Fils d’Arent fils de Halan, Loial, en secret, rêvait depuis des décennies d’être toujours pressé et de s’agiter sans cesse.
Les humains le fascinaient – ça, il n’en avait jamais fait mystère. La plupart de ses amis devaient le savoir – enfin, c’est ce qu’il aurait dit.
L’incapacité des humains à écouter ne manquait jamais de le surprendre. Quand il leur parlait une journée durant, c’était pour découvrir qu’ils avaient à peine enregistré quelques phrases. Croyaient-ils que les gens s’exprimaient seulement pour entendre le son de leur voix ?
Quand ils parlaient, Loial ouvrait grand ses oreilles, car chaque mot en révélait plus sur les mystères de l’humanité. Ces êtres étaient comme le tonnerre. Une explosion, un éclair, du pouvoir et de l’énergie. Et puis, plus rien !
Qu’est-ce que ça faisait, de fonctionner ainsi ?
Être toujours pressé et s’agiter sans cesse… Il y avait des leçons à tirer de ces défauts. Parfois, Loial se demandait s’il ne les avait pas trop bien retenues, ces leçons.
Erith à ses côtés et d’autres Ogiers à sa suite, il avançait dans une forêt semée d’arbres bien trop silencieux. Alors qu’ils marchaient en direction du front, tous ses congénères portaient une hache sur l’épaule ou brandissaient un coutelas. Les oreilles d’Erith frémissaient. Bien que n’étant pas une pratiquante du bois chanté, elle sentait que les grands végétaux allaient très mal.
C’était absolument horrible. Oui, horrible ! Incapable de décrire la sensation qu’il éprouvait lorsque le vent caressait sa peau, Loial n’aurait su dire précisément comment on déterminait qu’un arbre était en bonne santé. Comme l’odeur de la pluie le matin, c’était une chose qui s’imposait d’elle-même. Sans qu’il s’agisse de sons, ça n’était pas sans rapport avec une mélodie. Quand il chantait pour les arbres, Loial s’immergeait dans cette évidence si difficile à définir.
Ces arbres n’étaient pas en bonne santé ! S’il approchait de leur tronc, le mari d’Erith croyait entendre quelque chose. Un silence semblable à un cri. Pas un son, donc, mais un sentiment…
Devant les Ogiers, les combats faisaient rage. En ce moment même, les forces de la reine Elayne se repliaient vers l’est, et elles sortiraient bientôt du couvert des arbres.
Une fois quitté le bois de Braem, les soldats fonceraient vers les ponts, les traverseraient puis les brûleraient derrière eux. Ensuite, ils cribleraient de flèches les Trollocs qui tenteraient de traverser sur leurs propres ponts. À cette occasion, Bashere espérait infliger de lourdes pertes à l’ennemi. Ensuite, il continuerait son mouvement vers l’est.
Toute cette histoire, Loial n’en doutait pas, ferait un sujet passionnant pour son livre, quand il se mettrait à l’écrire. Si ça arrivait un jour.
Derrière lui, les Ogiers entonnèrent un chant martial. Les oreilles en berne, Loial joignit sa voix aux leurs. Malgré sa tristesse, il se réjouit que la terrifiante chanson – un appel au sang et à la mort – couvre le déprimant silence des arbres.
Erith toujours à ses côtés, il se mit à courir, comme les autres. Toujours au premier rang, il leva sa hache au-dessus de sa tête. Cessant de méditer, il lâcha la bonde à sa colère contre les Trollocs. Sa fureur, même. Car ces monstres ne se contentaient pas de tuer des arbres. Ils leur volaient aussi leur paix.
Un appel au sang et à la mort…
Beuglant plus que chantant, Loial entreprit de tailler en pièces les Trollocs. Erith et les autres Ogiers vinrent lui prêter main-forte. En un éclair, l’élan de ce groupe de monstres – qui flanquait le gros de leurs forces – fut brisé net.
Loial n’avait jamais eu l’intention de mener la charge. Pourtant, il l’avait fait.
Face à un Trolloc à tête de bélier, le jeune Ogier abattit son arme et coupa net le bras du monstre. Fou de douleur, celui-ci tomba à genoux – une cible idéale pour Erith, qui lui décocha un coup de pied dans la tête et l’envoya valser dans les pattes d’un autre monstre.
Même au cœur de l’action, Loial ne cessa pas de chanter. Son appel au sang et à la mort, il tenait à ce que ses ennemis l’entendent.
Sinon, la bataille, jusqu’à présent, ressemblait à une séance de coupe du bois mort. L’ancien Haman à leurs côtés – lui aussi gardait les oreilles en berne, mais il paraissait incroyablement féroce –, Erith et Loial, en somme, débitaient du Trolloc. Et l’ancien partageait leur ferveur enragée.
Les Capes Blanches que les Ogiers venaient relever s’écartèrent pour leur laisser la place.
Loial se battit, chantant, rugissant et tuant – avec une hache de bûcheron, jamais conçue pour trancher la chair. Tout ce qui touchait au bois exigeait une grande déférence. Ça, c’était de l’élagage de lianes. Des lianes tueuses et empoisonnées, certes, mais rien de plus que ça.
Face aux Ogiers, les Trollocs prirent soudain peur. Loial le lut dans leurs yeux et il adora ça. D’habitude, ces monstres affrontaient des humains, tous plus petits qu’eux.
Face à des adversaires de leur taille, ils n’en menaient pas large, et ils furent bientôt obligés de reculer. Multipliant les coups, Loial coupait des membres et ouvrait en deux des torses.
Se plaçant entre deux monstres au museau d’ours, il les massacra en criant de rage. À cause de ce que les Trollocs avaient fait aux Ogiers, cette fois… Dans leurs paisibles Sanctuaires, Loial et les siens auraient dû être en train de savourer le calme et le silence. Ils auraient dû se consacrer au chant, à construire, à se développer…
Hélas, c’était impossible à cause de ces… maudites « lianes » ! Les Ogiers contraints de tuer, c’étaient des bâtisseurs forcés de démolir. Par la faute des monstres, les humains et les Ogiers devaient se transformer en machines à massacrer.
L’appel au sang et à la mort !
Eh bien, le Ténébreux verrait ce que les Ogiers avaient dans le ventre. N’ayant pas le choix, ils allaient se battre et tuer. Mieux que n’importe quel humain, Trolloc ou Myrddraal.
La terreur des monstres indiquait qu’ils commençaient à comprendre de quoi il retournait.
— Par la Lumière ! s’écria Galad, revenu de la première ligne avec ses hommes. Par la Lumière !
La charge des Ogiers était une glorieuse boucherie. Les oreilles en berne, les yeux écarquillés et le visage dur comme une enclume, ces êtres se battaient comme des bêtes fauves. Toute placidité disparue, ils renversaient les monstres comme des quilles puis les clouaient au sol pour l’éternité.
La deuxième vague d’Ogiers, pour l’essentiel composée de femmes, se chargeait des « finitions » avec des coutelas presque aussi longs que des épées. Accessoirement, ces guerrières jetaient à terre les monstres encore debout après le passage de leurs homologues masculins.
À l’origine, Galad trouvait les Trollocs terrifiants à cause du mélange, chez eux, d’humanité et de bestialité. À présent, les Ogiers le perturbaient davantage. Les monstres, après tout, étaient faits pour répugner. Les Ogiers, eux, se montraient doux, amicaux et bienveillants. Alors, les voir charger tout en entonnant leur mortelle chanson, armés de haches plus hautes qu’un homme, avait de quoi glacer les sangs.
Galad fit signe à ses Fils de continuer à se replier, puis il se baissa pour éviter un Trolloc volant qui alla s’écraser contre un arbre. Dans leur rage, certains Ogiers saisissaient les Trollocs blessés par les bras et les envoyaient valser dans les airs. Partout, des congénères de Loial, couverts de sang, coupaient et hachaient de la chair comme des bouchers s’occupant d’une carcasse.
De temps en temps, un de ces êtres tombait, mais c’était rare. La peau très dure, ils n’avaient pas besoin d’une cuirasse ou d’un plastron.
— Lumière ! lança Trom en rejoignant Galad. As-tu jamais vu une chose pareille ?
Le jeune seigneur général secoua la tête. La réponse la plus honnête qu’il pouvait donner.
— Si j’avais des régiments pareils…, fit Trom.
— Ce sont des Suppôts, dit Golever, qui venait d’arriver. L’engeance du démon, même…
— Les Ogiers ne sont pas des Créatures des Ténèbres ! lança Galad. Pas plus que moi ! Regarde, ils réduisent en bouillie les Trollocs.
— Avant de se retourner brusquement contre nous, insista Golever. Écoute…
Il se tut, tendant l’oreille pour capter le chant martial des Ogiers.
Se fichant des éructations de leurs Myrddraals, des Trollocs se débandaient sans demander leur reste. Mais les tueurs de Loial ne les laissaient pas s’en tirer à si bon compte. Les poursuivants, ils leur coupaient les jambes puis les laissaient achever par les femmes qui les suivaient.
— Et là, qu’en dis-tu ? demanda Trom à Golever.
— C’est peut-être un plan… Une ruse pour gagner notre confiance.
— Golever, ne sois pas idiot !
— Qui t’autorise à… ?
Galad leva une main.
— Rassemblez les blessés ! On file vers le pont.
Rand laissa se dissiper les couleurs tourbillonnantes.
— Je vais bientôt partir, annonça-t-il.
— Te battre ? demanda Moiraine.
— Non, voir Mat. Il est à Ebou Dar.
Rand revenait du camp d’Elayne, au champ de Merrilor. Sa conversation avec Tam continuait à tourner en boucle dans sa tête.
Tout lâcher !
C’était plus facile à dire qu’à faire. Pourtant, depuis ce dialogue, un poids avait cessé de peser sur lui. Dans les propos de Tam, qui pouvaient sembler évidents, il y avait une profondeur cachée.
Rand secoua la tête. Il n’aurait pas dû perdre son temps à penser à des choses pareilles. Son seul souci, ce devait être l’Ultime Bataille.
J’ai réussi à approcher de mon objectif sans attirer l’attention, pensa-t-il en tapotant le manche en corne du couteau offert par Elayne. On dirait que c’est vrai. Quand je le porte, le Ténébreux ne sent pas mon approche.
Avant de s’occuper de son ennemi mortel, Rand devait encore régler le problème des Seanchaniens. Si Thom disait vrai, Mat pouvait être la clé de cette affaire. L’Empire devait signer la Paix du Dragon. Sinon…
— Ton expression, là, je m’en souviens très bien, Rand al’Thor. La consternation ! Tu es très bon pour ça.
Rand se tourna vers Moiraine. Derrière elle, sur une table, on avait déroulé les cartes envoyées par Aviendha. On y voyait les positions où les forces de Rand pourraient se rassembler dans la Flétrissure.
Moiraine vint se camper près de Rand.
— Sais-tu que j’ai passé des heures à réfléchir, tentant de découvrir ce que ton esprit bizarre mijotait ? Je m’étonne encore de ne pas m’être arraché les cheveux de frustration.
— J’ai été idiot de ne pas vous faire confiance, avoua Rand.
L’Aes Sedai eut un rire de gorge. Celui d’une sœur qui contrôle totalement ses réactions.
— Tu me faisais assez confiance… Le peu que tu ne partageais pas, c’était ça, le plus frustrant. Parce que sinon, tu te fiais à moi.
Rand inspira à fond. Au champ de Merrilor, l’air était meilleur qu’ailleurs. Parce qu’il y avait ramené la vie. L’herbe poussait et les fleurs bourgeonnaient.
— Les souches d’arbres et les hommes, Moiraine. Chez moi, nous avons les deux, et les unes ne sont pas plus susceptibles de bouger que les autres.
— Tu es peut-être trop dur avec toi-même… Ce n’est pas l’entêtement qui te motivait, mais la volonté de te prouver, et de montrer aux autres, que tu pouvais faire les choses seul. (Moiraine posa une main sur le bras de Rand.) Mais ce n’est pas possible, pas vrai ?
Rand acquiesça. Puis il toucha Callandor, qu’il avait accrochée dans son dos. Le secret final de l’épée, il le connaissait, à présent. C’était un piège, et sacrément intelligent. Car cette arme n’était pas un sa’angreal pour le seul Pouvoir de l’Unique, mais aussi pour le Vrai Pouvoir.
S’il avait jeté la clé d’accès, dans son dos, il portait un artefact terriblement tentant. Le Vrai Pouvoir – soit l’essence même du Ténébreux – était ce qu’il avait touché de plus doux dans sa vie. Avec Callandor, il était en mesure de s’emplir d’une puissance qu’aucun homme n’avait jamais détenue. L’épée n’étant pas munie des dispositifs de sécurité qui limitaient les autres angreal et sa’angreal, il se révélait impossible de dire quelle quantité de Pouvoir il serait capable de puiser.
— Et voilà, ça recommence…, murmura Moiraine. Que mijotes-tu, Rand al’Thor, toi qui es le Dragon Réincarné ? Peux-tu enfin te laisser aller assez pour me le dire ?
Rand dévisagea la sœur.
— C’est l’objectif de toute cette conversation ? M’arracher ce secret ?
— Tu as une trop haute idée de mes aptitudes de manipulatrice.
— Une réponse qui n’en est pas une…
— C’est vrai, admit Moiraine. Mais puis-je souligner que tu as commencé en éludant ma question ?
Rand repassa leur dialogue dans sa tête et dut convenir que c’était vrai.
— Je vais tuer le Ténébreux, dit-il. Pas seulement l’enfermer, mais en finir avec lui.
— Moi qui croyais que vous aviez tous grandi, pendant mon absence, soupira Moiraine.
— Seul Perrin a grandi, répondit Rand. Mat et moi, nous avons appris à faire semblant d’avoir mûri. (Il hésita.) Et Mat n’a pas vraiment réussi…
— Tuer le Ténébreux est impossible, dit Moiraine.
— Moi, je pense pouvoir le faire. Je me souviens des actes de Lews Therin, et il y a eu un moment… Un bref moment. C’est faisable, Moiraine. Je me sens plus capable de ça que d’emprisonner de nouveau le Ténébreux.
La stricte vérité. Même si, en toute franchise, il doutait de pouvoir faire l’un comme l’autre…
Des questions, toujours des questions. N’avait-il pas droit à quelques réponses ?
— Le Ténébreux est une part de la Roue, rappela Moiraine.
— Non, il est à l’extérieur de la Trame. Aucun rapport avec la Roue.
— Bien sûr que si, Rand ! Nous sommes les fils qui donnent sa substance à la Trame, et le Ténébreux nous… affecte. Tu ne pourras pas le tuer. C’est perdu d’avance. Le pari d’un fou.
— J’ai été un fou, il fut un temps. Et je peux en redevenir un. Par moments, toute ma vie – l’ensemble de ce que j’ai fait – ressemble au pari d’un fou. Que pèse un défi de plus, quand on a relevé tous les autres ? Le dernier, j’en triompherai peut-être.
Moiraine serra très fort le bras de Rand.
— Tu as beaucoup grandi, et pourtant, tu es resté un enfant, ne crois-tu pas ?
Rand contrôla immédiatement ses émotions et ne releva pas la provocation. Le meilleur moyen de passer pour un enfant, c’était de se comporter comme tel. Le dos bien droit, il parla posément.
— J’ai vécu quatre siècles, Moiraine. Comparé à la Roue, dont l’âge est infini, je suis peut-être encore un enfant, comme nous tous. Cela dit, je compte parmi les doyens de ce monde.
Moiraine eut l’ombre d’un sourire.
— Très impressionnant ! Ça fonctionne avec les autres ?
Rand hésita… puis il s’avisa qu’il souriait aussi.
— Sur Cadsuane, en tout cas…
— Oui, celle-là, fit Moiraine, un rien agacée. La connaissant, je doute que tu l’aies aussi bien roulée dans la farine que tu le penses. Tu as les souvenirs d’un homme âgé de quatre cents ans, Rand al’Thor, mais ça ne fait pas de toi un vieillard. Sinon, Matrim Cauthon serait le patriarche des patriarches.
— Mat ? Que vient-il faire là-dedans ?
— Oublie ça. C’est quelque chose que je ne suis pas censée savoir. Dans ton cœur, tu es toujours un berger aux yeux ronds de surprise. Et je n’aurais pas voulu qu’il en soit autrement. Malgré sa sagesse et sa puissance, Lews Therin a échoué là où tu réussiras. Maintenant, aurais-tu la gentillesse de me servir un peu d’infusion ?
— Oui, Moiraine Sedai.
Rand se dirigea vers la bouilloire tenue au chaud sur un feu. Puis il se pétrifia et se retourna.
La sœur le regarda, ses yeux pétillant de malice.
— Je voulais voir si ça fonctionnait encore…
— Je ne vous ai jamais servi de l’infusion, s’insurgea Rand en revenant vers la sœur. Si je me souviens bien, lors des dernières semaines que nous avons vécues ensemble, c’était moi qui donnais les ordres.
— C’est exact, concéda Moiraine. Réfléchis à ce que je t’ai dit au sujet du Ténébreux. Mais passons à une autre question. Que vas-tu faire à Ebou Dar ?
— Les Seanchaniens… Il faut que j’essaie de les convaincre de rallier notre camp, comme je l’ai promis.
— Si ma mémoire est bonne, tu n’as pas promis d’essayer, mais de réussir.
— En politique, « promettre d’essayer » ne mène jamais loin, même quand on est sincère.
Rand leva sa main intacte, le bras tendu et les doigts dressés, et regarda par le rabat ouvert de sa tente. On eût dit qu’il se préparait à saisir les terres qui s’étendaient au sud. S’en emparer, les déclarer siennes et… les protéger.
Sur son bras, le dragon or et écarlate brillait.
— « Une fois le Dragon, pour les souvenirs perdus », cita-t-il en levant son moignon. « Deux fois le Dragon, pour le prix qu’il doit payer. »
— Et que feras-tu si l’Impératrice refuse encore ton offre ?
Rand ne lui avait jamais parlé de la première tentative ratée. Mais Moiraine n’avait pas besoin qu’on l’informe des événements. Elle les découvrait toute seule.
— Je n’en sais rien, avoua Rand. Si les Seanchaniens ne se battent pas, nous perdrons. Et s’ils ne signent pas la Paix du Dragon, nous aurons fait tout ça pour rien.
— Tu as passé trop de temps sur ce traité, fit Moiraine. Ça t’a éloigné de ton objectif. Le Dragon n’apporte pas la paix, il sème la destruction. Tu ne changeras pas ça avec un document…
— Nous verrons… Merci de votre avis, en tout cas. Aujourd’hui, et jadis… J’ai peur de ne pas avoir dit ça assez souvent. J’ai une dette envers vous, Moiraine.
— Eh bien, j’ai toujours envie d’une infusion…
Rand regarda la sœur, incrédule. Puis il éclata de rire et alla la servir.
Moiraine sirotait la tasse d’infusion que Rand lui avait versée avant de se retirer. Depuis leur séparation, il était devenu un dirigeant majeur. Pourtant, il restait aussi humble que le jour où elle l’avait rencontré à Champ d’Emond. Et même peut-être plus…
Humble devant moi, plutôt… Croire qu’on peut tuer le Ténébreux n’est pas un indice d’humilité.
Rand al’Thor, un si curieux mélange de modestie et d’orgueil. Avait-il enfin trouvé le bon équilibre ? Malgré ce qu’elle avait prétendu, ses actes face à elle, en ce jour, prouvaient qu’il était un homme et plus un enfant.
Un homme, cependant, pouvait toujours commettre des erreurs. Souvent, elles étaient plus dangereuses que celles d’un enfant.
— La Roue tisse comme elle l’entend, souffla Moiraine en savourant son infusion.
Préparée par le Dragon, la boisson était aussi bonne et intense qu’en de bien meilleurs jours. Exempte de la souillure du Ténébreux, en quelque sorte.
Oui, la Roue tissait comme elle l’entendait. Parfois, Moiraine aurait souhaité que la Trame soit plus facile à comprendre…
— Tout le monde sait ce qu’il doit faire ? demanda Lan en se tournant sur la selle de Mandarb.
Andere acquiesça. Il avait fait passer le mot aux souverains, qui l’avaient transmis à leurs officiers supérieurs. Au dernier moment, les ordres avaient été communiqués aux soldats.
Parmi eux, il devait y avoir des Suppôts, comme partout ailleurs. Même en faisant venir des hordes de chats, on ne débarrassait jamais une ville de ses rats. Si la Lumière le voulait bien, les espions du Ténébreux ne pourraient pas prévenir à temps leur maître.
— En avant ! dit Lan en talonnant Mandarb.
Andere leva bien haut l’étendard du Malkier et vint galoper à côté de son roi. Derrière eux, tous les braves du défunt royaume se mirent en branle. Parmi ces hommes, beaucoup, en réalité, avaient très peu de sang du Malkier. Issus d’autres nations frontalières, ils avaient pourtant choisi de chevaucher sous l’étendard de Lan et ils arboraient même un hadori.
Des milliers et des milliers de cavaliers suivaient Lan, les sabots de leurs chevaux faisant trembler le sol. Pour ces hommes, la retraite avait été longue et difficile. Grâce à leur supériorité numérique, les Trollocs avaient plus d’une fois menacé de les encercler. En principe, les cavaliers de Lan étaient d’une extrême mobilité, mais celle-ci avait quand même ses limites, et les Trollocs pouvaient avancer très vite. Plus que les humains, surtout quand des Blafards les stimulaient à coups de fouet. Par bonheur, la politique de la terre brûlée avait considérablement ralenti les monstres. Sans ça, les héros du Malkier n’auraient sans doute pas pu s’échapper.
Quand les Seigneurs de la Terreur déchaînèrent leur Feu, Lan se coucha sur l’encolure de sa monture. Sur sa gauche, attaché à son cheval parce qu’il avait perdu une jambe, l’Asha’man Deepe ne quittait pas Lan d’un pouce. Quand une boule de feu jaillit, le visant directement, Deepe se concentra, tendit les mains et la fit exploser en plein vol.
Des braises retombèrent en pluie au milieu de la fumée. L’une s’abattant sur le crâne de Mandarb, Lan la chassa de sa main gantée. Dans son excitation, l’équidé parut ne pas s’en être aperçu.
Le sol, ici, était composé de glaise. Quant au terrain, il consistait en une succession de collines moutonnantes couvertes d’herbe flétrie, de buttes rocheuses et de bosquets décrépits. Lors de leur retraite, les hommes de Lan avaient longé la rivière Mora. Une protection efficace contre les Trollocs qui menaçaient de les attaquer depuis l’ouest.
À l’horizon, on distinguait deux colonnes de fumée. Fal Dara et Fal Moran. Les deux plus grandes villes du Shienar, incendiées par leurs habitants, à l’instar des fermes et des vergers environnants. Bref, de tout ce qui aurait pu servir à nourrir les hordes de Trollocs.
Tenir ces cités aurait été impossible. Du coup, il avait fallu les détruire.
À présent, l’heure était à la contre-attaque.
Face à la cavalerie légère du Shienar et du Malkier, les Trollocs érigèrent une barricade de lances. Mettant la sienne à l’horizontale, Lan la cala le long du corps de Mandarb. Puis il se pencha en avant, serra avec ses genoux les flancs de l’étalon et espéra que ses forces non conventionnelles – grâce à des renforts envoyés par Egwene, il disposait désormais de quatorze personnes capables de canaliser – feraient leur part du boulot.
Devant les Trollocs, le sol s’ouvrit en deux. Aussitôt, leur première ligne se débanda.
Lan choisit sa première cible, un monstre à hure de sanglier qui insultait ses congénères parce qu’ils tentaient de fuir les explosions. Lan visa le cou, sa lance le transperça et Mandarb envoya le moribond valser sur le côté – tout en piétinant une autre créature répugnante.
Dans un vacarme infernal, la cavalerie arriva au contact avec l’ennemi. Portée par son élan, elle enfonça sans peine leurs premiers rangs.
Lorsque la charge ralentit, le mari de Nynaeve lança son arme à Andere, qui la saisit adroitement au vol. Presque dans le même mouvement, Lan dégaina son épée.
Le Bûcheron Étête la Jeune Pousse. Les Fleurs de Pommier dans le Vent…
Pour un homme à cheval, les Trollocs faisaient des cibles faciles. Avec leur taille, ils offraient leur cou et leur tête à l’adversaire – juste à la hauteur idéale.
Une boucherie sans subtilité mais efficace. Alors que Deepe continuait à neutraliser les attaques des Seigneurs de la Terreur, Andere vint se placer à côté de Lan.
Pour l’engeance du démon, l’étendard du roi qu’elle croyait toujours sans couronne agissait comme un aimant sur de la limaille. Alors que les monstres rugissaient et tempêtaient, Lan entendit deux mots de leur langue qui revenaient sans cesse.
Murdru Kar. Murdru Kar. Murdru Kar.
Dans son cocon de vide, Lan se déchaîna, versant froidement le sang des abominations du Ténébreux.
Voilà deux fois que ces horreurs lui volaient le Malkier ! Jamais ces monstres ne comprendraient combien il avait souffert de devoir encore abandonner son royaume natal. Sa tristesse et son deuil, ils n’en avaient rien à faire. En revanche, ils allaient payer pour tout ça. En leur transperçant le torse, sa lame solderait la dette.
Comme souvent, la bataille sombra dans le chaos. Alors que l’armée de Lan avait passé les quatre derniers jours à éviter les escarmouches, les Trollocs étaient assoiffés de sang. Mais les soldats s’étaient concentrés sur leur repli avec assez de maîtrise pour ne pas devoir ferrailler. Bien entendu, les incendies les y avaient beaucoup aidés.
Quatre jours sans l’ombre d’un combat. Puis un assaut massif. C’était la première partie du plan.
— Dai Shan ! appela une voix.
Celle du prince Kaisel, qui désignait l’endroit où les Trollocs avaient réussi à isoler la garde rapprochée de Lan. Son étendard piquait du nez, constata celui-ci.
Andere ! Alors que Lan faisait passer Mandarb entre deux Trollocs, le cheval du porte-étendard s’écroula. Avec une poignée d’hommes, Kaisel accourut afin de soutenir son chef.
Pour ne pas risquer de piétiner son ami, Lan sauta de selle, atterrit souplement et se baissa pour éviter le coup de taille d’un Trolloc.
Vif comme l’éclair, Kaisel coupa au niveau du genou la jambe du monstre.
Lan passa à côté du Trolloc ainsi fauché. Du coin de l’œil, il vit son étendard et le corps qui gisait à côté. Mort ou vivant, il n’aurait su le dire. En tout cas, un Myrddraal levait sa lame noire.
Lan bondit, dévia le coup du Blafard avec son arme et, en ferraillant, piétina son propre étendard. Au sein du vide, on n’avait pas le temps de penser. Seuls l’instinct et l’action existaient.
Sauf que… Un second Blafard caché derrière le cheval mort d’Andere se redressa de toute sa hauteur. Un piège, donc… Abattre l’étendard pour attirer l’attention du roi sans couronne…
Les Myrddraals attaquèrent en même temps. En Lan, le vide ne frémit même pas. Une épée connaissait-elle la peur ? Et à cet instant, Lan n’était plus qu’une lame.
Il opta pour le Héron Déploie ses Ailes. Attaque et défense à l’infini. Si les Blafards étaient insaisissables comme de l’eau, Lan Mandragoran, lui, devenait aussi virevoltant que le vent. Dansant entre les monstres, il esquivait un coup à gauche, en déviait un à droite, en portait un troisième au centre.
Les Myrddraals éructèrent de rage. Sur la gauche de Lan, un rictus sur ses lèvres pâles, le plus grand attaqua. Lan fit un pas de côté, para un estoc surpuissant et coupa le bras de son adversaire au niveau du coude. Profitant de son élan, il frappa de nouveau et trancha net la main de l’autre abomination.
Les deux épées noires de Thakan’dar tombèrent sur le sol. Sidérés, les Blafards se pétrifièrent. Pas longtemps, mais assez pour que Lan décapite le plus petit et, enchaînant dans la foulée, égorge le plus grand. Une figure joliment baptisée Des Galets Noirs sur la Neige…
Lan s’écarta et secoua un peu son épée pour la débarrasser du sang empoisonné des Blafards. Dans une mare de fluide vital noir, les deux engeances du démon agonisaient en se tordant de rage impuissante.
Autour de la scène, cent cinquante Trollocs au moins s’écroulèrent, raides morts. Liés aux deux Blafards, ils ne leur avaient pas survécu.
Lan se pencha pour tirer Andere de la boue. Le pauvre semblait sonné et son bras droit pendait selon un angle qui aurait dû être impossible. Lan le hissa sur son épaule, puis il souleva l’étendard du bout d’un pied et le saisit dans sa main libre.
Ralliant Mandarb sans incident – dans le coin, il n’y avait plus l’ombre d’un Trolloc –, il confia l’étendard à un des hommes de Kaisel.
— Fais-le nettoyer, puis lève de nouveau mes couleurs.
Une fois Andere hissé en travers de Mandarb, Lan sauta en selle puis essuya son épée sur sa couverture de selle.
À bien y regarder, Andere ne semblait pas touché à mort.
Dans son dos, Lan entendit le prince Kaisel s’exclamer :
— Je savais qu’il était bon, mais là…
— Inutile d’épiloguer, fit sèchement Lan. (Balayant le champ de bataille du regard, il laissa se dissiper le vide.) Deepe, envoie le signal.
L’Asha’man projeta dans les airs un ruban de lumière rouge. Faisant volter Mandarb, Lan pointa son épée en direction du camp. Très vite, ses hommes se rassemblèrent autour de lui. Cette attaque avait toujours été conçue comme une percée suivie d’un repli. L’objectif n’était pas de défendre un front statique. De toute façon, c’était compliqué lors d’une charge de cavalerie.
Alors que les forces de Lan se retiraient, celles du Saldaea et de l’Arafel vinrent prendre la relève, fondant sur les Trollocs pour défoncer leurs lignes et protéger les hommes qui rompaient le combat.
Mandarb écumait de fatigue. Même pour lui, porter deux gaillards lourdement équipés n’était pas un jeu d’enfant, surtout après une charge. Se sachant hors de danger, Lan lui permit de ralentir pour reprendre son souffle.
— Deepe, demanda-t-il quand ils atteignirent leurs lignes arrière, comment va Andere ?
— Quelques côtes brisées, un bras cassé et une blessure à la tête… Je serais surpris qu’il réussisse à compter jusqu’à dix tout seul, en ce moment. Mais j’ai vu pire que ça. D’abord, je guérirai sa plaie à la tête. Le reste peut attendre.
Lan acquiesça et entra dans le camp. Un des gardes – Benish, un type maussade qui portait un voile du Tarabon mais arborait un hadori au-dessus – aida à débarquer Andere du dos de Mandarb. Puis, avec Lan, il leva le blessé à hauteur de l’encolure du cheval de Deepe. Non sans peine, saucissonné à sa monture comme il l’était, l’Asha’man unijambiste posa une main sur la tête d’Andere et se concentra.
La vie revint dans le regard du miraculé. Redevenu conscient, il s’empressa de jurer comme un charretier.
Il s’en sortira, pensa Lan en sondant le front.
Les monstres battaient en retraite. Et le crépuscule ne tarderait plus.
Le prince Kaisel vint avancer au pas à côté de Lan.
— L’étendard du Saldaea arbore les rayures rouges de la reine, dit-il. Lan, elle se mêle de nouveau aux combats.
— Elle porte la couronne. Donc, elle peut faire ce qu’elle veut.
— Tu devrais lui parler, dit Kaisel. Lan, ce n’est pas bien. D’autres femmes du Saldaea commencent à chevaucher avec les hommes.
— J’ai vu quelques-unes de ces guerrières à l’entraînement, dit Lan, sans détourner le regard du champ de bataille. Si je devais miser sur le résultat d’un défi entre l’une d’entre elles et un type des armées du Sud, je parierais sur la gente dame – sans hésiter, crois-moi.
— Mais…
— Cette guerre, c’est tout ou rien. Si je pouvais recruter toutes les femmes des Terres Frontalières et leur mettre une épée dans la main, je le ferais. Faute de mieux, je vais m’abstenir de prendre des décisions stupides. Comme interdire à d’excellentes combattantes de participer à la bataille. Si tu n’es pas d’accord, essaie donc d’aller leur dire de rentrer à la maison. Quand j’aurai retiré ta tête du bout d’une pique, je te promets des funérailles somptueuses.
— Je… Oui, seigneur Mandragoran, souffla Kaisel.
Lan prit sa longue-vue pour mieux voir ce qui se passait sur le front.
— Seigneur, demanda timidement Kaisel, tu crois vraiment que ce plan sera couronné de succès ?
— Il y a trop de Trollocs… Les chefs des hordes du Ténébreux les font pousser comme des mauvaises herbes depuis des années. Les Trollocs sont des goinfres. À chacun, il faut trois fois plus de nourriture qu’à un homme. À l’heure actuelle, il ne doit plus rien rester de consommable dans la Flétrissure. Pour créer cette armée, les Ténèbres ont épuisé leurs réserves. En misant sur l’aptitude des monstres à dévorer leurs congénères tombés au combat…
Les hostilités ayant cessé, les monstres envahissaient déjà le champ de bataille comme une nuée de charognards. Fins gastronomes, ils préféraient la chair humaine, mais ils feraient avec les cadavres de leurs compagnons, s’il le fallait.
Ces quatre derniers jours, Lan les avait passés à éviter les tueries. Avec l’idée, bien entendu, d’affamer les monstres.
Toute la stratégie reposait sur le sacrifice de Fal Dara, de Fal Moran et d’autres cités de l’ouest du Shienar. Fouiller les ruines fumantes en quête de nourriture avait ralenti les monstres, permettant aux hommes de Lan d’organiser et d’exécuter leur repli tactique.
Dans les villes, les « incendiaires » n’avaient pas laissé un gramme de nourriture. Quatre jours de jeûne. Sans aucun système de ravitaillement, les Trollocs devaient manger ce qui leur tombait sous les crocs. Du coup, ils crevaient de faim.
Lan les observa avec sa longue-vue. Un grand nombre n’attendaient pas qu’on ait fait cuire la « viande ». Des bêtes fauves, sans rien d’humain…
Non, ni bêtes ni hommes, mais des Créatures des Ténèbres, pensa Lan en baissant sa longue-vue. Son plan était morbide, mais si la Lumière le voulait bien, il serait efficace. Ses hommes s’étaient battus, et il y avait eu des pertes – en d’autres termes, des appâts pour rendre possible la véritable bataille.
— C’est maintenant…, murmura Lan.
Le seigneur Agelmar le vit aussi. Les cors sonnèrent, et un trait de lumière jaune monta dans l’air. Lan fit volter Mandarb, qui hennit pour protester. Il était fatigué, mais son maître aussi. Pourtant, tous les deux devraient survivre à une autre bataille. Il le fallait.
— Tai’shar Malkier ! rugit Lan.
Abaissant sa lame, il lança ses troupes dans une nouvelle charge. Comme une seule, les cinq armées des Terres Frontalières fondirent sur la horde de Trollocs en train de festoyer.
Oubliant le combat, les monstres se disputaient les charognes.
Tandis qu’il fonçait, Lan entendit les cris des Myrddraals, qui tentaient de remettre les Trollocs en formation de combat. Mais il était trop tard. Occupés à s’empiffrer, la plupart des monstres ne relevèrent pas les yeux avant que leurs bourreaux soient sur eux.
Au moment du contact, les choses ne se passèrent pas comme la fois précédente. Alors, les cavaliers avaient été ralentis par les rangs serrés de monstres, leur percée se révélant très brève avant qu’ils soient obligés d’utiliser leur épée ou leur hache. Mais là, les Trollocs étaient éparpillés…
Lan fit signe aux braves du Shienar de frapper les premiers. Chevauchant au coude à coude, ces cavaliers laissaient à peine l’espace de trois pieds entre chaque équidé.
Un espace insuffisant pour que les monstres s’enfuient ou évitent la charge. Du coup, les cavaliers les piétinèrent, les embrochèrent avec leur lance ou les criblèrent de carreaux.
Puis ils dégainèrent leur épée longue.
Il semblait y avoir quelque chose de vicieux dans la façon d’attaquer de ces hommes en armure et en heaume ouvert sur le devant.
Lan lança la cavalerie du Malkier dans le sillage de sa force de frappe. L’idée, bien entendu, était d’achever tous les Trollocs qui auraient pu survivre au choc initial.
Leur mission accomplie, les cavaliers du Shienar s’écartèrent sur la droite afin de revenir sur leurs pas pour lancer un nouvel assaut. Mais les guerriers de l’Arafel déboulèrent, massacrant tous les Trollocs qui tentaient de se regrouper.
Les soldats du Saldaea chargèrent à leur tour alors que ceux du Kandor se préparaient déjà à les relayer.
Le front lustré de sueur et le bras en capilotade, Lan se prépara à un nouvel assaut. Tournant la tête, il vit que le prince Kaisel en personne portait l’étendard du Malkier. Ce garçon était jeune, mais son cœur se révélait vaillant. Cela dit, au sujet des femmes, il se montrait d’une rare stupidité.
Certes, mais sur ce point, ne sommes-nous pas tous idiots, d’une manière ou d’une autre ? se demanda Lan.
Les émotions très distantes de Nynaeve, dans le lien, lui redonnèrent du cœur au ventre. De si loin, il ne captait pas grand-chose, sinon l’inébranlable détermination de son épouse.
Alors que Lan chargeait pour la deuxième fois, le sol explosa au milieu de ses hommes. Ayant enfin compris ce qui se passait, les Seigneurs de la Terreur étaient revenus en première ligne.
Lan fit contourner à Mandarb un cratère qui venait juste de s’ouvrir devant eux.
L’arrivée des Seigneurs de la Terreur marquait la fin des charges alternées. Lan aurait aimé continuer, frapper dur puis se retirer. Mais pour combattre les Seigneurs, il aurait dû engager dans l’opération toutes ses forces « spéciales », et il ne voulait surtout pas en arriver là.
— Par le sang et les cendres ! jura Deepe alors que Lan contournait un nouveau cratère. Seigneur Mandragoran ?
Lan regarda derrière lui et vit que l’Asha’man unijambiste tirait sur les rênes de son cheval.
— Continue d’avancer, mon vieux ! lui cria Lan en tirant sur les rênes de Mandarb.
Il fit signe aux autres de continuer aussi. Pourtant, le prince Kaisel et ses gardes rapprochés s’arrêtèrent derrière lui.
— Par la Lumière ! grogna Deepe en se concentrant de nouveau.
Lan balaya la scène du regard. Autour d’eux, des Trollocs agonisaient en criant ou en gémissant et d’autres ne bougeaient plus. Sur la gauche, cependant, la horde de Créatures des Ténèbres se reformait. Bientôt, elle aurait constitué un front solide. Si Lan et les autres ne bougeaient pas, ils risquaient de se retrouver isolés sur le champ de bataille.
Près de Lan, Deepe rivait les yeux sur une silhouette debout en haut de ce qui semblait être un grand engin de siège. Posée sur un socle plat, la machine mesurait au bas mot six pieds de haut. Des Trollocs la poussaient, la faisant avancer sur des énormes roues.
Oui, il y avait bien quelqu’un là-haut. Et l’étrange engin de guerre n’était pas le seul dans son genre… Des boules de feu, partant de là, commencèrent à pleuvoir sur les Frontaliers et des éclairs s’abattirent du ciel. Soudain, Lan se sentit comme une cible sur un champ de tir à l’arc.
— Deepe !
— C’est le M’Hael ! s’écria l’Asha’man.
Taim n’avait pas été avec l’armée adverse depuis une bonne semaine. Mais voilà qu’il revenait, semblait-il. De si loin, c’était impossible à dire à coup sûr, mais les gestes rageurs de l’homme, qui expédiait tissage sur tissage, montraient qu’il était furieux à cause de… quelque chose.
— En avant ! cria Lan.
— Je peux l’avoir ! lança Deepe. Je…
Un éclair zébra l’air et Mandarb se cabra. Rageur, Lan cligna des yeux pour chasser les points lumineux qui y dansaient. En plus, quelque chose clochait avec ses oreilles…
Mandarb tremblait de terreur. Pour le mettre dans cet état, il en fallait beaucoup… Mais un éclair, si près, aurait déstabilisé n’importe quel cheval. Un deuxième fit basculer Lan de sa selle. Il se releva, titubant, et grogna. Pourtant, au plus profond de lui-même, quelque chose savait que faire. Quand il reprit ses esprits, il était déjà en position de combat, épée au poing.
Des mains le saisirent par les épaules et le hissèrent en selle. Le visage maculé de sang, le prince Kaisel avait pris les rênes de Mandarb. Le garde du corps de Lan s’assura qu’il tenait bien en selle avant de le laisser repartir.
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Lan aperçut le cadavre déchiqueté de Deepe.