Épilogue Voir la réponse

Rand glissa sur son sang.

Incapable d’y voir, il portait quelque chose de lourd. Un corps. Et il titubait dans le tunnel.

Ça se ferme, pensa-t-il. Oui, ça se ferme.

La voûte s’abaissait comme une mâchoire supérieure, la pierre grinçant contre la pierre. De justesse, Rand émergea à l’air libre au moment où la gueule du mont Shayol Ghul claquait des « dents ».

Rand faillit trébucher. Ce corps était si lourd. Une nouvelle fois, il glissa.

Soudain, sa vision s’améliora un peu. Juste assez pour voir une silhouette agenouillée près de lui.

— Oui, murmura une femme dont il ne reconnut pas la voix. Oui, c’est très bien. Exactement ce que tu dois faire.

Rand cligna des yeux pour mieux voir. Des vêtements aiels ? Oui… Et une vieille femme aux cheveux blancs. Elle recula, et il tendit la main, car il ne voulait surtout pas être seul.

Il avait bien trop envie de s’expliquer devant quelqu’un…

— Je vois la réponse, à présent… Aux Aelfinn, j’ai posé la mauvaise question. Choisir, c’est notre destin. Quand on n’a pas le choix, on n’est pas du tout un homme. Juste une marionnette…

Des cris retentirent.

Se sentant soudain très lourd, Rand sombra dans l’inconscience.


Au milieu de la brume de Mashadar qui se consumait et se dissipait autour de lui, Mat se tenait bien droit. Sur le sol, par dizaines, gisaient des cadavres de Trollocs à la peau cloquée. Levant la tête, le jeune flambeur, au-delà des dernières volutes de brume, repéra directement l’astre du jour.

— Eh bien, c’est beau à voir… Tu devrais te montrer plus souvent, l’ami. Tu es plutôt pas mal…

Mat sourit puis baissa son œil unique sur la dépouille, à ses pieds. Padan Fain ressemblait à un fagot de brindilles et de mousse, la peau dégoulinant de ses os. La noirceur de la dague s’étendant à toute sa peau flétrie, il puait la charogne.

Mat faillit s’emparer de l’arme. Mais il s’en abstint.

— Un pari que je ne vais pas accepter, pour une fois.

Se détournant du mort, il s’éloigna.

Après trois pas, il avisa son chapeau. Ravi, il le ramassa, le vissa sur sa tête et reprit son chemin en sifflant, sa lance sur l’épaule. Dans sa tête, les dés ne roulaient plus.

Derrière lui, la dague, avec son rubis, se fondit dans la masse informe qui avait été Padan Fain.


Dans le camp dressé à la hâte au pied du mont Shayol Ghul, après la fin des combats, Perrin marchait d’un pas las. Tombant la veste, il ouvrit sa chemise et savoura le contact de l’air sur sa peau nue. Puis il glissa Mah’alleinir dans son fourreau. Un bon forgeron ne négligeait jamais ses outils, même s’il lui semblait parfois, en les portant, qu’ils finiraient par l’entraîner dans sa tombe.

Il se sentait capable de dormir cent ans de suite. Mais pas maintenant. Pas encore.

Faile…

Non !

Au plus profond de lui, il était sûr de devoir affronter quelque chose d’horrible au sujet de sa femme. Mais c’était encore trop tôt. Pour le moment, son inquiétude – non, son angoisse –, il la tenait à distance.

Partout, les derniers esprits de loup s’en retournaient dans le rêve.

Adieu, Jeune Taureau.

Trouve ce que tu cherches, Jeune Taureau.

Cette chasse est terminée, mais il y en aura d’autres, Jeune Taureau.

Perrin avançait entre des rangées de blessés, soldats et Aiels confondus, qui célébraient la défaite de l’engeance du démon. Sous les tentes, on entendait des gémissements mêlés aux cris de joie. Dans la vallée de Thakan’dar, maintenant luxuriante, des hommes et des femmes de toutes les nations couraient en tous sens, certains en quête de blessés et d’autres simplement fous de joie quand ils retrouvaient des camarades qui, comme eux, avaient survécu à cet enfer.

Un Aiel interpella Perrin.

— Forgeron, joins-toi à nous !

Le jeune seigneur déclina l’invitation.

Méfiant, il étudia les gardes. Restaient-ils assez vigilants pour réagir si un Myrddraal ou un Draghkar survivant tentait de se venger d’une cruelle défaite ?

Sans surprise, au centre du camp, il avisa une grande tente entourée de Défenseurs de la Pierre. Qu’était-il advenu de Rand ?

Dans sa tête, il ne vit ni couleurs ni images du Dragon. Et plus rien ne l’attirait dans une direction ou une autre.

De très mauvais signes, tout ça…

Passant entre les gardes, il entra sous la tente. Comment avait-on pu dénicher un quasi-pavillon sur ce champ de bataille où tout avait été brûlé et rebrûlé ?

À l’intérieur flottait une bonne odeur de simples, et des tentures improvisées divisaient l’espace en petits compartiments.

— J’ai tout tenté, dit une voix étouffée. (Celle de Damer Flinn.) Rien ne peut changer ce qui doit être… Il…

Perrin se faufila entre Nynaeve et l’Asha’man, agenouillés à côté d’une civière. Toiletté de frais, vêtu de neuf, Rand y gisait, les yeux fermés. Également agenouillée, Moiraine murmurait à l’oreille du Dragon des mots que seul Perrin fut capable d’entendre.

— Tu t’en es bien tiré, Rand. Très bien tiré.

D’un revers de la main, Perrin essuya la sueur qui ruisselait sur son front.

— Il est vivant ? demanda-t-il.

— Perrin ! s’exclama Nynaeve. Tu es affreux, mon pauvre garçon ! Assieds-toi, espèce de grand bœuf ! Sinon, tu vas t’écrouler. Je ne veux pas devoir m’occuper de vous deux en même temps.

Les yeux rouges de l’ancienne Sage-Dame en disaient plus long qu’un discours.

— Il agonise, c’est ça ? demanda Perrin. Vous l’avez sorti du tunnel, mais il mourra quand même.

— Assis ! ordonna Nynaeve en désignant un tabouret.

— Les chiens obéissent à cet ordre, Nynaeve, pas les loups !

Perrin s’accroupit et posa une main sur l’épaule de Rand.

Tu ne m’appelles plus, et je ne vois plus d’images de toi… Parce que tu n’es plus un ta’veren. Et moi non plus, je pense.

— As-tu envoyé chercher les Trois ? demanda Perrin. Je veux dire : Min, Elayne et Aviendha. Elles doivent le voir une dernière fois.

— C’est tout ce que tu trouves à dire ? grinça Nynaeve.

Perrin leva les yeux sur elle. À la façon dont elle croisait les bras, on eût dit qu’elle se soutenait pour ne pas tomber – ou pour s’empêcher de pleurer.

— Qui d’autre est mort ? demanda le jeune seigneur.

À l’expression de Nynaeve, ce n’était pas son premier deuil.

— Egwene.

Perrin ferma les yeux et soupira. Egwene… Par la Lumière !

Tous les chefs-d’œuvre ont un prix, songea-t-il. Ça ne signifie pas qu’on doive s’abstenir de forger.

Pourtant, Egwene…

— Tu n’y es pour rien, Nynaeve, dit Perrin en ouvrant les yeux.

— Bien sûr que je n’y suis pour rien ! Je le sais, espèce de tête de linotte !

Sur ces mots, la sœur se détourna de Perrin.

Il se leva, l’enlaça et lui tapota gentiment le dos.

— Je suis désolé.

— Je l’ai laissée pour te protéger, Rand… Si je t’ai accompagné, c’était pour veiller sur toi.

— Et tu l’as fait, Nynaeve. Grâce à toi, il a pu accomplir ce qu’on attendait de lui.

Nynaeve éclata en sanglots. Perrin respecta son chagrin et versa même quelques larmes. Se dégageant après quelques minutes, l’ancienne Sage-Dame sortit en trombe de la tente.

— J’ai tout essayé, répéta Flinn, désespéré. Et Nynaeve aussi. Ensemble, nous avons même travaillé avec l’angreal de Moiraine. Rien n’y a fait. Personne ne sait comment le sauver.

— Tu as lutté de ton mieux, souffla Perrin.

Il jeta un coup d’œil dans le compartiment d’à côté, où un autre homme gisait sur une civière.

— Que fait-il ici ? demanda-t-il.

— Nous les avons trouvés tous les deux… Rand a dû le porter hors de la grotte. Nous ignorons pourquoi il a voulu sauver un Rejeté, mais ça n’a aucune importance, parce qu’il est perdu lui aussi. Tous les deux agonisent.

— Il faut envoyer chercher Min, Elayne et Aviendha, répéta Perrin. Ont-elles survécu toutes les trois ?

— L’Aielle a pris des coups, répondit Flinn. Elle est entrée en titubant dans le camp, à demi portée par une Aes Sedai très laide qui avait ouvert un portail pour elle. Elle vivra, mais je ne suis pas sûr qu’elle remarchera dans les années à venir.

— Il faut prévenir ces femmes. Toutes les trois.

Flinn acquiesça et Perrin sortit pour rattraper Nynaeve.

Une fois dehors, il découvrit ce qu’il avait espéré. Aussi mal en point que lui, Lan la serrait dans ses bras.

Les deux hommes se regardèrent et hochèrent la tête.

— Plusieurs Régentes des Vents ont ouvert un portail entre ici et le champ de Merrilor, dit Lan au jeune seigneur. Le Ténébreux est de nouveau emprisonné. Les Terres Dévastées refleurissent et on peut aussi y accéder via un portail.

— Merci, dit Perrin en s’éloignant. Quelqu’un a eu des nouvelles de Faile ?

— Non, forgeron. Le Sonneur du Cor l’a vue le dernier, mais elle l’a quitté pour attirer les Trollocs loin de lui. Désolé.

Perrin hocha la tête. Il avait déjà parlé avec Mat et Olver. Mais il avait… eh bien, évité de penser à ce qui avait pu se passer.

Continue à ne pas y songer, se dit-il. Ne t’y risque pas !

Mobilisant sa force mentale, il se mit en quête du portail dont Lan avait parlé.


— Excusez-moi, demanda Loial aux Promises assises près de la tente, avez-vous vu Matrim Cauthon ?

— De l’oosquai ? proposa une des Aielles, rigolarde, en tendant sa gourde.

— Non, non…, répondit Loial. Je dois voir Matrim Cauthon et recueillir son témoignage sur la bataille. Tant qu’il est frais, vous comprenez ? Il faut que tous les témoins me disent ce qu’ils ont vu et entendu, afin que je le consigne par écrit. Il n’y aura jamais un meilleur moment.

De plus, Loial avait envie de voir Mat et Perrin, pour s’assurer qu’ils allaient bien. Mais ça, il ne le criait pas sur tous les toits. Après tous ces événements, il s’inquiétait pour ses amis. Surtout avec ce qui était arrivé à Rand.

L’Aielle plus qu’éméchée le gratifia d’un sourire d’ivrogne. Il soupira puis reprit son chemin à travers le camp. La nuit tombait déjà. Le dernier jour de l’Ultime Bataille ! On était dans le Quatrième Âge, à présent, pas vrai ? En supposant qu’un Âge puisse commencer au cours d’une journée. Pour le calendrier, ce serait un sacré casse-tête, non ? Pourtant, tout le monde s’accordait à le dire : Rand avait scellé la brèche à midi précis.

Loial continua à explorer le camp, toujours dressé au pied du mont Shayol Ghul. Selon Nynaeve, Rand allait trop mal pour qu’on le déplace.

Jetant un coup d’œil dans chaque tente, Loial finit par trouver le vieux général Ituralde, entouré par quatre Aes Sedai.

— Enfin, dit-il, toute ma vie, j’ai servi les rois de l’Arad Doman. Des serments, j’en ai prêté plus d’un.

— Alsalam est mort, lâcha Saerin Sedai, debout près d’un siège. Quelqu’un doit occuper le trône.

— Au Saldaea, la confusion règne, ajouta Elswell Sedai. Avec le lien entre ce royaume et Andor, la succession est un problème. L’Arad Doman ne peut pas se permettre d’être privé d’un chef. Tu dois prendre le pouvoir, Rodel Ituralde. Et vite !

— Le Conseil des Marchands…

— Tous ses membres sont morts… ou ont disparu dans la nature, dit une autre sœur.

— Certes, mais j’ai prêté des serments…

— Et qu’aurait fait ton roi ? demanda Yukiri. Laisser le royaume se désintégrer ? Tu dois être fort, seigneur Ituralde. En des temps pareils, un pays a besoin d’un guide.

Loial recula et secoua la tête, désolé pour le pauvre homme. Quatre Aes Sedai sur le dos ! Avant la fin de la journée, il serait couronné, ça ne faisait pas un pli.

Loial s’arrêta de nouveau près de la tente principale où on soignait les blessés. Là, il s’enquit de nouveau de Mat. Il avait bien été sur ce champ de bataille, et des gens affirmaient l’avoir vu indemne et souriant. Mais Loial avait besoin de lui parler. D’être sûr…

Sous la tente, l’Ogier dut se baisser afin que sa tête ne touche pas le plafond. Pour son peuple, un pavillon humain était un tout petit endroit.

En passant, il jeta un coup d’œil à Rand, qui semblait encore plus mal en point qu’avant.

Adossé à la paroi, Lan arborait une couronne – un simple bandeau d’argent, là où il portait d’habitude son hadori. En soi, ça n’avait rien de surprenant, mais voir Nynaeve avec un bijou similaire intrigua l’Ogier.

— C’est injuste ! souffla la sœur. Pourquoi doit-il mourir alors que l’autre va mieux ?

Nynaeve semblait bouleversée. Elle avait encore les yeux rouges, mais comme elle enguirlandait quiconque le mentionnait, Loial n’en dit pas un mot. Très souvent, les humains semblaient vouloir qu’il se taise. Étrange, pour des gens qui vivaient si peu de temps et sans cesser de s’agiter…

Nynaeve regarda l’Ogier, qui la salua de la tête.

— Loial, où en sont tes recherches ?

— Pas très loin… Perrin m’ignore et Mat est introuvable.

— Ton récit peut attendre quelques jours, Bâtisseur, dit Lan.

Loial ne le contredit pas. Après tout, c’était un roi, désormais. Cela posé, non, les témoignages ne pouvaient pas attendre. Ils devaient être frais, pour que son livre soit d’une parfaite précision.

— C’est terrible, dit Flinn, les yeux rivés sur Rand. Mais, Nynaeve Sedai… C’est étrange. Aucune des Trois ne semble s’en faire. Ne devraient-elles pas être plus inquiètes ?

Loial s’en fut, mais il alla voir Aviendha. Assise sur une chaise, elle regardait plusieurs femmes s’occuper de ses pieds mutilés. Dans l’affaire, elle avait perdu des orteils…

La jeune Aielle salua Loial de la tête. Apparemment, on l’avait débarrassée de la douleur, car elle semblait fatiguée, certes, mais rien de plus que ça.

— Mat ? demanda l’Ogier, plein d’espoir.

— Je ne l’ai pas vu, Loial fils d’Arent fils de Halan. Rien de nouveau depuis la dernière fois que tu m’as posé la question.

Loial s’empourpra puis il se retira. En s’éloignant, il croisa Elayne et Min. Il recueillerait leur témoignage, mais ceux des trois ta’veren étaient plus importants. Pourquoi les humains s’agitaient-ils toujours, sans prendre le temps de marquer une pause ? Leur arrivait-il de réfléchir ? Quand même, c’était un jour important…

Cela dit, il y avait quelque chose de… bizarre. Min et Elayne. N’auraient-elles pas dû être au chevet de Rand ? Tandis que la jeune reine écoutait des rapports sur les pertes humaines ou l’approvisionnement des réfugiés, Min contemplait le mont Shayol Ghul, l’air détachée de tout.

Ces femmes n’avaient-elles aucune envie de tenir la main de Rand pendant qu’il glissait vers la mort ?

Bon, pensa l’Ogier, Mat a dû me filer sous le nez et retourner au champ de Merrilor.

Incapables de tenir en place, ces humains !


Dans le sud du champ de Merrilor, assez loin des tas de cadavres, Matrim Cauthon arpentait le camp des Seanchaniens.

Autour de lui, des sujets de l’Empire des deux sexes manquaient s’étrangler en le voyant.

— Le Prince des Corbeaux !

De bouche en bouche, ces quatre mots faisaient le tour du camp comme une bouteille de gnôle circule autour d’un feu, par une nuit très froide.

Mat avança vers Tuon, debout derrière une grande table des cartes, et en pleine conversation avec Selucia. Karede, nota le jeune flambeur, avait survécu. Sans nul doute, il s’en sentait coupable.

Tuon regarda son mari et plissa le front.

Mat tendit un bras vers le ciel et Tuon se renfrogna, levant les yeux malgré elle. Pivotant pour prendre de l’élan, Mat fit comme s’il voulait propulser sa main au firmament.

Au-dessus du camp, des fleurs nocturnes explosèrent et s’épanouirent.

Mat sourit. Il avait dû convaincre Aludra, certes, mais pas plus que ça. Cette fille adorait faire exploser des trucs.

Le ciel n’était pas encore vraiment noir ; pourtant, le spectacle valait le coup d’œil. Sous la supervision d’Aludra, devenue moins jalouse de ses secrets, une moitié des servants des dragons s’entraînaient à fabriquer des feux d’artifice et à manipuler de mystérieuses poudres.

— Des feux d’artifice ? s’enquit Tuon.

— Les plus beaux qu’on ait jamais vus dans ton pays ou dans le mien, assura Mat.

Tuon ne répondit pas tout de suite, les explosions se reflétant dans ses yeux.

— J’attends un enfant, annonça-t-elle. Ma Voyante-Mort le confirme.

Mat sursauta comme si une fleur nocturne venait d’exploser dans son estomac. Un héritier ! Un fils, sûrement. Enfin, quelle était la côte pour que ce soit un petit gars ?

Le jeune flambeur se força à sourire.

— Eh bien, me voilà libre, à présent. Tu as un héritier.

— C’est vrai, mais c’est moi qui suis libre. Si je veux, je peux te faire exécuter.

Le sourire de Mat s’élargit.

— Eh bien, on verra ce qu’on pourra faire de tout ça… As-tu déjà joué aux dés dans ta vie ?


Assis au milieu des cadavres, Perrin lâcha enfin la bonde à ses larmes.

Des gai’shain et des réfugiés allaient et venaient parmi les dépouilles. Aucune trace de Faile. Rien du tout.

Je vais craquer…

Perrin se demanda depuis quand il n’avait plus dormi. Eh bien, ça remontait à cette fameuse nuit, à Mayene, et son corps se plaignait parce que ça n’avait pas suffi. Avant, il était resté l’équivalent de plusieurs semaines dans le rêve des loups, épuisant ses réserves d’énergie.

Le seigneur et la dame Bashere étaient morts. Si elle avait survécu, Faile aurait été reine.

Tremblant, le jeune seigneur ne parvint pas à se forcer à bouger. Sur ce champ de bataille, il y avait des centaines de milliers de dépouilles. Les personnes chargées de les inspecter ignoraient un corps en l’absence de signes de vie – une croix, pour signaler qu’on était passé, et en route pour le prochain défunt. Il avait essayé de leur décrire Faile, mais ces secouristes, comme leur nom l’indiquait, étaient là pour les vivants.

Alors que des fleurs nocturnes explosaient dans le ciel, Perrin se prit la tête à deux mains. Puis il se sentit glisser sur le côté et s’écroula parmi les morts.


Moghedien fit la grimace quand elle vit les explosions, dans le ciel. Chacune lui faisait penser au déluge de feu qui s’était abattu sur ses Shariens et elle. La lumière aveuglante, le vacarme, le moment de panique…

Après, les ténèbres du néant… Elle s’était réveillée des heures plus tard, laissée pour morte au milieu des Shariens. Ensuite, dans le champ de Merrilor, elle avait dû subir les cris de joie des crétins qui pensaient avoir remporté la victoire.

Pensaient ? se dit-elle alors que de nouvelles explosions retentissaient. Le Grand Seigneur est tombé…

Tout était perdu.

Non ! Non ! L’Élue continua à avancer d’un pas affirmé – la meilleure façon de ne pas éveiller les soupçons. Après avoir étranglé un travailleur, elle avait pris son apparence à l’aide d’un filament de saidar qu’elle avait ensuite inversé. En principe, ce serait suffisant pour qu’elle puisse partir de là.

Pinçant le nez contre la puanteur, Moghedien contournait souplement des cadavres. Non, tout n’était pas perdu, puisqu’elle était vivante. Elle, une Élue du Grand Seigneur. Ce qui signifiait… Eh bien, qu’elle était une Impératrice au milieu de ses sujets.

Cerise sur le gâteau, de nouveau emprisonné, le Grand Seigneur ne pourrait pas la punir. Seconde cerise, la plupart des autres Élus – sinon tous – avaient quitté ce monde ou croupissaient en prison. Si c’était vrai, personne ne pourrait rivaliser avec ses connaissances.

Au fond, rien n’était perdu. Au contraire, il s’agissait peut-être d’une victoire.

S’arrêtant près d’une charrette de ravitaillement renversée, Moghedien contrôla son cour’souvra – il était toujours entier, par bonheur. Souriant aux anges, elle canalisa une petite boule lumineuse, histoire d’éclairer son chemin.

Enfin, on voyait le ciel, et plus l’ignoble masse de nuages noirs. Cette situation, l’Élue pouvait la faire tourner à son avantage. Ainsi, en quelques années seulement, elle serait en position de diriger l’univers.

Un objet froid se referma soudain autour de son cou.

Levant les mains, Moghedien cria de terreur.

— Non ! Non, pas encore !

Son déguisement disparut et le Pouvoir de l’Unique l’abandonna.

Une sul’dam patibulaire se dressa sur son chemin.

— Nous n’avons pas le droit de rafler les femmes qui se nomment elles-mêmes des Aes Sedai. Toi, tu ne portes pas leur bague au serpent, et tu rôdes comme quelqu’un qui a quelque chose à se reprocher. Je parie que tu ne manqueras à personne.

— Libère-moi ! grinça Moghedien en agrippant l’a’dam. Libère-moi, espèce de…

La souffrance envoya Moghedien se tordre de douleur sur le sol.

— Je me nomme Shanan, dit la sul’dam alors que plusieurs de ses collègues approchaient, une damane dans leur sillage. Mais tu peux m’appeler « maîtresse ». Bien, je crois qu’il est temps de retourner à Ebou Dar.

Les autres sul’dam acquiesçant, la damane ouvrit un portail.

Il fallut porter Moghedien pour la faire traverser.


Près du mont Shayol Ghul, Nynaeve sortit de la tente-hôpital. Le soleil, constata-t-elle, finissait de sombrer à l’horizon.

— Il est mort, annonça-t-elle à la petite foule massée dehors.

Prononcer ces mots lui donna le sentiment de se laisser tomber une brique sur les pieds. Ayant versé toutes les larmes de son corps, elle ne pleurait pas, mais ça n’en était pas moins douloureux pour autant.

Lan sortit à son tour et lui passa un bras autour des épaules. Émue, elle lui prit la main. Non loin de là, Min et Elayne se regardaient.

Gregorin se pencha pour parler à l’oreille de Darlin – qu’on avait retrouvé en piteux état dans les ruines de son poste de commandement. Ils observaient les deux femmes, l’air désapprobateur. Nynaeve entendit la fin du commentaire de Gregorin.

— … On pouvait s’y attendre de la part de l’Aielle – ces sauvages n’ont pas de cœur – et peut-être de la reine d’Andor, mais la troisième ? Pas une larme.

— Elles sont sous le choc, avança Darlin.

Non, pensa Nynaeve, en étudiant Min et Elayne. Ces deux-là savent quelque chose que j’ignore.

— Attends-moi là, dit-elle à Lan en s’écartant de lui.

Il lui emboîta le pas.

L’ancienne Sage-Dame le foudroya du regard.

— Dans les semaines à venir, tu ne te débarrasseras pas de moi, Nynaeve, dit le roi du Malkier, des flots d’amour se déversant du lien. Même si tu le désires.

— Espèce de tête de pioche ! grogna Nynaeve. Si je me souviens bien, c’est toi qui as insisté pour me laisser et marcher vers ta prétendue destinée.

— Tu avais raison sur ce sujet, admit Lan. Comme souvent.

Une provocation lancée sur un ton si serein qu’on ne pouvait pas s’énerver…

De toute façon, Nynaeve était déjà furieuse contre les Trois. Elle fondit d’abord sur Aviendha, Lan à ses côtés.

— … Avec la mort de Rhuarc…, disait la jeune Aielle à Sorilea et à Bair, je pense que tout ce que j’ai vu est susceptible de changer. En fait, c’est déjà commencé…

— J’ai découvert ta vision, Aviendha, dit Bair. Ou du moins, quelque chose de semblable vu par des yeux différents. Selon moi, c’est un avertissement contre quelque chose que nous ne devons pas laisser arriver.

Les deux autres Matriarches acquiescèrent. Puis elles avisèrent Nynaeve, et leur visage se ferma comme celui d’une Aes Sedai. Aviendha ne fut pas en reste, d’un calme inébranlable alors qu’elle trônait sur sa chaise, les pieds enveloppés de bandages. Un jour, elle remarcherait peut-être – mais elle ne combattrait plus jamais.

— Nynaeve al’Meara…, fit-elle.

— M’as-tu entendue annoncer la mort de Rand ? Il est parti sans un mot.

— Celui qui était blessé s’est réveillé du rêve, dit sereinement Aviendha. Tous, nous devons le faire un jour. Sa fin fut auréolée de gloire, et sa mémoire sera célébrée dans la grandeur.

Nynaeve se pencha vers la jeune Matriarche.

— Bon, assez d’âneries, dit-elle en s’unissant à la Source. Crache le morceau ! Je t’ai choisie parce que tu ne peux pas fuir.

Un instant, Aviendha sembla… effrayée. Mais ce fut très fugitif.

— Préparons son bûcher funéraire.


Perrin courait dans le rêve des loups.

Seul.

D’autres loups hurlaient à la mort pour exprimer leur tristesse de le voir si chagriné. Dès qu’il les dépassait, ils recommençaient à fêter la victoire, mais ça n’enlevait rien à leur empathie.

Perrin ne hurla pas et il ne pleura pas non plus. Il devint Jeune Taureau et il courut.

Il n’avait pas envie d’être là. Dormir, voilà ce qu’il désirait. Dormir et ne plus sentir la douleur. Dans le rêve des loups, elle lui poignardait le cœur.

Je n’aurais pas dû la laisser…

Une idée de deux-pattes… Que fichait-elle dans l’esprit d’un loup ?

Mais qu’aurais-je pu faire ? J’avais promis de ne pas la traiter comme un bibelot fragile.

Courir ! Courir ! Courir ! Jusqu’à en tomber d’épuisement.

Je devais rejoindre Rand. Il le fallait. Mais en agissant ainsi, je l’ai trahie.

En un éclair, Perrin se décala à Deux-Rivières. Puis il retourna près de la rivière Mora, fila dans le désert des Aiels, en revint et se lança dans un long bond en direction de Falme.

Je devais les protéger tous les deux, mais comme c’était impossible, j’en ai abandonné un…

Un saut à Tear. Puis à Champ d’Emond. À une vitesse folle, au point de ne plus rien voir autour de lui. Ici, il avait épousé Faile.

Ici, il hurla à la mort.

Caemlyn, Cairhien, les puits de Dumai.

Là, il avait sauvé l’un des deux.

Cairhien, Ghealdan, Malden…

Là, il avait secouru l’autre…

Les deux forces de sa vie, chacune l’attirant vers elle…

Vidé de ses forces, Jeune Taureau finit par s’écrouler non loin d’une série de collines, en Andor. Un lieu familier…

Celui où j’ai rencontré Elyas.

Jeune Taureau redevint Perrin Aybara. Ses pensées et ses angoisses n’étaient pas celles d’un loup ! Du coin de l’œil, le jeune seigneur regarda le ciel, vide de nuages depuis le sacrifice de Rand.

Il avait voulu être avec son ami au moment de sa mort.

Là, il désirait être à l’endroit où Faile avait quitté ce monde.

Il désirait crier, mais ça n’aurait servi à rien.

— Je dois laisser tomber, c’est ça ? murmura-t-il à l’intention du ciel. Mais je ne veux pas. J’ai appris ! À cause de Malden, j’ai appris ! Je ne le referai pas ! Cette fois, j’ai agi comme il le fallait.

Quelque part, un oiseau cria dans le ciel. Des loups rugirent, excités par la chasse.

— J’ai appris…

Un cri, oui. On eût dit celui d’un faucon.

Perrin se releva d’un bond et pivota sur lui-même, sondant le ciel.

Oui, là !

L’oiseau se volatilisa puis réapparut au-dessus d’un grand champ que le jeune homme ne reconnut pas.

Mais si, enfin ! C’était Merrilor, mais avant le massacre. Pas de sang, pas de boue rouge en guise de sol, rien de brûlé ni de brisé.

Dans ce champ, il trouva un faucon – pas plus grand que sa main – qui pleurait en silence, une aile brisée coincée sous un rocher. Son cœur battait si faiblement…

Perrin sortit du rêve des loups à la force des poignets et rugit en se réveillant. Se redressant, il hurla à la mort en direction de la lune. Autour de lui, les secouristes s’éparpillèrent, terrorisés.

Où ? Dans l’obscurité, pouvait-il trouver l’endroit ? Il courut, trébucha sur des cadavres et tomba plus d’une fois dans des trous laissés par le Pouvoir ou par des dragons.

Il s’immobilisa, regardant à droite et à gauche.

Où ?

Là !

L’odeur florale d’un savon… L’ombre d’un parfum… Perrin prit de l’élan et percuta de tout son poids la charogne d’un énorme Trolloc qui gisait sur d’autres dépouilles.

Tout à fait dessous, il découvrit le cadavre d’un cheval. Dans un état qui ne lui permettait plus de réfléchir à ce qu’il faisait – ni de mesurer la force dont il allait avoir besoin –, il réussit à écarter l’équidé.

Faile était là, dans une dépression du sol, ensanglantée mais encore vivante, même si sa respiration était très superficielle.

Se jetant à genoux, Perrin la prit dans ses bras et s’enivra de son odeur.

Il lui fallut deux secondes pour se décaler dans le rêve des loups, filer jusqu’au pied du mont Shayol Ghul, revenir dans le monde réel et amener Faile à Nynaeve.

Pendant que la sœur la guérissait, il ne lâcha pas son épouse.

Faile, son faucon, trembla puis bougea un peu. Puis elle ouvrit les yeux et lui sourit.


Les autres héros partis, Birgitte s’attardait alors que le soir tombait. Non loin de là, des soldats préparaient le bûcher funéraire de Rand al’Thor.

L’archère ne pourrait pas rester beaucoup plus longtemps, mais pour l’heure… Eh bien, ça irait. Si ça ne durait pas trop, la Trame l’autoriserait.

— Elayne, tu sais quelque chose, au sujet du Dragon ? demanda-t-elle.

Elayne haussa les épaules. Les deux femmes se tenaient au dernier rang de la foule venue voir s’embraser le bûcher du Dragon Réincarné.

— Elayne, je sais ce que tu prépares, avec le cor.

— Et qu’est-ce que je prépare ?

— Tu veux le garder, et le gamin avec. L’instrument, tu prévois d’en faire un trésor national – ou peut-être une arme pour le salut d’Andor.

— C’est possible…

Birgitte eut un petit sourire.

— Dans ce cas, j’ai bien fait de renvoyer le petit.

Oubliant le bûcher, Elayne se tourna vers Birgitte.

— Quoi ?

— J’ai envoyé Olver dans un lieu sûr, avec des gardes de confiance. Je lui ai dit de trouver un endroit où personne n’irait chercher – et qu’il pourrait oublier – et de jeter le cor dedans. Un océan, par exemple.

Elayne soupira et se tourna vers le bûcher.

— Insupportable bonne femme ! (Elle hésita un peu.) Merci de m’avoir épargné d’avoir à prendre cette décision.

— J’ai deviné que tu verrais les choses comme ça…

En réalité, Birgitte avait pensé que la jeune reine aurait besoin de beaucoup de temps pour comprendre. Mais Elayne avait grandi très vite, ces dernières semaines.

— Quant à être insupportable… Eh bien, depuis quelques mois, il semble que tu n’aies eu aucune difficulté à me supporter.

Elayne se tourna de nouveau.

— On dirait que c’est un adieu…

Birgitte sourit. Parfois, quand ça se produisait, elle sentait que c’était imminent…

— Oui, c’en est un.

Elayne se rembrunit.

— Doit-il en être ainsi ?

— Elayne, je vais renaître, c’est imminent. Quelque part, une femme est sur le point d’accoucher, et je serai aspirée par le corps de sa fille. C’est imminent, te dis-je !

— Je ne veux pas te perdre !

L’archère eut un petit rire.

— Qui sait, nous nous reverrons peut-être. En attendant, réjouis-toi pour moi. Le cycle continue, et je serai de nouveau avec Gaidal. Simplement, il aura quelques années de moins que moi.

Des larmes aux yeux, Elayne prit le bras de son amie.

— Amour et paix, Birgitte. Et merci.

L’archère sourit, puis elle ferma les yeux et se laissa emporter.


Alors que le soir tombait, Tam al’Thor regardait l’endroit qui, naguère, était le plus terrifiant du monde. Le mont Shayol Ghul. Désormais des végétaux y poussaient entre les armes abandonnées et les cadavres, des fleurs égayant un décor pourtant sinistre.

C’est le cadeau que tu nous fais, fils ? Le dernier ?

Tam embrasa sa torche à la petite flamme vacillante qui brûlait dans une fosse à feu miniature. Puis il avança, dépassant les rangées de combattants qui attendaient dans la pénombre.

Peu de gens étaient informés que Rand serait incinéré ce soir. Sinon, tout le monde aurait voulu venir. Au fond, tous les braves présents ici avaient peut-être mérité d’en être. Mais contrairement aux Aes Sedai, qui préparaient une cérémonie grandiose pour Egwene, Tam préférait quelque chose de plus intime pour son petit…

Rand allait enfin pouvoir se reposer.

La tête baissée, les gens ne portaient pas de lumière, à part Tam. Ils attendaient dans le noir – quelque deux cents personnes debout en cercle autour de la bière. À la lueur de sa torche, Tam aperçut des visages solennels.

À la chiche lueur de sa torche, il eut du mal à distinguer les Aes Sedai des Aielles et les gars de Deux-Rivières des Défenseurs de la Pierre. Fondues dans la nuit, ces âmes pures saluaient une dernière fois l’enveloppe charnelle du Dragon Réincarné.

Tam avança jusqu’à la bière, où Thom et Moiraine attendaient, se tenant la main.

La sœur tendit un bras et serra tendrement le bras du père de Rand. À la lueur de sa torche, celui-ci regarda un long moment le visage de marbre de son fils.

Tu t’en es bien sorti, mon gars. Oui, rudement bien !

Sans essuyer les larmes qui perlaient à ses paupières, Tam embrasa le bûcher.


Au premier rang de la foule, Min regarda Tam, les épaules voûtées, incliner la tête devant les flammes. Après un long moment, il recula et alla rejoindre les gars de Deux-Rivières.

Abell Cauthon lui donna l’accolade et lui murmura quelques mots à l’oreille.

Dans l’obscurité, des têtes se tournèrent vers Min, Aviendha et Elayne. Comme si les gens attendaient quelque chose d’elles. Une sorte de spectacle, peut-être…

Très lentement, Min avança avec ses deux compagnes. En principe, Aviendha avait besoin de deux Promises pour l’aider à marcher, mais elle réussit à tenir debout en s’appuyant sur Elayne. Du coup, les guerrières se retirèrent pour laisser les Trois seules devant les flammes qui consumaient le corps de Rand.

— J’ai vu cette scène, dit Min. Le jour de ma rencontre avec Rand, j’ai su que ce jour viendrait. Nous trois, ensemble, ici…

— Parfait, mais… Et maintenant ? demanda Elayne.

— Maintenant, dit Aviendha, on fait en sorte que tout le monde soit convaincu qu’il n’est plus de ce monde.

Min hocha la tête. Dans un coin de son esprit, elle sentait pulser le lien, de plus en plus vigoureux à chaque seconde.


Rand al’Thor – seul dans sa tête, désormais – se réveilla sous une tente obscure. Personne à son chevet… Mais quelqu’un avait laissé brûler une bougie près de sa civière.

Il inspira profondément et s’étira. Comme après une bonne nuit de sommeil, en somme. N’aurait-il pas dû souffrir ? Se sentir raide ? Mal dans sa peau ?

Il n’éprouvait rien de tout ça.

Palpant son flanc, il n’y trouva aucune blessure. Pas de cicatrice. Et pour la première fois depuis longtemps, pas de douleur. Un instant, il se demanda que penser de tout ça.

Puis il s’avisa que la main gauche qui lui palpait le flanc était entière. Sa main !

Éclatant de rire, il la porta devant ses yeux.

Un miroir ! Il me faut un miroir.

Il en trouva un dans le compartiment qui jouxtait le sien. À première vue, on l’avait laissé absolument seul. Levant sa bougie, il se regarda dans la petite glace.

Et découvrit le visage de Moridin.

Rand explora ses nouveaux traits avec ses doigts. Puis, dans le miroir, il remarqua un unique saa. En forme de croc de dragon, cette marque ne bougeait pas…

De retour dans son compartiment, Rand nota que l’épée de Laman était là, posée sur une pile de vêtements différents et soigneusement pliés. Apparemment, Alivia n’avait pas deviné ce qu’il aurait envie de porter. Car c’était elle qui lui avait laissé tout ça, avec en sus une bourse pleine de pièces de toutes les nations. Les habits et l’argent ne l’intéressaient pas beaucoup, mais elle avait conscience qu’il en aurait besoin.

Elle t’aidera à mourir…

Rand secoua la tête, s’habilla, prit l’épée et les pièces et sortit de la tente. Un cheval l’attendait – un hongre tacheté –, attaché non loin de là. Voilà qui lui allait très bien ! De Dragon Réincarné à voleur de chevaux ! De quoi sourire encore.

L’absence de selle ne le dérangea pas vraiment.

Un instant, le jeune homme hésita. Dans l’obscurité, des gens chantaient, pas très loin de lui. Il était dans la vallée de Thakan’dar, mais pas telle qu’il s’en souvenait. Ici, tout bourgeonnait, même le mont Shayol Ghul.

La chanson était un hymne funèbre des Terres Frontalières. Tenant sa monture par la bride, Rand approcha et, entre les tentes, vit les trois femmes qui se tenaient devant un bûcher funéraire.

Moridin…, pensa-t-il. Incinéré avec tous les honneurs, sous l’identité du Dragon Réincarné.

Rand recula puis enfourcha le hongre tacheté. Ce faisant, il remarqua une silhouette qui ne se tenait pas près des flammes. Une personne qui regardait dans sa direction alors que tous les autres yeux étaient rivés sur le bûcher.

Cadsuane. Ses yeux reflétant la lueur des flammes, elle inspecta Rand de la tête aux pieds. Après l’avoir saluée de la tête, il attendit quelques secondes, puis talonna sa monture et s’éloigna.


Cadsuane regarda disparaître le cavalier.

Très étrange…, songea-t-elle.

Les yeux du jeune homme avaient confirmé ses soupçons. Donc, elle n’avait plus besoin d’assister aux fausses funérailles.

Traversant le camp, elle se jeta tête baissée dans une embuscade.

— Saerin, dit-elle alors que des femmes l’entouraient. Yukiri, Lyrelle, Rubinde… Qu’est-ce que ça veut dire ?

— Nous avons besoin d’être guidées, souffla Rubinde.

— Guidées ? Demandez à la nouvelle Chaire d’Amyrlin, les filles. Quand vous aurez trouvé une victime à nommer…

Les quatre femmes continuèrent à entourer Cadsuane.

Une idée lui traversant l’esprit, elle s’arrêta net de marcher.

— Par le sang et les cendres, non ! s’écria-t-elle. Non, non et non !

Les quatre sœurs eurent un sourire de prédatrices.

— Au Dragon Réincarné, tu tenais de si jolis discours sur la notion de responsabilité, fit Yukiri.

— Et tu as dit cent fois que les sœurs de cet Âge ont besoin d’une meilleure formation, ajouta Saerin.

— De ce nouvel Âge, corrigea Lyrelle. Beaucoup de défis nous attendent. Comme guide, il nous faudra une Chaire d’Amyrlin très puissante.

Cadsuane ferma les yeux et gémit.


Alors qu’il laissait Cadsuane derrière lui, Rand soupira de soulagement. La légende n’avait pas donné l’alerte bien qu’elle eût continué de le fixer jusqu’à ce qu’il ne soit plus visible – son regard, il l’avait senti peser dans son dos.

Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit que la redoutable sœur s’éloignait en compagnie d’autres Aes Sedai.

Cette femme l’inquiétait. Sans nul doute, elle soupçonnait quelque chose. Très ennuyeux, ça. Mais moins que si elle avait crié ses doutes sur tous les toits.

Plongeant une main dans sa poche, Rand y trouva une pipe.

Merci de cette attention, Alivia, pensa-t-il en bourrant la bouffarde avec le tabac d’une blague glissée dans son autre poche.

D’instinct, il voulut utiliser le Pouvoir de l’Unique pour allumer sa pipe.

Il n’obtint aucun résultat. Pas de saidin dans le vide – le néant complet. Il inspira à fond, puis sourit, submergé par un formidable soulagement. Il n’était plus capable de canaliser.

Par acquit de conscience, il essaya le Vrai Pouvoir. Rien non plus…

Tout en gravissant une petite pente, sur le flanc de la vallée désormais luxuriante, il baissa les yeux sur sa pipe. Aucun moyen d’embraser le tabac. Pensif, il étudia un moment la bouffarde et imagina qu’elle était allumée.

Aussitôt, le tabac rougeoya.

Souriant, Rand prit la direction du sud, puis il regarda derrière lui. Les trois femmes debout devant le bûcher venaient de tourner la tête vers lui. Il les distinguait, certes, grâce à la lueur des flammes, mais pas assez pour voir leur expression.

Je me demande laquelle me suivra, pensa-t-il, son sourire s’élargissant. Rand al’Thor, à force, tu as fini par attraper la grosse tête. Rien ne dit que l’une d’elles, ou davantage, te suivra.

Et si aucune ne venait ? Ou si elles venaient toutes, chacune au moment qu’elle aurait décidé ?

Rand eut un petit rire. Laquelle choisirait-il ? Min ? Mais comment renoncer à Aviendha ? Ou à Elayne ?

Non, il ne pourrait pas trancher. Trois femmes l’aimaient, et il ignorait par laquelle il voulait être rejoint. Eh bien, n’importe laquelle, en fait. Ou toutes les trois.

Par la Lumière, mon gars, tu es un cas désespéré. Amoureux fou des trois, sans aucune porte de sortie.

Rand fit passer sa monture au trot. En route vers le sud, il possédait une bonne monture, une bourse pansue et une magnifique épée. Celle de Laman, qui dépassait de loin ses rêves les plus fous en matière d’armes. C’était même trop, car une lame marquée du héron risquait d’attirer l’attention sur lui.

Alivia avait-elle conscience de lui avoir donné une fortune ? Probablement pas, car elle ignorait tout de l’argent. Comme elle avait sans doute dérobé ces pièces, Rand n’était plus seulement un voleur de chevaux. Mais il lui avait demandé de l’or, et elle avait fait ce qu’il fallait. Du coup, il avait de quoi s’acheter une énorme ferme à Deux-Rivières.

Le sud… L’est ou l’ouest auraient convenu, mais il voulait surtout filer le plus loin possible des lieux de ses « exploits ». D’abord au sud, puis peut-être vers l’ouest, en longeant la côte. Qui sait, il trouverait peut-être un navire ? Il lui restait tant de choses à voir dans le monde.

Contraint de participer à quelques batailles, il avait aussi été impliqué dans un gigantesque Jeu des Maisons. Bref, des choses qui ne l’avaient jamais intéressé. À part ça, il connaissait la ferme de son père et des palais. Beaucoup de palais.

Une infime partie du monde, en somme, et il lui restait des centaines de merveilles à découvrir.

Ça me changera un peu…

Voyager sans être poursuivi ni avoir besoin de régner partout où il passait… Voyager en ayant la possibilité de dormir dans une étable, le gîte payé en débitant du bois de chauffe…

En fumant son improbable pipe, Rand continua à avancer vers le sud et à imaginer toutes les joies de sa nouvelle vie.

Alors, autour de l’homme qu’on avait appelé le Dragon Réincarné – en lui donnant du seigneur, puis du roi, ou en le traitant de tueur, d’amoureux ou d’ami –, un vent se leva.

Soufflant très haut dans le ciel désormais sans nuages, ce vent, libre comme… l’air, balaya un paysage calciné jonché de cadavres qu’on n’avait pas encore eu le temps d’enterrer. Mais un paysage, en même temps, où d’innombrables âmes célébraient leur victoire.

En passant, ce vent faisait trembler les branches des arbres enfin autorisées à se lester de bourgeons.

Après, il continuait vers le sud, à travers des forêts aux troncs noueux serrés les uns contre les autres, au-dessus de plaines chatoyantes et en direction de terres encore inconnues.

Ce vent n’avait rien de la fin, car il n’y aura jamais aucune fin à la rotation de la Roue du Temps.

Mais c’était une fin.


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