La seule explication possible. Sur cette force – l’essence même du Ténébreux –, la jeune Chaire d’Amyrlin ne savait presque rien. Sauf que c’était le leurre qui avait incité les Aes Sedai de l’Âge des Légendes à forer la brèche…
Des Torrents de Feu… J’ai failli mourir. Pire que ça, même…
Contre cette arme-là, elle ne connaissait aucune défense…
« Ce n’est qu’un tissage… »
Les mots de Perrin…
Le moment était passé, à présent, et M’Hael avait fui. Désormais, Egwene devrait garder Narishma à ses côtés, car il pourrait l’avertir si quelqu’un canalisait près d’elle.
Sauf si M’Hael manie de nouveau le Vrai Pouvoir. Un autre homme le sentirait-il ?
— Mère !
Egwene se retourna alors que Merise désignait la zone où la plupart des Aes Sedai et des Asha’man étaient toujours en train d’affronter les Ayyad et les soldats ennemis. Sur le versant, des dizaines de sœurs en robe de couleur gisaient pour l’éternité.
Comme un tueur vêtu de noir, la mort de Gawyn hantait l’esprit d’Egwene. Serrant les dents, elle puisa du Pouvoir dans la Source et repartit à l’assaut.
Les narines obstruées par du tissu, Hurin luttait sur le plateau de Polov avec les autres Frontaliers.
Même à travers la protection, il sentait la puanteur de la guerre. Celle d’une trop grande violence, celle du sang, celle de la chair en décomposition… Ces remugles s’accrochaient au sol, à son arme et à ses vêtements. Pendant cette bataille, il avait déjà vomi à plusieurs reprises.
Pourtant, il continuait à se battre. Voyant un Trolloc à gueule d’ours se jeter sur lui, il s’écarta juste à temps. L’épée du monstre se planta dans la terre, la faisant trembler.
Hurin cria à s’en casser les cordes vocales. Croyant qu’il crevait de peur, le monstre éclata d’un rire inhumain, puis il chargea tête baissée. Avançant et se penchant, Hurin passa sous sa garde et lui ouvrit le ventre. Emporté par son élan, le Trolloc fit encore quelques pas, s’arrêta et baissa un regard incrédule sur ses entrailles sanglantes.
Je dois gagner du temps pour le seigneur Rand, pensa Hurin.
Il recula puis attendit le prochain Trolloc. Les créatures déboulaient du versant du plateau, côté rivière. Très abrupte, cette pente leur posait des problèmes, mais ils étaient si nombreux…
Bats-toi ! Ne cesse pas de te battre !
En personne, le seigneur Rand était venu lui présenter ses excuses. À lui ! Eh bien, il allait se montrer à la hauteur et l’emplir de fierté. Le Dragon Réincarné n’avait pas besoin du pardon d’un petit attrapeur de voleurs, mais Hurin avait le sentiment que le monde était de nouveau dans le bon sens. Redevenu lui-même, le seigneur Rand les protégerait tous, si on lui donnait assez de temps.
Il y avait comme une pause dans l’action. Hurin plissa le front. La horde adverse avait paru inépuisable. Ils ne pouvaient pas avoir tué tant de monstres.
Hurin avança, regardant au-delà des monceaux de cadavres.
Non, il ne fallait pas crier victoire. Le raz-de-marée de Trollocs restait infini. À la lueur des feux, Hurin le voyait très bien. Mais les monstres marquaient un temps d’arrêt, parce qu’ils devaient déblayer les cadavres de leurs congénères avant de reprendre leur ascension. Sur ce versant, les archers de Tam avaient fait un massacre. Au pied du plateau, près de la rivière, le gros des Trollocs affrontait l’armée d’Elayne.
— On devrait avoir quelques minutes de répit, dit Lan Mandragoran, perché sur son superbe destrier.
La reine Alliandre était là aussi. Très calme, elle conversait avec ses hommes.
Deux monarques en pleine vue… Pour sûr qu’ils savaient exercer le pouvoir ! De quoi remonter le moral à Hurin.
— Ils se préparent pour l’assaut final, dit Lan. Une formidable poussée pour nous chasser du bord de la pente et nous affronter sur un terrain plat. Pendant qu’ils enlèvent leurs morts, reposez-vous un peu. L’attaque à venir sera la pire.
Parce qu’il pouvait y avoir pire que les précédentes ?
Derrière les Frontaliers, au milieu du plateau, le reste de l’armée de Mat continuait à tenter de repousser les Shariens vers le sud-ouest. Si la manœuvre réussissait, précipitant ces troupes ennemies au pied du plateau puis au milieu des monstres qui ferraillaient contre Elayne, il en résulterait un chaos dont Mat pourrait tirer parti. Mais pour l’instant, les Shariens ne cédaient pas un pouce de terrain. En fait, ils repoussaient les forces de Mat, dont les rangs commençaient à s’éclaircir.
Hurin tendit l’oreille et capta des gémissements, des cris lointains et, en bruit de fond, le vacarme habituel des armes. La puanteur qui le révulsait ici était partout présente, comprit-il.
Et le pire restait à venir.
Que la Lumière les aide !
Avec un chiffon, Berelain essuya le sang qui maculait ses mains. Puis elle entra dans la salle des fêtes de son palais. Ici, les magnifiques tables avaient été débitées pour alimenter les deux grandes cheminées, à chaque extrémité de la pièce géante. En guise de meubles, on ne trouvait plus que des rangées de blessés.
Les portes des cuisines s’ouvrirent, laissant passer un groupe de Zingari, certains portant une litière et d’autres aidant un blessé à clopiner.
Encore des malheureux ? pensa Berelain.
Le palais entier en était plein.
— Non ! Non ! cria Berelain en avançant. Pas ici. Le couloir de derrière… On va devoir commencer à le remplir. Rosil, nous avons de nouveaux blessés !
Tout en rassurant leurs protégés de la voix, les Zingari se dirigèrent vers le couloir.
Ici, on amenait seulement les blessés qui avaient une chance de s’en tirer. À contrecœur, Berelain avait dû apprendre aux Zingara l’art désespérant de trier les blessés – par exemple, en fonction des efforts que demanderait la guérison de leurs plaies. Mieux valait sauver dix gars salement blessés que dépenser autant d’énergie, au minimum, sur un seul malheureux dont la vie ne tenait plus qu’à un fil.
Ce « cours » était un des pires moments de sa vie, et il le resterait…
Observant la colonne de Zingari, Berelain se mit en quête de tous les blessés qui portaient du blanc. Elle repéra plusieurs Fils de la Lumière, mais pas celui qu’elle cherchait.
Tant de souffrance…
Pour déplacer les éclopés, les Zingari ne pouvaient compter sur aucune aide. Au palais, tous les hommes valides, et presque toutes les femmes, étaient partis pour le champ de bataille avec le désir de se battre ou aider les réfugiés de Caemlyn à collecter des flèches.
Rosil déboula, ses vêtements constellés de taches de sang qu’elle semblait ne pas remarquer. Aussitôt, elle prit les nouveaux blessés en charge, sélectionnant ceux qui avaient besoin de soins plus qu’urgents. Manque de chance, les portes de la cuisine s’ouvrirent de nouveau, laissant passer un groupe d’Andoriens et d’Aiels en piteux état. Des pauvres types envoyés par les femmes de la Famille depuis un autre secteur du champ de bataille.
La suite tourna à la folie furieuse. Pour aider à installer les nouveaux pensionnaires, Berelain mobilisa tout son monde – les garçons d’écurie, les vieillards et même les enfants à partir de cinq ans.
Parmi les Aiels, seuls les plus gravement touchés venaient à Mayene. Les autres manifestaient une fâcheuse tendance à rester sur le front tant qu’ils pouvaient encore tenir une arme. En conséquence, parmi ces blessés-là, beaucoup étaient au-delà de toute assistance. Les accueillant dans un espace qu’elle n’avait pas, Berelain devait les regarder mourir dans d’atroces souffrances.
— C’est de la folie ! s’écria-t-elle soudain.
Ses mains étaient de nouveau rouges de sang, et il ne lui restait même pas un chiffon propre.
— Nous devons envoyer plus d’aide… Toi !
Berelain désigna un Aiel devenu aveugle. Un pansement sur les yeux, il était assis contre un mur.
— Toi, l’Aiel aveugle !
— Je me nomme Ronja…
— Ronja, oui… Ici, j’ai quelques gai’shain pour m’aider. Mais selon mon compte, il devrait y en avoir beaucoup plus. Sais-tu où ils sont ?
— Ils attendent l’issue de la bataille, afin de pouvoir servir les vainqueurs.
— Il faut aller les chercher. Nous avons besoin de tous les gens en état de se battre.
— Ils viendront peut-être ici pour t’aider avec les blessés, Berelain Paendrag. Mais ils ne se battront pas. Ce n’est pas dans leurs attributions.
— Je leur ferai entendre raison ! affirma la Première Dame. C’est l’Ultime Bataille !
— Ici, tu es une sorte de chef de tribu, dit l’Aiel avec un sourire, mais pas le Car’a’carn. Et même lui, il ne pourrait pas ordonner à ces gens de désobéir au ji’e’toh.
— Alors, qui le pourrait ?
La question surprit le guerrier.
— Personne. C’est impossible.
— Et les Matriarches ?
— Elles ne le feront pas. Jamais !
— Nous verrons bien…
Le sourire de Ronja s’élargit.
— Je crois qu’aucune femme et aucun homme non plus ne voudrait être l’objet de ton courroux, Berelain Paendrag. Mais si on me rendait mes yeux, je préférerais les perdre de nouveau plutôt que de voir des gai’shain se battre.
— Ils n’auront pas besoin de se battre, dans ce cas. Mais transporter les blessés, par exemple… Rosil, tu as vu ce nouveau groupe ?
La sœur épuisée hocha la tête. Au palais, on ne trouvait pas une seule Aes Sedai qui ne donnait pas le sentiment de devoir s’écrouler au prochain pas. Pour rester alerte, Berelain recourait à des herbes que Rosil, selon elle, n’approuverait pas.
Bien, elle ne servirait plus à rien ici. Autant aller voir les blessés rassemblés dans les diverses remises et les garde-manger. Ils avaient…
— Dame Berelain ? demanda une voix familière.
C’était celle de Kitan, une des servantes restées au palais pour contribuer aux soins.
— Tu dois venir voir quelque chose…
La frêle jeune femme prit sa reine par le bras.
Berelain soupira, mais elle se laissa entraîner. Quel désastre l’attendait encore ? Une autre bulle maléfique qui emprisonnait des blessés au milieu de murs qui n’existaient pas avant ? Une nouvelle pénurie de bandages ? Si c’était le cas, on pouvait douter qu’il y ait encore en ville un drap, une tapisserie ou une liquette qui n’aient pas déjà été transformés en pansements.
Kitan guida Berelain vers ses appartements, où on avait aussi installé des blessés. Entrant dans une des pièces, la Première Dame fut surprise d’être accueillie par un visage familier. Assise au chevet d’un blessé, Annoura portait une robe rouge rayé de gris. Sa natte tressée à la hâte jetée derrière son épaule, le teint terne, elle était presque méconnaissable.
Elle se leva en apercevant Berelain et s’inclina au risque de s’étaler, tant elle était à bout de forces.
Dans le lit, Galad Damodred reposait.
Berelain courut et se pencha sur le blessé. C’était bien lui, malgré la plaie qui lui barrait le visage. Il respirait encore, mais n’était pas conscient. Berelain voulut prendre sa main entre les siennes, mais elle découvrit qu’il n’avait plus qu’un moignon en guise de bras. Un chirurgien avait déjà cautérisé la plaie pour empêcher qu’il se vide de son sang.
Berelain prit l’autre main du jeune homme.
— Comment ? demanda-t-elle.
La main de Galad était toujours chaude. Quand elle avait entendu dire que Demandred se vantait d’avoir vaincu l’homme en blanc…
— Je te devais bien ça…, dit Annoura. J’ai trouvé Galad sur le champ de bataille, après que Demandred se fut vanté de son « exploit ». Pendant que le Rejeté affrontait un des hommes de la Tour Noire, j’ai exfiltré notre pauvre ami.
Annoura se rassit sur son tabouret et baissa la tête.
— Berelain, je n’ai pas pu le guérir. Toute ma puissance, je l’ai épuisée pour ouvrir le portail et te l’amener. Désolée.
— Ne t’en fais pas, c’est très bien, souffla la Première Dame. Kitan, va chercher une autre sœur. Annoura, après un peu de repos, tu te sentiras bien mieux. Merci.
L’Aes Sedai acquiesça. Quand elle ferma les yeux, Berelain fut surprise d’y voir perler des larmes.
— Annoura, que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tu ne devrais pas t’en faire pour ça, Berelain, répondit l’Aes Sedai en se levant. Nous l’apprenons toutes : ne pas canaliser quand on est trop fatiguée. Parce qu’il peut y avoir des… complications. Mais je devais ouvrir un portail pour amener cet homme ici…
Annoura se laissa retomber sur son tabouret. En fait, elle s’y écroula, parce qu’elle venait de perdre connaissance. Berelain bondit pour la soutenir et lui releva la tête. Alors, elle s’aperçut enfin que ce n’était pas la natte qui changeait l’apparence de la sœur. Le visage n’était plus le même. Semblant plus jeune, Annoura avait perdu l’intemporalité typique des Aes Sedai.
— Annoura, souffla Berelain, tu t’es carbonisée, n’est-ce pas ?
Inconsciente, l’Aes Sedai ne répondit pas.
Berelain en eut le cœur serré. Ces derniers temps, Annoura et elle avaient eu des différends, mais cette femme restait sa confidente et son amie. Après des années, les liens ne disparaissaient pas si facilement. Pauvre Annoura ! Si on en croyait les Aes Sedai, être carbonisée était un sort pire que la mort.
Berelain allongea la sœur sur un sofa, non loin du lit, puis étendit une couverture sur elle.
Qui sait ?… Elle pourra peut-être bénéficier d’une guérison…
Retournant près du lit, Berelain remit le tabouret sur ses pieds, s’assit et prit la main de Galad avec l’intention de la tenir un moment. Une brève pause…
La jeune femme ferma les yeux. Galad était vivant. Il avait dû payer un prix terrible, mais il ne mourrait pas.
Elle sursauta quand il parla.
— Comment suis-je arrivé ici ?
Berelain ouvrit les yeux et vit qu’il la regardait.
— Annoura… Elle t’a trouvé sur le champ de bataille.
— Mes blessures ?
— Une sœur viendra dès que possible… Ton avant-bras est perdu, mais on pourra effacer cette plaie, sur ton visage.
— Non, ce n’est qu’une entaille. La guérison, il faut la réserver à ceux qui risquent de mourir.
Galad semblait si fatigué. À peine conscient.
Berelain se mordit la lèvre, mais elle acquiesça.
— D’accord… Galad, la bataille se passe mal, je crois…
— Oui.
— Alors, il ne nous reste plus que l’espoir ?
Le jeune homme dégagea sa main et la glissa sous sa chemise. Quand une Aes Sedai s’occuperait de lui, il faudrait le déshabiller avant de le soigner. Pour le moment, on s’était simplement soucié de son moignon.
Galad soupira, se mit à trembler, et sa main glissa loin de sa chemise.
Avait-il voulu la retirer ?
— Espérer, répéta-t-il avant de perdre connaissance.
Rand pleurait.
Recroquevillé dans l’obscurité, il sanglotait alors que la Trame tissée avec des vies d’hommes et de femmes tourbillonnait devant lui.
Tant de vies, tant de fils coupés…
Tant de morts !
Il aurait dû pouvoir protéger les siens ! Pourquoi en était-il incapable ? Contre sa volonté, une liste de noms défila dans son esprit.
Ceux des gens morts pour lui… Au début, il n’y avait que des femmes, mais à présent, on y trouvait tous les êtres qu’il aurait dû sauver, et qu’il avait laissés mourir.
Alors que l’humanité se battait au champ de Merrilor et au mont Shayol Ghul, Rand était condamné à voir toutes les morts. Impossible de détourner le regard.
Le Ténébreux choisit cet instant pour lancer une attaque violente. La pression se fit de nouveau sentir, menaçant d’écrabouiller Rand. Incapable de bouger, il mobilisa toute sa détermination, sa force et son essence pour empêcher son adversaire de le déchiqueter.
En même temps, il voyait mourir des héros.
Davram Bashere, tué en menant une charge – et vite suivi dans la mort par sa femme. En le voyant tomber, Rand cria de terreur.
Un autre ami à pleurer.
Ce cher Hurin, si loyal, venait d’atteindre le sommet du plateau où Mat se battait quand un Trolloc lui transperça le torse.
Rand pleura pour lui. Fidèle parmi les fidèles, cet homme l’aurait suivi n’importe où.
Jori Congar gisait sous le corps d’un Trolloc. Saignant à mort, il appela au secours jusqu’à ce que le fil de son existence se coupe net.
Après avoir quitté les Promises, Enaila avait déposé une couronne de mariage aux pieds du guerrier Leiran. Et là, quatre Trollocs venaient de l’éventrer avec leur lance.
Rand pleura aussi pour elle.
Un autre fidèle, Karldin Manfor, déjà avec Rand au puits de Dumai, expira à l’exact moment où ses forces l’abandonnèrent, lui interdisant de canaliser le Pouvoir. Alors qu’il gisait sur le sol, épuisé, des Shariens fondirent sur lui et le lardèrent de coups de poignard. Son Aes Sedai, Beldeine, succomba quelques minutes plus tard.
Rand pleura pour les deux.
Puis pour Gareth Bryne, Siuan et Gawyn.
Tant de morts !
TU ES EN TRAIN DE PERDRE !
Rand se rencogna un peu plus dans l’obscurité. Que pouvait-il faire d’autre ? Son rêve – un monde sans le Ténébreux – aurait été en réalité un cauchemar. Ses bonnes intentions avaient fini par le trahir.
ABANDONNE, ADVERSAIRE ! POURQUOI CONTINUER À TE BATTRE ? RENDS-TOI ET PRENDS UN PEU DE REPOS.
La tentation fut très forte. Presque trop forte. Mais qu’en penserait Nynaeve ? Du coin de l’œil, Rand la voyait lutter pour sauver Alanna. Quelle honte éprouverait-elle, tout comme Moiraine, si elle découvrait que le Dragon Réincarné désirait baisser les bras ?
La douleur arracha un cri à Rand.
— Par pitié, que ça s’arrête !
C’EST POSSIBLE…
Rand se ramassa encore plus sur lui-même, tremblant de la tête aux pieds. Mais les cris retentissaient toujours à ses oreilles.
Des morts, des morts sans arrêt !
— Non, parvint-il à murmurer.
Résister, toujours… Résister pour rester digne.
TRÈS BIEN… J’AI ENCORE UNE CHOSE À TE MONTRER… UN AUTRE APERÇU DE CE QUI POURRAIT ÊTRE…
Une dernière fois, le Ténébreux tissa une virtualité.
Et absolument tout devint noir.
Taim fouetta Mishraile avec des flux d’Air.
— Revenez, bande de crétins ! Il ne faut pas perdre cette position !
L’Asha’man devenu un Seigneur de la Terreur obéit à son maître. Avec ses deux compagnons, il avança pour recommencer à combattre.
Fou de rage, Taim fit exploser une grosse pierre avec un petit flux de Pouvoir. Cette maudite Aes Sedai, minable chatte de gouttière s’il en était ! Comment avait-elle osé le dominer ?
— M’Hael, dit une voix très calme.
Taim ? Non, il devait penser à lui comme à M’Hael.
En attendant, il avança pour rejoindre la personne qui venait de l’appeler. Paniqué par ce qui lui arrivait, il avait Voyagé d’un bout à l’autre du plateau, se trouvant à présent au bord du versant sud-est. De là, Demandred dirigeait la bataille en cours sur la pente et semait la mort dans les rangs d’Andoriens, de Cairhieniens et d’Aiels qui résistaient encore au bord de la rivière.
Les Trollocs de Demandred contrôlaient désormais le corridor qui séparait le plateau et le marécage. Sans trêve, ils harcelaient les défenseurs campés près de la rivière asséchée. La victoire n’était plus qu’une question de temps…
L’armée de Shara, elle, se battait sur la partie nord-est du plateau. Au début, Taim s’était inquiété que Cauthon ait si vite réussi à bloquer l’avance de ces forces. Mais au fond, ça n’avait aucune importance. Un baroud d’honneur de ce fichu flambeur ! Contre les Shariens, il ne tiendrait pas indéfiniment.
La priorité, pour l’instant, était de détruire les Aes Sedai qui continuaient à se battre sur ce versant du plateau. La clé de la bataille était là !
M’Hael passa entre des Shariens bizarrement vêtus et tatoués qui lui jetèrent des regards soupçonneux. Au centre de ce groupe, Demandred était assis en tailleur. Respirant lentement, il avait les yeux fermés.
Son sa’angreal, à l’évidence, exigeait davantage de lui que la force dont on avait normalement besoin pour canaliser.
M’Hael pouvait-il tirer profit de ce phénomène ? Rester sous les ordres de quelqu’un le mettait hors de lui. Certes, il avait beaucoup appris de cet homme, mais Demandred, désormais, n’était plus apte au commandement. Non content de surprotéger les Shariens, il gaspillait son énergie à vouloir se venger d’al’Thor. Et la grande force de M’Hael, depuis toujours, était d’exploiter les faiblesses des autres.
— On m’a dit que tu as échoué, M’Hael, lâcha Demandred.
Au pied du plateau, sous leurs yeux, les Andoriens commençaient enfin à céder. Les Trollocs continuaient à chercher des points faibles dans leurs rangs, perçant les formations de piquiers un peu partout le long de la rivière. Animés par l’énergie du désespoir, la cavalerie lourde de la Légion et les cavaliers légers du Cairhien étaient sans cesse en mouvement, tentant en vain de repousser les Trollocs après qu’ils eurent débordé les piquiers.
Près du marécage, les Aiels tenaient toujours et les arbalétriers de la Légion, soutenant les piquiers, interdisaient encore aux assaillants de déborder les défenseurs par leur flanc droit. Mais la pression des Trollocs augmentait sans cesse, et les lignes d’Elayne reculaient régulièrement sur le sol du Shienar.
— M’Hael ? fit Demandred en ouvrant les yeux.
Un antique regard ! Refusant de se laisser intimider, M’Hael le soutint.
— Dis-moi comment tu as échoué.
— La maudite Aes Sedai ! Cette chienne détient un sa’angreal très puissant. J’ai failli la vaincre, mais le Vrai Pouvoir m’a abandonné.
— Si tu as le droit d’en canaliser si peu, fit Demandred en refermant les yeux, c’est pour une très bonne raison. Quand on le maîtrise mal, le Vrai Pouvoir est hautement imprévisible.
M’Hael ne fit aucun commentaire. Il s’entraînerait à manier le Vrai Pouvoir et découvrirait tous ses secrets. Vieux et lents, les autres Rejetés ne feraient pas le poids. Bientôt, la jeune garde prendrait la relève.
Lentement, Demandred se leva. En le voyant, on eût dit qu’un énorme rocher venait de changer de position.
— Tu vas y retourner et la tuer, M’Hael ! Son Champion, je l’ai déjà abattu. Elle devrait être sans défense.
— Le sa’angreal…
Demandred brandit son étrange sceptre.
Était-ce une sorte d’épreuve ? Un tel pouvoir ! Quand il l’utilisait, une incroyable puissance émanait de Demandred.
— Elle a un sa’angreal, selon toi. Eh bien, tu en auras un aussi ! Si je te prête Sakarnen, c’est pour que tu n’aies plus d’excuses en cas de fiasco. Réussis ou meurs, M’Hael ! Prouve que tu mérites ta place parmi les Élus.
M’Hael s’humecta les lèvres.
— Et si le Dragon Réincarné vient enfin à toi ?
Demandred éclata de rire.
— Tu crois que j’utiliserais cet artefact pour le combattre ? Qu’est-ce que ça prouverait ? Si je veux démontrer ma supériorité, le duel devra se dérouler à armes égales. Selon toute probabilité, il ne pourra pas utiliser Callandor en sécurité, et, tel un crétin, il a détruit les Choedan Kal. Cela dit, il viendra, et je l’affronterai sans aide, afin d’attester que je suis le vrai maître de ce monde.
Nous voilà mal partis, pensa Taim. Il est fou à lier, c’est ça ?
Comme il était étrange de sonder le regard de cet homme, qui semblait tellement lucide, et d’entendre de telles inepties sortir de ses lèvres. Quand Demandred avait contacté M’Hael, lui offrant une chance de servir le Grand Seigneur, il n’était pas dans cet état pitoyable. Arrogant, certes, mais tous les Élus avaient ce défaut. Cela dit, l’obsession de tuer al’Thor de sa main brûlait déjà en lui tel un incendie qui dévaste tout.
Là, c’était… différent. Vivre à Shara avait transformé cet homme. Pas en bien, à l’évidence. Puis était arrivée l’apothéose ! Quel individu sensé aurait remis à un rival un sa’angreal si redoutable ?
Pas un seul, songea M’Hael en s’emparant de l’artefact. Demandred, te tuer reviendrait à achever un cheval qui a trois jambes cassées. Quel dommage… En toi, je voyais un rival que j’espérais vaincre…
Demandred se détourna. Puisant du Pouvoir par l’intermédiaire de Sakarnen, M’Hael se gorgea de saidin. Ce qu’il éprouva ensuite le grisa. Avec ce sa’angreal, il deviendrait un géant à qui plus rien ne résisterait. Renverser des montagnes ou détruire des armées – un jeu d’enfant pour lui.
M’Hael n’avait plus qu’une envie : tisser ces flux et en finir avec le dément.
— Mais fais attention, dit soudain Demandred, sa voix ridiculement faible, comme les couinements d’une souris. N’essaie pas de canaliser contre moi en utilisant cet artefact. Sakarnen, je l’ai lié à moi. Si tu tentes de me nuire avec, il t’éjectera de la Trame.
Était-ce un mensonge ? Pouvait-on vraiment associer un individu et un sa’angreal ? Taim l’ignorait. Pensif, il baissa l’artefact, dépité et amer, même si le Pouvoir circulait en lui comme jamais.
— M’Hael, je ne suis pas idiot. Ne compte pas sur moi pour te fournir la corde avec laquelle tu me pendras. À présent, file et exécute tes ordres ! Dans toute cette affaire, tu es mon serviteur – la main qui tient ma hache afin d’abattre l’arbre que je vise. Pour tuer la Chaire d’Amyrlin, recours aux Torrents de Feu. On nous a fait jurer de l’abattre, et pour une fois, nous tiendrons parole. Afin que nous puissions le remodeler selon notre image, ce monde doit être détissé.
M’Hael eut un rictus, mais il ne dit rien. Alors qu’il ouvrait un portail, il se jura de détruire la Chaire d’Amyrlin. Ensuite…
Ensuite, il déciderait de ce qu’il convenait de faire de Demandred.
Folle de frustration, Elayne regardait ses formations de piquiers reculer régulièrement.
À force de palabres, Birgitte avait réussi à la convaincre de ne pas rester à proximité des combats – la percée des Trollocs risquait de se produire très brusquement –, mais ça ne lui convenait pas vraiment.
S’étant repliée jusqu’aux ruines, la reine ne risquait quasiment rien. Cela dit, un double cercle de gardes – masculins et féminins, bien sûr – la protégeait, la plupart occupés à manger et à se reposer entre deux massacres.
Elayne n’avait pas fait hisser son étendard, mais elle avait chargé des messagers d’informer ses généraux qu’elle n’avait pas encore quitté ce monde. Même si elle avait tenté de mener le combat contre les Trollocs à la tête de ses hommes, ça n’avait pas suffi. Et son armée faiblissait à chaque minute…
— Birgitte, nous devons y retourner. Les soldats ont besoin de me voir !
— Je doute que ta présence change quelque chose, dit l’archère. Les piquiers ne peuvent pas tenir s’ils sont pris en tenaille entre les Trollocs et les Ayyad. Je…
— Quoi ? Je t’écoute !
— Je jurerais avoir vécu une situation semblable…
Elayne serra les dents. Elle compatissait aux pertes de mémoire de sa Championne, mais s’il n’y avait eu que ça comme drame ! En ce jour, des milliers d’Andoriens mouraient.
Sur le front, les réfugiés de Caemlyn sillonnaient toujours le terrain pour trouver des blessés ou des flèches. Plusieurs groupes approchèrent des gardes d’Elayne et leur posèrent des questions sur la tournure des événements.
Elayne était pleine d’admiration face à tant de ténacité. Si la capitale était détruite, une autre sortirait bientôt de terre. Véritable cœur battant de Caemlyn, ses habitants ne renonceraient pas si aisément.
Une autre lance de Lumière s’abattit sur le champ de bataille, tuant des hommes et dispersant les piquiers. Sur la partie la plus éloignée du plateau, des sœurs se battaient héroïquement. Elayne voyait les éclairs qui zébraient le ciel nocturne, et ça lui en apprenait autant qu’un long rapport.
Devait-elle rejoindre ces sœurs ? Ici, elle n’avait pas été un assez bon chef pour sauver les soldats, mais elle avait su les rassurer et ranimer leur flamme.
— J’ai peur pour notre armée, dit Birgitte. Je crois que nous avons perdu.
— C’est impossible, parce que dans ce cas, nous aurions tout perdu. Je refuse d’accepter la défaite. Allez, on y retourne ! Que Demandred tente donc de nous abattre ! S’ils me voient, les soldats auront peut-être un sursaut d’énergie…
Non loin de là, un groupe de réfugiés de Caemlyn attaqua soudain les Gardes de la Reine.
Elayne lâcha un juron, fit volter Ombre de Lune et s’unit à la Source. Les gens qu’elle avait pris pour des réfugiés portaient une cotte de mailles sous leurs vêtements crottés. Contre ses gardes, ils frappaient avec des haches et des épées.
Pas des réfugiés, mais des mercenaires !
— Trahison ! cria Birgitte. (Levant son arc, elle tira et transperça la gorge d’un des félons.) Aux armes !
— Ce n’est pas une trahison, dit Elayne en foudroyant trois hommes d’un seul coup. Ces gens ne sont pas avec nous ! Il faut toujours se méfier des voleurs déguisés en mendiants…
Un autre groupe de faux réfugiés fondait sur les gardes. Ces tueurs étaient partout à la fois. Alors que tout le monde se concentrait sur la bataille, dans le lointain, ils s’étaient approchés furtivement.
Voyant débouler une autre bande de mercenaires, Elayne tissa du saidar pour leur montrer qu’il fallait être fou pour s’en prendre à une Aes Sedai. Pour ça, elle eut recours à un puissant poing d’Air.
Quand il percuta un des hommes qui fondaient sur elle, le tissage… se désintégra. Mesurant le danger, Elayne voulut faire volter sa monture, mais un des types plongea et enfonça sa lame dans le cou d’Ombre de Lune.
La jument se cabra et hennit de douleur. Alors qu’elle glissait de sa selle, paniquée pour ses bébés, Elayne vit que tous ses gardes ferraillaient contre les agresseurs.
Des mains sans douceur la saisirent par les épaules et la plaquèrent au sol. Puis un objet argenté brilla dans la nuit. Une tête de renard ! D’autres mains pressèrent ce médaillon sur sa peau, au-dessus de ses seins. Le métal, constata-t-elle, était glacé.
— Bonjour, ma reine, dit Mellar en s’agenouillant à côté de sa prisonnière.
L’ancien Garde Royal – celui que tant de gens prenaient encore pour le père de ses enfants – baissa les yeux sur elle.
— Te retrouver n’a pas été facile…
Elayne cracha au visage du sale type, mais il fut trop rapide, et reçut l’offense sur son bras. Souriant, il se leva, laissant la reine entre les mains de deux mercenaires.
Même si quelques-uns résistaient encore, la plupart des protecteurs d’Elayne étaient morts.
Mellar tourna la tête vers les deux hommes qui approchaient, tirant Birgitte. Pour qu’elle cesse de se débattre, un troisième vint à la rescousse de ses camarades.
Mellar dégaina son épée, regarda un moment la lame, comme s’il tentait d’y contempler son reflet, puis il l’enfonça dans le ventre de l’archère.
Avec un gémissement, Birgitte tomba à genoux. D’un revers de sa lame, Mellar la décapita net.
Tandis que le corps de sa Championne basculait en avant, un jet de sang fusant de son cou, Elayne se sentit tétanisée, comme s’il lui était impossible de réagir ou de penser.
Le lien disparut, aussitôt remplacé par une incroyable souffrance.
— J’avais envie de faire ça depuis longtemps, dit Mellar. Par le sang et les cendres, qu’est-ce que c’est agréable !
Birgitte…
La Championne d’Elayne était morte – tuée par un sale type. Ce cœur dur mais généreux, cette loyauté indéfectible, tout ça perdu à jamais. Face à un tel deuil, qui aurait pu avoir les idées claires ?
Mellar flanqua un coup de pied dans le cadavre de l’archère, puis il tourna la tête vers un cavalier qui approchait, une dépouille derrière sa selle. L’homme portait un uniforme andorien, et le corps au visage caché avait les cheveux blonds. Qui que soit cette pauvre femme, elle portait exactement la même robe qu’Elayne.
Oh, non !
— Allez ! ordonna Mellar.
L’homme s’éloigna, des faux Gardes de la Reine faisant cercle autour de lui. Celui qui brandissait l’étendard d’Elayne beugla.
— La reine est morte ! Oui, la reine n’est plus !
Mellar se tourna vers la jeune souveraine.
— Tes soldats se battent encore. Mais cette nouvelle leur brisera le moral. Quant à toi… Eh bien, on dirait que le Grand Seigneur s’intéresse à tes rejetons. En tout cas, on m’a ordonné de les emmener au mont Shayol Ghul. Mais il me vient à l’esprit que tu n’as pas besoin d’être avec eux. (Mellar regarda un de ses compagnons.) Tu peux m’arranger ça ?
Le type s’agenouilla près d’Elayne et lui posa les mains sur le ventre. Ses bébés étant menacés, la jeune femme sortit de sa léthargie et frissonna de terreur.
— Elle est encore loin du terme, dit l’homme. Si tu les sors de force, je réussirai probablement à garder les mioches en vie. Ce sera difficile, car ils sont à peine arrivés à six mois. Mais avec le tissage que m’a montré l’Élu, eh bien, je devrais pouvoir les préserver une heure. Cela dit, pour les conduire au mont Shayol Ghul, tu devras les amener à M’Hael. Là-bas, les portails normaux ne fonctionnent plus…
Mellar rengaina son épée et tira un coutelas de sa ceinture.
— Ça me va très bien… Les bébés, on les enverra là-bas, selon les ordres du Grand Seigneur. Toi, Majesté… tu es à moi.
Elayne se débattit, mais les hommes qui la tenaient étaient bien trop forts pour elle. Quant au saidar, le médaillon avait le même effet que de la fourche-racine. Tentant de s’unir au saidin, elle n’aurait pas eu moins de chances de réussir.
— Non ! cria-t-elle alors que Mellar s’agenouillait près d’elle. Non !
— Excellent, fit l’ancien officier. J’espérais que tu crierais comme ça.
Rien.
Rand voulut pivoter sur lui-même – en vain, car il n’avait ni forme ni substance.
Rien.
Il voulut parler, mais comment faire quand on n’avait pas de bouche ? En pensant les mots, il parvint pourtant à s’exprimer.
SHAI’TAN, QUEL EST CE MONDE ?
NOTRE PACTE… LE RÉSULTAT DE NOTRE ARRANGEMENT, ADVERSAIRE.
NOTRE ARRANGEMENT, C’EST LE NÉANT ABSOLU ?
OUI.
Rand comprit enfin. Le Ténébreux lui proposait un marché. Et celui-là, il pouvait l’accepter. Le néant, pourquoi pas ? Tous deux, ils se battaient avec l’avenir du monde pour enjeu. Rand militait pour la paix, la gloire et l’amour. Le Ténébreux recherchait l’exact contraire. La guerre, l’indignité, la haine…
Cette solution était en somme un compromis entre les deux aspirations. Le Ténébreux acceptant de ne pas refabriquer la Roue pour qu’elle serve ses sombres objectifs, l’humanité ne serait pas réduite en esclavage, et aucun monde sans amour ne verrait le jour.
Parce qu’il n’y aurait plus de monde du tout.
C’EST CE QUE TU AS PROMIS À ELAN, dit Rand. LA FIN DE SON EXISTENCE.
JE T’OFFRE LA MÊME CHOSE, ADVERSAIRE. AINSI QU’À TOUTE L’HUMANITÉ. TU VEUX LA PAIX ? JE T’EN FAIS CADEAU. LA PAIX DU VIDE À LAQUELLE TU ASPIRES SI SOUVENT. JE TE DONNE LE RIEN, ET EN MÊME TEMPS LE TOUT.
Rand ne rejeta pas immédiatement cette offre. Au contraire, il la considéra, la passant en revue dans son esprit. Plus de douleur. Plus de souffrance. Aucun fardeau à porter.
Une fin ! N’était-ce pas ce qu’il avait désiré ? Un moyen de mettre un terme aux cycles du temps ?
NON, dit-il, LA FIN DE LA VIE, CE N’EST PAS LA PAIX. CE CHOIX, JE L’AI DÉJÀ FAIT AVANT. NOUS ALLONS CONTINUER.
La pression du Ténébreux se fit de nouveau forte, menaçant de le déchiqueter.
TU N’AURAS PAS DE SECONDE CHANCE…
— Avec toi, je n’en attendais pas, dit Rand alors qu’il retrouvait son corps.
La dernière virtualité se dissipa.
Alors, le vrai calvaire commença.
Pendant que les officiers, une lanterne à la main, passaient les rangs en revue pour préparer les hommes, Min attendait avec les forces seanchaniennes. Loin d’être retournée à Ebou Dar, l’armée de l’Empire avait Voyagé jusqu’à une vaste plaine que la compagne de Rand ne connaissait pas. Ici, les arbres arboraient une écorce bizarre et de larges feuilles. D’ailleurs, étaient-ce vraiment des arbres, ou plutôt de très grands arbustes ? C’était dur à dire, parce que toute cette végétation semblait fanée, comme si elle n’avait plus vu une goutte d’eau depuis des semaines. Pour passer le temps, Min essaya d’imaginer à quoi ressemblait ce paysage quand il était en bonne santé.
L’air charriait des odeurs différentes – de plantes inconnues et d’eau de mer, aurait-on dit.
Prêts à se mettre en marche, les Seanchaniens attendaient en formation, un homme sur quatre portant une lanterne – pour l’instant, une sur dix seulement était allumée. Même avec des portails, déplacer une armée demandait du temps, mais Fortuona disposait de centaines de damane. La « retraite » avait été rapidement exécutée, et le « retour » serait probablement aussi rapide.
Si Fortuona décidait de retourner au champ de Merrilor… À la lumière bleue d’étranges lanternes, l’Impératrice trônait sur son palanquin, hissé pour l’occasion sur une colonne. Oui, une colonne d’un blanc immaculé de quelque six pieds de haut qui se dressait au sommet d’un tertre. Assise sur un siège, près de la colonne, Min entendait en direct tous les rapports.
— La bataille ne se déroule pas bien pour le Prince des Corbeaux, dit le général Galgan.
En présence de Fortuona, il s’adressait à ses officiers, qui pourraient ainsi lui répondre sans devoir passer par le protocole requis pour parler à l’Impératrice.
— Il vient de nous demander d’intervenir, continua le général. Pour moi, il a attendu trop longtemps.
— J’hésite à parler ainsi, fit Yulan, parce que la sagesse de l’Impératrice est infinie. Pourtant, je ne me fie pas au Prince des Corbeaux. Il est le consort de l’Impératrice, et à l’évidence, il se révèle parfait pour ce rôle. Sur un champ de bataille, cependant, sa témérité le perdra. À se demander s’il n’est pas dépassé par les événements.
— Je suis sûr qu’il a un plan, dit Beslan. Il faut faire confiance à Mat. Ce n’est pas une tête brûlée.
— Il m’a impressionné, je l’avoue, fit Galgan. Les augures semblaient le favoriser.
— Il est en train de perdre, général ! insista Yulan. Une véritable déroute. Pour un homme, les augures peuvent changer très vite – exactement comme la bonne fortune, pour une nation.
Min plissa les yeux et les riva sur le petit général de l’air, qui arborait désormais de la laque sur les deux derniers doigts de chaque main. Depuis qu’il avait commandé la magistrale attaque sur Tar Valon, Fortuona le tenait en très haute estime. Des symboles et des augures tournaient autour de sa tête, comme c’était le cas pour Galgan et pour Beslan.
Lumière ! pensa Min. Suis-je en train de penser à des « augures », à la manière de Fortuona ? Il faut que je parte très loin de ces fous…
— Pour moi, reprit Yulan, le Prince considère cette bataille comme un jeu, et il a tort. Même si ses premiers paris étaient bons, il est allé trop loin. Combien de fois a-t-on vu un joueur de dactolk passer pour un génie, accumulant les coups gagnés, alors que seule la chance expliquait ses succès ? Au début, le Prince triomphait – à présent, nous voyons combien il est dangereux de flamber ainsi.
Yulan inclina la tête à l’intention de l’Impératrice. Celle-ci ne manifestant aucune désapprobation, il se sentait encouragé à continuer.
— J’ai entendu des rumeurs au sujet du Prince, fit Galgan.
— Mat est un flambeur, c’est vrai, intervint Beslan. Mais incroyablement doué. Il gagne à tous les coups. Général, vous devez aller l’aider.
Yulan secoua vigoureusement la tête.
— L’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – nous a retirés du champ de bataille pour de très bonnes raisons. S’il a été incapable de protéger son poste de commandement, le Prince ne contrôlera pas une pareille bataille.
De plus en plus audacieux…
Pensif, Galgan se massa le menton et regarda une femme officier. Sur Tylee, Min ne savait pas grand-chose, car elle ne parlait jamais lors de ces réunions. Les épaules larges, les cheveux grisonnants et la peau noire, cette guerrière donnait une incroyable impression de force. Général de bannière, elle avait mené ses hommes au combat à de nombreuses reprises, comme le prouvaient ses cicatrices.
— Les gens de ce continent se battent mieux que je l’aurais cru, dit-elle. J’ai ferraillé aux côtés des soldats de Cauthon, et ils vous surprendraient, général. Humblement, je propose que nous retournions nous battre.
— Est-il dans l’intérêt de l’Empire d’agir ainsi ? demanda Yulan. Ici, la résistance de Cauthon affaiblira les Ténèbres. Ensuite, il y aura la longue marche du champ de Merrilor à Ebou Dar. Sans parler des attaques aériennes que nous pourrons lancer en chemin. La victoire finale, voilà notre objectif ! En revanche, on pourrait charger des damane d’aller chercher le Prince et de nous l’amener. Il s’est bien battu, mais pour lui, tout est perdu. Hélas, en ce qui concerne ses armées, nous serons impuissants. Un massacre…
Le front plissé, Min se pencha en avant. Une des images, autour de la tête de Yulan, lui semblait bizarre. Une chaîne ! Pourquoi une chaîne ?
Parce qu’il est prisonnier… Quelqu’un joue de lui comme d’un instrument.
Mat redoutait qu’il y ait un espion dans le cercle du pouvoir. Min en eut les sangs glacés.
— L’Impératrice – puisse-t-elle vivre éternellement – a pris sa décision, annonça Galgan. Nous retournons sur le champ de bataille. Sauf si, dans sa grande sagesse, elle a changé d’avis.
Galgan se tourna vers Fortuona et l’interrogea du regard.
Le véritable espion est capable de canaliser, comprit soudain Min. Yulan est simplement placé sous une coercition.
Mais qui tirait ses ficelles ? Une sœur de l’Ajah Noir ? Une damane vendue aux Ténèbres ? Un Seigneur de la Terreur ?
Quoi qu’il en soit, cet espion devait se déguiser grâce à un tissage. Dans ce cas, comment Min pouvait-elle le démasquer ?
Les images… Les Aes Sedai et les autres adeptes du Pouvoir avaient toujours des images liées à eux. Toujours ! Min pourrait-elle y trouver un indice ? D’instinct, elle savait que la chaîne de Yulan le signalait comme une victime. Une marionnette, pas le véritable coupable.
Min passa en revue les généraux et les nobles. Elle trouva beaucoup de symboles autour d’eux, comme c’était souvent le cas avec des gens pareils. Comment repérer une image qui sorte de l’ordinaire ? Sondant l’assistance, Min eut le souffle coupé quand elle remarqua qu’un des so’jhin – une jeune femme aux joues constellées de taches de rousseur – avait un grand cercle d’images autour de la tête.
Cette femme, Min ne l’avait jamais vue. Servait-elle auprès de Fortuona depuis toujours ? Si elle l’avait déjà aperçue, Min aurait sans nul doute remarqué son abondance de symboles. À part les personnes capables de canaliser, les Champions et les ta’veren, très peu de gens avaient tant de symboles dans leur aura. Cela dit, Min n’avait jamais particulièrement observé les domestiques.
C’était bien pour ça qu’il n’y avait pas de meilleure couverture ! Détournant les yeux pour ne pas éveiller l’attention de la femme, Min réfléchit à ce qu’elle devait faire. Son instinct lui soufflait de sortir un couteau et de le lancer. Si cette so’jhin était un Seigneur de la Terreur – ou une Rejetée –, frapper la première serait peut-être la seule chance de vaincre.
Mais il restait une possibilité que la servante soit innocente. Après mûre réflexion, Min se leva de son siège. Devant cette offense au protocole, plusieurs membres du Sang murmurèrent d’indignation, mais elle les ignora superbement. Grimpant sur les accoudoirs, elle se tint en équilibre pour être à la hauteur de Tuon.
Puis elle se pencha et lui parla à l’oreille.
— Mat demande qu’on le rejoigne. Pendant combien de temps va-t-on discutailler avant de le faire ?
— Jusqu’à ce que je sois sûre que c’est bon pour mon empire.
— C’est ton mari !
— La vie d’un homme n’est rien comparée à celle de milliers d’autres, souffla Tuon. (Mais elle semblait sincèrement troublée.) Si la bataille est aussi mal engagée que le disent les éclaireurs de Yulan…
— Tu m’as nommée Voix de la Vérité, rappela Min. Qu’est-ce que ça signifie, exactement ?
— Ton devoir est de me reprendre en public, si je me trompe ou fais quelque chose de mal. Mais tu n’as pas beaucoup d’expérience à ce poste. Il serait préférable que tu restes prudente jusqu’à ce que je…
Min se tourna pour faire face à l’assistance.
— Voix de la Vérité de l’Impératrice Fortuona, je vais dire… la vérité ! Elle veut abandonner les armées de l’humanité, et préserver ses troupes en des temps de grand péril. Sa fierté provoquera la fin de toute vie, partout en ce monde.
Les membres du Sang en restèrent bouche bée.
— Ce n’est pas si simple, jeune femme, dit Galgan.
Aux regards que lui jetèrent les autres, contredire la Voix de la Vérité ne devait pas être dans ses attributions. Il continua quand même.
— La situation est compliquée.
— Je serais plus compréhensive, lâcha Min, si je ne savais pas qu’il y a parmi nous une espionne des Ténèbres.
La so’jhin aux taches de rousseur leva vivement les yeux.
Je te tiens ! jubila Min.
Puis elle désigna le général Yulan.
— Abaldar Yulan, je te dénonce ! Des augures m’ont montré que tu n’agis pas pour servir les intérêts de l’Empire.
La véritable espionne se détendit, arrachant l’ombre d’un sourire à Min. Très bien, tout ça !
Alors que Yulan s’indignait de ces accusations, Min tira un couteau de sa manche et le lança sur la traîtresse.
L’arme fendit l’air en tournant sur elle-même, mais elle s’immobilisa en plein vol avant de toucher sa cible.
Les damane et les sul’dam présentes en crièrent de surprise. L’espionne foudroya Min du regard, puis elle ouvrit un portail et plongea dedans. Des tissages fondirent sur elle, mais elle eut disparu avant que la majorité des gens ait compris ce qui se passait.
— Je suis navrée, Yulan, dit Min, mais vous êtes victime d’une coercition. Fortuona, il est clair que les Ténèbres font tout pour nous garder éloignés de la bataille. Sachant cela, resteras-tu indécise ?
Min sonda le regard de Tuon.
— Tu es très bonne à ces jeux, souffla l’Impératrice, glaciale. Dire que je m’inquiétais pour ta sécurité, après t’avoir admise à ma cour. J’aurais plutôt dû m’en faire pour la mienne. (Tuon eut un discret soupir.) J’imagine que tu me donnes l’occasion – à moins que tu m’y obliges – de faire ce que me dictait mon cœur, que ce soit sage ou non. (Elle se leva.) Général Galgan, donne l’ordre du départ. Nous retournons au champ de Merrilor.
Egwene tissa de la Terre puis détruisit les rochers derrière lesquels se cachaient les Ayyad. Les autres sœurs l’imitèrent, bombardant la zone de flux. Leurs cibles moururent sous ce déluge de feu et d’éclairs.
Le versant était tellement jonché de débris et constellé de trous qu’on eût dit les ruines d’une ville après un terrible tremblement de terre. Il faisait encore nuit, et les sœurs se battaient… Combien de temps s’était écoulé depuis la mort de Gawyn ? Des heures et des heures…
Egwene canalisa de plus belle, refusant que le souvenir de son deuil la paralyse. Au fil des heures, ses Aes Sedai et les Ayyad s’étaient étripés sur tout le versant occidental du plateau.
À un moment, la Tour Blanche avait semblé sur le point de gagner. Mais depuis peu, des sœurs toujours plus nombreuses s’écroulaient, mortes de fatigue ou peut-être même carbonisées.
Un nouveau groupe d’Ayyad approchait déjà, Egwene les sentant canaliser bien avant de les voir.
— Déviez leurs tissages ! cria-t-elle. À moi l’attaque et à vous la défense !
D’autres sœurs répercutèrent cet ordre le long du front. Désormais, elles ne se battaient plus par petits groupes, mais flanquaient leur Chaire d’Amyrlin, leur visage sans âge concentré comme jamais. Incapables de les protéger autrement, les Champions leur faisaient un bouclier de leur corps.
Egwene sentit que Leilwin approchait dans son dos. Depuis sa nomination, elle prenait son devoir très au sérieux. Lors de l’Ultime Bataille, une Seanchanienne, Championne d’Egwene ? Et pourquoi pas ?
Autour des sœurs, le monde se désagrégeait. Pour en avoir la preuve, il suffisait de regarder les fissures, aux pieds d’Egwene. Désormais, l’obscurité sur laquelle elles donnaient ne se dissipait plus. Dans ce secteur, on avait trop recouru aux Torrents de Feu.
Egwene tissa une sorte de mur de flammes et le propulsa sur ses adversaires. Sur le passage de son attaque, des Ayyad s’embrasèrent, rapidement réduits à des petits tas de restes fumants. Alors que le sol devenait noir, les Ayyad se regroupèrent pour repousser ce tissage. Ils réussirent, mais Egwene profita de l’occasion pour en tuer plusieurs autres.
Sachant que ses sœurs se chargeaient de dévier ou de détruire les ripostes, la Chaire d’Amyrlin mobilisa ses forces pour générer un autre mur de flammes.
Si fatiguée, dit une petite voix dans sa tête. Egwene, tu es épuisée. Ça devient dangereux.
Leilwin tituba sur le sol éventré, mais elle rejoignit son Aes Sedai.
— J’ai des nouvelles, mère…, dit-elle avec son accent traînant. Les Asha’man ont récupéré les sceaux et leur chef les a sur lui.
Egwene en soupira de soulagement. Changeant de tactique, elle tissa des colonnes de Feu, cette fois, dont la lueur éclaira le sol dévasté, autour des Aes Sedai. Les fissures provoquées par M’Hael avaient de quoi inquiéter.
La jeune dirigeante se lança dans un nouveau tissage, puis elle s’interrompit. Quelque chose n’allait pas.
Egwene pivota sur elle-même à l’instant où des Torrents de Feu – un véritable raz-de-marée, cette fois – balayèrent la ligne de sœurs et en tuèrent une dizaine. Des explosions suivirent, comme venues de nulle part, et d’autres femmes moururent en moins d’une seconde.
Les Torrents de Feu ont brûlé des femmes qui venaient de neutraliser des tissages adverses mortels… Mais ces malheureuses ont été éjectées de la Trame avant d’avoir canalisé pour nous défendre. Donc, elles n’auront pas arrêté les attaques…
Dans la Trame, les Torrents de Feu avaient des conséquences rétroactives.
Une série d’événements catastrophiques… Les Ayyad tués étaient de nouveau vivants, et ils chargeaient avec la même rage – les hommes en rampant sur le sol en pente comme des chiens, les femmes par petits groupes de cinq ou six. Par petits cercles, aurait-il été plus précis de dire.
Egwene tenta de repérer la source des Torrents de Feu. Elle n’en avait jamais vu en une telle masse – si puissante que l’effet rétroactif devait s’étaler sur des heures.
Enfin, Egwene aperçut M’Hael, l’air crépitant autour de lui. À ses pieds, des tentacules noirs qui rappelaient de la mousse ou du lichen jaillissaient des crevasses. À croire qu’une maladie se répandait à toute vitesse. Un néant qui détruirait le monde entier…
Une autre salve de feu liquide blanc percuta le sol, juste devant des sœurs, rebondit et les embrasa, leur silhouette se désintégrant en un clin d’œil.
L’air lui-même semblait se briser sous le déferlement de puissance de M’Hael. La tempête qui se déchaînait un peu avant revint à la charge, encore plus forte.
— Je croyais t’avoir appris à courir ! fit Egwene.
Elle se redressa de toute sa hauteur et se concentra. À ses pieds, le sol menaçait de s’ouvrir sur un abîme de néant.
Dans ces trous, elle sentait le vide absolu ! Alors qu’elle se préparait à riposter, un nouveau jet de Torrents de Feu balaya le champ de bataille, tuant des femmes qu’elle chérissait.
Déséquilibrée par l’onde de choc, Egwene s’écroula.
L’attaque des Ayyad submergea les sœurs de la Tour Blanche. En criant de terreur, elles s’éparpillèrent, en quête d’un endroit sûr.
Les fissures s’élargirent. À croire que le sommet du plateau venait d’être percuté par un marteau géant.
Les Torrents de Feu ! Egwene devait en générer aussi. C’était la seule façon de combattre à la loyale.
Redressée sur les genoux, la Chaire d’Amyrlin, le cœur serré, commença à générer les tissages interdits.
Non !
Entrer dans ce jeu-là accélérerait la destruction du monde.
Alors, que faire ?
« Ce n’est qu’un tissage, Egwene. »
Les mots de Perrin, quand ils s’étaient rencontrés dans le Monde des Rêves. Sans effort, le mari de Faile avait empêché un tissage mortel de le toucher. Pourtant, ça n’avait pas été « qu’un tissage ». Aucune arme n’aurait pu être plus dévastatrice que celle-là. Il n’existait rien de comparable.
Si fatiguée… Après une courte pause, Egwene sentait encore plus son épuisement. Au plus profond d’elle-même, le chagrin dû à la mort de Gawyn se réveillait.
— Mère ! cria Leilwin.
Elle prit Egwene par l’épaule et la secoua.
— Mère, nous devons partir. Les Aes Sedai se sont repliées, et les Shariens approchent.
En tête de la charge, un sceptre dans une main et l’autre braquée sur Egwene, M’Hael distingua enfin sa proie. Bien entendu, il commença aussitôt à canaliser.
Que se passerait-il si ses Torrents de Feu tuaient Egwene ?
Les deux dernières heures n’auraient pas existé. Le regroupement des Aes Sedai, les dizaines d’Ayyad tués…
Ce n’est qu’un tissage…
Mais aucun autre ne lui ressemblait.
Ce n’est pas normal… Toutes les pièces ont deux côtés. Le Pouvoir, lui, a deux moitiés. Le chaud et le froid, le jour et l’obscurité, un homme et une femme… Si un tissage existe, il doit être l’image inversée de son modèle.
M’Hael déchaîna ses Torrents de Feu et Egwene fit… quelque chose. En fait, le tissage qu’elle avait essayé plus tôt contre les fissures, mais à bien plus grande échelle. Un ensemble de flux majestueux et merveilleux où se mêlaient les Cinq Pouvoirs. Dès que ce flot de lumière blanche se fut formé devant elle, elle cria et le propulsa à la rencontre des Torrents de Feu de M’Hael.
La riposte d’Egwene percuta le centre du tissage de son adversaire. Comme de l’eau glacée et de l’eau bouillante qui se transforment en eau tiède quand on les mélange, les deux forces commencèrent par se neutraliser. Puis un incroyable éclair jaillit, aveuglant Egwene – mais elle put sentir ce qu’elle avait fait.
Comme si elle venait de renforcer la Trame, les fissures cessèrent de s’étendre et quelque chose s’infiltra en elles – une sorte de force stabilisatrice. Une excroissance, semblable à la croûte qui se forme sur une plaie. Pas une réparation parfaite, mais une espèce d’emplâtre.
Egwene cria et réussit à se relever. Pas question d’affronter cet homme à genoux. Puisant chaque goutte de Pouvoir qu’elle était encore à même d’absorber, elle frappa le Rejeté avec toute la furie d’une Chaire d’Amyrlin.
Alors que le sol se fissurait aux pieds de M’Hael, celui que foulait Egwene redevint normal. Incapable de dire ce qu’elle tissait exactement, elle supposa que c’était bel et bien l’opposé des Torrents de Feu.
Un incendie qui réparait et rebâtissait. Un feu d’artifice de Lumière.
La Flamme de Tar Valon !
Les deux immenses flux se défièrent, comme pétrifiés, pendant ce qui parut une éternité.
Dans cette parenthèse éternelle, Egwene se sentit envahie par… une stupéfiante paix intérieure. Le chagrin dû à la mort de Gawyn se dissipa, car elle se souvint qu’il reviendrait, puisque la Trame continuerait. Le tissage qu’elle maintenait, curieusement, émoussait sa colère et l’emplissait de sérénité. Alors, elle s’immergea plus profondément dans le saidar, ce réconfort lumineux qui la guidait depuis si longtemps.
Et là, elle puisa encore plus de Pouvoir de l’Unique.
Son tissage traversa les Torrents de Feu de M’Hael comme une lame transperce un torse. Faisant éclater l’obstacle, l’attaque d’Egwene remonta le courant de Pouvoir jusqu’à la main tendue du Rejeté. Transperçant sa paume, le flux s’enfonça dans son abdomen.
Alors que ses Torrents de Feu se dissipaient, M’Hael tituba, les yeux écarquillés, puis il se… cristallisa de l’intérieur, comme si son sang gelait. Bientôt, une superbe couche multicolore le recouvrit – un cristal brut, non taillé, comme s’il jaillissait du cœur même de la terre.
Dans un coin de son esprit, Egwene songea que la Flamme de Tar Valon aurait eu un effet beaucoup moins spectaculaire sur un être qui ne se serait pas vendu aux Ténèbres.
Pour sa part, elle s’accrocha au Pouvoir dont elle était emplie – bien plus qu’il était raisonnable. Si elle le relâchait, comprit-elle, elle serait carbonisée – incapable de canaliser ne serait-ce qu’une gouttelette.
Se déversant en elle, le Pouvoir la submergea.
Loin au nord, quelque chose… tremblait. Rand se battait encore. Sinon, un peu partout, les fissures s’élargissaient et se répandaient. Les Torrents de Feu de Demandred et M’Hael avaient fait leur œuvre. Et sur le champ de bataille, le monde tombait en ruine. Des lignes noires blessaient le plateau – sous son œil mental, Egwene les vit s’ouvrir, éventrant la terre et libérant le néant qui aspirerait en lui toutes les formes de vie.
— Guette la lumière…, murmura Egwene.
— Mère ?
Toujours agenouillée près de la Chaire d’Amyrlin, Leilwin regardait les centaines d’Ayyad qui se relevaient.
— Guette la lumière, Leilwin, répéta Egwene. C’est la Chaire d’Amyrlin qui parle : trouve les sceaux de la prison du Ténébreux et brise-les ! Fais-le au moment exact où la lumière brillera. C’est le seul instant où ça nous sauvera.
— Mais…
Egwene ouvrit un portail, enveloppa Leilwin de flux d’Air et la força à traverser afin de la mettre en sécurité. Dans le même temps, elle annula leur lien, qui ne les aurait pas unies longtemps.
— Non ! cria la Seanchanienne.
Le portail se referma. Alors qu’elle se préparait à affronter les Ayyad, les fissures ouvrant sur le néant grandirent autour d’Egwene. Ses Aes Sedai s’étaient battues vaillamment, mais après leur éjection de la Trame, leurs adversaires vaincus revenaient à la vie.
Ils entourèrent la jeune dirigeante, certains hésitants et d’autres arborant un grand sourire.
Les yeux fermés, la Chaire d’Amyrlin absorba encore plus de Pouvoir. Plus qu’il était raisonnable, certes, mais aussi, plus qu’il était juste. Très au-delà de la prudence, et à un monde au moins de la sagesse. Mais son sa’angreal n’avait aucun mécanisme de sécurité pour empêcher ça.
Son corps n’étant plus que lettre morte, elle l’offrit en sacrifice, devint une fière colonne de lumière, et propulsa la Flamme de Tar Valon dans le sol, autour d’elle, et très haut dans le ciel. En une apothéose étrangement paisible, le Pouvoir l’abandonna et balaya les Ayyad. En même temps, il scella les fissures générées par le duel contre le Rejeté.
Se séparant de son corps sans vie, l’âme d’Egwene se laissa porter par le tissage géant et commença son voyage vers la Lumière.
Egwene était morte.
Refusant presque d’y croire, Rand cria de rage et de tristesse.
— Non, pas elle ! Pas elle !
LES MORTS SONT À MOI.
— Shai’tan, pas elle !
JE LES TUERAI TOUS, ADVERSAIRE.
Rand se plia en deux et ferma les yeux.
« Je te protégerai. Quoi qu’il arrive, je ferai en sorte que tu sois en sécurité. »
Une promesse faite à Egwene, dans un passé qui semblait lointain… Et maintenant, le nom de la jeune femme s’ajoutait à la liste des morts. Une liste qui continuait à s’allonger, résonnant dans la tête de Rand comme le tonnerre. La litanie de ses échecs – si nombreux.
Il aurait dû sauver tous ces gens.
Le Ténébreux continua à attaquer, tentant de déchiqueter Rand et de l’écraser – oui, les deux à la fois.
Lumière ! Non, pas Egwene !
Fermant les yeux, Rand parvint de justesse à repousser l’assaut suivant. Puis il perdit connaissance, livré aux Ténèbres.
Leane leva une main pour protéger ses yeux de la magnifique explosion de lumière. Débarrassant le versant de son obscurité, cette vague, brièvement, n’y laissa que de la clarté.
Les Ayyad se pétrifièrent, abandonnant leurs ombres derrière eux tandis qu’ils se cristallisaient.
La colonne de Pouvoir s’éleva très haut dans le ciel – un phare de lumière – puis elle se dissipa.
Leane tomba à genoux, une main plaquée sur le sol pour garder son équilibre. Sur la roche fracturée, un tapis de cristal cautérisait les plaies du paysage. Partout, les fissures ainsi comblées faisaient penser à de minuscules cours d’eau.
Leane se releva et avança sur le versant. En passant, elle frôla les Ayyad pétrifiés éjectés du temps.
Au centre exact de l’explosion, Leane découvrit une colonne de cristal aussi large qu’un antique chêne et haute de quelque cinquante pieds. Au milieu, enchâssé, elle reconnut le sa’angreal de Vora. Aucun signe de la Chaire d’Amyrlin – mais Leane avait déjà compris.
— La Chaire d’Amyrlin est morte ! cria une Aes Sedai, perdue au milieu des Ayyad cristallisés. La Chaire d’Amyrlin est morte !
Intriguée par la violence du tonnerre, Berelain tourna la tête et se leva. La main de Galad glissant de la sienne, elle marcha jusqu’à une grande fenêtre.
Dehors, rugissant comme si elle était furieuse, la mer se fracassait contre les rochers. Mais était-elle vraiment en colère, ou souffrait-elle ? Quoi qu’il en soit, de l’écume blanche jaillissait en direction des nuages déchirés de l’intérieur par des éclairs. Sous les yeux de Berelain, ces nuages devinrent plus sombres au cœur de la nuit… Plus sombres…
L’aube se lèverait dans une heure. Mais avec un ciel si noir, Berelain devina qu’elle ne verrait pas le soleil. Revenant au chevet de Galad, elle s’assit et lui reprit la main. Quand une Aes Sedai viendrait-elle s’occuper de lui ? Toujours inconscient, il murmurait dans ses cauchemars. Alors qu’il tournait la tête, la Première Dame vit quelque chose briller autour de son cou.
Elle glissa une main sous la chemise du blessé et en tira un médaillon en forme de tête de renard. D’un index, elle frôla le bijou.
— … rendre à Cauthon…, souffla Galad, les yeux fermés. Espoir…
Tandis que la noirceur, comme si c’était celle du Ténébreux en personne, tombait sur le monde tel un linceul, s’insinuant par les fenêtres et les portes, Berelain réfléchit un moment. Puis elle se leva de nouveau, abandonna Galad et sortit de la chambre – en emportant le médaillon.
— La Chaire d’Amyrlin est morte, annonça Arganda.
Par le sang et les cendres ! jura Mat. Egwene ? Egwene aussi !
Un coup de poing au visage l’aurait moins sonné.
— Et ce n’est pas tout… Les Aes Sedai affirment avoir perdu plus de la moitié de leurs effectifs. Les survivantes assurent – c’est une citation – qu’elles « ne pourraient pas canaliser assez de Pouvoir pour soulever une feuille de laurier ». Elles sont hors de combat.
— Combien de morts parmi les Ayyad ? demanda Mat.
— Tous, répondit Arganda.
Regardant l’officier, Mat plissa le front.
— Pardon ?
— Tous. Les hommes comme les femmes. Tous ceux qui affrontaient les Aes Sedai.
— Ça, c’est quelque chose…, souffla Mat.
Oui, mais Egwene…
Non, il ne fallait pas y penser maintenant. Avec ses sœurs, elle avait anéanti les Ayyad. Un fantastique exploit.
Les Shariens et les Trollocs se retirant du front pour se regrouper, Mat saisit l’occasion de faire la même chose.
Ses forces, ou plutôt ce qu’il en restait, étaient déployées au sommet du plateau, car il avait regroupé tout son monde. Les Frontaliers, les fidèles du Dragon, les Ogiers de Loial, les gars de Tam, les Capes Blanches et les Bras Rouges. Ils se battaient bien, mais contre un ennemi nettement supérieur en nombre, il ne fallait pas espérer de miracle. Quand ils étaient face aux seuls Shariens, ces braves avaient déjà du mal, mais l’arrivée des Trollocs les forçait à combattre sur deux fronts. Durant la dernière heure, ils avaient dû reculer de plus de mille pas en direction du nord – autant dire que leurs lignes arrière avaient presque atteint le bord du gouffre.
On en arrivait à la dernière mêlée. La fin du combat. Grâce à l’élimination des Ayyad, la défaite prendrait plus de temps, mais il restait encore tellement de Trollocs.
Cette danse, Mat l’avait bien exécutée, et il le savait. Mais tout homme avait ses limites. Et même le retour de Tuon risquait de ne pas suffire – si elle se remontrait.
Arganda recevait les rapports de tous les secteurs du champ de bataille. Blessé assez grièvement pour ne plus pouvoir se battre, il n’avait trouvé personne pour le guérir. Un homme de qualité et un sacré officier. Dans la Compagnie, Mat aurait eu une place pour lui.
À part ceux qui étaient encore occupés à déblayer les cadavres de leur chemin – mais ce serait bientôt fait –, les Trollocs se mettaient en formation sous les ordres des Myrddraals. À première vue, ça laisserait à Mat entre cinq et dix minutes pour se préparer.
Après on y serait !
L’air sinistre, Lan approcha du jeune flambeur.
— Que veux-tu que fassent mes hommes, Cauthon ?
— Qu’ils se préparent à affronter ces Trollocs. Quelqu’un a eu des contacts avec Mayene, dernièrement ? Ce serait le moment idéal pour qu’on nous renvoie des gars guéris et pleins d’ardeur.
— Je vais voir ça…, dit Lan. Après, je parlerai à mes hommes.
Alors que le roi du Malkier se retirait, Mat chercha dans ses sacoches de selle et en sortit l’étendard de Rand – celui avec l’antique symbole des Aes Sedai. Il l’avait récupéré plus tôt, au cas où ce truc serait utile.
— Que quelqu’un lève ces couleurs ! On se bat au nom de ce fichu Rand. Montrons aux Ténèbres que nous en sommes fiers.
Dannil prit l’étendard et l’attacha à une lance.
Mat inspira à fond. Si on écoutait les Frontaliers, cette histoire se terminerait par une charge glorieuse, héroïque et suicidaire. Comme une chanson de Thom, en quelque sorte. Le genre de ballade dont Mat s’était juré de ne jamais être le héros. Mais c’était raté, semblait-il.
Réfléchis… Réfléchis…
Dans le lointain, les cors des Trollocs sonnèrent l’hallali. Tuon était en retard. Viendrait-elle seulement ? En secret, Mat espérait que non. Dans une bataille si mal engagée, les Seanchaniens n’avaient rien à gagner.
Le jeune flambeur avait férocement besoin d’une ouverture !
Bouge-toi un peu, ma chance !
Un nouveau portail s’ouvrit, et Arganda alla écouter le rapport du messager. Sans avoir besoin d’entendre, Mat devina de quel genre de nouvelles il s’agissait.
Arganda revint, l’air sinistre.
— D’accord, dit le jeune flambeur. Je t’écoute.
— La reine d’Andor est morte.
Par les maudites cendres ! Pas Elayne. Rand, je suis désolé…
— Qui commande là-bas ? Bashere ?
— Mort aussi. Comme sa femme. Ils sont tombés en essayant de repousser une attaque contre les piquiers d’Andor. Nous avons aussi perdu six chefs de tribu. Au bord de la rivière, plus personne ne commande les Andoriens et les Aiels. Ils ne tiendront plus longtemps.
— C’est la fin ! lança soudain la voix amplifiée de Demandred, qui se tenait à l’autre extrémité du plateau. Lews Therin vous a abandonnés ! Criez son nom en mourant, pour qu’il sente votre douleur.
Ils en étaient au terme de la partie, et le Rejeté avait finement joué. Tournant la tête, Mat balaya ses troupes du regard : des hommes épuisés et bien souvent blessés. Inutile de le nier, les carottes étaient cuites.
— Envoie chercher les Aes Sedai, dit Mat à Arganda. Je me fiche de leur histoire de feuille de laurier. Si leur peau est en jeu, elles trouveront peut-être un reste d’énergie pour envoyer quelques boules de feu. Et leurs Champions, eux, doivent être en état de se battre.
Arganda hocha la tête. Non loin de là, un portail s’ouvrit et deux Asha’man en sortirent en titubant. Neald et Naeff étaient couverts d’écorchures et l’Aes Sedai du second brillait par son absence.
— Alors ? demanda Mat.
— C’est fait…, grogna Neald.
— Et Tuon ?
— L’espion a été démasqué, si j’ai bien compris, dit Naeff. L’Impératrice attend ton signal pour revenir.
Mat huma l’air et prit le pouls de la bataille qu’il avait mise en scène. Même avec Tuon, il n’était pas sûr de gagner. Pas avec l’armée d’Andor en déroute et les Aes Sedai hors d’état de canaliser.
Et pas sans Egwene, avec son entêtement de fille de Deux-Rivières et son caractère en acier trempé.
Le seul espoir, c’était qu’un miracle se produise.
— Va la chercher, Naeff, dit Mat.
Il demanda de quoi écrire, rédigea un court message et le tendit aux Asha’man. Vouloir garder Tuon en sécurité était une démarche égoïste et stupide. En ce monde, il n’existait plus l’ombre d’un lieu sûr.
— Donne ce mot à l’Impératrice, Naeff. Précise que ces instructions doivent être suivies à la lettre.
Mat se tourna vers Neald.
— Toi, rejoins Talmanes et dis-lui de continuer selon le plan.
Les deux Asha’man s’en furent délivrer leurs messages.
— Ce sera suffisant ? demanda Arganda.
— Non, lâcha Mat.
— Alors, pourquoi continuer ?
— Parce que je préférerais devenir un Suppôt plutôt que de baisser les bras avant d’avoir tout essayé.
— Lews Therin ! beugla Demandred. Viens m’affronter ! Je sais que tu suis cette bataille. Viens y participer !
— Ce type commence à me taper sur les nerfs, grogna Mat.
— Cauthon, dit Arganda, regarde ! Les Trollocs sont en formation. Je crois qu’ils vont attaquer.
— Dans ce cas, allons nous préparer à les accueillir. Où est Lan ? Il n’est pas revenu ? Je détesterais finir cette histoire sans lui.
Pendant qu’Arganda criait des ordres, Mat sonda les rangs à la recherche du roi du Malkier. Mais l’officier le prit par le bras et lui montra quelque chose, en direction des Trollocs.
À la lueur des incendies, Mat distingua un cavalier solitaire monté sur un étalon noir. Comprenant que Lan chargeait seul le flanc droit des Trollocs, le jeune flambeur eut un frisson glacé. Galopant vers la partie est du plateau, ce héros fonçait sur Demandred.
Lan était en route pour livrer sa petite guerre privée.
Les Trollocs tentaient de saisir un bras d’Olver, tapi au fond de sa crevasse, avec l’idée de l’en sortir comme on tire un escargot de sa coquille. D’autres monstres creusaient des deux côtés de son refuge…
Du sang coulant de ses multiples plaies, des larmes sur les joues, le protégé de Mat ne parvenait pas à cesser de trembler. En même temps, il se révélait incapable de bouger. Un vrai poltron, tétanisé tandis que des abominations s’échinaient à le capturer…
Assis sur une souche, Loial récupérait un peu en attendant le début de la prochaine mêlée.
Une charge… Oui, ce serait un point final des plus satisfaisants. Le jeune Ogier avait mal partout, et il ne sentait plus ses bras. Au sujet des batailles, il avait lu beaucoup de traités et cette guerre n’était pas son baptême du feu. En d’autres termes, il avait toujours su à quoi s’attendre. Mais entre la théorie et la pratique s’étendait un gouffre. S’il était parti de son Sanctuaire, c’était pour faire de véritables expériences.
Après une journée passée à se battre, on n’était plus très sûr d’avoir encore des membres attachés à son corps. S’il levait sa hache, Loial trouvait le tranchant affreusement lourd – de quoi se demander comment le manche parvenait à ne pas se casser en deux.
La guerre… Voilà une expérience dont il se serait bien passé. Comparées à ce désastre, les escarmouches désordonnées qu’il avait jadis livrées à Deux-Rivières n’étaient qu’un jeu d’enfant. Là-bas, au moins, on donnait aux soldats assez de temps pour récupérer les cadavres et soigner les blessés. Ici, il n’y avait qu’un mot d’ordre : tenir face à des vagues d’attaquants surexcités.
Mais ce n’était plus le moment de temporiser ni de réfléchir. Quand Erith vint s’asseoir au pied de sa souche, Loial lui posa une main sur l’épaule. Fermant les yeux, elle se laissa aller contre lui.
Quelle magnifique épouse il avait, avec ses oreilles parfaites et ses superbes sourcils. Craignant que ce soit en partie le sien, Loial évita de regarder le sang qui maculait les vêtements de sa femme. Avec des doigts si raides qu’il ne les sentait presque plus, il lui massa tendrement l’épaule.
Sur le champ de bataille, il avait pris quelques notes sur ce qu’il faisait ou ce qu’il voyait, histoire de garder en mémoire le déroulement tragique des combats. À présent, on en était au dernier assaut. Une très bonne conclusion pour son roman, lorsqu’il s’y mettrait enfin.
Oui, il faisait encore mine de croire qu’il écrirait son livre. Un petit mensonge qui ne ferait de mal à personne…
Soudain, un cavalier solitaire se détacha des rangs pour fondre sur le flanc droit des Trollocs. Mat serait furieux d’apprendre ça. Seul, un guerrier était sûr de mourir.
Loial s’étonna d’avoir le cœur serré à l’idée du sort qui attendait ce cavalier. Après avoir vu tant de morts, c’était bizarre…
Cette silhouette m’est familière, pensa-t-il.
Le cheval, surtout. Il l’avait déjà vu, et très souvent.
Lan ! C’est lui qui charge tout seul.
Loial se leva.
Alors qu’il appuyait sa hache sur son épaule, Erith le regarda, surprise.
— Attends ici et bats-toi aux côtés des autres. Je dois y aller.
— Où ça ?
— Assister à un grand événement.
La fin du dernier roi du Malkier. Un passage qu’il devrait absolument inclure dans son livre.
— Prêts à charger ! cria Arganda. En formation, les archers devant, les cavaliers ensuite et les fantassins derrière.
Une charge, pensa Tam. Oui, c’est notre seul espoir.
Ils devaient continuer à pousser, mais leurs rangs étaient si éclaircis. Tam comprenait parfaitement l’idée de Mat. Hélas, elle ne fonctionnerait pas.
Tant pis, il allait falloir faire comme si.
— Ce type est déjà mort, dit un mercenaire, non loin de là.
L’homme parlait de Lan Mandragoran, qui fonçait sur le flanc droit des monstres.
— Fichus Frontaliers…
— Tam ! appela Abell dans le dos du père de Rand.
Au-dessus de leurs têtes, le ciel s’assombrissait encore. C’était donc possible, en pleine nuit ? Les affreux nuages semblaient de plus en plus bas. Malgré les incendies qui crépitaient sur tout le plateau, Tam faillit perdre de vue le destrier noir du mari de Nynaeve.
Il chevauche vers Demandred… Mais sur son chemin, il y a un mur de Trollocs.
Tam prit une flèche à la pointe enveloppée dans un chiffon imbibé de résine et l’encocha sur son arc.
— Archers de Deux-Rivières, préparez-vous à tirer.
Le mercenaire ricana.
— Les monstres sont à plus de cent pas. Vous allez cribler cet idiot de flèches.
Tam foudroya le crétin du regard, puis il embrasa son projectile à la flamme d’une torche.
— Premier rang, à mon signal ! cria-t-il, ignorant les autres ordres qui fusaient un peu partout le long de la première ligne. Éclairons le chemin du seigneur Mandragoran !
Tam arma son arc, sentit la flamme du chiffon lui roussir les doigts et tira.
Lan chargeait les Trollocs comme un taureau furieux. Sa lance et les rechanges s’étaient brisés en deux des heures plus tôt. Au cou, il portait le médaillon que Berelain lui avait envoyé via un portail avec une simple note :
« Je ne sais pas comment Galad a hérité de ce bijou, mais j’ai cru comprendre qu’il me demandait de le rendre à Cauthon. »
Pour l’heure, Lan ne réfléchissait pas à ce qu’il était en train de faire. Le vide n’autorisait pas la méditation.
Certains auraient qualifié son acte de trop audacieux, de suicidaire ou de vaniteux. Mais pour changer le monde, si peu que ce soit, un homme devait être au moins l’un des trois.
À travers le lien, il envoya tout le réconfort qu’il pouvait prodiguer à Nynaeve malgré la distance, puis il se prépara au combat.
Quand il fut assez près des Trollocs, ceux-ci érigèrent une muraille de lances pour l’arrêter. Lorsqu’il tentait de passer en force, un cheval finissait immanquablement éventré. Très calme dans son cocon de vide, Lan inspira à fond, se préparant à couper le fer de la première lance puis à défoncer la formation adverse.
Une manœuvre qui n’avait aucune chance de réussir. Pour le coincer, les Trollocs auraient seulement besoin de serrer les rangs. Après, ils immobiliseraient Mandarb et feraient basculer son cavalier de sa selle.
Mais il fallait que quelqu’un tue Demandred. Sentant le médaillon contre sa peau, Lan leva son épée.
Une flèche enflammée zébra l’air, au-dessus de la tête de Lan, puis se ficha dans la gorge d’un monstre, juste devant lui. Sans hésiter, le roi du Malkier saisit cette ouverture et s’engouffra dans la brèche. Piétinant le Trolloc blessé, il entra dans le lard des autres. Il aurait eu besoin de…
Une autre flèche foudroya un monstre. Puis une troisième et une quatrième, en succession de plus en plus rapide.
Alors qu’une pluie de flèches s’abattait sur les Créatures des Ténèbres, Mandarb renversa les monstres comme des quilles.
— Malkier ! cria Lan en talonnant son destrier.
Malgré les corps qu’il devait piétiner, Mandarb parvenait à maintenir sa vitesse. Autour de Lan, les projectiles continuaient à pleuvoir avec une incroyable précision. Ainsi, chaque monstre qui tentait de lui barrer le chemin se retrouvait au tapis.
Lan continua à avancer. Tandis qu’il envoyait les monstres agonisants au sol, la flamme des flèches lui balisait le chemin, traçant une sorte de route dans l’obscurité. Sur ses flancs, les Trollocs restaient nombreux, mais devant lui, ils tombaient comme des quilles. Bientôt, il n’y en eut plus.
Merci, Tam.
Lan poussa son destrier le long de la moitié orientale du plateau. Désormais seul, il laissait derrière lui les soldats de Shara et les Créatures des Ténèbres. À présent, il ne faisait plus qu’un avec le vent qui ébouriffait ses cheveux et avec l’étalon musclé qui le portait vers la seule cible qui l’intéressait. Son objectif final et son destin.
Quand il entendit un bruit de sabots, le Rejeté se leva et ses gardes du corps shariens se postèrent devant lui.
Avec un cri de guerre, Lan fonça sur les soldats qui se dressaient sur son chemin. Quand il arriva au contact, Mandarb se cabra, pivota sur lui-même, fit basculer des monstres en arrière et prit soin de les piétiner.
Lan sauta de sa selle. L’étalon n’étant pas protégé contre le Pouvoir, continuer à se battre sur son dos inciterait Demandred à le viser.
Après une réception en souplesse, le roi du Malkier courut vers sa proie, épée au clair.
— Encore un ? rugit Demandred. Lews Therin, tu commences à me taper sur…
Le Rejeté s’interrompit quand Lan, arrivé à portée de lame, se lança dans un Duvet de Chardon qui Flotte au milieu du Cyclone – une figure d’escrime offensive et spectaculaire.
Demandred para le coup puis recula d’un pas, déséquilibré par la violence de l’impact. À une vitesse incroyable, les duellistes échangèrent trois séries de coups, le Rejeté récoltant une estafilade sur la joue à l’issue de la troisième.
Lan sentit comme une brûlure, et du sang jaillit devant lui.
Portant une main à sa joue, Demandred écarquilla les yeux.
— Qui es-tu ?
— L’homme qui va te tuer.
Perchée sur le dos d’un torm qui courait vers le portail, Min se demanda comment la bête réagirait à la fureur des combats, dès qu’elles débouleraient sur le champ de bataille.
Dans le lointain, des feux et des torches éclairaient des scènes où la détermination et le courage jouaient toujours le premier rôle.
Min regarda briller ces lueurs – les dernières d’un grand feu qui serait bientôt éteint pour l’éternité.
Au nord, Rand continuait à trembler…
La Trame tourbillonna devant Rand, le forçant à ouvrir les yeux. À travers ses larmes, il vit les héros qui combattaient pour lui. Qui mouraient, surtout… Il vit aussi Elayne, seule et prisonnière, alors qu’un Seigneur de la Terreur s’apprêtait à lui ouvrir le ventre pour lui arracher les bébés.
Il vit Rhuarc, son esprit dévasté, devenu un pion entre les mains d’une Rejetée.
Il vit Mat, désespéré face à une défaite inévitable.
Enfin, il vit Lan qui galopait vers sa mort.
Alors que les propos de Demandred lui faisaient l’effet d’une gifle, la pression du Ténébreux augmenta encore.
Rand al’Thor avait échoué.
Fragile et presque oubliée, une voix retentit au plus profond de son esprit.
Lâche tout !
Lan donnait tout ce qu’il avait.
Aujourd’hui, il ne se battait pas comme il avait formé Rand à le faire. Pas d’observation prudente, pas d’estimation du terrain, aucune évaluation pondérée des forces en présence.
Demandred maîtrisait le Pouvoir. Malgré le médaillon, Lan ne pouvait pas lui laisser le temps de réfléchir. Sinon, il aurait à coup sûr l’idée de lui lancer de grosses pierres ou d’ouvrir un abîme sous ses pieds.
Réfugié dans le vide – très profondément –, le roi du Malkier se laissait guider par son instinct. Allant bien au-delà de l’absence d’émotions, il élimina tout ce qui pouvait le déconcentrer. Nul besoin d’analyser le terrain, puisqu’il ne faisait plus qu’un avec le sol et tout ce qui l’entourait. Et pourquoi tenter d’évaluer les compétences de Demandred ?
Un Rejeté, avec des siècles d’expérience, était tout simplement le meilleur escrimeur qu’il ait jamais affronté.
Dans un coin de sa tête, Lan avait conscience que des Shariens accouraient pour former un cercle autour des deux combattants. À l’évidence, très confiant en ses aptitudes, Demandred leur avait ordonné de ne pas intervenir dans ce genre de circonstances.
Lan exécuta une séquence de figures. Le Sanglier qui Dévale la Colline devint le Cyclone dans la Montagne, puis le Faucon qui Pique sur les Broussailles. Comme des affluents qui se jettent dans un fleuve pour grossir ses flots, ces attaques auraient dû le rendre trop fort pour son adversaire. Mais comme il l’avait deviné et craint, Demandred se battait redoutablement bien. Même si ses figures étaient très légèrement différentes de celles que connaissait Lan, le passage des siècles n’avait pas modifié les bases d’un duel à l’épée.
— Tu es… bon, fit Demandred tout en reculant face à un Vent et Pluie qui lui laissa une plaie sur le menton.
La lame de Lan zébra l’air, reflétant la lueur rouge d’un feu.
Demandred riposta avec une variante de Frapper l’Étincelle. Ayant anticipé la botte, Lan parvint à l’esquiver – au prix d’une entaille au flanc, mais il n’en était plus à ça près.
Cette passe d’armes le força à reculer d’un pas. Saisissant l’occasion, Demandred fit léviter une pierre et la lui propulsa dessus.
Au plus profond du vide, Lan sentit venir le projectile. L’avantage d’avoir une compréhension instinctive du combat – une aptitude gravée en lui, très près du noyau de son âme. Le pas qu’esquissa Demandred et la direction dans laquelle il regarda indiquèrent très précisément à Lan ce qui allait se produire.
Au lieu d’exécuter la figure qu’il avait prévue, Lan leva sa lame contre sa poitrine et recula. De la taille d’une tête d’homme, une pierre le frôla en sifflant dans l’air. Le danger passé, le roi du Malkier avança, esquivant ainsi une deuxième pierre qui passa sous son bras, déjà armé pour décrire la fameuse figure. Du coin de l’œil, il vit le troisième projectile, qui le manqua de très peu.
Après avoir paré l’attaque de son adversaire, Demandred eut quelque peine à reprendre son souffle.
— Qui es-tu ? demanda-t-il de nouveau. Aucun escrimeur de cet Âge n’a un tel talent. Asmodean ? Non, il ne me combattrait pas de cette façon. Lews Therin, c’est toi sous un déguisement, pas vrai ?
— Je ne suis qu’un homme, fit Lan. Et ce depuis le jour de ma naissance.
Demandred grogna puis lança à son tour une attaque. Lan répliqua avec les Pierres qui Tombent de la Montagne. Malgré cette excellente parade, la rage de Demandred le força à reculer de quelques pas.
Même si Lan avait pris l’offensive, au début, le Rejeté était le meilleur escrimeur des deux. L’instinct qui soufflait au mari de Nynaeve quand il fallait frapper, parer, avancer ou reculer ne pouvait pas se tromper à ce sujet. Dans un combat vraiment égal, il en aurait peut-être été autrement. Mais ce n’était pas le cas. Après une journée à se battre, Lan n’avait pas tous ses moyens, d’autant plus que ses plaies – les moins graves, qu’il n’avait pas fait guérir – lui faisaient mal et le déconcentraient. En outre, une guérison, en soi, était déjà une expérience épuisante.
Demandred, lui, était frais et dispos. Cessant de parler, il se concentra à cent pour cent sur le duel. Bizarrement, il renonça à utiliser le Pouvoir et misa tout sur sa lame.
Quand l’avantage passa de son côté, il ne sourit pas. À première vue, ce n’était pas le genre d’homme qui se montrait souvent hilare…
Lan recula encore, mais Demandred exécuta un Sanglier qui Dévale la Colline, poussant son adversaire à l’extrême limite du cercle de spectateurs. L’ayant ainsi coincé, il le martela de coups et fit mouche sur un bras, une épaule et une cuisse.
J’ai juste le temps pour une dernière leçon…
— Je te tiens ! triompha Demandred, le souffle toujours court. Qui que tu sois, c’est terminé ! Tu ne peux pas gagner.
— Tu ne m’as pas bien écouté…, souffla Lan.
Une dernière leçon… La plus dure.
Demandred frappa et le roi du Malkier vit enfin l’ouverture qu’il attendait depuis longtemps. S’y engouffrant, il laissa la lame du Rejeté se plaquer contre son ventre, puis il avança, s’empalant volontairement.
— Je ne suis pas venu pour gagner, mais pour te tuer. Et la mort est plus légère qu’une plume.
Les yeux écarquillés, Demandred essaya de se dégager. Trop tard. La lame de Lan lui trancha la gorge.
Alors que le monde devenait noir autour de lui, le roi du Malkier recula, libérant la lame du Rejeté de son fourreau de chair.
Captant la douleur et l’angoisse de Nynaeve, en cet instant fatal, il lui envoya dans le lien tout l’amour qu’il éprouvait pour elle.